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Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'enseignement/Chapitre 5

La bibliothèque libre.

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la société des bibliothèques du haut-rhin

Nous avons, pour parler de Jean Macé, de sa vie et de son œuvre, un bonheur particulier : c’est qu’il a été lui-même, en quelque sorte son propre historien. Comprenant très bien qu’au point de la propagande, l’initiative individuelle ne vaut qu’autant qu’elle est portée à la connaissance de tous, il n’a négligé aucune occasion de dire et d’expliquer ses actes, franchement, fièrement même, avec le sentiment fort du devoir accompli. « Ce n’est pas le moment de faire de la modestie, écrivait-il dans le Courrier du Bas-Rhin du 29 janvier 1863, quand on a voulu prêcher d’exemple, et montrer aux timides, aux défiants, aux irrésolus, combien l’action est facile dès qu’on agit. » Articles de journaux ou de revues, comptes rendus aux assemblées ou discours, livres même, il a usé de tous les moyens pour dire à chacun : j’ai fait cela et je ne suis qu’un simple professeur de demoiselles perdu dans un petit village ; n’allez-vous pas en faire autant ? Il a réuni en un volume, en 1865, les divers articles publiés par lui dans les journaux alsaciens, sur le mouvement pour la fondation des bibliothèques populaires en Alsace ; il y a joint les comptes rendus des séances de la commission administrative de la société des bibliothèques populaire du Haut-Rhin. Cela fait un petit livre plein de cette chaleur d’âme qui est un des caractères de Jean Macé et fort utile à consulter sur les premiers efforts de la propagande qui devait, quelques années plus tard, donner naissance à la Ligue de l’Enseignement. Le livre est intitulé : Morale en action, mouvement de propagande intellectuelle en Alsace. Jamais titre ne fut mieux justifié. Quel acte est plus moral, en effet, que l’effort pour l’amélioration intellectuelle de ses semblables ? Il ne s’agissait point alors de questions de parti. La politique et la religion étaient soigneusement bannies de cette propagande dont Jean Macé se faisait l’apôtre dès 1863. Il s’agissait seulement d’essayer de secouer la torpeur de l’esprit dans les campagnes, de répandre le goût de la lecture. Le reste viendrait à son heure, par surcroît, — j’entends la préoccupation du gouvernement de la chose publique, l’intérêt porté aux questions politiques. L’homme, une fois dégrossi, instruit, deviendrai vite un citoyen. La conséquence était fatale. Mais d’en parler on s’en gardait bien. Le but était trop lointain. Et d’ailleurs l’Empire ne l’eût point permis. Il avait beau prendre une étiquette libérale ; il n’entendait pas qu’on lui créât la moindre difficulté, la moindre opposition. Où la politique et la libre pensée seraient venues se montrer, sentant là des levains hostiles, il eût prestement mis le holà !

C’est le secret du succès qui a couronné les efforts de Jean Macé d’avoir toujours nettement mesuré aux limites du possible l’étendue immédiate de son action. Prenant les choses telles qu’elles étaient, sans illusions sur les difficultés à vaincre, mais aussi sans défaillance, ne voulant que ce qui était possible le jour même, mais le voulant bien, afin de pouvoir le lendemain vouloir et faire davantage, il a marché sans cesse, progressant à mesure jusqu’au jour du triomphe final.

Dans une circulaire du 31 mai 1860, le ministre de l’instruction publique d’alors, M. Rouland, avait dit : « Doter les populations laborieuses d’un fond d’ouvrages intéressants et utiles est un besoin qui chaque jour se fait plus impérieusement sentir. Une vaste organisation de bibliothèques communales répondrait à ce but ; mais cette organisation présente des difficultés qu’un concours multiple de volontés et de sacrifices permettrait seul de résoudre complètement. »

C’était parfaitement juste ; malheureusement, ce concours multiple de volontés et de sacrifices, ce concours de l’initiative individuelle, le gouvernement d’alors était moins que personne capable de le faire naître. La circulaire du ministre était restée lettre morte.

Ce que n’avait pu faire l’Empire avec toute sa force, Jean Macé, seul, sans autre aide que sa ferme volonté, allait l’entreprendre résolument et l’accomplir, — à travers bien des luttes, il est vrai, mais avec une gloire impérissable, donnant ainsi aux gouvernements et aux citoyens la mesure de ce que peut un peuple quand il veut et quand il agit.

