Jean Racine (Lemaître)/II

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 33-63).

DEUXIÈME CONFÉRENCE

SES DÉBUTS.— SON SÉJOUR À UZÈS.— LES DEUX TRADITIONS.

En octobre 1658, Racine, âgé de dix-huit ans et neuf mois, est mis au collège d’Harcourt, à Paris, pour y faire une année de philosophie. Le proviseur du collège, Pierre Baudet, et le principal, Fortin, étaient amis des « solitaires. » Toutefois, dès cette année-là, le jeune homme commence d’échapper à Port-Royal, et s’émancipe assez vivement.

Nous savons, par une de ses lettres, que, dans les premiers mois de 1660, il habite « à l’Image Saint-Louis, près de Sainte-Geneviève » (sans doute quelque hôtel meublé) et qu’il est déjà lié avec le futile abbé Le Vasseur, et avec son compatriote et un peu son parent (au 17e degré), le doux bohème Jean de La Fontaine.

Puis, une lettre de septembre 1660 nous le montre établi à l’hôtel de Luynes, quai des Grands-Augustins, chez son oncle à la mode de Bretagne, Nicolas Vitart, intendant du duc de Luynes.

Ce Vitart, de quinze ans plus âgé que Racine, était, lui aussi, un ancien élève de Port-Royal et, en particulier, du bon Lancelot. Mais il ne semble pas avoir grandement profité d’une si sainte éducation. C’était un galant homme, et assez mondain, un « honnête homme », au sens de ce temps-là, nullement un chrétien austère. Il était sur un bon pied et traité avec distinction chez les Luynes. D’ailleurs assez riche. Cet intendant d’un grand seigneur était lui-même un petit seigneur, ayant acheté de ses deniers divers fiefs et seigneuries.

Vitart s’occupait de littérature, surtout de vers galants et de théâtre. Il fut, pour Racine, un tuteur fort peu gênant. Il lui ouvrait sa bourse au besoin. Racine lui écrira d’Uzès en 1662 : Je vous puis protester que je ne suis pas ardent pour les bénéfices. (Il en attendait un de son oncle le chanoine.) Je n’en souhaite que pour payer au moins quelque méchante partie de tout ce que je vous dois.

Et la femme de Vitart aussi était charmante pour son jeune cousin. Elle semble avoir été enjouée et fort peu prude. De quelques années plus âgée que Jean Racine, elle le traitait avec une familiarité gentille, une familiarité de jeune « marraine » . Racine lui écrira d’Uzès, en 1661 et 1662, des lettres d’une galanterie respectueuse et tendre, semées de petits vers. Il se plaint sans cesse qu’elle ne lui écrive pas assez :

J’irai, parmi les oliviers, Les chênes verts et les figuiers, Chercher quelque remède à mon inquiétude. Je chercherai la solitude Et, ne pouvant être avec vous, Les lieux les plus affreux me seront les plus doux.

Une fois il lui écrit (26 décembre 1661) :

Et quand mes lettres seraient assez heureuses pour vous plaire, que me sert cela ? J’aimerais mieux recevoir un soufflet ou un coup de poing de vous, comme cela m’était assez ordinaire, qu’un grand merci de si loin.

Un coup de poing, un soufflet… Elle le traitait tout à fait en petit cousin. Une autre fois (31 janvier 1662), il lui écrit, à propos de l’abbé Le Vasseur, trop possédé de l’idée d’une certaine mademoiselle Lucrèce : « … J’ai même de la peine à croire que vous ayez assez de puissance pour rompre ce charme, vous qui aviez accoutumé de le charmer lui-même autrefois, aussi bien que beaucoup d’autres. » Je vous donne mademoiselle Vitart pour une femme qui dut être délicieuse, et qui inspira à Jean Racine son premier amour, — oh ! un amour timide et irréprochable, mais encore assez vif et tendre.

Je crois qu’on ne s’ennuyait pas chez monsieur l’intendant. Il y venait des jeunes femmes et des jeunes filles : mademoiselle de la Croix, Lucrèce, Madelon, Tiennon (l’énumération est de Racine lui-même, 27 mai 1661), à qui l’on faisait la cour, et pour qui l’on rimait des madrigaux. Là, fréquentaient La Fontaine (que nous retrouverons bientôt), M. d’Houy, un peu ivrogne, Antoine Poignant, qui passait la plus grande partie de son temps au cabaret, et l’abbé Le Vasseur, gentil garçon, bel esprit très futile, qui semble avoir connu toutes les actrices et qui, notamment, mit Racine en rapport avec mademoiselle Roste, comédienne du théâtre du Marais, et mademoiselle de Beauchâteau, comédienne de l’hôtel de Bourgogne ; l’abbé Le Vasseur, toujours amoureux, tantôt de mademoiselle Lucrèce, tantôt d’ « une toute jeune mignonne » dont le nom ne nous est pas parvenu, tantôt de quelque chambrière que nos compères appelaient Cypassis en souvenir d’une belle esclave chantée par Ovide au deuxième livre des Amours.

Tels furent, en attendant Boileau et Molière, les amis de jeunesse de Jean Racine. Non, il ne s’ennuyait pas à Paris. Quand il était obligé d’aller au château de Chevreuse surveiller, pour son cousin Vitart, des menuisiers et des maçons, il datait ses lettres de « Babylone », pour marquer qu’il se considérait comme exilé, et il se vantait d’aller trois fois par jour au cabaret. Évidemment, après ses années de Port-Royal, il était un peu grisé de sa liberté nouvelle.

Ne croyez pas, du reste, à de grands désordres, ni même à aucune sérieuse débauche. Sans doute, en novembre 1661, il écrira d’Uzès, à La Fontaine : « … Il faut être régulier avec les réguliers, comme j’ai été loup avec vous et avec les autres loups, vos compères. » Mais, dans une lettre de lui, de février ou mars 1661, je trouve un passage à mon avis bien curieux en ce qu’il nous montre un Racine de vingt et un ans, éveillé et excité, mais, je crois bien, innocent encore malgré ses airs gaillards.

