Journal d’un correspondant de guerre en Extrême-Orient/03

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TROISIÈME PARTIE

À TRAVERS LE LIAOTOUNG


En rade de Chimonocéki, 25 juillet.

Après plus de quatre mois d’attente, je trouvai en rentrant à Tokio l’autorisation de rejoindre l’armée en Mandchourie. Je devais prendre passage sur un transport à Modji, ce qui m’obligeait à repartir de la capitale le lendemain même de mon retour. Le sort a parfois de ces ironies : après avoir maudit depuis le commencement de la guerre ma mauvaise étoile et le général Foukouchima, je trouvais maintenant qu’on me pressait trop et qu’il ne me restait pas assez de temps pour terminer mes préparatifs. La veille de mon arrivé à Tokio, le délai fixé pour l’embarquement des chevaux avait expiré, et je me vis contraint de laisser au Japon un excellent poney que j’avais acheté au commencement de mon séjour. J’allai voir à ce sujet le nouveau sous-chef d’état-major au quartier général. Je trouvai, dans la personne du général Mourata, un de mes grands anciens de Saint-Cyr qui fit tout son possible pour m’aider et me donna de précieux conseils. Il m’assura que je trouverais facilement à me remonter en Mandchourie.

Heureusement le correspondant de guerre a peu de besoins et sait se contenter du plus modeste bagage. Je montai dans le train qui devait m’emporter vers le sud avec un rouleau de couvertures, deux paniers d’osier et un jeune Japonais, destiné à me servir de boy, que j’avais récolté au hasard, presque sur le marchepied du wagon.

En temps ordinaire, on met trente heures de Tokio à Chimonocéki (la ville située en face de notre port d’embarquement), mais, les transports de troupes et les inondations aidant, il ne m’en fallut pas moins de cinquante-trois pour atteindre la pointe méridionale de l’île de Hondo.

Ce trajet agrémenté d’une chaleur torride le jour, et de légions de moustiques la nuit, dans des compartiments primitifs et étroits, ne présageait rien de bon pour l’avenir de la campagne. À Chimonocéki, je comptais sur les lits moelleux du Sanyo Hotel, la seule maison européenne de la ville, pour me remettre de mes fatigues ; mais je trouvai cet établissement accaparé entièrement par les attachés militaires qui nous précédaient de vingt-quatre heures. Je fus obligé de me rabattre sur l’auberge indigène la plus voisine, malgré mon antipathie déjà ancienne pour ces institutions rudimentaires totalement dépourvues d’eau et d’ameublement. Sauf un vilain kakemono pendu au mur, il n’y avait dans la chambre que j’habitais que les matelas nattés qui recouvrent le plancher et imposent au voyageur l’énervante obligation de se déchausser chaque fois qu’il veut entrer chez lui.

Du moins, à l’heure des repas, on trouvait place à l’hôtel aux tables voisines de celles que s’étaient réservées les officiers étrangers. Parmi les seize représentants des armées occidentales, il y a deux de nos compatriotes, le colonel Lombard, venu de Tientsin, où il commandait un régiment d’infanterie coloniale, et le capitaine Bertin, qui a interrompu son stage à l’École de guerre pour suivre les opérations en Extrême-Orient. Le lendemain, j’accompagne jusqu’à la jetée les militaires fortunés qui, un jour avant nous, peuvent secouer de leurs chaussures la poussière japonaise.

La jolie chaloupe blanche qui les emporte vers l’Iki-Marou s’est à peine détachée de la rive que l’hôtel s’emplit à nouveau.

Un à un, les correspondants de guerre arrivent ; bientôt nous sommes au complet, et je peux faire la connaissance de ceux qui vont partager avec moi les hasards de la campagne.

Notre groupe, un peu plus important que celui des attachés, compte dix-huit journalistes. L’élément anglo-saxon domine. Il y a huit Anglais et sept Américains ; un Italien et deux Français sont seuls à ne pas représenter la langue de Rudyard Kipling. Parmi mes futurs compagnons de voyage se trouvent quelques noms célèbres dans la spécialité. Le correspondant du Daily Telegraph, Bennet Burleigh, a déjà servi dans l’armée confédérée pendant la guerre de Sécession il y a quarante ans ; le dessinateur Melton Prior en est à sa vingt-sixième campagne. Dans le lot américain, deux romanciers, célèbres dans leur pays, sont venus au « front » chercher des impressions capables de secouer les nerfs de leurs lecteurs.

Après les formalités méticuleuses du visa des passeports au bureau militaire de Modji, on nous annonce que notre départ est définitivement fixé au lendemain 25, à midi. Le matin du grand jour, l’hôtel est sens dessus dessous.

Avant l’aurore, des fantômes khaki errent à travers les couloirs, les bagages dégringolent les escaliers. Au dehors, la grande place qui s’étend jusqu’au quai est noire de spectateurs. Toute la population locale s’est réunie pour contempler les Européens éternellement mécontents dont les plaintes remplissent depuis des mois tous les journaux indigènes. Des soldats du train viennent chercher les quatorze montures qui forment notre cavalerie, pour les conduire aux chalands amarrés à la jetée. L’embarquement ne va pas sans accrocs ; les chevaux japonais, lymphatiques et lourds, n’opposent aucune résistance, mais quelques-uns de nos camarades ont acheté des poneys chinois, vicieux par nature, et de plus, énervés par le long trajet en chemin de fer. Ils ruent, se cabrent, se démènent si bien qu’il faut deux bonnes heures pour les caler dans les bateaux ; l’un d’eux s’offre même le luxe d’un bain de mer qui lui eût été fatal sans le dévouement de son palefrenier qui s’élance tout habillé à l’eau pour le secourir. La foule crie : banzaï ! et voilà un héros japonais de plus. Après les animaux, leurs propriétaires défilent entre deux haies de badauds sous de véritables batteries d’appareils photographiques. Un quart d’heure de chaloupe à travers le détroit et nous voilà à l’échelle du Heijo-Marou, mauvais petit vapeur d’un millier de tonnes, qui doit nous emporter vers le continent.


Louchoutoung, 31 juillet.

Nous ignorons toujours où nous allons. Diverses éventualités se présentent. Nous débarquera-t-on à Dalny pour nous envoyer à Port-Arthur ou à Louchoutoung, d’où nous nous dirigerons vers le nord, du côté de Tachichiao ? Nous apprenons l’occupation de cette ville par la deuxième armée japonaise en montant à bord. Enfin, il n’est pas impossible que nous prenions terre à Takouchan et suivions le même chemin que la dixième division pour gagner par Siouyen les cantonnements de la quatrième armée. Les Anglo-Saxons étant en majorité, de nombreux paris s’engagent. Port-Arthur est à égalité, la deuxième armée à quatre contre un, la quatrième armée à dix contre un. On lève l’ancre. La rupture de toute communication avec la terre nous rend absolument inoffensifs ; aussi croyons-nous sans danger pour le sort du Japon pouvoir questionner le capitaine, mais nous nous heurtons à un ouakarimasen (je ne sais pas) accompagné du sempiternel sourire stéréotypé sur la face jaune qui depuis une demi-année est la seule réponse à toutes les interrogations. Il faut en prendre son parti et une fois de plus attendre. Du moins faisons-nous de notre mieux pour passer le mieux possible les heures pénibles qui nous séparent du moment béni.

Dans une société aussi bigarrée que la nôtre, les ressources ne font pas défaut. Lorsqu’on est fatigué des anecdotes, des récits d’aventures dans les Balkans ou le Far West, un des Américains entonne une chanson nègre en s’accompagnant de son banjo, ou bien on se réunit autour d’un jeu de petits chevaux pour lequel un correspondant à l’esprit prévoyant a su trouver de la place dans ses cantines. Quelques fanatiques du reportage ont déjà trouvé dans notre banal voyage des sujets de lettres et de télégrammes et se réfugient loin des regards indiscrets pour pianoter pendant des heures sur leurs machines à écrire.

Malgré tout, l’impatience des passagers ne diminue pas. Divers incidents la portent jusqu’à l’exaspération. Notre première destination que nous n’avons pas tardé à découvrir grâce aux cartes marines et à nos boussoles de poche, est une des îles Elliott, base de la flotte de l’amiral Togo. De ce point, part chaque matin à six heures un convoi comprenant tous les transports arrivés depuis la veille ; un navire de guerre les guide jusqu’au point de débarquement. Nous devions arriver le 28, quelques minutes avant le départ de la fournée quotidienne et la suivre immédiatement. Mais des vents contraires et un capitaine apathique réussissent à nous faire manquer d’une demi-heure l’appareillage des affrétés. Le lendemain et le surlendemain, la brume odieuse de la Mer Jaune, nous enveloppant de son voile impénétrable, prolonge le séjour du Heïjo-Marou dans cette triste antichambre de la guerre.

Les vivres commençaient à se faire rares. La nourriture américano-japonaise, dont on nous gratifiait à bord, généralement mauvaise, devenait exécrable. Heureusement, dans l’après-midi du troisième jour, le brouillard disparaissait aussi rapidement qu’il était venu, au moment même où la vieille canonnière le Saïyen, enlevée il y a dix ans aux Chinois, entrait dans la rade.

Le lendemain, à l’heure convenue, elle prenait la tête d’une file de dix-sept transports dont nous formions l’arrière-garde. Une marche serpentine, destinée à éviter une collision avec d’hypothétiques mines flottantes, nous amenait bientôt à l’entrée de la baie de Talienouan. L’instant est solennel. Tournerons-nous à gauche vers la haute cheminée d’usine qui marque l’emplacement de Dalny, ou bien dans la direction des taupinières de boue jaune, devinées plutôt qu’aperçues sur notre droite, vestiges des anciennes fortifications chinoises de Louchoutoung. Après avoir paru hésiter, le Heïjo-Marou, d’un coup de barre, se redresse brutalement vers le nord-est : les visages s’allongent, quelques énergiques « goddam » échappent aux passagers décontenancés et furieux. Adieu le siège de Port-Arthur, la vie tranquille derrière les parapets de tranchées, les descriptions sensationnelles d’assauts, de bombardement et de massacres autour du Gibraltar moscovite. Il faudra faire une longue et pénible chevauchée pour atteindre une armée combattant dans des villages chinois à noms barbares et difficiles à retenir ; le public ne s’intéresse pas à des mouvements de troupes trop fréquents et presque impossibles à suivre sur les cartes. Et les vieux correspondants de se lamenter, de pleurer sur la perte de leur réputation qu’ils ont mis trente ans à établir, d’invectiver contre l’état-major de Tokio qui leur a promis de les envoyer à Port-Arthur et maintenant leur manque de parole.

