Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'enseignement/Chapitre 2

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son début en politique

Si Jean Macé n’est pas un orateur, il est par contre un écrivain, et des plus délicats, des plus raffinés. Qu’il traite de la politique ou de la science, il est bien le même, un charmeur encore par la plume, tout plein d’un merveilleux bon sens, d’un esprit singulièrement fin et caustique, traduisant ses pensées en un langage qu’envieraient les plus habiles ciseleurs de phrases. La Bouchée de pain est un chef-d’œuvre connu de tous et qui devrait être en toutes les mains. Pour avoir moins de notoriété, tel des discours de Jean Macé aux assemblées de la Ligue ou du Cercle parisien est un modèle tout à la fois d’ironie, de chaleur, de foi profonde, de confiance en l’avenir.

Les débuts de Jean Macé datent de 1848. On était en janvier. La révolution approchait. La fermentation des esprits était à son plus haut degré. Étendrait-on le droit électoral, comme le demandait l’opposition ? Le gouvernement aurait-il au contraire la force de résister ? S’il cédait, à quel point s’arrêterait-il ? Questions graves qui, pour n’avoir pas reçu à temps leur solution, devaient six semaines plus tard renverser la monarchie. Jean Macé jusqu’alors ne s’était guère occupé de politique. L’importance du moment l’étreignit vivement. Il voulut, il crut devoir, lui aussi, pousser son cri dans la mêlée. Il lança une brochure, les Lettres d’un garde national à son voisin. Écoutons-le nous dire lui-même sous l’empire de quel sentiment intime il l’écrivit :

« J’approchais alors de trente-trois ans, et je ne m’étais encore jamais occupé de politique ; autrement dit, je n’avais pas pris au sérieux jusque-là mes devoirs de citoyen, dont on ne m’avait pas assez parlé quand j’étais à l’âge où l’on doit vous parler de ces choses-là. Je n’oublierai jamais ce moment de ma vie où les idées de patrie et de justice se dressèrent pour la première fois, de toute leur hauteur, devant moi, et entrèrent en maîtresses dans mon âme qu’elles n’avaient fait encore qu’effleurer. Je restai enfermé dans ma petite chambre, sans presque dormir, ni manger, tant que dura ce travail entièrement nouveau pour moi. Et cela me paraissait si hardi de vouloir me faire une opinion personnelle sur d’aussi grosses questions, de vouloir la faire imprimer surtout, que je ne lâchais pas une phrase sans lui avoir fait son procès en règle, craignant d’une part d’aller trop loin, ne pouvant me décider de l’autre à rester en route dans l’expression de la pensée qui m’arrivait. On se servait déjà du motradical dans ce temps-là, et il me sonnait assez mal à l’oreille comme il fera de tout temps aux indifférents en politique, qui ne se donnent pas la peine de descendre au fond, à la racine des questions. Jugez de mon épouvante quand j’en vins à me dire que j’avais tout l’air de glisser dans le radicalisme. »

Je viens de la lire, cette petite brochure, qui fut signée Jean Moreau. Son radicalisme nous paraîtrait aujourd’hui bien timide. Mais si l’on se reporte aux événements de l’époque où elle a été écrite, à ces réclamations énergiques des libéraux de tous rangs sur la réforme électorale, on doit reconnaître que Jean Macé n’était pas en réalité parmi les partisans des demi-mesures. Il n’allait pas jusqu’à demander le suffrage universel, mais il ne s’en fallait guère. Il eût voulu que chaque garde national fût électeur. Peut-être cette solution était-elle la meilleure. La France n’était nullement préparée à l’exercice du suffrage universel. De là les fautes de ce suffrage aux divers scrutins qui suivirent. L’Empire est né de cette inexpérience politique.

On sait comment la Révolution éclata, soudaine, comment le suffrage universel fut proclamé. Il y eut un moment d’indicible enthousiasme. Les cœurs se dilataient à se rompre. Mais là même était le danger. La foule est mobile, impressionnable, capable d’élans généreux, mais aussi accessible aux passions furieuses. Au lendemain de la Révolution, en février, Jean Macé reprit la plume pour écrire les Vertus du républicain.

Les deux brochures ont été depuis, en 1879, réimprimées et publiées en un petit volume. Plus d’une fois, on sourit en les relisant. Que d’illusions l’avenir a démenties ! Là où se manifestait, dans sa candide ardeur, l’enthousiasme d’une âme ouverte brusquement à la pleine lumière d’un ordre de choses nouveau, l’amertume peut-être dicterait aujourd’hui. Ironie du destin ! Mais le Jean Macé de 48 n’en est pas moins à relire actuellement. Républicains qui voulez des livres de propagande populaire, prenez ce petit volume : c’est un bon entre les meilleurs.

Ce garde national, non électeur, mais qui le voudrait être et dit à son voisin, qui l’est, tout ce qu’il en pense, manie avec une dextérité singulière l’ironie mordante de son esprit et son bon sens. Et quand la bile lui remue, quelle indignation !