Dans cette lettre, il dit à son ami Le Vasseur qu’il vient de lire toute la Callipédie, et qu’il l’a admirée tout entière. La Callipédie ? qu’est cela ? C’est un poème latin— fort élégant— du médecin Claude Quillet, publié en 1655, sur les moyens d’avoir de beaux enfants : Callipedia, sive de pulchræ prolis habendæ ratione. Cette lecture était convenable à l’âge de Racine, et le devait intéresser par tout le scabreux d’un docte badinage et par l’ingéniosité des périphrases exprimant les détails physiologiques les plus osés. Les adolescents lisent volontiers les traités médicaux sur des sujets délicats.

Et donc, après avoir loué le latin de Quillet, Racine continue ainsi :

Vous vous fâcherez peut-être de voir tant de ratures (dans sa lettre), mais vous les devez pardonner â un homme qui sort de table. Vous savez que ce n’est pas le temps le plus propre pour concevoir les choses bien nettement, et je puis dire, avec autant de raison que M. Quillet, qu’il ne se faut pas mettre à travailler sitôt après le repas :

Nimirum crudam si ad lœta cubilia portas
Perdicem, incoctaque agitas genitalia cœna,
Heu ! tenue effundes semen…

Je ne puis vous traduire exactement ces vers. Ils reviennent à dire qu’on n’est bon à rien tant que la digestion n’est pas faite. Là-dessus, Racine fait ce commentaire :

… Mais il ne m’importe de quelle façon je vous écrive, pourvu que j’aie le plaisir de vous entretenir ; de même qu’il me serait bien difficile d’attendre après la digestion de mon souper si je me trouvais à la première nuit de mes noces. Je ne suis pas assez patient pour observer tant de formalités.

Il y a là, si je ne me trompe, quelque chose de brutal à la fois et de candide. « À la première nuit de mes noces… » Sentez-vous, au milieu même d’un badinage assez libre, la réserve d’un bon jeune homme encore intact, et proche encore des pieux enseignements de ses maîtres ? Il est clair qu’un jeune libertin du même temps aurait écrit qu’il lui serait difficile d’attendre après la digestion de son souper « s’il avait Amarante ou Chloris dans ses bras », ou quelque chose d’approchant ; mais cette intervention si inattendue de la « nuit de noces », de l’idée de mariage et d’amour permis me ferait assez croire que Racine, à vingt et un ans, était encore, dans le fond, le digne petit-fils, petit-cousin et neveu de tant de saintes religieuses. Nous n’avons pas ici affaire à un étudiant d’aujourd’hui, qu’aucune règle ni aucun souvenir d’une règle ne retient, mais à un jeune homme d’une éducation particulièrement pieuse, chez qui la chaste empreinte est profonde et le scrupule tenace. Il y a encore de l’innocence dans les lettres écrites d’Uzès en 1662 et 1663. Je crois que ce fut seulement vers le temps où il fit jouer sa première pièce et connut familièrement des comédiennes, que l’élève de Lancelot et de Hamon et le neveu de la mère Agnès acheva de s’émanciper quant à la règle des mœurs. Au reste, je ne prétends pas à la précision sur ce point. Tout ce que j’ai voulu établir, c’est qu’il ne se jeta pas soudainement dans la vie la plus opposée aux leçons de Port-Royal. Il y mit de la lenteur, observa des étapes, — parce qu’il avait du goût.

En attendant, il badine, il galantise, il « fait le loup », comme il dit, mais sans être un fort grand loup. C’est beaucoup moins de plaisirs qu’il est curieux et avide que de littérature, de poésie, — et de gloire. Il veut être célèbre, il veut « arriver » . Racine, à vingt ans, est un jeune « arriviste » ; mon Dieu, oui. Louis Racine, dans ses Mémoires, dira de son père : « Il avait eu, dans sa jeunesse, une passion démesurée de la gloire. » En ce temps-là, il était beaucoup plus facile qu’aujourd’hui, à un jeune homme de talent, de se faire rapidement connaître. C’est qu’aujourd’hui, vraiment, « ils sont trop » . Au temps de Racine, la proportion entre le nombre des gens occupés d’écrire et le nombre des hommes voués à d’autres travaux était encore raisonnable et normale. Cette proportion a été rompue, effroyablement. Mais alors on pouvait encore compter les écrivains. La concurrence n’était point terrible. Et, chose remarquable, on peut bien citer, au XVIIe siècle, des talents surfaits, mais, je crois, pas un talent méconnu.

Aujourd’hui un jeune poète, même très bien doué, met des années, s’il a de la chance, à parvenir à un commencement de notoriété. Même un volume imprimé chez Lemerre, même un prix de l’Académie (à qui l’on a présenté l’an dernier plus de deux cents volumes de vers) n’avancent pas beaucoup les affaires du malheureux débutant. Mais Jean Racine, à vingt ans, écrit, à propos du mariage du roi, une ode intitulée : la Nymphe de la Seine à la reine. Il la fait porter par son cousin Vitart à Chapelain et à Perrault, qui étaient assez amis de Port-Royal. Chapelain était une vieille bête très estimée et d’une grande autorité ; d’ailleurs bon humaniste, et assez judicieux dans le détail. Chapelain, après examen, rendit cet arrêt : « L’ode est fort belle, fort poétique, et il y a beaucoup de stances qui ne se peuvent mieux. Si l’on repasse ce peu d’endroits marqués, on en fera une belle pièce. » La plus considérable de ces remarques portait sur des Tritons que Racine avait logés dans la Seine, et qui, paraît-il, n’ont le droit d’habiter que dans la mer. Racine corrigea ; Chapelain parla à Colbert ; et « ce ministre envoya au jeune poète cent louis de la part du roi, et peu après le fit mettre sur l’état pour une pension de six cents livres en qualité d’homme de lettres » . Voilà évidemment des débuts faciles.

