Journal Intime (Europe n°171)

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JOURNAL INTIME
Eugène Dabit

Revue Europe n°171, 15 mars 1937




JOURNAL INTIME


Voici les pages du journal intime qu’Eugène Dabit écrivit au cours de son voyage en U. R. S. S.

D’accord avec Roger Martin du Gard, nous n’avons supprimé que des passages de caractère strictement intimes.

Tout ce qu’il a pu écrire sur la Russie est là.

On sent que c’est à travers l’obsession de la guerre, les angoisses de la mort que ces notes ont été rédigées.

Il a pour ainsi dire enregistré son approche, il l’a sentie peser sur lui, dès son départ.

C’est pour cela que ces pages ont un caractère si particulier.

béatrice dabit.


20 juin 1936.

Déchiré deux pages de ce carnet. Parce que l’écriture m’en déplaisait. Idiot. Mais j’ai cédé à ma manie (la seule fois, du reste). Rue P…-de-K… Le dernier jour. Je traîne, je traîne ma vie et mon passé. Je n’ai pas le désir d’écrire. Rien. Le départ, un voyage pour mettre fin à cet état. Y mettre fin, ce n’est pas sûr. Tout croule, hors certain sens de vivre, et le travail. Amour, gloire, beauté, jeunesse, ah ! tout ça, des cendres. À quoi m’accrocher ? que sera demain ma vie, la vie ? Elle ne me semble parfois plus possible. Et cependant, je vivrai, je crois. Et le désire.

Je ne puis rien écrire sur ce départ. C’est, à la fois, trop facile et trop lourd à remuer.

22 juin 1936.

Je dîne avec B…, rue P…-de-K… Est-ce la dernière soirée que je passe dans cette maison ? Oui, peut-être. Mais pas la dernière soirée que je vis auprès de B… Sauf si ce voyage en U. R. S. S. m’est fatal…


23 juin 1936, en mer.

Comme il y a quinze mois. J’ai relu les premières pages de ce carnet. Ai-je beaucoup changé depuis ? J’ai traîné mon corps en différents pays, j’ai eu des joies et des peines, du plaisir et de l’ennui. J’ai fait quelques rencontres, je me suis débattu, j’ai travaillé. Si ma pensée n’est pas très différente de ce qu’elle fut, ma vie, bientôt, sera autre. Ce voyage en U. R. S. S., d’abord. Et puis, à mon retour (quelle date ?), une nouvelle existence m’attend, que j’ai voulue un peu, comme si c’était là mon devoir, vers laquelle depuis des années j’ai tendu. J’étais heureux, rue P…-de-K… À présent, c’est fini, et pour toujours, je crois. C’est ailleurs que je dois vivre. Dans cet atelier de la rue de la G…-G…, ce belvédère cocasse et étrange. Moi et V… Quel avenir, notre vie commune ? Et je sais bien que je ne pourrai jamais me séparer de B…, impossible que je l’oublie (elle était à la gare, ce matin, rieuse et inquiète, forte et fragile, si vivante et triste aussi, tout ensemble). Entre ma vie passée, dix années de vie rue P…-de-K…, et celle de demain, il va y avoir ce long et curieux voyage. Grâce auquel les regrets, les déchirements, les tristesses m’accableront moins peut-être ?


25 juin 1936.

Deuxième journée à Londres. Chaleur, fatigue, étourdissements. Cette multitude. Ennui. Les femmes. Il me semble quelquefois que je pourrais vivre dans cette ville monstrueuse ; à d’autres moments l’angoisse me saisit, faite d’ennui, de dégoût ; de désespoir, et J’aurais alors le désir de fuir.