Je me trouve peut-être le seul à ne pas partager l’indignation générale ; je me réjouis même de notre destination. À mon avis la grosse partie se jouera près de Moukden. Le siège de Port-Arthur est un incident, dramatique et passionnant sans doute, mais d’un intérêt militaire de second ordre. La flotte inactive et la petite armée qui s’y trouvent enfermées ont perdu toute faculté offensive ; leur action se borne à maintenir en face d’elles l’armée assiégeante le plus longtemps possible et ne pourra, quelle qu’elle soit, modifier la marche des opérations. Dans la Mandchourie centrale, au contraire, toutes les forces des deux empires sont concentrées à l’heure actuelle ; elles s’observent, se tâtent en attendant les renforts et le matériel qui doivent compléter leur organisation ; là se livreront les grandes batailles, là se décidera le sort de la campagne.

La mauvaise humeur de mes compagnons, augmentée encore par l’écho lointain des détonations apportées par le vent du sud, n’était pas encore calmée, lorsque l’ancre de l’Heïjo-Marou, touchant le fond, envoyait un tourbillon de boue jaune à la surface des eaux. Une chaloupe accostait rapidement le vapeur, les correspondants s’y entassent et dix minutes plus tard mettent le pied sur la terre si longtemps promise de Mandchourie.

Un officier du service des étapes nous conduit jusqu’à l’ancien hôpital russe qui doit nous servir de gîte pour cette nuit-là.

Les laboratoires et les salles de pansement que notre contingent se partage, sont des hangars blanchis à la chaux ; ils n’offrent rien de remarquable, sinon les énormes poêles encastrés dans les cloisons de manière à chauffer deux chambres à la fois, et dont les gros ventres noirs empiètent désagréablement sur les locaux exigus.

Nos bagages jetés au hasard dans les coins, il faut braver le soleil implacable et courir à la ville chinoise, car les problèmes quotidiens de la vie du correspondant en campagne se posent dès le débarquement.

Ils sont de quatre espèces : l’envoi des correspondances, le logement, le transport des bagages et la nourriture.

La première question se trouve immédiatement résolue par les autorités de Louchoutoung qui nous déclarent que nous ne trouverons de censure militaire qu’à l’état-major de la deuxième armée et que par suite il nous sera impossible de rien expédier avant d’avoir rejoint le quartier général. Le logement sera assuré par cantonnement soit dans les bâtiments russes abandonnés, soit dans des maisons chinoises réquisitionnées par le service des étapes. Un pays aussi peuplé que la Mandchourie, couvert de villages et de fermes, fournit toujours un abri. D’ailleurs en cette saison il n’y a aucun inconvénient à bivouaquer.

L’intendance japonaise se charge du transport de nos cantines, moins dans l’intention de nous être agréable, que pour limiter notre liberté et nous maintenir sous sa surveillance ; il nous a été défendu de louer ou d’acheter des attelages à nos frais. Le problème de la nourriture se présente comme le plus ardu. L’autorité militaire, dans une note distribuée à Tokio, promettait de fournir à chacun de nous une ration d’officier, consistant en riz non décortiqué, thé vert et bœuf conservé ; mais la plupart des correspondants jugeant ce menu insuffisant se sont encombrés d’une cantine tenue par un restaurateur japonais. Ce luxe coûte à chacun d’eux quinze dollars (trente-huit francs) par jour et ne paraît pas devoir leur donner entière satisfaction, n’ayant réussi pour le dîner du début qu’à leur fournir des œufs pourris et un pouding équivoque que les estomacs les plus résistants n’ont pu assimiler. Comptant sur les ressources locales, quelques conserves et l’expérience acquise au cours de trois campagnes, j’ai résolu de me tenir à l’écart et n’ai pas eu à m’en repentir, si j’en juge par les regards brillants de convoitise braqués sur mon frugal repas.

La nuit nous réservait un pénible désenchantement. Elle fut pourtant témoin de notre première bataille. Malheureusement nous jouâmes non le rôle de spectateurs, mais celui de combattants contre les insectes invisibles et cruels dont nous eûmes à repousser les assauts répétés.


Kintchéou, 1er août.

À la première heure du jour, nous nous précipitons au dehors ; dans la cour un soldat nous attend ; il est porteur d’un pli signé du commandant d’armes et nous enjoignant de nous rendre à Kintchéou, la préfecture du district. C’est une petite étape de douze kilomètres seulement, dont la longueur convient bien à des gens et des bêtes emprisonnés pendant six jours sur un bateau de dimensions restreintes. Notre colonne, encore inexpérimentée, met longtemps à achever le chargement des bagages sur les charrettes chinoises. La fraîcheur matinale est passée depuis longtemps, lorsque le convoi, après avoir longé les casernes abandonnées par les réguliers célestes, quitte la ville dans la direction du nord.

Deux chemins mènent de Louchoutoung à Kintchéou ; celui de gauche, le moins fréquenté, fait un léger détour pour passer au sommet des positions de Nanchan que les troupes du général Stœssel défendirent avec tant d’opiniâtreté le 27 mai dernier. Quittant notre caravane, je me dirige de ce côté, et, après un quart d’heure d’ascension, j’arrive au faîte d’une colline pointue au centre de la ligne de résistance de la garnison de Port-Arthur.

L’isthme qui s’étend entre la baie de Kintchéou et l’anse septentrionale du golfe de Talienouan est fort étroit ; il y a moins d’une lieue d’une mer à l’autre. Aussi le sommet de la colline qui en occupe le centre offre-t-il une vue parfaite de tout le champ de bataille et des divers mamelons couronnés d’ouvrages élevés par les Russes pour protéger leurs canons de position.

Une courte inspection suffit à se rendre compte de la faiblesse de la défense. On se demande ce qui était plus défectueux, de l’artillerie ou de la fortification. Les pièces sont de vieux canons démodés pris à l’arsenal chinois de Tientsin pendant la campagne des Boxeurs. On en voit encore une douzaine près de la halte du chemin de fer où les Japonais les laissent pourrir, estimant avec raison qu’ils sont inutilisables pour la guerre et que d’aussi piètres trophées ne valent pas le prix de leur transport au Japon. Les fortifications des Russes sont bien mal comprises et, lorsqu’on pense qu’ils ont eu près de quatre mois pour les construire et les améliorer, il est difficile d’imaginer à quoi ils ont pu employer leur temps.

Les épaulements des batteries sont trop bas : la terre du parapet n’a pas été recouverte d’herbe et forme une tache blanche sur le fond vert de la prairie, excellent point de repère pour le réglage du tir de l’ennemi. Enfin les traverses ont été élevées en dépit du bon sens ; elles sont toutes à la même hauteur de terre, ne tenant aucun compte de la pente et découvrent entièrement les servants du côté où le sol s’incline. Seuls les abris pour les munitions et les galeries qui y donnent accès répondent aux conditions exigées par la puissance des projectiles modernes.

En avant des pitons les plus élevés, on a multiplié avec une ardeur un peu puérile les tranchées d’infanterie ; il n’y en a pas moins de cinq lignes successives séparées les unes des autres par une distance de cent mètres environ. Mieux eût valu en faire moins et les faire mieux. Ce sont des tranchées ébauchées d’une profondeur d’un pied et protégées par un parapet de cinquante centimètres ne couvrant que médiocrement des hommes à genou ; nos soldats creusent un abri de ce genre en quarante-cinq minutes avec les outils qu’ils portent sur le sac.

Les flancs de la position naturellement bien plus faibles que le front sont cependant beaucoup moins défendus. Partout, en un mot, les Russes ont travaillé au rebours de la logique ; c’est ainsi seulement qu’on peut expliquer comment l’infanterie japonaise a pu s’emparer de défenses d’un front restreint dont les abords sont complètement découverts et qui, à première vue, paraissent absolument inexpugnables.

Sur le front de la position, je comptais voir les défenses accessoires dont les Russes avaient fait un usage si étendu. Malheureusement, les paysans chinois avaient enlevé partout les fils de fer et comblé les trous de loup. Tout ce qui restait des obstacles artificiels construits par les sapeurs du génie était une vingtaine de mines sous-marines rangées près de la gare de Nanchan à côté des canons capturés. Ces engins avaient été distribués devant le front pour servir de fougasses ; les Japonais avaient découvert l’emplacement des fils électriques destinés à la mise de feu et les avaient coupés avant qu’on ait pu faire passer le courant pour exploser les charges.

Cette promenade à travers les lignes russes, malgré l’intérêt qu’elle présentait, laissait une impression pénible. Presque partout on avait entassé les cadavres dans des tranchées à peine recouvertes de terre. Çà et là, un membre aux trois quarts décomposé, quelquefois même un squelette entier, sortait de terre ; une odeur nauséabonde vous saisissait à la gorge. Notre passage faisait fuir des chiens et des vols de corbeaux occupés à se disputer des lambeaux de chair pourrie. Un gros nuage sombre s’étendait sur le champ de bataille et donnait à tout le paysage un aspect macabre et noir.

Au bas de la colline, défilait notre convoi ; je fus heureux de le retrouver et sautai sur un des chariots à bagages. Le soleil reparut. Sa lumière joyeuse, tamisée par la poussière, éclairait de ses rayons la foule bariolée réunie à la porte de la ville.

Contrairement aux promesses que nous avions reçues à Louchoutoung, rien n’avait été préparé pour nous recevoir à Kintchéou. Le bureau des étapes de cette localité ignorait jusqu’à notre existence. Ce manque de prévoyance nous obligea à attendre près de deux heures qu’on eût désigné les cantonnements pour tout notre monde. Les officiers japonais, malgré leur lenteur, se montrèrent fort convenables et nous offrirent en plus du sourire réglementaire un chaudron plein de thé et quelques paquets de cigarettes.

Le logement qu’on m’a assigné se trouve à l’autre bout de la ville. Le propriétaire est un des citoyens de marque de Kintchéou ; il fait partie du Conseil du taotaï ou préfet. Un mur mandarin, qui se dresse au milieu de la cour d’une manière assez gênante pour la circulation, atteste son rang social.