Ce n’est pas que cette ode soit un chef-d’œuvre. Elle est encore un peu dans le goût du temps ; elle en garde le vocabulaire ; trop d’astres, de soleils, de beautés non pareilles, d’or du Tage et de trésors de l’Inde. Mais l’idée est assez gracieuse de faire souhaiter la bienvenue à la nouvelle reine de France par la Nymphe de la Seine. (Si Hérédia avait trouvé cela pour la tsarine, on l’eût jugé fort bien.) Et puis, s’il y a encore des images banales, il n’y a plus de mauvaises pointes. Le goût de Racine s’est fort épuré en quatre ans, depuis les sept Odes enfantines. Et surtout l’harmonie des vers, et la pureté, la fluidité de la diction, sont déjà bien remarquables. Cette Nymphe de la Seine, svelte, longue et souple, fait vraiment un peu penser aux nymphes de Jean Goujon.

Voilà Racine lancé. Nous voyons que, dès septembre 1660, n’ayant pas encore vingt et un ans, il avait écrit une tragédie d’Amasis, dont nous ignorons le sujet ; qu’il l’avait lue à mademoiselle Roste, du Marais ; que mademoiselle Roste l’avait aimée, et aussi le comédien La Roque ; mais qu’ensuite La Roque s’était ravisé :

Je ne sais pas, écrit Racine, à quel dessein La Roque montre ce changement… J’ai bien peur que les comédiens n’aiment à présent que le galimatias, pourvu qu’il vienne d’un grand auteur.

Racine avait d’abord écrit : « du grand auteur » . Il voulait évidemment désigner Corneille. Nous sommes en 1660 ; la dernière pièce de Corneille est Œdipe, où, en effet, le galimatias ne manque point. Il est intéressant de voir Racine se détacher et se différencier si tôt et si complètement du très illustre vieux poète.

Huit ou neuf mois après (juin 1661 ; il a vingt et un ans et demi), nous trouvons Racine occupé d’une tragédie sur les amours d’Ovide :

J’ai fait, refait, et mis enfin dans sa dernière perfection tout mon dessein (mon plan). J’y ai fait entrer tout ce que m’avait marqué mademoiselle de Beauchâteau, que j’appelle la seconde Julie d’Ovide… Avec cela, j’ai lu et marqué tous les ouvrages de mon héros, et j’ai commencé même quelques vers.

Dans cette même lettre, il parle avec une légèreté fâcheuse des tribulations de Port-Royal et de la déposition de M. Singlin, confesseur des religieuses. C’est que Port-Royal l’accablait alors secrètement de remontrances et de vitupérations. Mais c’est aussi dans cette même lettre que Jean Racine écrit :

M. l’avocat (un de leurs amis communs) me le disait encore ce matin en me remettant votre lettre : « Il faut du solide, et un honnête homme ne doit faire le métier de poète que quand il a fait un bon fondement pour sa vie, et qu’il peut se dire honnête homme à juste titre. »

Si fou qu’il soit de poésie et de théâtre, le garçon, dans le fond, est fort sensé.

Et c’est pourquoi, lorsque ses amis de Port-Royal, sa tante, ses parents de la Ferté-Milon s’entendent pour l’envoyer à Uzès, où l’appelle son oncle le chanoine Sconin, qui lui fait espérer un « bon bénéfice », Jean Racine, se voyant sans fortune, se laisse faire. Car, au surplus, on peut écrire des tragédies partout. Et nous verrons qu’à Uzès même, chez le bon chanoine, tout en étudiant saint Thomas et saint Augustin, il continue d’écrire des vers galants, retouche une pièce assez longue intitulée les Bains de Vénus, qui ne nous a pas été conservée, et commence la Thébaïde.

Il écrit, dis-je, cette tragédie et achève les Bains de Vénus dans le moment où son oncle lui cherche une abbaye. Les mœurs de l’ancien régime conciliaient bien des choses. Nous voyons, par une de ses lettres, que si la nature du « bénéfice » obtenu l’eût exigé, Racine se fût résigné à entrer dans les ordres. Il y fût entré avec la foi, certes, mais sans nulle vocation. Cela ne nous paraît pas bien joli. Mais Racine se conformait à un usage. Il ne fut jamais un révolté. Il ne le fut point contre ce qui pouvait l’incommoder dans les institutions et les mœurs de son temps. Comment l’aurait-il été contre ce qui l’y accommodait ?

Heureusement (car tout de même la prêtrise, même légèrement portée, l’eût un peu gêné plus tard pour écrire Andromaque ou Bajazet) ; heureusement il n’y eut pas moyen de lui trouver le moindre bénéfice, pas même « la plus petite chapelle » . Et Racine rentra à Paris en 1663, sans doute soulagé au fond. Mais nous devons à ce séjour d’une année environ qu’il fit à Uzès une série de lettres charmantes qu’il adressait à son cousin Vitart et à mademoiselle Vitart, à sa sœur Marie Racine, à son ami La Fontaine, à son ami l’abbé Le Vasseur.

Ce sont des lettres un peu apprêtées, des lettres soignées, avec pas mal de ratures. Souvenez-vous qu’alors une lettre était quelque chose de bien plus important qu’aujourd’hui. Les courriers étaient dix fois, trente fois, cent fois plus rares. Ajoutez que c’était le destinataire qui payait le port, quelquefois assez élevé (20 sols, 30 sols). On voulait lui en donner pour son argent. On ne pouvait guère lui écrire des billets de trois lignes. Puis, comme il n’y avait guère de journaux, — si ce n’est, à Paris, la Gazette de France (le Mercure ne date que de 1672), et, dans les villes de province, des petites feuilles d’annonces hebdomadaires, — la correspondance privée remplaçait les journaux. À cause de cela, on faisait plus de cas des lettres, et de celles qu’on écrivait, et de celles qu’on recevait, et qu’on montrait volontiers à ses amis et connaissances.