Mais c’est moi que je retrouve à Londres. Mon passé, celui d’hier, la rue P…-de-K… Je n’y pense presque pas, ou seulement par éclairs. Je suis là où je vis, j’appartiens à l’instant. Et ma pensée se tourne vers ce voyage, l’avenir. Qu’est-ce qui m’attend ? Nous attend tous ? Il faudrait ne vivre que dans le présent, mais comment ne pas préparer l’avenir ? Comment, aussi, ne pas être rongé d’inquiétudes. Je voudrais vivre. Je voudrais aussi écrire ce livre, ce roman dans lequel je me jetterai tout entier, il y a longtemps déjà que-je n’ai vraiment travaillé. Pour l’hiver prochain ?


30 juin 1936, en mer, entre Kiel et Leningrad.

J’ai relu ce que j’ai écrit à Londres. Je pourrais écrire presque les mêmes choses, encore que tout soit différent sur le bateau. Je suis heureux, je sens bien la beauté de ces journées (la mer est calme depuis notre départ). Je n’en suis pas moins inquiet, insatisfait, mécontent de moi-même, présent et banal tout ensemble, éveillé et engourdi.

Cette espèce de chasse aux femmes, sur le bateau… Mais est-ce que j’y prends part ? À ma façon, sans confiance, sans désir et sans goût, encore que j’aie l’acharné désir de vivre, et que je ne sache trouver ailleurs la vie.

Ce qui m’attend ? Ce voyage ?

Je ne veux y penser. Ce ne sera peut-être qu’un voyage de plus, avec d’autres découvertes. Me vaudra-t-il la possession d’êtres vivants ? Je le voudrais, mais ce n’est qu’un vœu. Que ce soit en voyage ou à Paris, la vie vous glisse pareillement entre les doigts.

Ce que j’écris là a un ton désenchanté. Sans doute. Et pourtant, je le répète, je suis heureux, et pleinement conscient de mon bonheur. Par instants, je pense à B…, et à V…, à mon passé, et je me penche sur le personnage confus, anxieux et trouble que je fais, avide et craintif, ardent et timide. Je me connais bien. Je ne trouve pas-toujours un écho à ma voix.

Je reste seul, seul. Ah ! je voudrais écrire ce livre — un grand livre — en aurai-je la force ? y parviendrai-je ? Ce désir me ronge. Oh ! je sais que cela ne se fait pas avec des promesses et des mots. Là aussi, je serai seul. Et l’écrirai-je, ce livre ? N’y aura-t-il pas quelque catastrophe ?… Allons, que je ne me tourne pas vers l’avenir. Assez de vivre dans le présent, assez de la besogne du jour.

J’ai écrit ces lignes. Suis-je soulagé ? Bien peu. Est-ce que je vois plus clair en moi-même ? Ça continue, et je pourrais continuer aussi d’écrire, si je croyais, si…. si…


9 juillet 1936, Moscou.

La vie que nous menons est si trépidante, mouvementée, surprenante, incohérente quelquefois, que je ne trouve guère le moment d’ouvrir ce carnet. Et puis, je ne m’en sens pas le goût ; ou encore, cette vie commune ne m’en laisse pas le loisir, on discute, on traîne, on s’attend.

Et ainsi, les jours ont passé ; sur mon séjour à Leningrad je n’ai pas écrit une ligne. Je ferme les yeux, et je me souviens. Me souviendrai-je longtemps ? De quoi ? Faut-il me rappeler certains paysages, certains visages, des rencontres ? Ce voyage, sur certains points, n’est pas fort différent de celui que je fis en Tchécoslovaquie. Diners, visites officielles ou non, musées, etc. Moins fatigant ici, parce qu’il s’agit d’un monde neuf.

Comme ailleurs, je ne comprends rien de la langue. Je ne puis que regarder, regarder. Surprendre. Observer. Toutes ces richesses s’amassent en moi, se transformeront, se mêleront à ma vie inconsciente et secrète.

Surprises, émotions, s’il me faut les noter ici les bords de la Neva, à Leningrad, les îles, la visite au camp des pionniers, dans les rues de la ville, préparation d’un défilé, cet aspect de « révolution permanente », la beauté de certaines architectures, et puis la rue, la vie, tout ça forme un tout bien complexe.