À la fin de décembre 1862, un homme de bonne volonté se présentait à la mairie de Beblenheim, porteur de quelques livres sur le plat desquels avaient été gravés ces mots :

bibliothèque communale de beblenheim

On déposa ces volumes sur une planche dans une salle de la mairie. La bibliothèque de Beblenheim était fondée.

Cet homme de bonne volonté, a dit quelque part Jean Macé, non sans fierté, c’était moi.

Quand je dis que la bibliothèque était fondée, entendons-nous. De lecteurs, elle n’en avait point encore, et ce n’étaient certes pas les livres apportés par Jean Macé, le Bulletin de la Société d’acclimatation, qui devaient lui en donner. Jean Macé avoue qu’on n’a jamais lu ces livres dans le village, et je le crois sans peine. Mais là n’était pas la question. L’important était de les voir figurer sur un rayon : une fois ceux-là placés, d’autres viendraient, et c’était ceux-ci qu’on lirait.

Un mois après, la création de la bibliothèque communale était adoptée par le conseil municipal de Beblenheim, une commission était nommée pour l’administrer, et une allocation de 50 francs votée. Jean Macé pouvait écrire : « Notre bibliothèque communale n’a pas encore de quoi remplir un seul rayon, mais elle existe. Qui sait ce qu’elle aura dans dix ans d’ici ? » Le 15 janvier 1865, elle possédait 1 345 volumes

Un premier pas était fait. Jean Macé l’annonça immédiatement dans le Courrier du Bas-Rhin. Cet exemple appelait des imitateurs. Rien n’était plus facile que de le suivre. Le gouvernement lui-même n’avait-il pas été le premier à recommander l’œuvre ? Dans une circulaire adressée aux maires du département, le 30 juin de l’année précédente, le préfet du Haut-Rhin s’était fait l’interprète de la même pensée. Il avait même félicité Jean Macé et es amis de leur initiative.

« Quiconque, disait Jean Macé, voudra se mettre en avant est donc assuré de ne rencontrer que des encouragements et des félicitations, ainsi que nous en recevions déjà à Beblenheim avant même d’avoir commencé. L’autorité ne saurait manquer de favoriser de tout son pouvoir ceux qui se présenteront pour aider à l’accomplissement de son vœu. »

L’appel cependant, malgré la publicité qu’il reçut des journaux, ne sembla pas tout d’abord être entendu. Jean Macé n’avait pu faire qu’une bibliothèque, à lui seul, celle d’Ostheim, créée le 5 mai suivant, à deux pas de Beblenheim, quand au mois de juillet il reçut une lettre de Dornach, dans laquelle on lui demandait des renseignements sur la bibliothèque de Beblenheim. Le signataire de la lettre était un des plus grands fabricants de Mulhouse, M. Engel-Dollfus. Jean Macé porta lui-même la réponse. L’homme qui, par sa situation, devait lui donner le solide point d’appui indispensable était trouvé.

La délibération du conseil municipal de Beblenheim concernant la bibliothèque était revenue de la préfecture avec des félicitations. Jean Macé avait aussitôt mis à profit cet indice de bonnes dispositions pour aller demander au préfet s’il verrait un inconvénient à ce qu’une société s’organisât pour aider dans le département à la création de bibliothèques communales, sous la condition bien entendu de se tenir en dehors de toute préoccupation politique ou religieuse. Le préfet avait bien fait un peu la grimace, mais il avait promis l’autorisation.

Jean Macé dit cette promesse à M. Engel-Dollfus. De suite entre ces deux hommes, l’accord fut établi. Le 30 juillet, l’Industriel alsacien publiait un projet de statuts. Quatre mois après, le 29 novembre, l’association se constituait :. elle comptait dès ce premier jour 813 membres.

Voici les statuts qu’elle adopta :

société des bibliothèques communale du haut-rhin

« La société a pour but principal de propager l’idée des bibliothèques communales dans le département du Haut-Rhin, et de stimuler l’initiative locale dans toutes les communes où ses membres auront accès.

Elle recueillera et publiera tous les ans les renseignements relatifs à ces bibliothèques, décernera des primes d’encouragement aux communes qui se seront le plus distinguées, et des récompenses honorifiques aux bibliothécaires qui auront montré le plus de zèle, prendra en main la cause des bibliothèques dans les cas de contestations, et subsidiairement aidera à leur établissement par dons d’argent quand cela sera reconnu nécessaire.

Elle s’interdit tout achat direct et toute désignation officielle de livres, voulant se tenir en dehors des préférences d’opinions et de librairies, ses membres se réservant d’aider de leurs conseils ceux qui s’adresseront à eux.