C’est un bourgeois à la physionomie bienveillante et aux formes épaisses. Son ventre ne le cède en rien comme dimension à celui du bouddha doré, patron de la demeure. Je suis reçu à l’entrée de la cour par mon hôte entouré de ses trois fils. Malgré les ennuis que mon invasion forcée doit lui causer, il me souhaite la bienvenue en japonais et me précède à l’intérieur de la maison.

D’abord, un petit vestibule carré, occupé tout entier par l’autel en bois sur lequel trône, entre deux cierges de papier roulé, le bouddha déjà nommé. À gauche de ce premier local encore tout saturé de l’odeur de l’encens, s’étend une grande pièce rectangulaire où je dois passer la nuit. Deux fenêtres à châssis de papier laissent entrer largement la lumière. Immédiatement au-dessous, deux « kangs » monstrueux avancent jusqu’au milieu de la chambre. Ces instruments servent à la fois de lit et de calorifère. Ils sont aussi indispensables à une maison chinoise que le toit et les murs. Figurez-vous un carré de maçonnerie d’un mètre de haut, surmonté d’une plate-forme dont la longueur varie suivant les dimensions de la chambre. Sa largeur est de deux mètres environ ; elle est entièrement recouverte de nattes en paille de riz.

L’espace vide situé sous la plate-forme communique d’une part avec le grand fourneau de la cuisine, de l’autre, avec l’extérieur. En hiver, cette communication est laissée ouverte, de sorte que, chaque fois qu’on fait du feu dans le fourneau pour cuire les aliments ou laver le linge (car cet instrument est à plusieurs fins), la fumée se répand dans le kang qui se chauffe rapidement. L’inconvénient du système est l’impossibilité de régler la température de la plate-forme. En général, elle devient vite brûlante, de sorte que le malheureux dormeur est rôti sur une face et gelé sur l’autre. Souvent aussi des fissures se produisent dans les parois de l’appareil, et la fumée pénètre dans la chambre, menaçant ses occupants d’une prompte asphyxie.

Heureusement, nous sommes en plein été et les seuls dangers que nous ayons à redouter la nuit sont les légions d’insectes qui nous ont déjà si maltraités à Louchoutoung. J’ai acheté à Chimonocéki, avant de partir, une moustiquaire monumentale et une provision de poudre de pyrèthre qui vont me permettre de passer une meilleure nuit et de prendre un repos nécessaire avant la forte étape que nous devons accomplir demain.


Poulantien, 2 août.

Fidèles à leurs engagements, les autorités militaires nous ont procuré un nombre de chariots suffisant. À la première heure, les cris des conducteurs nous faisaient sortir de nos logements ; bientôt après la caravane était formée ; elle s’engageait dans la rue principale, franchissait d’abord la porte nord de l’enceinte, puis le joli ruisseau clair qui coule sous les murs et débouchait sur la grande route mandarine.

La grande route chinoise est une chose unique au monde tant par sa configuration même que par le spectacle qui s’y déroule sans cesse. C’est un long ruban jaune ou noir, suivant le temps qu’il fait. pareil dans ses contorsions au corps sinueux des dragons sur les vieilles broderies. Sans tenir aucun compte de la pente du terrain, elle chevauche à flanc de coteau, grimpe jusqu’au sommet des cols, tombe dans un ravin ou s’allonge sans fin dans la plaine. Elle ne connaît pas les ouvrages d’art : ni les ponts, ni les remblais, ni les tunnels. Aussi n’est-il pas rare qu’elle s’écroule ou se couvre d’éboulements. Les voitures sortent alors de la voie, contournent la partie détruite, et bientôt l’usage a remplacé la première route par une nouvelle. Au centre du ruban, deux profondes ornières creusées par le temps, les voitures et les intempéries s’enfoncent chaque jour davantage. Les chariots chinois tous de même taille s’y encastrent, et avancent péniblement en en rognant les bords.

Sur cette route, c’est un mouvement perpétuel. On y voyage la journée entière sans jamais se trouver seul. Malgré l’heure matinale, elle est déjà pleine de monde. Voici d’abord des cavaliers japonais qui nous toisent en passant d’un regard plein de mépris ; puis, un médecin de la Croix-Rouge juché sur une misérable haridelle que deux boys du pays chassent devant eux à coups de bâton.

Les paysans, en foule, tous vêtus d’un bleu terni par la pluie et la poussière et coiffés de leurs cônes de paille, portent leurs deux paniers réunis par une longue tige de bambou à cheval sur l’épaule. Perdue dans la cohue, une vieille femme s’étaie péniblement d’une perche en se traînant sur ses pieds brisés. Plus prudente, une jeune Chinoise maquillée de carmin chemine un peu en dehors de la route à califourchon sur un âne conduit par son domestique. Soudain, tout le monde s’écarte pour livrer passage à la chaise hermétiquement close d’un mandarin en tournée, une escorte de soldats célestes à tuniques turquoise ornées de gigantesques caractères, marchent sans ordre autour du chef en traînant leurs fusils dans la boue du chemin.

Au milieu des piétons et des cavaliers s’avance ininterrompue la longue théorie des chariots. Ce sont trois planches clouées sur une pièce de bois horizontale au bout de laquelle grincent deux roues grossières, solidement cerclées et renforcées par une armature de têtes de clous comme les boucliers des anciens Grecs. L’attelage se compose d’un animal entre les brancards précédé de trois autres en flèche. Tous les quadrupèdes du pays sont employés à tirer la lourde voiture : chevaux, bœufs, mules, bourriquets, fraternisent sous le même fouet et les injures impartialement adressées à chacun.

Leur marche est lente, mais elle ne s’arrête jamais. Si un sac tombe, les conducteurs le ramassent, le chargent sur leurs épaules et courent après le chariot, jusqu’à ce qu’ils l’aient atteint ; lorsqu’un trait se casse, on le raccommode en cheminant. La voiture reste à sa place dans le rang qu’elle ne quitte pas. Le spectacle de cette file sans fin représente bien l’image de la Chine tout entière, son histoire et sa vie. Depuis des siècles elle voyage ainsi, lentement, au gré du destin, sans essayer d’en changer le cours, suivant toujours à la même allure la même ornière, sans cesse approfondie.

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Ce qui m’étonne dans ce pays dépeint généralement comme pauvre et inculte, c’est la fertilité qui se montre partout. Sans doute, il n’a pas de céréales riches, ni riz, ni froment ; mais le terrain à perte de vue est une succession de champs où les épis sont serrés les uns contre les autres. Le sorgho domine, le mil et le maïs sont fréquents ; l’indigo et le coton au contraire n’apparaissent que rarement. Et pourtant c’est la partie la moins prospère de la Mandchourie que nous traversons maintenant ; ceux qui connaissent le pays affirment qu’il deviendra de plus en plus cultivé à mesure que nous remonterons vers le nord. Ici la population est déjà dense. Les villages se signalent par les quelques arbres qui les entourent. Tout le reste du pays est aussi déboisé que la Corée.

Après avoir quitté Kintchéou, notre colonne traverse une longue plaine qui va se resserrant. Puis une ascension pénible commence ; les chariots cahotent lamentablement sur le sol rocailleux, les attelages s’épuisent à grimper la côte sous le soleil brûlant ; enfin nous voici au faîte. Mais la descente du versant opposé est plus difficile encore ; les voitures sautent littéralement de pierre en pierre au risque de blesser le cheval placé entre les brancards qui supporte stoïquement les chocs les plus inattendus. Sans trop d’avaries, le convoi atteint une seconde plaine et passe à gué un cours d’eau large mais peu profond. L’énorme viaduc du transmandchourien qui franchit la rivière au même endroit témoigne des crues considérables qu’elle roule après les pluies. Vers midi nous arrivons au gros bourg de Godjoriko, autour duquel un combat assez important s’est livré entre Chinois et Japonais pendant la dernière guerre. Un peu plus loin nous nous arrêtons à l’entrée d’un village où l’on fait halte pour changer de chariots. Une station du service des étapes est établie ici, elle est identique à celles de Kintchéou et de Louchoutoung, mais installée plus modestement. Un capitaine du train commande le poste, il se tient avec un sous-officier et quelques commis dans une maison surmontée du drapeau commercial japonais ; une seconde habitation sert d’ambulance sous le couvert de la croix de Genève. À part une demi-douzaine de soldats du train, ces fuîtes d’étapes n’ont aucune garnison. Ils gouvernent pourtant en maîtres absolus tout le pays d’alentour.

Pendant qu’on déchargeait et rechargeait nos bagages, je me suis laissé tenter par un restaurant indigène qui porte comme enseigne une série de chiffons rouges attachés le long d’une ficelle et ressemblant fort à la queue d’un cerf-volant. Les maisons faisant complètement défaut, le gargotier chinois a dû s’installer sous une tente assez spacieuse qu’il a divisée en deux moitiés par un rideau de toile. Derrière, c’est la cuisine ; la partie réservée aux consommateurs est occupée par une large table entourée de bancs et de chaises. Tout ce mobilier d’une saleté repoussante est recouvert d’un mélange de graisse et de charbon. Mais je n’ai rien mangé depuis le matin et notre marche de vingt kilomètres m’a fortement aiguisé l’appétit. Mes gestes et plus encore quelques piastres tirées de ma poche provoquent une bousculade de marmitons gluants de crasse.

Je n’ai que le temps d’ingurgiter le contenu d’une grande théière de cuivre et un ragoût de porc sucré que la faim m’a fait trouver excellent ; tout cela pour la somme de dix sens (vingt-cinq centimes). Notre convoi est déjà reparti et je dois courir pour reprendre ma place à hauteur du chariot sur lequel mes bagages sont amarrés.

D’abord notre vue a été masquée, des deux côtés de la route, par une mer de sorgho ; pas la plus petite ondulation de terrain ne nous permet de voir le pays. Vers le soir, nous apercevons sur notre gauche la baie de la Société ; bientôt nous débouchons sur la plage de sable dur que nous suivons pendant plusieurs kilomètres. Le soleil se couche au moment où paraît le château d’eau et la station de Poulantien, but de notre marche.