L’arrivée à Moscou, et l’après-midi même le défilé sur la place Rouge, ces milliers d’hommes et de femmes, tant de jeunesse, de joie, de santé, ah ! c’était grisant, et terrible à la fois. Staline sur le mausolée de Lénine. Hier, visite au mausolée, Lénine, son visage, ses mains.

Quoi encore, dans cette ville ? Les rues, les magasins, les foules. Un peu l’Orient, un peu l’Afrique. La maison natale de Dostoïevsky. Un appartement : six chambres et la cuisine… Le parc de culture, soir d’été.

Que je garde peu ou beaucoup de souvenirs, il importe peu. Je suis dépassé, envahi par cette vie que je rencontre, mais à chacun de mes voyages il en est ainsi. Absent et présent, engourdi et éveillé. Désireux d’être seul, et souffrant de ma solitude. Avide de quelles aventures…

Les femmes sont la vie, c’est par elles que je reçois la vie. C’est une tendre et fragile aventure que celle qui me fit connaître M…, Elle n’est pas belle, mais si charmante, M… ; et puis si heureuse et si inquiète de vivre, et je voudrais l’y engager, à vivre, lui donner de la chaleur et de la joie. Lui laisser un souvenir lumineux. Car la reverrai-je jamais ? La vie m’attire et me déchire, elle m’émerveille, et j’en suis las. D’écrire aussi, je suis las. Ce perpétuel à quoi bon. Mais j’écris pour ne pas me perdre tout à fait, me dissoudre. Que dois-je écrire ? Cette nuit douce que je viens de vivre, au bord de la Moscowa…


16 juillet 1936, Tiflis.

Ce voyage n’est pas très différent d’autres voyages. Mieux, sur quelques points. Par ailleurs, moins libre, moins enchanté. — Heureux, je le suis néanmoins. Reconnaissant à. G… Car j’aurai enfin une image de l’U. R. S. S., je connaîtrai un peu de quelle façon y vivent les gens ; je ne garderai pas d’illusions sur son passé, j’en pénètre un peu le présent.

Les voyages, c’est sur moi-même qu’ils m’éclairent. Je ne leur demande de me livrer des paysages, et encore des paysages, mais de me permettre d’approcher des êtres, des femmes.

Déception, que cette arrivée à Tiflis. Constructions ternes et banales, boulevards, une foule sans couleur. Oh ! arrivées à Fez, à Marrakech. J’ai vu des pays enchantés, respiré des odeurs rares, ces paysages du Maroc, j’en garde le souvenir. De ma vie en Espagne je garde aussi le souvenir. L’an dernier, Ciudadela, solitude, travail.

Il faut un pareil voyage pour me faire, aimer mieux encore ce que j’aime. Ma liberté, ma solitude. Une femme près de moi.


17 juillet 1936.

X… est venu, j’ai cessé d’écrire. Tant mieux, ou tant pis. Hier tantôt, nous avons visité la vieille ville, qui pouvait me faire souvenir du quartier juif, à Fez. Combien moins surprenant, presque sordide. Tout cela condamné, d’ailleurs, si bien que tous les pays et les hommes se ressembleront.

Nous avons dîné en compagnie de trois écrivains géorgiens. Sous un noyer énorme. Il faisait une nuit noire, le vent soufflait, des grenouilles coassaient, deux lampes-tempêtes éclairaient notre table : un peu à l’écart, assis sur la terre, des paysans mangeaient. Nous avons bu, porté des toasts, dit ou écouté des poèmes. Tout cela frais, chaleureux, naturel. Moins pour X… et moi que pour ces poètes. Je suis rentré à Tiflis un peu ivre, désireux, de voir et d’approcher des femmes. Mais rien.

