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Jim Harrison, boxeur/IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 50-64).


CHAPITRE IV

LA PAIX D’AMIENS


Bien des femmes se mirent à genoux, bien des âmes de femme s’exhalèrent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, à la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la conclusion des préliminaires de la paix.

Toute l’Angleterre témoigna sa joie le jour par des pavoisements, la nuit par des illuminations.

Même dans notre hameau de Friar’s Oak, nous déployâmes avec enthousiasme nos drapeaux, nous mîmes une chandelle à chacune de nos fenêtres et une lanterne transparente, ornée d’un Grand G. R.[1], laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de l’auberge.

On était las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu affaire à l’Espagne, à la France, à la Hollande, tour à tour ou réunis.

Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-là, c’était que notre petite armée n’était pas de taille à lutter sur terre avec les Français, mais que notre forte marine était plus que suffisante pour les vaincre sur mer.

Nous avions acquis un peu de considération, dont nous avions grand besoin après la guerre avec l’Amérique, et, en outre, quelques colonies qui furent les bienvenues pour le même motif, mais notre dette avait continué à s’enfler, nos consolidés à baisser et Pitt lui-même ne savait où donner de la tête.

Toutefois, si nous avions su que la paix était impossible entre Napoléon et nous, que celle-ci n’était qu’un entracte entre le premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensément en allant jusqu’au bout sans interruption.

Quoi qu’il en soit, les Français virent rentrer vingt mille bons marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnèrent une belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de débarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons.

Mon père, tel que je me le rappelle, était un petit homme plein d’endurance et de vigueur, pas très large, mais quand même bien solide et bien charpenté.

Il avait la figure si hâlée qu’elle avait une teinte tirant sur le rouge des pots de fleurs, et en dépit de son âge (car il ne dépassait pas quarante ans, à l’époque dont je parle) elle était toute sillonnée de rides, plus profondes pour peu qu’il fût ému, de sorte que je l’ai vu prendre la figure d’un homme assez jeune, puis un air vieillot.

Il y avait surtout autour de ses yeux un réseau de rides fines, toutes naturelles chez un homme qui avait passé sa vie à les tenir demi-clos, pour résister à la fureur du vent et du mauvais temps.

Ces yeux-là étaient peut-être ce qu’il y avait de plus remarquable dans sa physionomie. Ils avaient une très belle couleur bleu clair qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de rouille.

La nature avait dû lui donner un teint très blanc, car quand il rejetait en arrière sa casquette, le haut de son front était aussi blanc que le mien, et sa chevelure coupée très ras avait la couleur du tan.

Ainsi qu’il le disait avec fierté, il avait servi sur le dernier de nos vaisseaux qui fut chassé de la Méditerranée en 1797 et sur le premier qui y fut rentré en 1798.

Il était sous les ordres de Miller, comme troisième lieutenant du Thésée, lorsque notre flotte, pareille à une meute d’ardents foxhounds lancés sous bois, volait de la Sicile à la Syrie, puis de là revenait à Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste perdue.

Il avait servi avec ce même brave marin sur le Nil, où les hommes qu’il commandait ne cessèrent d’écouvillonner, de charger et d’allumer jusqu’à ce que le dernier pavillon tricolore fût tombé. Alors ils levèrent l’ancre maîtresse et tombèrent endormis, les uns sur les autres, sous les barres du cabestan.

Puis, devenu second lieutenant, il passa à bord d’un de ces farouches trois-ponts à la coque noircie par la poudre, aux œils-de-pont barbouillés d’écarlate, mais dont les câbles de réserve, passés par-dessous la quille et réunis par-dessus les bastingages, servaient à maintenir les membrures et qui étaient employés à porter les nouvelles dans la baie de Naples.

De là, pour récompenser ses services, on le fit passer comme premier lieutenant sur la frégate l’Aurore qui était chargée de couper les vivres à la ville de Gênes et il y resta jusqu’à la paix qui ne fut conclue que longtemps après.

Comme j’ai bien gardé le souvenir de son retour à la maison !