Les lettres juvéniles de Racine sont élégantes, spirituelles, du tour le plus gracieux et (il faut le noter) d’une langue absolument pure. J’entends par là qu’elles excluent même certaines façons de s’exprimer[1] qui passaient dès lors pour vieillies mais que continuaient d’employer les vieillards et même les hommes mûrs. Comparez, pour voir, la prose de Racine et la prose de Corneille dans ces mêmes années 1661 et 1662. La France, alors, continuait de travailler à épurer sa langue. Même dix-sept ans plus tard (en 1679), un ami intime de Racine, Valincour, écrira plus de cent pages de remarques grammaticales, d’un goût un peu étroit, mais très fin, sur la langue de madame de La Fayette : Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves (quatrième conversation).

Donc Racine, dans ce lointain Languedoc, craint d’oublier la bonne langue, le « bon usage » . Il écrit à l’abbé Le Vasseur :

… Chacun veut voir vos lettres, et on ne les lit pas tant pour apprendre des nouvelles que pour voir la façon dont vous les savez débiter. Continuez donc, s’il vous plaît, ou plutôt commencez tout de bon à m’écrire, quand ce ne serait que par charité. Je suis en danger d’oublier bientôt le peu de français que je sais ; je le désapprends tous les jours, et je ne parle tantôt plus que le langage de ce pays, qui est aussi peu français que le bas-breton.

Il n’est pas inutile de noter ce souci, dès l’âge de vingt ans, chez l’homme qui sera, je pense, l’écrivain le plus pur du XVIIe siècle.

J’ajoute que, s’il craint d’oublier sa langue, ailleurs il nous parle des bourgeois d’Uzès en des termes qui nous donnent assez bonne opinion de la vie provinciale dans ce coin de vieille France :

Ils causent des mieux… et pour moi, j’espère que l’air du pays va me raffiner de moitié, pour peu que j’y demeure ; car je vous assure qu’on y est fin et délié plus qu’en aucun lieu du monde.

Ces lettres d’Uzès, très jolies dans leur léger apprêt, semées de citations de l’Arioste et du Tasse, et aussi de Virgile, de Térence et de Cicéron, que Racine transcrit tous par cœur, ces lettres du printemps d’un poète de génie nous montrent un jeune homme d’une sensibilité très vive et d’un esprit très net, inquiet des femmes et de l’amour, amoureux de la vie et de la gloire, et qui, parmi ses inquiétudes et ses frissons, poursuit son dessein et travaille prodigieusement.

Le paysage d’Uzès, et notamment celui que Racine voyait de sa fenêtre, est, paraît-il, admirable. Vous pressentez la description qu’en pourrait faire un jeune littérateur de nos jours, après tout ce que les grands descriptifs ont écrit chez nous depuis cent cinquante ans. Ce sentiment plus profond— ou plus voulu— de la nature et cette façon plus riche de la peindre sont assurément un gain, qui le nie ? Mais que la manière exacte et sobre de nos classiques retrouve d’agrément, après tant d’orgies de couleurs et tant d’efforts trop visibles pour voir et pour peindre !

Racine écrit à Vitart, le 13 juin 1662 :

La moisson est déjà fort avancée, et elle se fait fort plaisamment au prix de la coutume de France ; car on lie les gerbes à mesure qu’on les coupe ; on ne laisse point sécher le blé sur la terre, car il n’est déjà que trop sec, et dès le même jour on le porte à l’aire, où on le bat aussitôt. Ainsi le blé est aussitôt coupé, lié et battu. Vous verriez un tas de moissonneurs, rôtis du soleil, qui travaillent comme des démons, et quand ils sont hors d’haleine, ils se jettent à terre au soleil même, dorment un miserere et se relèvent aussitôt. Pour moi, je ne vois cela que de ma fenêtre, car je ne pourrais pas être un moment dehors sans mourir : l’air est à peu près aussi chaud qu’un four allumé, et cette chaleur continue autant la nuit que le jour ; enfin il faudrait se résoudre à fondre comme du beurre, n’était un petit vent frais qui a la charité de souffler de temps en temps ; et, pour m’achever, je suis tout le jour étourdi d’une infinité de cigales qui ne font que chanter de tous côtés, mais d’un chant le plus perçant et le plus importun du monde. Si j’avais autant d’autorité sur elles qu’en avait le bon saint François, je ne leur dirais pas : « Chantez, ma sœur la cigale ! … » etc.

Dame ! ça n’est pas : « Midi roi des étés » . C’est très simple, mais c’est très net, très précis, très vif. Et, tout de même, la vision de moisson et la sensation d’été y sont bien.

Dans une autre lettre à Vitart (17 janvier 1662), il parle de la douceur de l’hiver dans ce pays, et la décrit en des vers faciles, dont les premiers ne sont qu’agréables, mais dont les derniers sont charmants :

Enfin, lorsque la nuit a déployé ses voiles, La lune au visage changeant Paraît sur un trône d’argent, Tenant cercle avec les étoiles : Le ciel est toujours clair tant que dure son cours Et nous avons des nuits plus belles que vos jours…

Sur Nîmes et sur les arènes, il écrit avec simplicité :

La ville est assurément aussi belle et aussi polide, comme on dit ici, qu’il y en ait dans le royaume. Il n’y a point de divertissements qui ne s’y trouvent.

Et plus loin :

J’y trouve d’autres choses qui me plaisent fort, surtout les Arènes. Vous en avez ouï parler !