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Poulantien est le point où la deuxième armée japonaise (général Okou) a pour la première fois rencontré les Russes. Une de ses divisions, la cinquième, sous le commandement du général Ouéta, s’est, immédiatement après le débarquement à Pitséouo, dirigée sur cette station en traversant la péninsule. Son but était de couper le chemin de fer, d’isoler Port-Arthur, et de former un rideau du côté de Liaoyang afin de permettre au reste de l’armée d’opérer tranquillement dans le sud. Le général Okou désirait, en effet, avant toute entreprise contre Kouropatkine, occuper solidement un port qui lui servirait de base de ravitaillement. Le plan du commandant en chef fut ponctuellement exécuté. La cinquième division occupa Poulantien le 7 mai. On sait comment elle faillit s’emparer du dernier train russe dans lequel se trouvaient l’amiral Alexieff et le grand-duc Boris. Le drapeau de la Croix-Rouge sauva le convoi. Telle est, du moins, la version japonaise. Le général Okou, avec les première, troisième et quatrième divisions, entrait le 26 mai à Kintchéou et le lendemain emportait d’assaut les lignes de Nanchan. Ce succès fit bientôt tomber entre ses mains le port de Dalny. La première division resta sur place pour former le noyau du corps d’investissement de Port-Arthur tandis que les troisième et quatrième, renforcées par la sixième, nouvellement débarquée, remontaient vers le nord le long de la voie ferrée. La deuxième armée, forte de quatre divisions, quitta Poulantien le 12 juin pour s’opposer au mouvement offensif de Stackelberg venu de Liaoyang.

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La plupart de mes collègues qui possèdent des chevaux sont arrivés à Poulantien longtemps avant nous et ont préparé notre cantonnement dans un vaste hangar déjà aux trois quarts encombré par une compagnie des troupes de renfort. Un tub glacé et l’excellent dîner que le commandant du dépôt nous fit gracieusement parvenir, m’aidèrent à oublier l’étape de quarante kilomètres sous le soleil et la poussière. Étendu sur les nattes et roulé dans ma couverture, je comptais goûter promptement un repos bien gagné ; mais une cohorte de correspondants japonais qui avaient fait le trajet en chemin de fer sans se fatiguer célèbrent par des libations de saké et des chants gutturaux je ne sais quelle fête nationale. Il n’a pas fallu moins de deux heures de négociations pour obtenir le silence.


Ouafantien, 3 août.

Instruit par l’expérience de la veille, j’ai chargé bien avant le reste de la colonne mes bagages sur un des chariots en me ménageant à l’avant un siège avec mes couvertures et les sacs de fourrage destiné à la nourriture des mules ; mes paniers et ma cantine formaient un dossier très confortable. Laissant cette architecture à la garde de mon domestique, je descends vers la ville de toile que des mercantis chinois ont dressée à côté de la gare. J’y déjeunais tranquillement lorsque mon boy arrive tout en larmes et m’apprend qu’il n’a pu défendre le chariot. Je me précipite sur ses pas pour constater avec horreur que le cantinier japonais qui nous suit a installé sa batterie de cuisine sur le siège édifié au prix de tant d’efforts. Malgré ses cris, j’envoie promener marmites et casseroles et, pour lui enlever toute intention de récidiver, je m’assieds sur la voiture.

Le Japonais emporte en maugréant ses ustensiles et va se plaindre au commandant du poste, accouru au bruit. Mais mon attitude résolue désarme les plus vaillants et personne n’ose venir me détrôner de mon char.

L’étape est d’un tiers plus courte que la précédente, mais le soleil la rend plus pénible encore. Mes camarades qui n’ont cessé depuis Modji de se moquer de moi parce qu’ils ont découvert un parapluie dans mes bagages, regardent maintenant d’un œil jaloux le dôme de soie qui m’abrite. Le temps est, paraît-il, exceptionnel. Nous sommes encore en pleine saison des pluies, et ce ciel éternellement serein est d’un mauvais augure ; il faut nous préparer à le payer chèrement d’ici peu. Le pays devient de plus en plus accidenté, nous approchons de la chaîne de montagnes qui sépare le sud du Liaotoung de la grande plaine de Kaïping. Notre route coupe souvent la voie ferrée et la longe pendant presque toute l’étape d’aujourd’hui. Lorsque les cahots de la voiture me fatiguent par trop, je vais me dégourdir les jambes en marchant entre les rails.

Nous étions tous arrivés ici avec l’impression généralement répandue en Europe que le Transsibérien avait été construit trop vite et sans soin. Les pots-de-vin et les majorations de factures avaient présidé à l’établissement des marchés entre les fonctionnaires et les entrepreneurs. On en concluait que les intermédiaires peu scrupuleux avaient prélevé sur les fournitures des profits illicites au détriment de l’exécution de la ligne.

Je ne sais s’il y a eu toutes les malversations dont on parle, mais je puis certifier qu’elles n’ont eu aucun effet fâcheux pour la voie elle-même, du moins pour la partie qui traverse la Mandchourie. Tout au contraire, elle a été achevée dans des conditions excellentes et de manière à ce qu’elle fût à la fois solide et durable. C’est ainsi que pour parer aux crues et aux inondations toujours possibles en ce pays, on a fait reposer la ligne entière sur un remblai dominant la plaine de trois à quatre mètres ; nulle part les rails ne sont au niveau du sol environnant. Cette digue ininterrompue a été percée de très fréquentes coupures destinées à l’écoulement des eaux et nécessitant une multitude de ponceaux. Les ouvrages d’art, de dimensions grandioses, sont de taille à affronter toutes les intempéries. Entre les rails, dont l’écartement est supérieur à celui des autres voies européennes, on a égalisé le terrain à hauteur des traverses et ménagé ainsi un chemin aux piétons et aux cavaliers.

Le spectacle de cette œuvre colossale franchissant sur des milliers de lieues les steppes, les déserts et les marais, coupant dans toute sa largeur le plus large des continents, triomphant de l’immensité, j’allais dire de l’infini, force l’admiration du voyageur. Le Transsibérien constituera longtemps encore un des exemples les plus étonnants de ce que peuvent atteindre la volonté et la patience humaines.

On comprend facilement l’amour des Russes pour leur œuvre, et tout ce qu’il leur en aurait coûté de la détruire de leur propres mains. C’était néanmoins un sacrifice nécessaire au moment où les forces du général Okou prirent l’offensive dans la direction de Liaoyang. L’armée de Kouropatkine, très inférieure en nombre à celle des Japonais, se renforçait chaque jour de nouvelles troupes venant de Sibérie et de Russie. Il fallait donc songer avant tout à gagner du temps et à retarder le plus possible la marche des Japonais. La première mesure à prendre était la mise hors de service de la voie ferrée, principal moyen de ravitaillement de l’ennemi. Les Russes ne parvinrent pas à s’y décider. Ils ont abandonné la ligne telle qu’elle était sans faire sauter un ponceau ou un rail. Toutes les éclisses sont en place ; à la lettre, pas un boulon n’a été enlevé.

En approchant de Ouafantien, nous avons vu un pont jeté dans le lit d’une rivière ; à côté, un passage temporaire, d’ailleurs fort bien exécuté, reliait les deux tronçons de ligne. Nous croyions que la destruction du pont par les Russes avait forcé les Japonais à édifier cette voie de fortune, mais un officier nippon nous affirma qu’on avait trouvé les travaux dans l’état où nous les voyions. Le viaduc était tout monté par les Russes et devait servir à remplacer un ouvrage plus ancien qu’on vouait de déboulonner. Le passage supplémentaire était également l’œuvre des Russes et non des Japonais.

L’officier à qui je demandai l’explication de cette étonnante incurie me déclara que les Russes fuyaient si vite qu’ils n’avaient pas le temps de placer les explosifs. Je lui tournai le dos, c’était la seule réponse que méritait cette sottise.

Il est pourtant difficile de se rendre compte à quel mobile les Russes peuvent avoir obéi. Ont-ils laissé la voie intacte dans l’espoir de l’employer de nouveau lorsqu’ils auraient repris l’avantage et redescendraient vers le sud ? Ce serait un calcul enfantin : les Japonais certainement, le cas échéant, ne se gêneraient aucunement pour ruiner de fond en comble ce qu’ils abandonneraient derrière eux. On est donc forcé de conclure que les Russes ont respecté la ligne par pure sensiblerie. Ils auraient dû pourtant, au cours de leur longue histoire militaire, avoir appris que du jour où les hostilités sont engagées la victoire est le seul but à envisager et que tous les moyens, quels qu’ils soient, doivent être employés pour l’atteindre. Sur le théâtre des opérations, les nécessités militaires doivent seules dicter la conduite à suivre. La méconnaissance de ces principes est plus surprenante de la part des Russes que de tout autre peuple. Le souvenir de Rostopchine est là pour les leur rappeler.

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Lorsqu’on voyage le long du Transsibérien, on peut parfois se croire en Europe. De loin en loin s’élèvent les maisons des gardes du chemin de fer, petits cubes de briques grises couverts de tuiles et entourés d’un jardinet dont la guerre a respecté les légumes et les fleurs. D’importantes plantations d’arbres de Russie, bouleaux et sapins, se sont développées rapidement et reposent agréablement la vue après la traversée des plaines monotones de sorgho.

Il est encore tôt quand notre convoi atteint la station de Ouafantien ; la maison du chef de gare nous a été donnée pour la nuit. J’achevai de m’y installer lorsque mon voiturier chinois fit irruption dans ma chambre et se mit à esquisser de grands gestes dénotant à la fois l’inquiétude et la colère. Après bien des efforts je compris que le brave Céleste demandait le paiement de ses services. Je l’envoyai au bureau des étapes, mais il revint à la charge : on refusait de l’indemniser. Force me fut de l’accompagner moi-même auprès de l’autorité militaire. Je trouvai là un capitaine en conversation animée avec le cantinier japonais dont j’avais maltraité les bagages ce matin à Poulantien. L’officier m’expliqua qu’en raison de ma désobéissance, il m’infligeait comme punition de payer le chariot. Or je n’avais pu désobéir, n’ayant reçu aucun ordre de personne, et je protestai de toute mon énergie. Le capitaine maintint sa décision, mon adversaire souriait triomphalement ; enfin sur mon refus formel de me soumettre à ses exigences, le représentant de l’autorité me déclara qu’il était le maître et qu’il me retiendrait à Ouafantien tant que je n’aurais pas versé huit piastres au conducteur.