Un comité de vingt-quatre membres sera nommé dans la première réunion de la société, et soumis tous les ans à la réélection par tiers, tiré au sort. Les membres sortants seront rééligibles. En cas de partage des voix, celle du président sera prépondérante.

Il y aura une réunion annuelle de la Société, dont le jour sera fixé par le comité, et une réunion mensuelle de son comité.

Chaque membre paiera une cotisation annuelle de 5 francs. Elle sera recueillie dans chaque canton par un délégué de la société et versée par lui entre les mains du comité, qui aura seul droit de disposer des fonds.

Les bibliothécaires seront de droit membres de la société, sans cotisation.

Il sera rendu compte, en séance annuelle, de l’emploi des fonds, et de la situation financière de la société.

La société s’interdit toute intervention étrangère à la cause des bibliothèques communales, dans l’intérêt exclusif desquelles elle est fondée.

Nulle modification aux présents statuts ne pourra être proposée qu’en assemblée générale, après avoir été soumise au comité dans sa réunion précédente. »

C’était là, pour parler plus justement, une société d’encouragement à la formation des bibliothèques.

Son action ainsi déterminée, il était difficile que les adhésions ne vinssent pas. Le préfet du département donnant son concours, quelles objections eût-on pu faire ? C’est à la préfecture même, en effet, et sous la présidence du préfet, M. Paul Odent, qu’avait eu lieu la réunion du 29 novembre.

Le nom du président qui fut nommé est à retenir. C’est celui d’un homme que son patriotisme recommande particulièrement au respect de tous les Français, M. Jean Dollfus, le grand fabricant mulhousien. On sait l’attitude courageuse qu’il eut pendant la guerre. Il représente aujourd’hui, avec la même obstination patriotique, les protestations de ses compatriotes au Reichstag allemand.

Jean Macé fut le secrétaire.

Les vingt-deux autres membres du comité étaient des industriels, des avocats, des fonctionnaires, des professeurs. Quant aux adhésions, elles étaient venues de tous côtés, d’hommes appartenant à toutes les classes, à toutes les confessions, à toutes les opinions. Cette diversité d’éléments fut la sauvegarde de la société contre les attaques auxquelles son œuvre n’allait pas manquer de l’exposer. Comment, en effet, accuser sérieusement de parti pris au service d’une opinion politique ou d’une secte religieuse une association ainsi composée ? Le clergé tonna cependant. Plus d’une fois les chaires des églises du Haut-Rhin retentirent des anathèmes lancés contre la société. Non que les livres ainsi répandus parussent mauvais au clergé ; mais, comme le dit un jour le curé de Kientzheim au maire de son village fort ému de l’avoir entendu traiter en pleine église Jean Macé d’ « assassin d’âmes » :

— Ceux-là, soit ; mais quand il les auront lus, ils en liront d’autres !

Tous les mois, le comité de la société se réunissait à Mulhouse, chez son président. Nous connaissons, par le livre de Jean Macé, les procès-verbaux des séances que tint le comité la première année. Ils sont intéressants parce qu’ils nous présentent pour ainsi dire jour par jour l’effort de propagande de la société, nous voyons là quelle activité fut dépensée, comment chacun prit sa part de l’œuvre, eut à cœur de contribuer à son succès. Aussitôt rédigés, ces comptes rendus étaient mis par les journaux sous les yeux du public et ainsi, la preuve étant faite chaque mois de l’utilité de la société par son action même, l’attention publique s’éveillait, pour grandir et porter ses fruits. Le 3 novembre 1863, quand la société tint à Mulhouse sa première assemblée générale annuelle, son trésorier pouvait résumer d’un mot son œuvre en disant que les bibliothèques créées, depuis un an, dans le Haut-Rhin, avaient absorbé pour plus de 6 000 francs de livres.

Dans un rapport très complet lu à cette assemblée, Jean Macé raconta par le menu la création des diverses bibliothèques. Son rapport n’a pas seulement pour nous la valeur d’un document historique. Nous y trouvons, exposées à mesure que son auteur déroule les faits, les indications les plus précises sur la fondation des bibliothèques dans les campagnes. Bien des progrès ont été réalisés depuis 1864 ; dans l’Est surtout, très restreint est le nombre des communes qui n’ont pas, si petite et si mal fournie soit-elle, une bibliothèque. Mais il est encore assurément, dans l’Ouest et dans le Midi, des contrées déshéritées où un impulsion énergique serait nécessaire. Aux hommes de cœur qui voudraient tenter de la donner, nous conseillons la lecture du rapport de Jean Macé à la société des bibliothèques du Haut-Rhin. Il prêche et conseille d’exemples.