Et il les décrit avec précision, sans vain échauffement. Enfin, quoiqu’il s’ennuie, il jouit fort des roses, des pois verts et des rossignols.

Si je pouvais, écrit-il à sa cousine Vitart, vous envoyer des roses nouvelles et des pois verts, je vous en enverrais en abondance, car nous en avons beaucoup ici (mars 1662).

Et à l’abbé Le Vasseur, le 30 avril suivant :

Les roses sont tantôt passées, et les rossignols aussi.

J’ai dit qu’il était très préoccupé des femmes. Il écrit à La Fontaine, le 11 novembre 1661, très peu de temps après son arrivée à Uzès :

Je ne me saurais empêcher de vous dire un mot des beautés de cette province… Il n’y a pas une villageoise, pas une savetière qui ne disputât en beauté avec les Fouillous et les Menneville.

(C’étaient deux filles d’honneur de la reine et dont la beauté était célèbre. Elles n’étaient pas fort sages, comme vous le pouvez voir dans l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin.)

Si le pays de soi (par lui-même) avait un peu plus de délicatesse et que les rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendrait pour un vrai pays de Cythère. Toutes les femmes y sont éclatantes et s’y ajustent d’une façon qui leur est la plus naturelle, et pour ce qui est de leur personne :

Color verus, corpus solidum et succi plenum.

C’est un vers de Térence qui veut dire : « Un teint naturel, un corps ferme et plein de suc. »

À Le Vasseur, le 24 novembre 1661 :

J’allai à Nîmes pour voir le feu de joie… Il en a coûté deux mille francs à la ville… Il y avait autour de moi des visages qu’on voyait à la lueur des fusées, et dont vous auriez bien eu autant de peine à vous défendre que j’en avais. Il n’y en avait pas une à qui vous n’eussiez bien voulu dire ce compliment d’un galant du temps de Néron…

Et l’ancien élève de Nicole et de Lancelot place ici et transcrit de mémoire une citation de Pétrone !

Au sortir de Paris, du cercle aimable des Vitart, et d’un milieu où l’on ne connaissait que la galanterie ingénieuse ou la débauche gauloise, il est frappé de la violence toute catalane et de la profondeur des passions sous ce ciel ardent d’Uzès. À Le Vasseur, le 16 mai 1662 :

J’ai eu cette après-dînée une visite… C’était un jeune homme de la ville, fort bien fait, mais passionnément amoureux… (Ce « mais » est curieux.) Vous saurez qu’en ce pays-ci on ne voit guère d’amour médiocre : toutes les passions y sont démesurées, et les esprits de cette ville, qui sont assez légers en d’autres choses, s’engagent plus fortement dans leurs inclinations qu’en aucun autre pays du monde.

Et il revient sur ce point dans une lettre à Vitart, du 30 mai 1662 :

Je vous dirai une autre petite histoire assez étrange. Une jeune fille d’Uzès, qui logeait assez près de chez nous, s’empoisonna hier elle-même et prit une grosse poignée d’arsenic, pour se venger de son père qui l’avait querellée fort rudement. Elle eut le temps de se confesser et ne mourut que deux heures après. On croyait qu’elle était grosse et que la honte l’avait portée à cette furieuse résolution. Mais on l’ouvrit tout entière, et jamais fille ne fut plus fille. Telle est l’humeur des gens de ce pays : ils portent les passions au dernier excès.

C’est tout. Pas la moindre réflexion édifiante. On dirait une note prise par Stendhal. Évidemment le jeune Racine est plus intéressé par des faits de cet ordre que par les paysages où les objets pittoresques. Serait-il excessif de dire que plus tard, quand il nous montrera des amoureuses qui vont jusqu’au bout de leur passion, il se souviendra des Hermione et des Roxane à foulard rouge de ce brûlant pays d’Uzès ? Ce Racine de vingt-deux ans, — qui attend le titre d’abbé et qui n’échappe à la tonsure préalable que parce qu’il avait oublié d’apporter avec lui le « démissoire » dont il avait besoin, — ce Racine semble tout entier « en réaction » contre son éducation première. Il parle de toutes choses avec une liberté allègre :

Je ne vous prie plus, écrit-il encore à Vitart, de m’envoyer les Lettres provinciales ; on me les a prêtées ici ; elles étaient entre les mains d’un officier de cette ville, qui est de la religion… On est plus curieux que je ne croyais. Ce ne sont pourtant que des huguenots : car, pour les catholiques, ôtez-en deux de ma connaissance, ils sont dominés par les jésuites. Nos moines sont plus sots que pas un, et qui plus est, des sots ignorants, car ils n’étudient point du tout. Aussi je ne les vois jamais, et j’ai conçu une certaine horreur pour cette vie fainéante de moines, que je ne pourrais pas leur dissimuler, etc…

À Le Vasseur, 16 mai 1662, à propos du jeune amoureux qui lui a fait des confidences :

Ôtez trois ou quatre personnes qui sont belles assurément, on ne voit presque, dans ce pays, que des beautés fort communes. (Racine, au début, les trouvait toutes admirables.) La sienne est des premières, et il me l’a montrée tantôt à une fenêtre, comme nous revenions de la procession, car elle est huguenote, et nous n’ayons point de belle catholique.

Un léger esprit de révolte est en lui, un désir de mordre aux beaux fruits de la vie, et une irritation contre qui veut les lui interdire. Le même jour, il écrit à Vitart :

Je tâcherai d’écrire cette après-dînée à ma tante Vitart et à ma tante la religieuse, puisque vous vous en plaignez. Vous devez pourtant m’excuser si je ne l’ai pas fait, et elles aussi : car que puis-je leur mander ? C’est bien assez de faire ici l’hypocrite sans le faire encore à Paris par lettres, car j’appelle hypocrisie d’écrire des lettres où il ne faut parler que de dévotion et ne faire autre chose que se recommander aux prières.