— C’est bien, répondis-je, je resterai tant qu’il le faudra, mais je vous préviens que je remettrai demain à mes camarades une réclamation qu’ils porteront au commandant en chef, le maréchal Oyama.

Je saluai et sortis.


Télissé, 4 août.

Ce matin, le capitaine du bureau des étapes m’a fait appeler et m’a dit :

— La nuit vous a-t-elle porté conseil, et vous a-t-elle fait changer d’avis ?

— Ce n’est pas dans mes habitudes. Notre petite maison est charmante et je me prépare à y attendre fort agréablement la réponse du maréchal Oyama.

Le Japonais se gratte la tête et lève les yeux pour chercher une phrase au plafond.

— Je vais faire quelque chose pour vous : je télégraphierai à Poulantien pour demander des détails au sujet du différend. La réponse me parviendra à midi au plus tard.

— Télégraphiez tout ce que vous voudrez. Ce n’est pas mon affaire ; le convoi part à huit heures, ou j’en ferai partie, ou il emportera ma réclamation. J’ai la lettre sur moi, cela vous intéresserait-il d’en prendre connaissance ?

— Je me soucie peu de cette réclamation ; je suis sûr d’avoir gain de cause. Retournez chez vous et je vous ferai connaître ma volonté.

J’étais à peine de retour auprès de mes collègues, qu’un sous-officier m’apportait l’autorisation de partir et faisait mettre une voiture entière à ma disposition. Cette aventure me permettait de constater une fois de plus que l’orgueil des Japonais fléchit toujours lorsqu’on leur parle avec énergie et netteté.

Nous voyageons aujourd’hui loin du chemin de fer. La route ne le rejoint qu’à quelques kilomètres au sud de la gare de Télissé, sur l’emplacement même de la bataille du 15 juin.

On sait que ce combat fut amené par le mouvement offensif que des ordres venus de Saint-Pétersbourg imposèrent au général Stackelberg. Celui-ci avait pour mission de dégager Port-Arthur avec trois divisions de chasseurs sibériens. Mais Okou, informé, le 12 juin, des projets du général russe, se porta à sa rencontre. Les adversaires prirent contact à quelques kilomètres de Télissé. L’armée russe était à cheval, sur le chemin de fer ; son front était assez fort, mais Stackelberg avait commis la faute grave de se poster des deux côtés d’une vallée profonde. Cette disposition qui rendait les communications très difficiles d’une aile à l’autre, rappelle d’une manière frappante la maladresse similaire des alliés à la bataille de Dresde en 1813.

Le général Okou, dont l’armée était bien supérieure en nombre aux forces russes, envoya le 14 juin un détachement mixte sur Foutchéou avec mission d’envelopper l’aile droite de l’ennemi. Le même jour, vers deux heures, la colonne principale engagea vigoureusement un duel d’artillerie sur tout le front. L’attaque générale fut décidée pour le lendemain.

Les Japonais, profitant du manque de liaison existant entre les deux fractions de la ligne ennemie se bornèrent d’abord à une simple démonstration à l’ouest du chemin de fer, et dirigèrent leur effort principal contre la gauche russe. Le brouillard favorisa la marche de l’infanterie, mais fit échouer le mouvement prescrit à la cavalerie. Elle devait par un grand détour tomber sur les derrières des Russes, mais elle se perdit dans la brume et donna à l’improviste dans leur flanc gauche. Les hommes mirent pied à terre, engagèrent le combat à la carabine et soulagèrent considérablement l’attaque de front. Vers onze heures, les fusiliers sibériens placés à cet endroit, se trouvant serrés de près, reculèrent lentement vers le nord. La droite russe tenait toujours et bientôt l’artillerie japonaise concentra tous ses feux sur elle ; l’infanterie se lança à l’assaut. Les Russes ne l’attendirent pas et se replièrent en bon ordre.

Ils venaient de dépasser la station lorsqu’ils se heurtèrent à une embuscade tendue par la colonne japonaise, venue de Foutchéou. Surprise par le canon et la fusillade en colonne de route, l’arrière-garde russe fut détruite avant d’avoir pu prendre ses dispositions de combat. La retraite dégénéra en déroute et la première division sibérienne ne dut qu’à un violent orage de ne pas être anéantie, Son chef, le général Guerngross, et les quatre colonels des régiments d’infanterie furent tués ou blessés. L’armée de Stackelberg perdit mille deux cents hommes ; elle abandonna des drapeaux et dix-sept canons aux vainqueurs.

La cause principale de ce désastre avait été la défectuosité du service de sûreté des Russes qui permit à l’ennemi de s’approcher, sans être vu, de leur ligne de retraite. Les premiers combats de la campagne. notamment celui du Yalou, auraient pourtant dû mettre en garde le général Stackelberg contre les mouvements tournants, qui sont comme un sixième sens chez les généraux japonais. C’est le produit de l’étude exclusive de la tactique allemande qui leur a été inculquée depuis longtemps par la mission d’instruction du major de Meckel.


Siouyouentcheng, 6 août.

Les deux dernières marches ont été fort dures ; deux journées de montées et de descentes continuelles, de traits brisés et de charges roulant à bas des voitures. Le soleil brûle toujours et nous commençons à implorer la pluie souvent prédite et dont on cherche vainement à nous épouvanter. Par contre, nous avons trouvé des ruisseaux clairs et des sources, rafraîchissant contraste avec les rivières bourbeuses et les puits malsains de nos précédentes étapes. La mauvaise qualité de l’eau est un des principaux inconvénients de la route. On nous a conseillé de ne la boire que bouillie et additionnée d’une légère infusion de thé ou de quelques gouttes d’alcool ; telles sont les mesures prescrites aux soldats japonais, et les médecins militaires veillent à leur stricte exécution. Au cantonnement, nous nous conformons religieusement à ces préceptes ; mais, en chemin, les gourdes pleines de thé au départ sont bientôt vides. Lorsqu’on est épuisé par la chaleur et la fatigue, que la poussière dessèche la gorge, il est impossible de résister aux offres des paysans rangés le long de la route pour nous vendre de l’eau glacée et des pastèques roses. Une légère dysenterie, à laquelle personne n’échappe, est le résultat de nos imprudences. Cette indisposition n’est pas toujours bénigne en Mandchourie ; la mort du journaliste américain Middleton, qui suivait l’armée russe, est un avertissement qui donne à réfléchir.

À Ouafangou, notre halte d’hier soir, nous avons bivouaqué pour la première fois. L’aspect malpropre de la maison qu’on nous avait donnée comme gîte nous engagea à profiter du beau temps et à dresser les lits de camp dans le jardin.

J’ai emporté pour coucher à la belle étoile un appareil très pratique dont j’ai déjà eu à me louer dans les climats les plus divers, au Transvaal, au Congo et dans le Sahara ; je le recommande à ceux de mes lecteurs que tenteraient les voyages lointains. Cela s’appelle un « schlafsack » ; c’est un long étui de deux mètres, doublé de caoutchouc en dehors et de molleton à l’intérieur ; à la fois chaud et imperméable, il tient fort peu de place et peut se rouler en travers de la selle.

Vers deux heures aujourd’hui, après une matinée très fatigante, nous avons enfin atteint la plaine que nous ne devons plus quitter. Nous nous trouvons maintenant au cœur de la Mandchourie. L’aspect de la contrée a beaucoup changé ; les cultures sont devenues encore plus uniformes que dans le voisinage de Kintchéou. Il n’y en a plus que de deux sortes : les fèves et le sorgho.

Les fèves sont le produit riche du pays. On les écrase dans des moulins à bras pour exprimer l’huile qui sert à l’éclairage, au graissage des voitures et aussi, hélas ! à la cuisine ; son arôme est particulièrement fade. Après le pressage, le résidu de fèves est aggloméré sous la forme de meules d’un mètre cinquante de diamètre. Ces meules, appelées communément « beancake » (gâteau de fèves), sont destinées uniquement à l’exportation. On les envoya d’abord aux Philippines et dans le sud de la Chine où elles servirent à assoler les plantations de cannes à sucre. Depuis, l’usage de cet engrais s’est généralisé, on l’emploie maintenant pour améliorer une foule de cultures, notamment celle du riz. Aussi le Japon est-il devenu le principal importateur, il achète la presque totalité des beancakes de Mandchourie, embarqués à Nioutchouang.

Quant au sorgho, cette plante, nommée « kaoliang » par les Chinois et « gaolian » par les Russes, sert à presque tous les usages de la vie ; elle représente pour le Mandchou ce que le bambou est à l’Annamite, le cocotier au Canaque, le dattier au Bédouin. La graine sert à faire le pain, on en tire aussi par la fermentation une horrible liqueur qui fait les délices des indigènes. La partie inférieure de la tige, qui est rigide et dure, remplace le bois comme combustible et le chaume pour couvrir les maisons ; elle sert de plus à clôturer les murs et les jardins. Avec le haut de la pousse, on nourrit le bétail. J’ai trouvé une utilisation personnelle du gaolian en faisant de la touffe un excellent chasse-mouches, et de la tige une canne dont la vue inspire un respect salutaire aux voituriers chinois.

Siouyouentcheng est une ville murée, la première rencontrée depuis Kintchéou, mais la grande distance de la gare russe à la cité chinoise et l’heure tardive de notre arrivée nous ont empêchés de la visiter. Nous avons appris ici l’occupation de Haïtcheng par la deuxième armée il y a trois jours. Notre voyage se trouve de ce fait prolongé de deux étapes.


Kaiping, 8 août.