Bien qu’il y ait de cela quarante-huit ans aujourd’hui, je le vois plus distinctement que les incidents de la semaine dernière, car la mémoire du vieillard est comme des lunettes, où l’on voit nettement les objets éloignés et confusément ceux qui sont tout près.

Ma mère avait été prise de tremblements dès qu’arriva à nos oreilles le bruit des préliminaires, car elle savait qu’il pouvait venir aussi vite que sa lettre.

Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses continuelles exhortations à me tenir bien propre, bien mis. Et au moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire.

Elle avait brodé un « Soyez le bienvenu » en lettres blanches sur fond bleu, entre deux ancres rouges ; elle le destinait à le suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la porte du cottage.

Il n’était pas encore sorti de la Méditerranée que ce travail était achevé. Tous les matins, elle allait voir s’il était monté et prêt à être accroché.

Mais il s’écoula un délai pénible avant la ratification de la paix et ce ne fut qu’en avril de l’année suivante qu’arriva le grand jour.

Il avait plu tout le matin, je m’en souviens. Une fine pluie de printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et avait fouetté de sa douce chanson les noyers en bourgeons derrière notre cottage.

Le soleil s’était montré dans l’après-midi.

J’étais descendu avec ma ligne à pêche, car j’avais promis à Jim de l’accompagner au ruisseau du moulin, quand tout à coup, j’aperçus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux fumants.

La portière était ouverte et j’y voyais la jupe noire de ma mère et ses petits pieds qui dépassaient. Elle avait pour ceinture deux bras vêtus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans l’intérieur.

Alors je courus à la recherche de la devise. Je l’épinglai sur les massifs, ainsi que nous en étions convenus et quand ce fut fini, je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la même position.

— Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégagea et remit pied à terre. Roddy, mon chéri, voici votre père.

Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient.

— Ah ! Roddy, mon garçon, vous n’étiez qu’un enfant quand nous échangeâmes le dernier baiser d’adieu, mais je crois que nous aurons à vous traiter tout différemment désormais. Je suis très content, content du fond du cœur de vous revoir, mon garçon, et quant à vous, ma chérie…

Et les bras vêtus de bleu sortirent une seconde fois pendant que le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte.

— Voilà du monde qui vient, Anson, dit ma mère en rougissant. Descendez donc et entrez avec nous.

Alors et soudain, nous fîmes tous deux la remarque que pendant tout ce temps-là, il n’avait remué que les bras et que l’une de ses jambes était restée posée sur le siège en face la chaise.

— Oh ! Anson ! Anson ! s’écria-t-elle.

— Peuh ! dit-il en prenant son genou entre les mains et le soulevant, ce n’est que l’os de ma jambe. On me l’a cassé dans la baie, mais le chirurgien l’a repêché, mis entre des éclisses, il est resté tout de même un peu de travers. Ah ! quel cœur tendre elle a ! Dieu me bénisse, elle est passée du rouge à la pâleur ! Vous pouvez bien voir par vous-même que ce n’est rien.

Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et s’aidant d’une canne, il parcourut l’allée, passa sous la devise qui ornait les lauriers et de là franchit le seuil de sa demeure pour la première fois depuis cinq ans.

Lorsque le postillon et moi nous eûmes transporté à l’intérieur le coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le retrouvai assis dans son fauteuil près de la fenêtre, vêtu de son vieil habit bleu, déteint par les intempéries.

Ma mère pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait la chevelure de sa main brunie. Il passa l’autre main autour de ma taille et m’attira près de son siège.

— Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me refaire jusqu’à ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de moi, dit-il.

Il y avait une caronade qui roulait à la dérive sur le pont alors qu’il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant qu’on eût pu l’amarrer, elle m’avait serré contre le mât.

— Ah ! ah ! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, voilà toutes mes vieilles curiosités, les mêmes qu’autrefois, la corne de narval de l’océan Arctique, et le poisson-soufflet des Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du Ça ira poursuivi par Lord Hotham. Et vous voilà aussi, Mary et vous Roddy, et bonne chance à la caronade à qui je dois d’être revenu dans un port aussi confortable, sans avoir à craindre un ordre d’embarquement.