Mais parmi tout cela, ne vous y trompez point, il n’est nullement dissipé. Il écrit à Le Vasseur :

Vous savez que les blessures du cœur demandent toujours quelque confident à qui on puisse s’en plaindre, et si j’en avais une de cette nature, je ne m’en plaindrais qu’à vous. Mais Dieu merci, je suis libre encore, et si je quittais ce pays, je rapporterais un cœur aussi sain et aussi entier que je l’ai apporté.

Il raconte cependant à l’abbé qu’il avait remarqué une demoiselle fort bien faite, « la gorge et le reste de ce qui se découvre en ce pays, fort blanc » . Mais il ne la voyait qu’à l’église. Un jour pourtant il saisit une occasion de lui parler. Mais il trouve sur son visage « de certaines bigarrures, comme si elle eût relevé de maladie » .

Il faut, dit-il, que je l’aie prise en quelqu’un de ces jours fâcheux et incommodes où le sexe est sujet, car elle passe pour belle dans la ville.

(Racine voit et dit les choses comme elles sont : c’est un bon réaliste.) Et il s’en tient là.

Je fus, ajoute-t-il, bien aise de cette rencontre, qui me servit du moins à me délivrer de quelque commencement d’inquiétude, car je m’étudie maintenant à vivre un peu plus raisonnablement.

Soyez tranquilles, il n’a pas attendu cette rencontre pour vivre ainsi. Il ne sort presque pas. Il lit et travaille jour et nuit. Il continue l’immense travail de lectures, de résumés et d’annotations commencé à Port-Royal. Il se prépare ardemment, sérieusement, patiemment à la gloire. On trouve à la Bibliothèque nationale des cahiers qui renferment ses remarques sur les Olympiques de Pindare et sur l’Odyssée. En outre, on a conservé à la Bibliothèque de Toulouse un assez grand nombre de livres annotés par lui dans les marges. Nous voyons qu’il a lu à fond, la plume à la main (et il lui est arrivé d’annoter plusieurs fois le même ouvrage sur des exemplaires différents) la Bible, le Livre de Job en particulier, saint Basile, Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide, Platon, Aristote, Plutarque, Lucien, Virgile, Horace, Cicéron, Tite-Live, les deux Pline, Quinte-Curce, — les uns tout entiers, les autres en grande partie. Je ne parle pas de ses traductions, complètes ou fragmentaires, du Banquet de Platon, de la Poétique d’Aristote, de Lucien, de Denys d’Halicarnasse, de la Vie de Diogène par Diogène Laërce, de l’historien Josèphe, de la lettre de l’église de Smyrne touchant le martyre de saint Polycarpe, d’Eusèbe, de saint Irénée, etc. Car il mêlait constamment les deux antiquités, païenne et chrétienne.

Ses commentaires sur les quatorze Olympiques attestent une connaissance assez approfondie de la langue grecque. Mais c’est sur l’Odyssée que ses notes (écrites en 1662) sont le plus abondantes et significatives. Elles consistent en résumés du texte, citations, rapprochements et réflexions Elles sont pleines de simplicité, même de naïveté, et il les écrivait évidemment pour lui seul.

Ce qui éclate aux yeux, c’est que le futur auteur d’Esther et d’Athalie adore l’Odyssée ; et que l’Odyssée l’amuse infiniment.

Voici quelques-unes de ces notes :

Les livres de l’Odyssée vont toujours de plus beau en plus beau, comme il est aisé de le reconnaître, parce que les premiers ne sont que pour disposer aux suivants : mais ils m’ont parti tous admirables et divertissants.

La bonhomie des mœurs lui semble délicieuse. À propos d’Hélène, au IVe livre :

On voit bien qu’autrefois les dames ne faisaient point tant de façons qu’elles en font à présent. Et elles vivaient assez familièrement, comme Hélène qui fait apporter avec elle son ouvrage ; devant de jeunes Hommes qu’elle n’a jamais vus.

La nature, même sauvage, ne lui déplaît point. À propos de l’île de Calypso :

Homère nomme des hiboux, des éperviers à la langue large, ce qui montre que c’était un désert tout à fait retiré et qui avait quelque chose d’affreux : ce qui est agréable sans doute, quand cela est adouci par quelque autre objet, comme de la vigne, des fontaines et des prairies, qu’Homère y met encore.

(Lorsqu’il s’agissait de paysages ; les gens du XVIIe siècle disaient « affreux » là où nous dirions « mélancoliques » . Il y a dans les Dialogues des morts de Fénelon un passage bien curieux. C’est dans le dialogue de Léger et Ebroïn : « N’admirez-vous pas, dit Ebroïn, ces ruisseaux qui tombent des montagnes, ces rochers escarpés et en partie couverts de mousse, ces vieux arbres qui paraissent aussi anciens que la terre où ils sont plantés ? La nature a ici je ne sais quoi de brut et d’affreux qui plaît et qui fait rêver agréablement. » )

L’exactitude familière des détails ravit le jeune Racine :

Calypso donne à Ulysse un vilebrequin et des clous, tant Homère est exact à décrire les moindres particularités, ce qui a bonne grâce dans le grec, au lieu que le latin est plus réservé et ne s’amuse pas à de si petites choses. Il en va de même de notre langue, car elle fuit extrêmement de s’abaisser aux particularités, parce que les oreilles sont délicates et ne peuvent souffrir qu’on nomme des choses basses dans un discours sérieux, comme une cognée, une scie et un vilebrequin. L’italien, au contraire, ressemble au grec, et exprime tout, comme on peut voir dans l’Arioste qui est en son genre un caractère tel que celui d’Homère.