Le matin est doux, l’air léger, des hirondelles parcourent le ciel. Collines arides. Je pourrais me croire à Alicante, à Carthagène. Je suis à Tiflis. Sans y être. Souhaitant déjà vivre ailleurs, songeant à notre retour par Constantinople et Athènes. Il m’arrive de penser aussi, avec une subite angoisse, à B… et à la rue P…-de-K… Tout, là-bas, s’est dénoué. Irréparable. Il me faudra, cependant, recommencer à vivre à Paris, dans cet atelier, avec V…, mais est-ce que je crois à cette vie ? Il m’arrive de penser à M…, je voudrais revivre nos nuits de Moscou, vagabondes et fraîches. Je voudrais… Mais je ne veux rien avec force. Je suis ici, je sais que cette journée passera, que viendra le temps du retour, que tout est à peu près indifférent. Je sais que je garderai des souvenirs de ce voyage, qui se transformeront en moi (comment ?) et dont je me nourrirai un jour.

Ce que j’ai pu écrire dix fois du voyage, du voyageur que je fais, je pourrais l’écrire encore. Je n’écris que pour tenter de me retrouver un moment, me reprendre..

Que vais-je faire de cette journée ? Attentes, paroles inutiles. J’aimerais être avec M…, par exemple, et vagabonder lentement dans la vieille ville. J’aimerais aussi être à Ciudadela, loin de tout, et nager, écrire ce long roman auquel je m’attaquais il y a un an tout juste, et qui sommeille en moi, m’étouffe, et dont je dois me délivrer.


25 juillet 1936, dans une petite ville d’eaux (Borjom ?), entre Tiflis et Batoum.

Un ancien palais, bourgeois et horrible, celui d’un grand-duc, dans un beau parc. Une maison plus simple, à l’écart, où je couche, avec J… L…, c’est là que j’écris, après avoir nagé dans un bassin empli d’une eau claire et délicieuse (j’aurais voulu prendre ensuite un bain de soleil, hélas ! le ciel est gris, il pleut pour l’instant). Me voici donc seul, calme, reposé comme je ne le fus depuis des semaines. Pas d’excursion, ce matin, de visite, de longs repas en perspective ; point de paroles à prononcer, de sourires à donner ; et pas même un ami (G… et S… sont repartis avant-hier). Seul. Avec le désir de me concentrer, me retrouver, et presque celui d’écrire.

Quoi écrire ? J’ai relu ces quelques pages consacrées à mon voyage depuis Londres. Peu de choses, mais ce peu me rappelle certains états. Puis-je employer mieux encore ce jour de liberté, et, bien que ne me quitte jamais la pensée qu’il est vain d’écrire, du moins puis-je écrire un moment afin de me reprendre.

J’écrirai peu sur ce voyage. S’il le faut, à mon retour, ce sera avec autant de difficulté que lorsque je revins de Tchécoslovaquie parce que les paysages ne se décrivent pas ; que les sensations, les émotions restent personnelles et ne peuvent, si besoin est, qu’enrichir — et lentement, mystérieusement — un romancier. Quant à parler de l’U. R. S. S. en professionnel, avec des chiffres, exemples, comparaisons, je ne le puis, ne le veux, d’autres que moi s’en chargent, ou s’en chargeront. Ce n’est pas que, par des moyens qui me sont propres, je ne puisse porter quelques jugements sérieux sur ce pays, l’intelligence de ses chefs, l’effort de ses habitants. Quant à parler de la doctrine, du système, il n’en est pas question ; entre plusieurs qui sont proposés aux hommes, entre fascisme et communisme, je n’hésite pas, j’ai choisi le communisme, et quelles que soient les réserves que puisse m’inspirer ce voyage, je m’en tiens fermement à mon choix.