Vingt bibliothèques communales avaient été créées dans l’année. Avec les bibliothèques des villes, deux ou trois bibliothèques dont la société ou ses membres n’avaient pas patronné l’organisation, et sept créées par les membres de la société avant la réunion du 29 novembre 1863, cela faisait 33 communes pourvues de bibliothèques dans le département qui comptait 491 communes. Faible chiffre, en apparence, mais qui ne laisse pas cependant que d’être élevé, si l’on examine la méthode qu’on avait décidé de suivre.

Créer d’un coup les bibliothèques, à force d’argent, en donnant aux communes sans qu’elles en fissent la demande, des collections de livres, la société n’y songeait guère. Elle eût pu peut-être, en procédant ainsi, présenter au public, à la fin de l’année, un chiffre plus élevé de créations ; mais quelle vitalité eût été celle de ces bibliothèques ? Il s’agissait moins de créer des bibliothèques dans les communes que de les faire créer par les communes elles-mêmes. Il fallait déterminer un mouvement d’opinion, faire comprendre l’utilité, la nécessité d’une bibliothèque, amener les esprits à ce point que la création de la bibliothèque ne fût pas l’œuvre propre de quelques citoyens dévoués, mais une œuvre communale, arrêtée, décidée, sanctionnée par le conseil municipal qui lui donnerait asile dans le bâtiment municipal et lui voterait un subside. Ainsi compris, le rôle de la société des bibliothèques du Haut-Rhin était nécessairement plus hérissé de difficultés ; mais, pour être plus lents à venir, les résultats, une fois acquis, n’en devaient être que plus sérieux, plus assurés de vivre.

J’extrais du rapport de Jean Macé ce qui concerne la bibliothèque de Beblenheim :

« La fondation de la bibliothèque de Beblenheim a été le point de départ du mouvement dans le département. C’est peut-être celle dont les commencements ont été les plus modestes, et dont l’histoire est la plus encourageante pour ceux qui pourront être tentés d’essayer d’une fondation du même genre. Les 12 premiers volumes, rangés à terre sur une planche, en attendant mieux, et offerts de suite à la circulation, ont plus que centuplé en moins de deux ans, grâce aux dons qui lui sont arrivés de partout, et l’intérêt assez médiocre qu’elle inspirait d’abord, est allé toujours en augmentant. La commune, qui n’a acheté encore que pour 16 fr. 10 c. de livres, aura payé bientôt plus de 400 fr. de reliure. De décembre 1862 à la fin de juillet 1863, 50 volumes seulement avaient été lus : on en compte aujourd’hui 860. Une grande armoire faite au printemps de 1863 pour recevoir les livres, et placée dans un corridor de la maison d’école pour ne rien déranger, a fini par devenir insuffisante. Il a fallu en commander une autre, et le corridor devenant trop petit à son tour, on a fait une place dans la grande salle de classe, où la bibliothèque a trouvé enfin un domicile sérieux. Elle finira probablement par être un jour chez elle ; mais c’est un détail accessoire dont elle peut se passer impunément. Un premier catalogue avait été distribué dans la commune au mois de novembre dernier. Un second est devenu nécessaire : il vient d’être imprimé ces jours-ci. Il est question d’établir à Beblenheim le système de Ribeauvillé[1]. Présentement on s’en tient à une taxe de 5  cent. par volume prêté, avec faculté d’emprunt gratuit pour ceux qui le réclameraient : personne ne l’a encore réclamé. Du reste, c’est là le seul article du règlement. On vient prendre les livres quand on veut, et on les rapporte quand on les a lus. La commission a voulu attendre qu’il se produisît des abus pour les réprimander par une règlementation, et comme il ne lui est venu jusqu’à présent aucune espèce de réclamation, comme il n’y a pas eu un seul volume égaré ou gâté, elle attend encore. »

Deux ans plus tard, à la fin de 1866, les bibliothèques communales du Haut-Rhin étaient au nombre de 83.

  1. Le prix de la location est de 5 cent. par volume, mais on a établi des abonnements à l’année, qui sont considérés en même temps comme des souscriptions, et dont le taux varie de 5 fr. à 2 fr., au gré des souscripteurs (Même rapport).