Ma mère mit à portée de sa main sa longue pipe et son tabac, de telle sorte qu’il pût l’allumer facilement, et rester assis, portant son regard tantôt sur elle, tantôt sur moi, et recommençant ensuite comme s’il ne pouvait se rassasier de nous voir.

Si jeune que je fusse, je compris que c’était le moment auquel il avait rêvé pendant bien des heures de garde solitaire et que l’espérance de goûter pareille joie l’avait soutenu dans bien des instants pénibles.

Parfois, il touchait de sa main l’un de nous, puis l’autre.

Il restait ainsi immobile, l’âme trop pleine pour pouvoir parler, pendant que l’ombre se faisait peu à peu dans la petite chambre et que l’on voyait de la lumière apparaître aux fenêtres de l’auberge à travers l’obscurité.

Puis, quand ma mère eut allumé nos lampes, elle se mit soudain à genoux et lui aussi, mettant de son côté un genou en terre, ils s’unirent en une commune prière pour remercier Dieu de ses nombreuses faveurs.

Quand je me rappelle mes parents tels qu’ils étaient en ce temps-là, c’est ce moment de leur vie qui se présente avec le plus de clarté à mon esprit, c’est la douce figure de ma mère toute brillante de larmes, avec ses yeux bleus dirigés vers le plafond noirci de fumée.

Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa prière, mon père balançait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en ayant une larme aux yeux.

— Roddy, mon garçon, dit-il après le souper, voilà que vous commencez à devenir un homme, maintenant. J’espère que vous allez vous mettre à la mer, comme l’ont fait tous les vôtres. Vous êtes assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture.

— Et me laisser sans enfant comme j’ai été sans époux ?

— Bah ! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus à supprimer des emplois qu’à remplir ceux qui sont vacants, maintenant que la paix est venue. Mais je n’ai jamais vu, jusqu’à présent, à quoi vous a servi votre séjour à l’école, Roddy. Vous y avez passé beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois néanmoins en mesure de vous mettre à l’épreuve. Avez-vous appris l’histoire ?

— Oui, père, dis-je avec quelque confiance.

— Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne à la bataille de Camperdown ?

Il hocha la tête d’un air grave, en s’apercevant que j’étais hors d’état de lui répondre.

— Eh bien ! il y a dans la flotte des hommes qui n’ont jamais mis les pieds à l’école et qui vous diront que nous avions sept vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur le mur une gravure qui représente la poursuite du Ça ira. Quels sont les navires qui l’ont pris à l’abordage ?

Je fus encore obligé de m’avouer battu.

— Eh bien ! votre papa peut encore vous donner quelques leçons d’histoire, s’écria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma mère. Avez-vous appris la géographie ?

— Oui, père, dis-je, avec moins d’assurance qu’auparavant.

— Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon à Algésiras ?

Je ne pus que secouer la tête.

— Et si vous aviez Wissant à trois lieues à tribord, quel serait votre port d’Angleterre le plus rapproché ?

Je dus encore m’avouer battu.

— Ah ! je trouve que votre géographie ne vaut guère mieux que votre histoire, dit-il. À ce compte-là, vous n’obtiendrez jamais votre certificat. Savez-vous faire une addition ? Bon ! Alors nous allons voir si vous êtes capable de faire le total de sa part de prise.

Tout en parlant, il jeta du côté de ma mère un regard malicieux. Elle posa son tricot et jeta un coup d’œil attentif sur lui.

— Vous ne m’avez jamais questionné à ce sujet, Mary ? dit-il.

— La Méditerranée n’est point une station qui ait de l’importance à ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l’Atlantique est l’endroit où l’on gagne les parts de prise et la Méditerranée celle où l’on gagne de l’honneur.

— Dans ma dernière croisière, j’ai eu ma part de l’un et de l’autre, grâce à mon passage d’un navire de guerre sur une frégate. Eh bien ! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arrêt. Pendant que nous tenions Masséna bloqué dans Gênes, nous avons capturé environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, chargés de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux pour avoir part au gâteau, mais ce seront les tribunaux de prise qui régleront l’affaire. Mettons qu’il me revienne, en moyenne, environ quatre livres par unité. Que me rapporteront les soixante-dix prises ?

— Deux cent quatre-vingt livres, répondis-je.