Je me suis relu. Je n’ai rien dit, tout reste à dire, et cependant j’ai presque le sentiment d’être au bout de mon désir d’écrire. Il n’en est heureusement rien. Je n’écris parfois, sur certains sujets (ce voyage par exemple) que contraint ; cela m’arrivera peut-être, mais du moins pas dans ce carnet. Un désir différent me pousse à me pencher sur moi, écrire comme je ne le fais que trop rarement sur moi-même, puisque c’est la raison véritable, la seule valable, de tenir « son journal ». Le mien, Dieu sait comme je le tiens ! Pas avec le souci d’y jeter une matière littéraire, y recueillir les bons mots, des situations intéressantes pour un romancier. Je ne parle ici que de certains de mes états. Et pas toujours de façon aiguë ou profonde.

. . . . .

Il est 5 heures, l’après-midi s’écoule. Je suis retourné nager, je me suis étendu au soleil, près de J… L… et nous avons eu une longue conversation sur différents sujets, et puis enfin J… L… m’a parlé de sa vie, avec cet accent maladroit et passionné que je lui connais depuis Londres. Il est marié, il a trois enfants, il mène une vie presque misérable, parce que communiste dans ce pays étroitement bourgeois qu’est la Hollande. Et puis, il a ses drames. Et ainsi, alors que je demeurais nu au bord de l’eau, une vie m’était donnée. L’étonnant renouvellement de la vie — pour la recevoir il ne suffit que d’aimer — et qu’on nous laisse vivre, grand Dieu !

À présent, assis à une terrasse, j’écris. Devant un admirable paysage, qui me laisse toutefois indifférent comme un décor. J’ai relu les pages précédentes, mon aventure avec m…, et je me suis dit que plus loin, dans ce même carnet, je parlais de V… avec un accent douloureux et si passionné, en lui faisant quels serments… que je ne tiens pas, n’ai pas tenu depuis qu’elle m’est revenue. Je suis ainsi, fidèle et volage, sincère dans l’instant, fuyant, instable et cependant avide de durée. Jamais je n’en finirai avec moi-même, avec mon passé. Où je suis, là est la vie. Il m’arrive de penser à Paris, ce qui m’y attend, avec angoisse et aussi une sorte d’indifférence. Je me sens de curieuses possibilités de bonheur et de souffrance, égales, comme tempérées. Ce sont là mes limites, peut-être, et aussi bien mes moyens d’existence. D’un caractère pareil au mien, on dira qu’il est calme, équilibré ; alors que je suis avide, gonflé de désirs, déchiré. Mais, en même temps, il est vrai — et point seulement par hasard — j’ai de grandes possibilités d’adaptation, d’exister véritablement dans l’instant, où je suis, pour une seule pensée, un être, et d’oublier le reste du monde. Infirmité ? Richesse ? ou encore, est-ce de la sagesse ? De moi-même, ah ! j’ai tiré tant de bonheur. La souffrance ne peut me venir que des hommes, ou bien de la maladie, la vieillesse, la mort, mais soit, en ce cas je l’accepte.


28 juillet 1936, Batoum.

Il pleut depuis notre arrivée, larges ondées. Paysage tropical, plantations de thé. Atmosphère lourde. Énervement, fatigue, isolement. J… traduit des articles : nouvelles d’Espagne, de France. Mais les événements d’Espagne éveillent en moi inquiétudes et souvenirs. De toutes parts, presque, dans ce monde, luttes, haines. En France, demain, c’est sûr. — Alors, quoi, comment vivre ? Travail, amour, toutes les joies prenant fin. Je me sens, ici, coupé de tout. Pas nouveau. Que ce peut être peu, une vie, ma vie, chaque vie. À la dérive. Et cependant, l’unique façon de ne pas être emporté tout à fait : croire en soi, se pencher sur soi, se retrouver. J’écris. Mes mains sont moites, lourdes sont mes jambes. Soudain, je pense que M… et moi, il y a cinq jours… L’air poisseux. J… écrasé sur son lit. Quelques cris. L’ordre et le désordre dans cette ville étrangère. Je ne suis de nulle part. Comment expliquer ce sentiment ? B…, V…, mes parents, ce que je possède, rien n’est réel, et à peine cet instant où je tente de me « recomposer ». J’existe de façon animale, végétale. C’est peu, c’est encore trop…


2 août 1936, Sokoum.