« De moralité, n’en parlons pas, s’il vous plaît. Sans donner au pauvre le monopole des vertus, ce qui ne serait pas juste non plus, je vous prierai de remarquer que votre brevet de moralité, à vous, n’a qu’une signature, celle du percepteur des contributions, et vous tomberez d’accord avec moi qu’il n’est pas juge de la matière. Tant que vous n’aurez pas d’autre diplôme à présenter, souffrez que vos compatriotes, moins bien partagés par le sort, soient vos égaux dans l’estime publique. Pauvreté n’est pas vice, que je sache, et pourquoi douter d’eux plus que de vous ?

» Notez qu’en accordant aux riches, je veux dire aux gros contribuables, l’égalité de vertus, je me brouille avec tous les moralistes connus, avec l’enseignement constant des religions et des philosophies, avec l’opinion de tous les temps, de tous les pays. S’il vous souvient de l’Évangile, vous savez ce qu’y dit quelque part Jésus-Christ, qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, c’est-à-dire d’être honnête homme. Les philosophes, je vous en fais grâce ; laissez-moi seulement vous citer ce vieux dicton qui a consolé tant de misères : pauvre mais honnête, dicton qui n’aurait plus cours aujourd’hui : vous avez consacré tout le contraire. Il appartenait à notre siècle, si plein de mépris pour ses devanciers, de renverser toutes les idées reçues sur la distribution en sens inverse des richesses et des vertus, d’entreprendre la glorification morale de l’homme d’argent et d’arracher au pauvre sa consolation dernière, le droit à l’estime. « Tu te dis honnête, mon ami ; je n’en crois rien. Montre-moi ta cote ! 6 francs 50 centimes. Elle est immorale ; passe au large. »

Pauvre humanité, qui ne fait guère que changer d’errements et qui appelle cela le progrès ! Autrefois chez nous, à chaque avènement, le roi nouveau commençait son règne par faire rendre gorge, comme on disait, aux financiers. Leur faire rendre gorge, c’était les pendre, les écarteler, confisquer leurs biens. Les gens d’alors ne faisaient qu’en rire. Survenait-il un besoin public, souvent même sans besoin, pour un caprice, on tombait sans crier gare sur les marchands d’argent ; on les tuait, on les pillait sans remords ; c’était de bonne guerre. Argentier et voleur étaient synonymes. Le temps et la raison ont fait justice de cet abus. En revanche, argent est devenu le synonyme légal de vertu civile. Une loi est venue proclamer qu’à une somme donnée commençait la confiance de la société dans chacun de ses membres ; qu’au-dessous elle ne reconnaissait plus de citoyens. Une loi a proclamé cela, et les gens d’aujourd’hui ne font qu’en rire ; ils trouvent la loi très bien imaginée. Un homme est flétri, déshonoré, notoirement incapable ; il a volé sa fortune ; il ne sait pas lire : n’importe. Il paie 200 francs : il a la confiance de la société. En fait de contributions, la recherche de la paternité est interdite. Un autre homme est l’orgueil de sa patrie, c’est un génie, un héros : n’importe encore. Il ne paie pas 200 francs ; la société ne le connaît pas. Payer ou ne pas payer, toute la question est là. Et c’est la loi qui l’a posée ainsi, la loi, c’est-à-dire l’interprète avoué de la conscience publique, l’expression suprême des notions courantes de justice et de raison. Ah ! voisin, nous ne sommes pas toujours plus forts que les ignorants nos ancêtres. »

Personne aujourd’hui ne songe à détruire le suffrage universel ; n’y aurait-il pas cependant profit réel à répandre le petit livre où se trouvent de telles pages ? Elles sont bien de nature à frapper l’esprit même le plus grossier.

Les Vertus du Républicain ont des pages plus actuelles et non moins bonnes à tous égards. L’auteur est pris d’une sorte de terreur en présence de l’inconnu qui s’ouvre sous les pas de la République naissante. Il faudra bien de la vertu pour naviguer au milieu des dangers. Et avec une émotion sincère qui empoigne le lecteur dès les premières lignes, l’auteur recommande à ses concitoyens l’amour, le sentiment de la dignité humaine, le courage, la générosité, la politesse, la constance, la modération, la modestie, le désintéressement, la franchise, la justice, le patriotisme.

Il termine ainsi :

« Le vent qui passera sur la France se chargera d’emporter par delà les fleuves et les montagnes les germes fécondants, destinés à faire éclore les Républiques. Nous ferons la conquête du monde, sans quitter nos femmes ni nos enfants ; et si l’étranger reparaît dans nos murs, ce sera le myrte et l’olivier à la main, pour fêter en famille le salut de l’humanité.

Mon Dieu, si j’ai fait un rêve, n’attendez pas pour me faire sortir d’ici, n’attendez pas que je sois réveillé. »

Pauvre cher grand cœur ! Le réveil ne devait pas tarder à venir, terrible. L’étranglement de la République d’abord au 2 Décembre, puis conséquence lointaine, mais fatale, l’invasion étrangère. Aujourd’hui, la République a repris force et vie, la liberté renaît ; mais la fraternité des peuples, quelle chimère ! Nous sommes guéris pour longtemps de cette illusion décevante.