Mais pourquoi ce qui a « bonne grâce » dans les vers grecs ou italiens n’en aurait-il pas dans les vers français ? N’est-ce pas affaire aux poètes de chez nous s’ils le voulaient ? Racine ne songe pas à se le demander ; il accepte, pour la poésie, les règles de noblesse conventionnelle posées avant lui par un idéalisme intéressant, mais un peu pédant et renchéri. Et pourtant lui-même, un peu plus loin, rapporte avec un plaisir visible les détails les plus « bas » de l’aventure du Cyclope, et, à propos d’Ulysse chez Circé, emploie de préférence et répète à satiété le mot « cochon » quand il pourrait dire « pourceau » .

Oui, cette simplicité, ce réalisme d’Homère l’enchantent. À propos de ces mots d’Ulysse : « Permettez-moi de souper à mon aise, tout affligé que je suis, car rien n’est plus impudent qu’un ventre affamé. »

Notre langue, dit Racine, ne souffrirait pas, dans un poème épique, cette façon de parler, qui semble n’être propre qu’au burlesque : elle est pourtant fort ordinaire dans Homère. En effet, nous voyons que, dans nos poèmes et même dans les romans, on ne parle non plus de manger que si les héros étaient des dieux qui ne fussent pas assujettis à la nourriture : au lieu qu’Homère fait fort bien manger les siens à chaque occasion, et les garnit toujours de vivres lorsqu’ils sont en voyage.

Enfin, à propos des compagnons d’Ulysse retrouvant leur maître :

Homère décrit la joie qu’ils eurent pour lors, et la compare à la joie que de jeunes veaux ont de revoir leur mère qui vient de paître. Cette comparaison est fort délicatement exprimée, car ces mots de veaux et de vaches ne sont point choquants dans le grec comme ils le sont dans notre langue, qui ne veut presque rien souffrir, et qui ne souffrirait pas qu’on fît des éloges de vachers, comme Théocrite, ni qu’on parlât du porcher d’Ulysse comme, d’un personnage héroïque ; mais ces délicatesses sont de véritables faiblesses.

Ces délicatesses sont de véritables faiblesses : cet écolier de vingt ans ose enfin le dire dans ces notes sincères ; et c’est dans l’amour du grec qu’il puise cette audace. Tout, dans Homère, ravit Racine ; nulle familiarité, même nulle crudité ne le choque. Plusieurs fois, il semble préférer Homère à Virgile : « Virgile a imité cette description. Mais celle d’Homère est beaucoup plus achevée, et entre plus dans le particulier. » Il est enchanté d’entendre Nausicaa appeler Alcinoüs « son papa » ([Grec : pappa phile]) « quoiqu’elle soit grande fille » . Lorsque, chez les Phéaciens, Ulysse demande son chemin à une jeune fille qui porte une cruche d’eau :

Il ne se peut rien de plus beau, dit Racine, que la justesse et l’exactitude d’Homère. Il fait parler tous ses personnages avec une certaine propriété qui ne se trouve point ailleurs. Ulysse, par exemple, parle simplement à cette fille, et cette fille lui répond avec naïveté.

Ainsi, voilà Racine, à vingt ans, profondément épris de la bonhomie, de la franchise et du réalisme d’Homère. Vous vous demanderez : « Pourquoi, plus tard, ne s’en est-il pas souvenu davantage ? Pourquoi, lorsqu’il avait sous les yeux la fréquente familiarité du dialogue d’Euripide, a-t-il prêté au serviteur d’Agamemnon et à la nourrice de Phèdre des discours d’une noblesse si savante ? Pourquoi l’élégance si ornée du récit de Théramène ? » Sans doute par un souci excessif de garder une certaine unité et harmonie de ton. Mais ne croyez point pour cela qu’il n’ait rien retenu de la simplicité grecque. Très souvent, et dès la Thébaïde, — un certain parti pris de dignité dans la forme une fois admis, — vous trouverez dans son style quelque chose de très éloigné de l’emphase de Pierre Corneille et de la noblesse convenue ou de l’élégance molle de Thomas Corneille et de Quinault ; quelque chose de dépouillé, de direct, de parfaitement simple, où il est certes permis de voir un ressouvenir et un effet de sa fréquentation passionnée chez les poètes de l’antiquité grecque. En résumé, de tous les grands écrivains profanes du XVIIe siècle, Racine est celui qui a reçu la plus forte éducation chrétienne.

Et de tous les grands écrivains de son temps sans exception, Racine est celui qui a reçu et s’est donné la plus forte culture grecque.

Et la merveille, c’est la façon dont se sont conciliées ou plutôt fondues dans son œuvre ces deux éducations, ces deux traditions, ces deux cultures.

Elles supposent deux conceptions de la vie si différentes en elles-mêmes, et si diverses dans leurs conséquences ! Ici, la foi dans l’homme, la vie terrestre se suffisant à elle-même. Là, le dogme de la chute, la vie terrestre n’ayant de sens que par rapport à l’autre vie, la peur et le mépris de la chair. Or, la pensée de l’autre vie a changé l’aspect de celle-ci, a provoqué des sacrifices, des résignations, des songes ; des espérances et des désespoirs inconnus auparavant. La femme, devenue la grande tentatrice, le piège du diable, a inspiré des désirs et des adorations d’autant plus ardents, et a tenu une bien autre place dans le monde. La malédiction jetée à la chair a dramatisé l’amour. Il y a eu des passions nouvelles : l’amour de Dieu considéré à la fois comme un idéal et comme une personne, la haine paradoxale de la nature, la foi, la contrition. Il y a eu des conflits nouveaux de passions et de croyances, une complication de la conscience morale, un approfondissement de la tristesse, un enrichissement de la sensibilité.

La tradition grecque donnera à Racine la mesure, l’harmonie, la beauté. Elle lui offrira des peintures de passions fortes et intactes. Elle lui fournira quelques-uns de ses sujets et quelques-unes de ses héroïnes. Et Racine, souvent, leur prêtera une sensibilité morale venue du christianisme. Il fera des tragédies qui secrètement embrassent et contiennent vingt-cinq siècles de culture et de sentiment.