Depuis quatre jours dans ce pays qui me fait souvenir de la Riviera. En mieux, parce que plus simple et plus pur. Qui me rappelle mes beaux mois à Menorca, avec V…, dans cette Espagne où fait rage actuellement la guerre civile, une guerre à laquelle je pense avec angoisse. On est heureux à Sokoum, c’est l’ordre et la paix en U. R. S. S. (encore que les fantômes de la guerre et du fascisme rôdent sur ses frontières) et moi aussi je serais pleinement heureux si ne pesaient sur nos vies des ; menaces de semaine en semaine plus récises et plus terribles.

Le ciel est bleu, le parc d’un vert presque doré, si doux, et derrière les arbres c’est la mer. Les cigales chantent à n’en plus finir. Bientôt, j’irai nager ; j’attends encore, hier le soleil m’a brûlé. Autour de moi, des femmes et des hommes qui sont heureux, qui peuvent avoir confiance dans l’avenir, la vie est devenue possible ici, d’année en année elle pourra être meilleure.

Le présent, pour moi. Flâneries, courses. Heures durant lesquelles je succombe de sommeil. Il me faudrait prendre des notes sur mon voyage. Quels souvenirs précis en garderai-je ? Je vis. Et maintenant, c’est T… dans ma vie, avec elle que je passe de longues heures de la nuit dans le parc et sur la plage. Je n’oublie pas M…, cependant, et encore bien moins B… et V… ! Le courrier n’arrive pas, ennui auquel je dois me résigner, mais qui parfois me démoralise. Je ne sais rien, je suis coupé de tout, il me faut vivre ici pleinement, vivre dans le présent — qui me comble. Et du reste, trente jours au plus me séparent du retour. Et qu’est-ce qui m’attend, en France ?


12 août 1936,. Sotchi.

Nous devions, le 1er au soir, prendre le bateau pour Sébastopol. Mais j’ai été malade (indigestion, coliques, fièvre), nous ne partirons que ce soir, à minuit. J’ai hâte de quitter Sotchi, où je m’ennuie, et à Sébastopol j’ espère retrouver T…, poursuivre notre délicieuse aventure. Aventure qui ne me laisse pas oublier où je suis, c’est-à-dire l’U. R. S. S., et bien moins encore l’orage qui menace au-dessus de nos têtes. Il en est ainsi à chaque saison, chaque été, il me suffit de lire les premières pages de ce carnet pour retrouver les mêmes inquiétudes, les mêmes angoisses, cette menace de la guerre. Mais quoi, cette menace se fait d’année en année plus précise, elle va devenir enfin une réalité. C’est pour bientôt le commencement de l’horreur et du chaos. Pour bientôt ? Je pourrais écrire le recommencement, parce que je l’ai vécue dans toute son horreur, l’autre guerre, celle de 1914-1918. Et ça me suffit. Je n’ai cessé de me dresser contre ce passé, ma vie entière en a été marquée, empoisonnée je puis le dire. Et voici que l’avenir, un proche avenir, s’annonce pareil à ce passé tragique. Moi, je ne me sens ni le goût ni la force de vivre cet avenir. Mais n’y serai-je pas entraîné ? Est-ce qu’on tiendra compte de mes désirs ? Oh non ! Je ne le sais que trop. Je serai emporté par le courant, et quel courant, qui nous poussera sur un rivage où règne la mort. Mes protestations et mes refus, tout cela est vain. Vain, également, cet acte d’écrire. Et c’est, pourtant, mon seul refuge, l’unique possibilité qui me reste de mettre de l’ordre dans ma pensée, de me préparer à la mort, de lutter contre le chaos, cette espèce de marée qui monte autour de nous. Je ne crois pas à cet acte d’écrire, je ne crois en rien, à peine si je crois que moi, Dabit, je suis vivant. Je suis séparé des quelques êtres qui m’attachent à la vie. De mes parents, dont je n’ai plus de nouvelles depuis une vingtaine de jours, et ma mère, ma pauvre, ma très chère maman, que devient-elle ? Je suis séparé de B…, de V… Coupé de mon passé, cet abandon de la rue P…-de-K…, la maison où durant dix années j’ai vécu. Tout semble aller vers sa fin. Que j’habite un atelier rue de la G…-C…, que se trouvent là les quelques objets et souvenirs auxquels je tiens, à peine si je puis le croire. Presque rien, dans ce mouvement qui nous emporte, ne me semble réel. J’exagère ? N’est-ce pas le commencement du grand chaos ? N’ai-je pas imaginé, chaque année, qu’il en était ainsi ? Mais ce n’est pas le fruit de mon imagination, ce sont des réalités toutes puissantes, actives, dont le théâtre est en Espagne, en Grèce, presque partout en Europe (sauf en U. R. S. S.) qui m’inspirent ces pensées funestes, me donnent l’appréhension de l’avenir.