— Eh ! mais, Anson, c’est une fortune, s’écria ma mère en battant des mains.

— Encore une épreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon côté. Il y avait la frégate Xébec au large de Barcelone, ayant à bord vingt mille dollars d’Espagne, ce qui fait quatre mille deux cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il de cela ?

— Cent livres.

— Ah ! le comptable lui-même n’aurait pas fait plus vite le calcul, s’écria-t-il, enchanté. Voici encore un calcul pour vous. Nous avons passé les détroits et navigué du côté des Açores où nous avons rencontré la Sabina revenant de Maurice avec du sucre et des épices. Douze cents livres pour moi, voilà ce qu’elle m’a valu, Mary, ma chérie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts et vous n’aurez plus à vivre de privations sur ma misérable solde.

Ma mère avait supporté, sans laisser échapper un soupir, ces longues années d’efforts, mais maintenant qu’elle en était délivrée, elle se jeta en sanglotant au cou de mon père. Il se passa assez longtemps avant qu’il pût songer à reprendre mon examen arithmétique.

— Tout cela est à vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la main sur ses yeux. Par Georges ! ma fille, quand ma jambe sera bien remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de séjour à Brighton, et si l’on voit sur la Steyne une toilette plus élégante que la vôtre, puissé-je ne jamais remettre les pieds sur un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d’histoire ou de géographie ?

Je m’évertuai à lui expliquer que l’addition se fait de même façon à terre et à bord, mais qu’il n’en est pas de même de l’histoire ou de la géographie.

— Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous suffire pour apprendre le reste. Il n’y en a pas un de nous qui n’eut couru à l’eau salée comme une petite mouette. Lord Nelson m’a promis un emploi pour vous, et c’est un homme de parole.

Ce fut ainsi que mon père fit sa rentrée parmi nous ; jamais garçon de mon âge n’en eut de plus tendre et de plus affectueux.

Bien que mes parents fussent mariés depuis fort longtemps, ils avaient, en réalité, passé très peu de temps ensemble et leur affection mutuelle était aussi ardente et aussi fraîche que celle de deux amants mariés d’hier.

J’ai appris depuis que l’homme de mer peut être grossier, répugnant, mais ce n’est point par mon père que je le sais, car bien qu’il eut passé par des épreuves aussi rudes qu’aucun d’eux, il était resté le même homme, patient, avec un bon sourire et une bonne plaisanterie pour tous les gens du village.

Il savait se mettre à l’unisson de toute société, car, d’une part, il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le curé ou avec sir James Ovington, squire de la paroisse, et d’autre part, passait sans façon des heures entières avec mes humbles amis de la forge, le champion Harrison, petit Jim et les autres.

Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que j’ai vu le Champion joindre ses grosses mains, pendant que les yeux du petit Jim pétillaient comme du feu sous la cendre, tandis qu’il prêtait l’oreille.

Mon père avait été mis à la demi-solde, comme la plupart des officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer ainsi près de deux ans avec nous.

Je ne me souviens pas qu’il y ait eu le moindre désaccord entre lui et ma mère, excepté une fois.

Le hasard voulut que j’en fusse la cause, et comme il en résulta des événements importants, il faut que je vous raconte comment cela arriva.

Ce fut en somme le point de départ d’une série de faits qui influèrent non seulement sur ma destinée, mais sur celle de personnes bien plus considérables.

Le printemps de 1803 fut fort précoce.

Dès le milieu d’avril, les châtaigniers étaient déjà couverts de feuilles.

Un soir, nous étions tous à prendre le thé, quand nous entendîmes un pas lourd à notre porte.

C’était le facteur qui apportait une lettre pour nous.

— Je crois que c’est pour moi, dit ma mère.

En effet, l’adresse d’une très belle écriture était : Mistress Mary Stone à Friar’s Oak, et au milieu se voyait l’empreinte d’un cachet représentant un dragon ailé sur la cire rouge, de la grandeur d’une demi-couronne

— De qui croyez-vous qu’elle vienne, Anson ? demanda-t-elle.