Chose bien remarquable, Racine avait eu, dès son séjour à Port-Royal, ce souci de concilier deux traditions qui lui étaient presque également chères. À seize ans, à dix-sept ans, en lisant Plutarque, — toutes les Vies des hommes illustres, et toutes les Œuvres morales, — il se demandait : « Ne pourrais-je donc adorer ces Grecs, ne pourrais-je même faire des tragédies comme eux sans être pour cela un mauvais chrétien ? » Et non seulement il extrayait de Plutarque, en abondance, des lieux communs, des préceptes et des maximes, toute une morale admirable, et— quoique purement humaine et non appuyée sur un dogme— assez rapprochée par endroits de la morale du christianisme ; mais encore, avec une singulière subtilité, il notait dans Plutarque toutes les phrases qui paraissaient se rencontrer (en les sollicitant un peu) avec le dogme chrétien, et particulièrement avec cette doctrine de la grâce dont ses bons maîtres étaient obsédés. Et, dans les marges des livres, en regard de ces précieuses phrases païennes, il écrivait : « Grâce… Libre arbitre… Cela est semi-pélagien… Providence… Humilité… Honorer tous les saints… Crainte de Dieu… Amour de Dieu… Attrition… Confession… Pour les catéchismes… Dieu auteur des belles actions… Pénitence continuelle… Ingrat envers Dieu… Péché originel… Martyre… etc. »

Il nous est resté une cinquantaine de ces ingénieux rapprochements. Je vous en citerai quelques-uns.

Dans la Consolation à Apollonius, Racine a mis le mot « Grâce » en marge d’une phrase qui veut dire : « Les hommes n’ont point d’autres bons sentiments que ceux que les dieux leur donnent. »

Dans le Banquet des sept sages, il a mis « Grâce » en face de cette phrase : « L’âme est conduite de Dieu partout où il veut. »

Dans le traité : Qu’on ne peut vivre heureux selon la doctrine d’Épicure, en face d’une phrase qui signifie : « Ne cache pas ta vie encore que tu aies mal vécu, mais fais-toi connaître, amende-toi, repens-toi », Racine a mis : « Confession. »

Dans le traité : Qu’il faut réprimer sa colère, en marge de cette phrase : « Ceux qui veulent être sauvés doivent vivre en soignant toujours leur âme », Racine a mis : « Pénitence continuelle » et a ajouté cette traduction abrégée et tendancieuse : « L’homme a toujours besoin de remède. »

Dans le traité : De la tranquillité de l’âme, en face de ces mots : « Il y a dans chacun de nous quelque chose de mauvais », Racine a écrit : « Péché originel » .

Notez, quoi que j’aie pu dire tout à l’heure des différences essentielles de la conception chrétienne et de la païenne, que ces rapprochements ne paraissent point si forcés, tant le dogme chrétien correspond à des états ou besoins permanents de l’âme humaine ! Mais quelle lumière cela jette sur le futur théâtre de Racine ! Il est bien vrai, comme le remarque Chateaubriand dans le Génie du Christianisme (2e partie, livres 2 et 3), que certains mots d’Andromaque et d’Iphigénie sont d’une épouse et d’une fille chrétiennes et expriment « la nature corrigée » . Il est bien vrai aussi que Phèdre, qui craint l’enfer, mais « qui se consolerait d’une éternité de souffrances si elle avait joui d’un instant de bonheur », ressemble souvent à une « chrétienne réprouvée » . Oui, les Phèdre et les Hermione peuvent être regardées, un peu, comme des chrétiennes à qui manque la « grâce », du moins la « grâce efficace », sinon le « pouvoir prochain » . Et, d’autre part, les pures, les vertueuses, les contenues, les Junie et les Monime, ont souvent une sensibilité qui paraît déjà chrétienne ; oui, mais une sensibilité dont Racine, enfant scrupuleux et qui voulait pouvoir les aimer sans péché, a su trouver le germe dans l’antiquité hellénique.

Assurément, ni Andromaque, ni Junie, ni Monime, ni Iphigénie, n’ont fréquenté le catéchisme de ces « messieurs », et Racine a trop le souci du vrai pour les y avoir envoyées ; mais elles sont telles qu’on sent qu’on pourrait appliquer à leur vie intérieure les mots du sage de Chéronée : « Leurs bons sentiments, ce sont les dieux qui les leur donnent » ; « leur âme est conduite de Dieu » ; quand elles ont mal fait, elles s’examinent et se confessent, et, comme elles veulent « être sauvées », elles « soignent toujours leur âme » parce qu’elles savent qu’ « il y a dans chacun de nous quelque chose de mauvais » . Tout cela, Racine peut le croire et nous le suggérer sans déformer ses héroïnes païennes, puisque tout cela est dans Plutarque.

En somme, ne pouvant paganiser le christianisme, il christianise le paganisme. Car il les aimait tous les deux. La Bruyère dit fort bien : « Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses extrêmes et admet les incompatibles ? » C’est une remarque dont nous pourrons souvent constater la vérité soit dans la vie, soit dans l’œuvre de Racine. À l’opposé des romantiques, Racine est un merveilleux conciliateur de traditions, et cela, mieux peut-être que tout le reste, témoigne de l’étendue de sa sensibilité, de sa puissance d’aimer, de la richesse de son âme.

Retenons aujourd’hui ceci : — Dès seize ans, à Port-Royal-des-Champs, Racine, écrivant ses notes d’écolier, était déjà, à l’égard de l’hellénisme et du christianisme et quant à l’interprétation de la nature humaine, dans la disposition d’esprit qui lui permettra, vingt ans plus tard, d’écrire la merveille de Phèdre.


  1. Exceptons la forme « treuver » que Racine continue d’employer à cette époque.