Dans une vingtaine de jours je serai en France. Probablement. D’ici ce retour, quelles catastrophes, le malheur menace, semble inévitable. Que la guerre me surprenne alors que je suis en France, soit. Je suis presque tenté d’écrire : ce sera un bien. Car j’ai joué ma partie, j’ai tenté l’impossible, je renonce à sauver ma vie. Car manœuvres et calculs, tout est également vain. Nous sommes traqués, nous sommes perdus. La vie, dans ce monde, devient impensable et invivable ; elle n’est plus, ne sera plus que le fait du hasard. Ordre, beauté, bonheur, vertus qui vont disparaître. Pour longtemps, peut-être. Ah ! que je souhaite me tromper. Mais je ne suis pas ivre. Je reste lucide, et je dirai même indifférent. Détaché de tout. Ne croyant ni à l’art, ni à la gloire, ni à l’héroïsme, tous les grands mots sont dégonflés. Cependant, je me sens le cœur encore et toujours brûlant de jeunesse et d’amour. Hélas ! ce monde est trop cruel et désolant et stupide, l’ordre et le bonheur ne s’y établiront — est-ce possible, jamais ? — que sur des ruines, dans le sang. Et il me faudra vivre ces événements. Les traverser, en sortir, je ne puis y croire.

Adieu mes parents, adieu chère B…, et toi chère V…, et vous mes amis. G…, R… M.. G…, G…, G…, et les autres. Nous serons dispersés par un vent d’orage, nous réunirons-nous jamais, lesquels d’entre nous se retrouveront ? Et mes livres, ma pensée, moi, ah ! quelle moquerie ! Et ce carnet entre quelles mains amies ou indifférentes tombera-t-il ? Oh ! tout est perdu, et il n’importe. Fatalité. Ce n’est pas, il s’en faut, dans mon cœur, de là résignation. Pour moi-même, je ne désarme pas, je ne renonce pas. Toutefois, à partir d’un certain point, ma vie dépend plus de moi-même. Par le silence, le recueillement, offre-t-on moins de prise à l’orage ? Ou par l’action ? En moi, quel désir de solitude et de silence ! Les trouverai-je ? Je le souhaite. Dès mon retour en France, si, avant ce retour…

Dans quelques semaines je lirai peut-être ces pages, à l’abri dans un village, au bord de la mer, ou à Paris. Je n’en sourirai point, si elles ne valent pas pour cette année, du moins pour l’année suivante. Puisque le malheur qui nous menace est inéluctable. La guerre. Avec elle, la nuit, la laideur, la mort. J’aurais voulu vivre, et longtemps. J’aime la vie, j’aime chanter la vie, ses joies comme ses tristesses. Dans quelques semaines j’aurai trente-huit ans, je commence à prendre pleine conscience de moi-même, de mes possibilités, de mes forces. C’est maintenant, pour vingt ans, que je commencerai pleinement à être. Mais ces vingt années, que je pourrais espérer vivre, que j’ai le droit de vivre, puisque le destin m’a accordé la vie, ces vingt années, les hommes me les accorderont-ils ?