Notre marche jusqu’à Kaïping s’annonçait comme un véritable repos ; le pays était plat et la distance courte. La colonne partit, insouciante, sous un joli soleil légèrement voilé. À mi-chemin, on fit halte pour déjeuner ; notre repas fut interrompu par les charretiers. Ils firent signe qu’ils allaient partir tout de suite et rattelaient fiévreusement leurs bêtes ; puis ils se dévêtirent complètement, attachèrent leurs vêtements aux voitures et se mirent en route. Nous les suivions en cherchant vainement la raison de cette panique ; les uns parlaient d’un ordre reçu, d’autres d’une grève, d’autres encore de l’apparition de Houngouzes dans le voisinage. La vérité, plus simple et plus terrible, se manifesta soudain. De gros nuages noirs s’approchaient rapidement ; arrivés au-dessus de nous, ils crevèrent avec accompagnement d’éclairs et de tonnerre, et l’orage se déchaîna. Ce ne fut pas de la pluie ni une giboulée, ni une ondée, ni une averse, ni un déluge. Les nappes d’eau se précipitaient sur nous, se renouvelant sans cesse, venant de droite, de gauche, nous cinglant le visage par devant, nous entrant dans le cou par derrière, rejaillissant de terre pour inonder les yeux de ceux qui baissaient la tête. On ne voyait rien, on n’entendait plus que faiblement les plaintes des animaux et les jurons des conducteurs. Tout le monde dégringola en hâte des voitures et se mit à pousser aux roues comme les soldats de la République sur les gravures représentant le passage du Saint-Bernard. On traversa un chemin devenu torrent en se cramponnant aux voitures, puis tout effort devint inutile et les attelages s’arrêtèrent brusquement. J’ai tenté de donner une idée de la route chinoise sous le soleil ; je n’ose essayer de dépeindre ce qu’elle devient pendant l’orage mandchourien ; si on ne l’a pas vu, il faut avoir vécu à l’époque chaotique pour en imaginer le tableau. Une mer dei boue monte à l’assaut de nos corps : elle ne parvenait d’abord qu’aux chevilles, puis elle a grimpé le long du mollet, elle atteint presque le genou. La terre paraît vouloir nous engloutir.

Notre colonne est en misérable posture. Quelques conducteurs ont espéré faire démarrer leurs chariots en les soulageant de leur chargement, d’autres ont voulu dégager les roues à coups de pioche. Vains efforts ; malgré les encouragements et le fouet, les animaux ne peuvent avancer. Je ne sais ce que je serais devenu dans ce marécage si, à la faveur d’une éclaircie, je n’avais aperçu le chemin de fer à deux pas de la route, séparé de nous par un simple fossé. Après une courte hésitation, un dernier regard vers le convoi, je saute dans le trou ; l’eau m’arrive à la poitrine. Mes premiers essais sont infructueux ; mais enfin je monte le talus en enfonçant mes ongles dans la boue. D’un dernier effort je me hisse sur le remblai ; je suis sauvé.

Le ballast a fort bien résisté à la trombe d’eau. Je marche aussi vite que mes vêtements alourdis me le permettent lorsque, soudain, des coups de sifflet et des hurlements se font entendre derrière moi. Je me retourne ; une foule de coolies chinois environnant des wagons en pleine course se ruent en vociférant de mon côté ; j’ai juste le temps de m’écarter, le train-fantôme passe en me frôlant. Le dernier wagon allait disparaître quand une idée géniale me traverse l’esprit ; je cours, je bondis, et sans savoir comment, me voilà à bord d’un truc découvert, assis sur une pile de caisses entre deux fantassins nippons qui me regardent, stupides. Revenus de leur première surprise, les militaires entament une conversation de plus en plus rapide ; j’y démêle, fréquemment répété, le mot : « rousski » et, soudain, je me rends compte de ma pénible situation. Mon waterproof recouvre le brassard blanc qui porte, en lettre rouges, mon nom et ma nationalité. Mon long manteau sans couleur, ma coiffure déformée et ma haute taille peuvent fort bien me faire prendre pour un prisonnier évadé. Pour rassurer mes voisins, je répète à plusieurs reprises France et « chinbouncha », ce qui veut dire journaliste, puis j’achève de les convaincre en leur exhibant le permis de l’état-major.

Le truc que j’ai pris à l’abordage fait partie d’un des trains dont les Japonais se servent à l’aller pour le transport des munitions et du matériel de guerre, et au retour pour l’évacuation des blessés. J’ai dit comment les Russes, en ne détruisant pas la ligne, avaient facilité cette méthode de ravitaillement ; ils avaient emmené ou fait sauter toutes les machines, mais de nombreux fourgons étaient restés aux mains des vainqueurs. Le premier projet des Japonais était de laisser les rails à l’écartement russe et de construire ou d’acheter les locomotives nécessaires. Ils possédaient, au milieu de juin, cinq de ces machines et les embarquèrent sur l’Hitatchi-Marou ; elles furent coulées avec le navire qui les portait par l’escadre de Vladivostok,

La difficulté de se procurer de nouvelles locomotives amena les Japonais à modifier leur plan primitif et à se servir de leur propre matériel. Pour atteindre ce but, il fallait rapprocher les rails à un mètre l’un de l’autre. Ce travail, au moment de mon passage, n’était encore achevé que jusqu’à Poulantien. Plus loin, les Japonais utilisaient les fourgons russes, mais ne possédant pas de locomotives, ils en étaient réduits à faire tirer leurs trains par des équipes de coolies pendus à des cordes de paille. Ce procédé de traction est relativement rapide ; il permet d’accomplir facilement quatre kilomètres à l’heure.

J’arrivai bientôt à la gare de Kaïping où une nouvelle déception m’attendait. Je ne trouvai aucune trace du passage de mes camarades. Je me rendis directement au bureau des étapes, mon permis à la main. Les deux officiers qui s’y trouvaient me regardèrent avec stupeur d’abord, puis furent saisis d’un rire inextinguible que ma triste mine ne justifiait que trop. Ce ne fut qu’après quelques minutes qu’ils revinrent à eux. Ils m’exprimèrent leurs regrets de ma mésaventure et m’annoncèrent que nous devions loger à la ville chinoise située à quelques kilomètres plus à l’est. J’étais consterné, car je n’avais aucun moyen de m’y rendre. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je me préparais à passer la nuit dans un des locaux voisins, lorsque je m’entendis appeler par mon nom. Je reconnus avec joie le boy de mon collègue du Times, perdu comme moi et ne sachant où retrouver son maître dont il accompagnait le chariot. Je me plaçai à ses côtés, sur les malles, et mon calvaire recommença. La pluie avait cessé, mais les routes étaient absolument impraticables ; nous n’eûmes d’autre ressource que de nous engager dans le lit d’un ruisseau. Un courant très vif s’opposait à notre marche, l’eau montait jusqu’au moyeu et nous obligeait à un bain de pieds prolongé. Mon compagnon se consolait en récitant des tirades de Shakespeare. L’infortune soufferte en commun nous rapprochait. Comme je m’étonnais de son érudition, il m’avoua qu’il avait fait ses études dans une mission presbytérienne d’Osaka et suivait les cours de l’Université de Tokio lorsque la guerre avait éclaté. Il avait voulu assister aux opérations comme journaliste, mais la liste était déjà close et sa demande fut repoussée. Il s’engagea alors comme boy.

Un fait de ce genre ne constitue nullement une exception. Sauf quelques rares daïmios qui ont conservé leurs biens après la restauration, les Japonais ne sont séparés par aucune distinction sociale. La pauvreté générale en est cause et a certainement fait de la société japonaise la plus démocratique de l’univers. De cette uniforme indigence il résulte que souvent les parents ne peuvent pourvoir qu’à l’éducation d’un de leurs enfants, et on peut voir les membres d’une même famille exercer les métiers les plus divers ; on m’a cité le cas du frère d’un ministre qui tirait un kourouma dans les rues de Tokio. Ici même un de nos domestiques est le frère d’un colonel, chef d’état-major d’une division ; un autre a été député progressiste.

Ces messieurs atténuent la médiocrité de leur condition en la parant du titre sonore d’interprète. Mais cela ne les empêche pas de faire notre cuisine et de cirer nos bottes.

Le Japonais presbytérien avait successivement débité Hamlet, Othello et le Roi Lear lorsque notre attelage, épuisé, s’arrêta devant la porte de Kaïping. Nous avions mis deux heures à franchir trois kilomètres. Les murs de la ville passés, non sans difficulté, et après l’exhibition des permis et des passeports, on nous conduisit à notre logement.

Je trouvai mes camarades installés dans une pagode, au fond d’une grande cour dallée où leurs chevaux étaient parqués. Malgré la rapidité de leurs montures, ils n’avaient pu échapper à la tempête qui les surprit à quelques centaines de mètres de la ville et faillit les noyer en arrivant au port. En attendant les bagages, ils s’étaient habillés de vêtements chinois et avaient commandé au restaurant voisin un succulent repas. Réunis autour d’un grand feu, nous soupâmes de fort bon cœur malgré les souffrances endurées et l’inquiétude que nous causait le sort de notre convoi. De cette mémorable journée, je gardai l’impression que la Chine n’est pas un pays aussi charmant que le dit la chanson, et que les déluges ont fait des progrès depuis Deucalion et Noé.

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Ce matin, le soleil brille. Les chariots sont arrivés par petits groupes, mais dans quel état ! Les bagages sont couverts d’une croûte épaisse de boue séchée ; il faut un long travail pour les identifier. Sans écouter le triste récit des malheurs éprouvés par les boys, on déballe les colis pour se rendre compte du dégât. Un chœur de lamentations s’élève vers le ciel : tout est abîmé. Chacun pleure la perte de ce qu’il avait de plus cher ; la plus sensible est celle des plaques photographiques qu’on retrouve nageant dans de petites mares.

J’ouvre à mon tour mes paniers d’osier ; aucune armature ne les protégeant, je m’attends à découvrir une véritable bouillie. Jugez de mon étonnement et de ma joie en constatant que pas une goutte d’eau n’a pénétré. Par contre, une valise anglaise à fermeture soi-disant hermétique, brevetée comme telle et couverte de médailles glanées à toutes les expositions, avait été complètement inondée. Mon linge qui s’y trouve s’est recouvert d’une teinte uniformément orange clair que les savonnages les plus énergiques sont impuissants à faire disparaître.

Nous avons décidé de faire séjour jusqu’à demain pour sécher nos vêtements et réparer le désastre dans la mesure du possible. Chacun a étalé ses richesses au soleil, sur une toile de tente, comme pour une revue de détail.

Cantonnement des Correspondants de guerre à Kaïping.

On parcourt la ville pour faire des achats et remplacer ce que l’orage a rendu inutilisable. Kaïping possède des magasins fort convenables, amplement approvisionnés de denrées européennes par les maisons de Nioutchouang. Mes collègues les ont mises en coupe réglée.

Pour ma part, j’ai une acquisition bien plus importante à faire ici ; nous approchons du terrain des hostilités et je n’ai pu encore acheter de cheval. Contrairement à l’affirmation du général Mourata, il n’y en avait pas à vendre à Louchoutoung. Tous les animaux avaient été réquisitionnés pour les transports de l’armée, sauf quelques rosses impossibles à monter. Tout le long du chemin, je m’étais heurté aux mêmes difficultés. J’avais eu beau mobiliser toute l’armée des boys en promettant une commission extravagante à celui qui me ramènerait une monture, ce fut peine perdue.