— J’avais espéré que cela viendrait de Lord Nelson, répondit mon père. Il serait temps que le petit reçoive sa commission, mais si elle vous est adressée, cela ne peut venir de quelque personnage de bien grande importance.

— D’un personnage sans importance ! s’écria-t-elle, feignant d’être offensée. Vous aurez à me faire vos excuses, pour ce mot-là, monsieur, car cette lettre m’est envoyée par un personnage qui n’est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frère.

Ma mère avait l’air de baisser la voix, toutes les fois qu’elle venait à parler de cet étonnant personnage qu’était son frère.

Elle l’avait toujours fait, autant que je puis m’en souvenir, de sorte que c’était toujours avec une sensation de profonde déférence que j’entendais prononcer ce nom-là.

Et ce n’était pas sans motif, car ce nom n’apparaissait jamais qu’entouré de circonstances brillantes, de détails extraordinaires.

Une fois, nous apprenions qu’il était à Windsor avec le roi, d’autres fois, qu’il se trouvait à Brighton avec le prince.

Parfois, c’était sous les traits d’un sportsman que sa réputation arrivait jusqu’à nous, comme quand son Météore battit Egham au duc de Queensberry à Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim Belcher et le mit à la mode à Londres.

Mais le plus ordinairement, nous l’entendions citer comme l’ami des grands, l’arbitre des modes, le roi des dandys, l’homme qui s’habillait à la perfection.

Mon père, toutefois, ne parut pas transporté de la réponse triomphante que lui fit ma mère.

— Eh bien, qu’est ce qu’il veut ? demanda-t-il d’un ton peu aimable

— Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un homme. Je pensais que n’ayant ni femme, ni enfant, il serait peut-être disposé à le pousser.

— Nous pouvons très bien nous passer de lui. Il a louvoyé pour se tenir à distance de nous quand le temps était à l’orage, et nous n’avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille.

— Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mère avec chaleur. Personne n’a meilleur cœur que Charles, mais sa vie s’écoule si doucement qu’il ne peut comprendre que d’autres aient des ennuis. Pendant toutes ces années, j’étais sûre que je n’avais qu’un mot à dire pour me faire donner tout de suite ce que j’aurais voulu.

— Grâce à Dieu, vous n’avez pas été réduite à vous abaisser ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide.

— Mais il nous faut songer à Rodney.

— Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir à son équipement. Il ne lui faut rien de plus.

— Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d’influence à Londres. Il pourrait faire connaître à Rodney tous les grands personnages. Assurément, vous ne voulez pas nuire à son avancement ?

— Alors, voyons ce qu’il dit, répondit mon père.

Et voici la lettre dont elle lui donna lecture :


« 14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803.
« Ma chère sœur Mary,

« En réponse à votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez pas me regarder comme dépourvu de ces beaux sentiments qui font l’ornement de l’humanité.

« Il est vrai, depuis quelques années, absorbé comme je l’ai été par des affaires de la plus haute importance, j’ai rarement pris la plume, ce qui m’a valu, je vous assure, bien des reproches de la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant.

« Pour le moment, je suis au lit, ayant veillé fort tard, la nuit dernière, pour offrir mes hommages à la marquise de Douvres, pendant son bal, et cette lettre vous est écrite sous ma dictée par Ambroise, mon habile coquin de valet.

« Je suis enchanté de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney (mon Dieu ! quel nom !), et comme je me mettrai en route la semaine prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon voyage en deux en passant par Friar’s Oak, afin de vous voir ainsi que lui.

« Présentez mes compliments à votre mari.

« Je suis toujours, ma chère sœur Mary,

« Votre frère.
« Charles Tregellis ».


— Que pensez-vous de cela ? s’écria ma mère triomphante quand elle eut achevé.

— Je trouve que c’est le style d’un fat, dit carrément mon père.

— Vous êtes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure opinion de lui, quand vous le connaîtrez. Mais il dit qu’il sera ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs rideaux ne sont pas suspendus. Il n’y a pas de lavande dans les draps.

Et elle courut, remua, s’agita, pendant que mon père restait l’air boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon étonnement en pensant à ce parent inconnu de Londres, à ce grand personnage, et à tout ce que sa venue pourrait signifier pour nous.

  1. Georges roi.