Ma réponse est : je doute qu’ils me les accordent. Ou année par année, comme ce fut depuis 1920. J’en reviens à ne vivre que dans le présent, mais à certaines heures cela devient même impossible, le présent est aussi noir et bouché que l’avenir.

… C’est à soi-même qu’on doit adresser ses prières. Garder les yeux ouverts sur le monde, posséder et jouir. Mais aussi, oh ! combien, se replier, se recueillir.

… Je voudrais, d’un bond, être transporté en France, retrouver mes parents, revoir B… Tout ce beau passé, je ne le revivrai plus. Mais peut-être connaîtrai-je la paix. Est-ce que, déjà, ce n’est plus possible ?

Ah ! je sais une chose, avec certitude c’est que, tant que « ce n’est pas la guerre », alors il est possible d’obtenir la paix, parce que la misère et la mort ne règnent pas, la vie garde ses chances, si on sait — si je sais — en éloigner les poisons, et je sais de quels poisons — mondiaux — il s’agit.

Je viens de relire ces quelques pages. Elles disent tout, et disent peu de mon état ; elles l’éclairent et le trahissent. Mieux vaut, cependant, les avoir écrites. Tant pis pour la confusion, qu’elles révèlent. Comment ne pas être confus ? Et ai-je eu le souci d’écrire ? Certes non. Je me cherche, parce que je me sens comme absent de moi-même. Que ne suis-je au travail, contraint à un effort précis et réel. Tandis que le monde s’écroule autour de moi. Mais quoi, suis-je responsable de cette tragédie, cette comédie, est-ce que de toute ma pensée je n’ai pas lutté contre elle, et exactement comme il convenait ? Les hommes et moi nous sommes quittes, qu’ils me prennent ma vie — hélas ! — je n’en garde pas moins ce qui fait l’essentiel de moi-même.

À écrire ainsi, vite on tombe dans la confusion et le galimatias. Mais mieux vaut courir — quelquefois — ce risque, que de se laisser envahir par le vide, se laisser engourdir, demeurer dans une torpeur d’où l’on croirait pouvoir sortir un jour. Et en sortir, ce serait précisément comme je fais, cet acte d’écrire (encore que je ne me berce pas d’illusions).

Souvent, je m’étends sur mon lit, et je m’efforce de fixer mon esprit sur un souvenir, un événement précis de ma vie. Mais bientôt d’autres pensées m’assaillent, venues je ne sais d’où, et me voilà si loin de ma pensée première. Je rêvasse. Presque incapable de suivre avec force et longuement une pensée. Cela est commun, et banal, sans doute. Décourageant. Je ne puis lutter avec succès que si j’écris.

Du reste, j’aime assez cette « rêvasserie ». Bien qu’elle dévore des heures que je pourrais consacrer à l’étude, à la lecture.

Quel mal j’éprouve — souvent — à lire, mes distractions, mes absences, mon manque de mémoire. Si tout n’était pas foutu, j’entreprendrais de lutter. Mais le perpétuel : à quoi bon, et je me laisse emporter… encore que le courant ne m’entraîne que là où j’ai choisi d’aller (jusqu’à ce jour, du moins).

Impossibilité d’écrire, parce que ma pensée, ma vie (et tant d’autres vies) a trop de replis, trop de détours. Rien qui ne se présente simplement, franchement, totalement. Rien qui ne soit pour moi vérité absolue. Hormis, pour moi-même, ma propre vérité. (Mais comment la reconnaître, bien l’éclairer, c’est le drame.)


Eugène Dabit.



Ce sont là les dernières lignes écrites dans ce carnet par Eugène Dabit, qui devait mourir à Sébastopol neuf jours plus tard.