Je me suis adressé ici au restaurateur chinois le plus en vue ; un de ses amis est marchand de chevaux dans la banlieue, on l’a envoyé chercher avec toute sa cavalerie disponible.

L’effectif est maigre ; quatre poneys, dont deux, boiteux, sont éliminés immédiatement. Le troisième est joli, mais beaucoup trop jeune et trop faible pour supporter un service pénible. Je passe au quatrième, ma dernière espérance. Ses jambes sont saines, il est remarquablement robuste, quoique fort disgracieux. Je le fais essayer devant moi, puis je le monte moi-même et le galope dans la rue encombrée de Chinois au risque d’écraser les spectateurs. L’épreuve est satisfaisante en tous points ; j’achète séance tenante l’animal pour la somme fantastique de cent soixante-dix dollars. Le marchand connaissait ma triste situation et j’ai dû me rendre à ses exigences.


Tchoutsiatien, 10 août.

Nous voulions prolonger notre arrêt d’un jour encore, lorsque la direction des étapes nous enjoignit de partir immédiatement pour aller cantonner à la prochaine station distante de huit kilomètres ; malgré cette courte distance, il fallait nous dépêcher de partir, car nous n’avions plus que deux heures avant le coucher du soleil. Je m’approchai de ma nouvelle acquisition que j’avais attachée à un des arbres de la cour ; le poney se laissa seller sans regimber ; mais pour le brider, ce fut toute une histoire. Dès qu’il vit le mors, il se défendit en se cabrant et en ruant au point de rompre la longe et s’enfuit par les rues. Nous voilà tous à la course derrière lui dans le dédale des ruelles chinoises. On réussit à le cerner dans un cul-de-sac où un de mes collègues qui avait longtemps vécu parmi les cow-boys du Far West, le captura à l’aide d’un lasso improvisé. On finit par le ramener, non sans peine, mais lorsqu’on essaya de le rebrider, sa mauvaise humeur reprit de plus belle. Européens, Japonais, Chinois échouèrent également ; il fallut ligoter l’animal pour en venir à bout.

Le contraste de cette fureur avec sa docilité de la veille était singulier. Un palefrenier chinois donna la solution de l’énigme en nous apprenant que, selon toute probabilité, on avait donné un narcotique à l’animal au moment de la vente. Le marchand mandchou avait « dopé » le cheval, tout comme un entraîneur américain de l’école contemporaine.

Une fois montée, la bête ne bougea plus. Pour la calmer tout à fait, à peine sorti des murs, je lui fis parcourir d’une traite et au galop deux ou trois kilomètres sur la route boueuse. Quand je m’arrêtai, je me trouvai isolé de la colonne avec un seul compagnon, Lewis, du New-York Herald. Nous n’avions aucun renseignement sur la direction à suivre. Nous ne connaissions que le nom du village fixé comme lieu de cantonnement ou plutôt un de ses noms.

Il faut savoir en effet qu’il y en a quatre pour chaque localité. Prenons un exemple : pour la bataille du 15 juin, les Russes disent : « Télitz » ; les cartes anglaises portent : « Tilissou » ; les Chinois articulent « Télissé » et les Japonais « Tokoridji ». Je vous fais grâce de l’appellation coréenne. Les Chinois et les Japonais parviennent à se comprendre par l’écriture, les caractères idéologiques étant les mêmes pour les deux peuples. Mais l’Européen, à moins de longues études, est incapable de s’y reconnaître. Nous n’avions d’autre ressource que de répéter constamment la prononciation japonaise aux passants, mais ils hochaient la tête sans comprendre.

Le soleil descendait sur l’horizon ; notre situation devenait précaire, lorsque la pluie vint la gâter tout à fait. Il fallut mettre pied à terre, nos chevaux glissant à chaque pas sur le sol argileux, et marcher en tirant les animaux par la bride.

Heureusement la plaine était parsemée de nombreux villages. Nous fûmes bientôt convaincus de l’inutilité de nos recherches dans l’obscurité croissante. Nous frappâmes à la porte d’une grande « fandza » (c’est ainsi qu’on appelle les maisons chinoises) et manifestâmes l’intention d’y coucher par un long discours où la prière et la menace tenaient une part égale. Le propriétaire calma les aboiements de ses chiens, et finit par nous ouvrir pour nous apprendre qu’il y avait, dans le village, un Japonais auprès duquel il s’offrit de nous conduire. Bientôt nous nous trouvions en face d’un capitaine du train, installé seul dans ce hameau lointain avec son ordonnance. Il nous expliqua qu’il n’était là que par hasard, en mission pour recruter des coolies ; sans se faire trop prier, il nous signa un ordre de réquisition et le remit au soldat pour nous accompagner auprès d’un des notables du village.

Cet excellent homme nous fit le meilleur accueil, mil nos chevaux à l’écurie, fit balayer une chambre et chauffer le « kang ». Il nous donna du thé, des œufs, tout ce qu’il put trouver, et finalement se dépouilla de ses matelas pour nous préparer des lits confortables.


Tasanpo, 11 août.

De grand matin, notre hôte est venu nous réveiller, nos montures avaient déjà été nourries et abreuvées ; pour nous, le thé était prêt et on avait fait cuire des galettes de sorgho. Au moment de partir, je glissai quelques dollars au bonhomme, qui devait en avoir besoin à en juger par la triste apparence de sa demeure. Il refusa énergiquement et mon insistance ne parvint pas à le fléchir. Tout à coup il disparut au fond de sa maison et revint en agitant triomphalement un papier. Quelle ne fut pas ma surprise en y lisant ce qui suit :


« Je recommande le propriétaire de cette maison à tous ceux qui passeront par ici ; il est aimable et hospitalier ; on en obtiendra tout ce qu’on voudra par la douceur.

» Signé : RAYMOND RECOULY,
» Correspondant du Temps près de l’armée russe. »


Cette note remontait au mois de juin, époque à laquelle le corps de Stackelberg se trouvait dans ces parages. Néanmoins la coïncidence est étrange. Dans ce vaste pays, il a fallu un singulier hasard pour amener deux correspondants français des partis opposés à la même maison de ce même hameau perdu loin du chemin de fer et de la grande route suivie par les armées. J’ajoute sur le papier de mon hôte un second certificat d’hospitalité et de désintéressement.

D’ailleurs tous les Chinois que nous avons rencontrés sont aimables, bons enfants et dévoués. Malheureusement, ces bons Samaritains, toujours prêts à se priver de ce qui peut nous être utile, sont les mêmes qui, il y a moins de quatre ans, « boxaient » avec conviction et coupaient en tout petits morceaux les Européens dont ils avaient pu s’emparer.

Nous nous dirigeons vers l’ouest à l’aide d’une boussole de poche pour retrouver la voie ferrée. Les chemins sont abominables. Nos chevaux s’abattent à chaque instant et il faut autant d’énergie que de patience pour leur faire franchir les nombreux torrents qui nous barrent la route. Ce steeple-chase dure toute la matinée. Enfin, à midi, nous apercevons les poteaux télégraphiques qui pointent au-dessus d’un champ de gaolian : les Dix-Mille de Xénophon n’éprouvèrent pas d’allégresse plus vive en découvrant la mer. Bientôt nous trottons entre les rails, stimulés par la certitude d’être sur la bonne voie et de ne plus pouvoir nous égarer.

Quatre heures plus tard, nous arrivons à la station de Tachichiao. Les traces de la bataille qui s’est livrée ici il y a quinze jours ne sont pas entièrement effacées. Autour de la gare, des tranchées, des fils de fer se croisent en tous sens. Les tombes, mal comblées, dégagent une odeur intolérable de putréfaction.

Partout, on voit des monceaux d’approvisionnements à demi brûlés que les Russes n’ont pu emporter et ont essayé de détruire.

Le combat du 25 juillet marque un progrès réel dans l’armée de Stackelberg. Ses dispositions étaient bien mieux comprises que dans les précédentes rencontres ; aucune des fautes tactiques qui amenèrent la défaite de Télissé n’avait été commise. L’artillerie était bien défilée, et son tir précis arrêta, pendant toute la journée du 24, l’offensive japonaise. Le soir, les assaillants n’avaient pas fait de progrès. Une contre-attaque des Russes à ce moment pouvait réussir ; mais ils se bornèrent, comme toujours, à une défensive passive.

Profitant de sa supériorité numérique et de l’inertie de l’ennemi, le général Okou groupa sur sa droite la plus grande partie de ses troupes pour forcer la ligne russe par une attaque de nuit. La 5e division de l’armée de Nodzou, qui coopérait à l’action, enleva successivement trois lignes de tranchées garnies de puissantes défenses accessoires près du village de Taïpingling. Le lendemain, toute l’armée japonaise se porta en avant ; les défenseurs avaient évacué la position pendant la nuit et s’étaient retirés sur Haïtcheng. La garnison russe de Nioutchouang battit en retraite le même jour ; le 26, les Japonais occupaient le port sans coup férir. La canonnière Sivoutch et quatre vapeurs armés s’étaient échoués en remontant le Liao, et avaient été détruits par leurs équipages.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aucun des correspondants européens n’avait encore passé à Tachichiao. Nous nous décidons néanmoins à continuer notre route, et, vers six heures, nous atteignons la station de Tasanpo. Nos bêtes sont tellement éprouvées que, malgré la proximité d’Haïtcheng, nous nous trouvons obligés de faire halte et de demander asile au commandant du poste. Cet officier est le seul qui, depuis notre débarquement à Louchoutoung, nous ait fait bon accueil. Il nous donne sa propre chambre et nous fait servir deux rations d’officier : thé à discrétion, riz bouilli, conserves de bœuf et de saumon.


Haïtcheng, 13 août.

Au départ, ce matin, mon cheval a failli tuer un cavalier japonais qui le bridait, mais, comme les jours précédents, il s’est tenu tranquille dès que je me suis trouvé en selle. Après une courte étape de deux heures, nous faisons notre rentrée dans Haïtcheng, but de notre longue marche. L’armée se trouve ici depuis dix jours ; l’état-major de la deuxième armée et son chef, le général Okou, sont installés dans un village voisin.

