Jean Rivard, le défricheur/20

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J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 145-152).

XX.

les voies de communication.


Tombez, larmes silencieuses,
Sur une terre sans pitié.

Sur une terre Lamartine.


Tous ceux qui parmi nous ont à cœur le bien-être du peuple et la prospérité du pays regardent avec raison la colonisation des terres incultes comme le moyen le plus direct et le plus sûr de parvenir à l’accomplissement de leurs vœux. Lord Elgin, ce Gouverneur dont les Canadiens conserveront à jamais la mémoire, parce que dans son administration des affaires de la Province il ne se contenta pas d’être anglais mais voulut avant tout être juste, Lord Elgin disait en 1848 que la prospérité et la grandeur future du Canada « dépendaient en grande partie des avantages qu’on retirerait des terres vacantes et improductives, et que le meilleur usage qu’on en pût faire était de les couvrir d’une population de colons industrieux, moraux et contents. »

Toutes les voix canadiennes ont fait écho à celle du noble Lord, ou plutôt Lord Elgin, en énonçant cette opinion, n’était que l’écho de toutes les voix canadiennes, car depuis nombre d’années les propositions les plus diverses avaient déjà été faites pour atteindre le but en question.

Mais de tous les moyens proposés, le plus simple, le plus facile et en même temps le plus efficace, c’est, on l’a dit mille et mille fois, et il n’y a qu’une opinion sur le sujet, c’est la confection de chemins publics à travers les forêts. Ce qui prouve cela de la manière la plus évidente, c’est que partout où l’on établit de bonnes voies de communication, les routes se bordent aussitôt d’habitations, et qu’au bout de quelques mois l’épi doré remplace les arbrisseaux naissants et les chênes séculaires. Si ce moyen si rationnel eût été adopté et mis en pratique, sur une grande échelle, il y a cinquante ans, la face du pays serait entièrement changée ; ces milliers de Canadiens qui ont enrichi de leur travail les États limitrophes de l’Union Américaine se seraient établis parmi nous, et auraient contribué, dans la mesure de leur nombre et de leurs forces, à développer les ressources du pays et en accroître la population.

En étudiant les causes qui ont retardé l’établissement du Bas-Canada, et fermé de vastes et fertiles contrées à des légions d’hommes forts et vaillants, on se sent agité malgré soi de sentiments d’indignation. Mais laissons là le passé ; l’histoire dira tout le mal qu’ont fait à notre population la cupidité insatiable, l’avarice impitoyable des grands et riches spéculateurs, une politique égoïste, injuste et mesquine, et la mauvaise administration, pendant trois quarts de siècle, de cette belle et intéressante colonie. Sans nous laisser aller aujourd’hui à de justes mais inutiles regrets, cherchons à réparer autant que possible les maux du passé, et ne portons nos regards que vers l’avenir.

Ce serait une bien triste histoire que celle des misères, des accidents, des malheurs de toutes sortes occasionnés par le défaut de chemins dans les cantons en voie d’établissement.

À son retour au village de Lacasseville, Jean Rivard trouva toute la population sous le coup d’une émotion extraordinaire. Deux accidents lamentables arrivés, à quelques jours d’intervalle avaient jeté comme un voile funèbre sur toute cette partie des cantons de l’Est.

Un jeune missionnaire canadien, plein de zèle et de dévouement, s’étant, dans l’exercice de son saint ministère, aventuré dans la forêt sans guide et sans chemin, avait été surpris par les ténèbres de la nuit, et après de longs et vains efforts pour parvenir aux habitations, s’était vu condamné à périr.

On l’avait trouvé mort, au milieu d’un marécage, enfoncé dans la boue jusqu’à la ceinture… mort de froid, de misère, d’épuisement.

Missionnaire infatigable, pasteur adoré de son troupeau dispersé, sa mort inattendue avait jeté la consternation dans les cœurs et faisait encore verser des larmes.

Des deux hommes qui l’accompagnaient, l’un était mort à côté de lui, l’autre, perclus de tous ses membres, survivait pour raconter ce tragique événement.

Mais une autre nouvelle plus navrante encore, s’il est possible, avait achevé de répandre la terreur dans toutes les chaumières des environs.

Dans un des cantons avoisinant le canton de Bristol avait été s’établir un pauvre colon canadien, avec sa femme et deux enfants, dont l’un encore à la mamelle. Afin d’avoir un lot plus fertile et plus avantageux, il s’était enfoncé dans les bois jusqu’à six lieues des habitations, n’ayant de provisions que pour trois semaines. Là, il s’était bâti une cabane et avait commencé des défrichements. Au bout de trois semaines, ayant fait brûler des arbres et recueilli quelques minots de cendre, il avait transporté cette cendre sur ses épaules jusque chez le plus proche marchand dont il avait reçu en échange quelques livres de farine et un demi-minot de pois. Une fois cette maigre pitance épuisée, il avait eu recours au même moyen, accomplissant toutes les trois semaines, le corps ployé sous un lourd fardeau, un trajet de douze lieues, à travers la forêt. Pendant plus de six mois le courageux colon put subsister ainsi, lui et sa petite famille. Il était pauvre, bien pauvre, mais grâce à son dur travail, les environs de sa cabane commençaient à s’éclaircir, et il goûtait déjà un peu de bonheur en songeant que s’il passait l’hiver sans accident, sa prochaine récolte lui rapporterait assez pour qu’il n’eût plus besoin de recourir au marchand.

L’infortuné colon ne prévoyait pas l’affreux malheur qui l’attendait.

Parti un jour de sa cabane, vers la fin de novembre, les épaules chargées de deux minots de cendre, il s’était rendu comme d’habitude chez le marchand voisin et en avait obtenu la ration accoutumée, après quoi il s’était remis en route pour traverser les six lieues de forêt qui le séparaient de sa demeure. Il se sentait presque joyeux, malgré ses fatigues et sa misère. Mais à peine avait-il fait deux lieues qu’une neige floconneuse se mit à tomber ; l’atmosphère en fut bientôt obscurcie et le ciel et le soleil cachés aux regards ; en moins d’une heure, une épaisse couche blanche avait couvert le sol, les arbustes et les branches des grands arbres. Notre voyageur avait encore trois lieues à faire lorsqu’il s’aperçut, à sa grande terreur, qu’il avait perdu sa route. Les ténèbres de la nuit couvrirent bientôt la forêt, et il dut se résigner à coucher en chemin, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors. Il songeait aux inquiétudes que devait avoir sa femme et cette pensée le tourmentait plus que le soin de sa propre conservation. Le lendemain matin de bonne heure, il partit, tâchant de s’orienter le mieux possible ; mais après avoir marché tout le jour, il fut tout étonné et tout alarmé de se retrouver le soir, au soleil couchant, juste à l’endroit où il s’était arrêté la veille. Cette fois, malgré toutes ses fatigues il ne put fermer l’œil de la nuit. Je n’essaierai pas de dépeindre ses angoisses ; elles se conçoivent mieux qu’elles ne peuvent se décrire. Il marcha encore toute la journée du lendemain, s’arrêtant de temps en temps pour crier au secours sans presque aucun espoir de se faire entendre. Enfin, disons pour abréger, que ce ne fut que le troisième jour au matin que le malheureux colon aperçut de loin sa petite éclaircie et son humble cabane au milieu.

Son cœur palpita de joie lorsqu’il songea qu’il allait revoir les objets de son affection, sa femme, la compagne de sa misère et de ses travaux, et ses petits enfants auxquels il apportait de quoi manger.

Mais, ô douleur ! pitié pour le pauvre colon !…

Qu’aperçut-il en ouvrant la porte de sa cabane ?

Sa pauvre femme étendue morte !… son plus petit enfant encore dans ses bras, mais n’ayant plus la force de crier… puis l’aîné s’efforçant d’éveiller sa mère et demandant en pleurant un petit morceau de pain !…

Il est dans la vie de l’homme des souffrances morales si affreuses, des douleurs tellement déchirantes qu’elles semblent au-dessus des forces humaines et que la plume se refuse à les décrire.

Ces deux événements arrivés coup sur coup produisirent une telle sensation qu’on se mit de tous côtés à signer des requêtes demandant l’établissement de voies de communication à travers les cantons de l’Est. Pendant que Jean Rivard était encore à Lacasseville, le bruit courut que le gouvernement allait construire un chemin qui traverserait le canton de Bristol dans toute son étendue. Le marchand qui avait acheté les produits de Jean Rivard en se chargeant des frais de transport, étant en même temps représentant du peuple dans l’assemblée législative, sollicitait, paraissait-il, cette mesure avec tant de zèle, et il était secondé si vigoureusement par l’honorable Robert Smith, membre du conseil législatif et co-propriétaire du canton de Bristol, qu’on assurait que le gouvernement ne pourrait résister et allait affecter quelques centaines de louis à la confection de chemins dans cette partie du pays.

Ce n’était encore qu’une rumeur, mais Jean Rivard soupçonna qu’elle pouvait avoir quelque fondement parce que dans l’entrevue qu’il eut alors avec l’Honorable Robert Smith, au sujet des lots qu’il voulait acheter pour ses jeunes frères et Pierre Gagnon, on l’informa que le prix de chaque lot n’était plus de vingt-cinq louis, mais de cinquante. Les délais accordés pour le paiement du prix lui permirent toutefois de s’acquitter de ses promesses.

D’ailleurs, aux yeux de Jean Rivard, la confection d’un chemin à travers la forêt devait avoir l’effet d’accroître considérablement la valeur du terrain.

Le retour de Jean Rivard à Louiseville fut salué par des acclamations, non-seulement de la part de ses deux hommes qui commençaient à s’ennuyer de n’avoir plus leur chef, mais par la famille Landry et les colons voisins qui attendaient avec impatience des nouvelles de Grandpré où ils avaient laissé nombre de parents et d’amis. Aussi fut-il interrogé de toutes manières sur les accidents, les maladies, et sur les mariages passés, présents et futurs. Il lui fallut, pour satisfaire à la curiosité générale, faire l’histoire complète de Grandpré durant les derniers six mois.

Mais ce qui causa la plus vive sensation, ce fut la rumeur dont on vient de parler, celle de la confection d’un chemin public à travers le canton de Bristol. Cette nouvelle fut le sujet des plus grandes réjouissances.

Oh ! si les hommes qui sont à la tête des affaires, qui tiennent dans leurs mains les destinées du pays, le malheur ou le bonheur des populations, savaient toutes les douces émotions que fait naître au sein de ces pauvres et courageuses familles une simple rumeur comme celle-là ! Pour ces populations éparses au milieu des forêts, la question des voies de communication n’est pas seulement une question de bien-être et de progrès, c’est une question vitale, et le gouvernement qui s’occupe avec zèle de cette partie de l’administration publique, tout en agissant dans des vues de saine économie politique, remplit encore un devoir de justice et d’humanité.