À l’intérieur de la ville, il n’y a pas de troupes cantonnées ; des gendarmes et des administrateurs militaires sont les seuls Japonais qui y habitent. Dans les rues, nous ne rencontrons que fort peu de soldats, ordonnances d’officiers venus à Haïtcheng faire des emplettes pour leurs maîtres. Ils ne savent pas où est le bureau de l’intendance, les Chinois non plus ; enfin, l’un d’eux, plus intelligent ou mieux intentionné, nous fait signe de le suivre. Il nous conduit à travers la cité jusqu’aux remparts et nous arrête devant une grande pagode analogue à celle de Kaïping ; c’est le logement des attachés militaires.

Logement des Attachés militaires à Haïtcheng.

Dans la première cour, les chevaux sont rangés sous des abris de paille tressée. Au fond de la seconde, est une salle ouverte dont le toit est soutenu par des colonnes ; à droite et à gauche, les cellules des bonzes servent de chambres à coucher aux officiers. Les noms sont inscrits sur les portes ; je vais frapper à celles de mes compatriotes et crie mon nom à travers le châssis de papier :

— Allez m’attendre sous le portique, me répond la voix du colonel Lombard, je suis à vous.

Le colonel me rejoignit aussitôt. Comme je m’excusai de l’avoir dérangé chez lui, il me répondit qu’il aurait, au contraire, été heureux de me recevoir dans sa chambre, mais les Japonais avaient donné aux attachés l’ordre aussi blessant qu’incompréhensible de ne recevoir les visiteurs que dans la salle commune, où tout le monde peut entendre leur conversation. Ce n’était pas là le seul sujet de plainte contre les trois officiers nippons adjoints aux représentants des armées étrangères.

Le voyage de la côte à Haïtcheng n’avait été qu’un long supplice. Aucune liberté n’était permise ; tout le monde partait en groupe le matin à neuf heures pour arriver, sans faire halte, vers trois heures à l’étape ; on choisissait ainsi pour la marche les heures les plus chaudes de la journée. Le résultat prévu avait été atteint : la moitié des officiers étaient tombés malades ; quant aux chevaux, il n’y en avait plus dans tout le contingent que deux disponibles. Les autres étaient blessés ou boitaient.

La colonne était à Haïtcheng depuis trois jouis déjà. On se souvient qu’elle avait quitté Modji la veille de la nôtre, mais le brouillard en mer et l’orage de Kaïping nous avaient retardés de quarante-huit heures.

Après un échange de récits, le boy du colonel nous amène à la gendarmerie où l’on nous indique nos quartiers. Une vaste auberge chinoise à l’enseigne « La maison qui regarde la lune » doit nous servir de résidence pendant notre séjour à Haïtcheng. Lewis et moi faisons office de fourriers en répartissant les chambres entre nos camarades qui arriveront sans doute cet après-midi. Les meilleures sont réservées aux doyens Burleigh et Prior. Quant à moi, le plus jeune, je me trouve réduit à un petit trou noir sans fenêtre, mais que du moins je n’aurai à partager avec personne.

Mon premier soin, cette besogne faite, est d’aller me présenter aux trois fonctionnaires qui doivent à l’avenir nous servir de guides, diriger nos mouvements et nous communiquer les ordres du quartier général. On ne nous a pas fait l’honneur de nous adjoindre, comme aux attachés militaires, des officiers de l’armée active. Nous devons obéir à un sous-lieutenant de réserve et àa deux juristes-conseillers de droit international à l’armée. Ces deux civils, assimilés au grade de capitaine, portent la tenue de l’état-major. Une étoile dorée cousue sur la manche indique qu’ils ne font pas partie de l’armée malgré leurs sabres de « samouraï » qui battent orgueilleusement le sol.

Le sous-lieutenant de réserve, M. Sataké, est un tout jeune homme, très fier des quelques poils de barbe qui ornent son menton. Il écorche deux ou trois mot d’anglais au prix d’efforts pénibles. Il a d’ailleurs la compréhension difficile, et du premier coup d’œil on se rend compte qu’en l’enlevant au service actif l’armée japonaise n’a pas diminué considérablement sa valeur militaire. Tout autre est M. Okabé, docteur en droit ; il parle admirablement anglais, langue très difficile à prononcer pour tous les Japonais à qui on enseigne beaucoup plus facilement le français, le russe et surtout l’allemand. Certainement très intelligent, M. Okabé a visité tous les pays d’Europe au cours d’un long voyage de trois ans, il n’en a pas moins conservé une aversion insurmontable pour tout ce qui est occidental ; son accueil plus que réservé en donne la preuve.

Notre troisième surveillant est M. Tanaka, fils du ministre de la Maison impériale qui nous reçut au nom du Mikado, en avril dernier, à Chiba. M. Tanaka a passé dix ans en France ; il est docteur en droit de la Faculté d’Aix et a longtemps habité Paris.

Il me souhaite la bienvenue, et ses paroles cordiales sans politesse exagérée suffisent à me faire oublier les mauvais traitements que m’ont infligés ses compatriotes.

Il m’annonce avec tous les ménagements possibles les règles sévères qu’on va nous imposer. C’est la réclusion absolue. Il nous sera interdit de sortir de l’enceinte de Haïtcheng sans être accompagnés par un officier et après l’autorisation dûment accordée par l’état-major de la deuxième armée. Nos demandes devront suivre la voie hiérarchique ; un calcul rapide montre qu’il faudra trois jours en moyenne pour obtenir une réponse.

Nous prenons également contact ici avec la censure militaire. Comme je n’ai pas l’intention d’envoyer de télégrammes en Europe, les mesures qu’on prendra à ce sujet ne m’intéressent pas personnellement, mais je prévois des cris d’orfraie de la part de mes camarades, car le règlement local s’éloigne étrangement des promesses qu’on leur a faites à Tokio.

Après avoir pris congé des trois Nippons, j’ai voulu visiter notre nouveau domaine ; le tour en est bientôt fait.

Haïtcheng est construit sur le même modèle que toutes les cités murées du nord de la Chine. L’enceinte forme un carré parfait dont les côtés sont orientés vers les points cardinaux. Au milieu de chaque face, une porte troue la muraille. Ces quatre portes donnent accès aux deux artères principales, la rue Nord-Sud et la rue Est-Ouest qui se coupent à angle droit au centre même de la ville.

À Haïtcheng, la rue Nord-Sud est la seule animée, la vie de la cité entière y est concentrée. Des deux côtés, sont rangées les boutiques par corporation ; d’abord les fourreurs, puis les restaurateurs, puis les selliers et cordonniers, enfin les marchands de thé et les pharmaciens. Les espèces de bazars où l’on vend de tout, de l’épicerie, de la mercerie et des étoffes sont éparpillés tout le long de l’avenue. Grâce à la proximité de Nioutchouang, on trouve un certain choix de marchandises européennes et japonaises : conserves, liqueurs et parfumerie. Les enseignes sont rudimentaires ; elles consistent en bouts de chiffons dont la couleur indique le métier du marchand ; par contre, les commerçants en gros, surtout les marchands de thé et d’opium, ont dressé devant leurs comptoirs des poteaux de bois sculpté et doré couverts d’ornements et d’inscriptions.

Toutes les échoppes sont encombrées d’officiers et de soldats japonais venus de fort loin pour se ravitailler. La mine réjouie des boutiquiers parle en faveur de la discipline des envahisseurs et prouve que les clients paient comptant tous leurs achats.

L’armée japonaise a créé, pour solder les nombreuses réquisitions de coolies, des bons de guerre échangeables en principe à vue contre du papier monnaie japonais. Mais les stations de change n’existant qu’au Japon et dans les ports, Nioutchouang et Dalny, il est impossible en fait aux indigènes de s’en débarrasser.

Il en résulte que ces bons sont devenus la monnaie courante du pays, au point que les marchands les acceptent de préférence à toute autre monnaie, même à l’or japonais ou aux souverains. L’armée touche sa solde en billets de cette nature. On en a émis de dix, vingt et cinquante sens, de un, cinq et dix yens[1].

Malheureusement les yens sont rares et les paiements même élevés se font avec des bons de vingt ou cinquante sens. On en arrive à posséder de petites papeteries ambulantes ; le transport de ces liasses multicolores et encombrantes devient un problème tous les jours plus difficile à résoudre.

Bons de guerre de l’armée japonaise.

Arrivé au bout de la rue principale, je vais franchir la porte sud pour examiner la face extérieure de l’enceinte. Le factionnaire, sans le moindre avertissement croise vivement la baïonnette dont la pointe vient me chatouiller la poitrine. Ce geste un peu vif m’enlève toute velléité de poursuivre au dehors mes études de fortification. J’escalade donc le mur du côté du chemin de ronde, les rampes d’accès sont partout en ruine. Toute la muraille souffre d’un abandon ancien. Elle est constituée par un rempart de terre revêtu en pierre à l’extérieur, sa hauteur est de six mètres environ, la largeur du sommet en mesure deux ; un parapet crénelé également en pierre n’assure aux défenseurs qu’un couvert illusoire. Le fossé est en grande partie comblé.

La valeur défensive d’un pareil ouvrage est à peu près nulle en présence de l’armement actuel ; elle se trouve encore diminuée si possible par la présence de maisons construites au pied même de la muraille et facilitant l’approche. La fortune rapide de Haïtcheng, due à la construction du chemin de fer, a fait sortir de terre ces dangereux faubourgs. Les portes sont surmontées de tours de guet.

En rentrant à mon auberge par un fouillis de ruelles sordides je n’ai pas été médiocrement surpris d’apercevoir sur une des fandza les plus misérables un drapeau français. Un Chinois en ouvrit la porte, courut à ma rencontre et m’invita par des signes pressants à le suivre. Je trouvai dans une chambre obscure un grand vieillard à barbe grise ; je vis de suite qu’il était mourant. Il parvint à balbutier quelques paroles ; il était le missionnaire français de la ville, et, très éprouvé par la dysenterie, me supplia de lui trouver un médecin. Je courus aussitôt chez M. Tanaka et lui confiai mon embarras, car je ne connaissais personne à Haïtcheng. Je commis à cette occasion une « gaffe » formidable ; en exposant la situation du missionnaire, je dis : « il faut bien faire quelque chose pour ce malheureux, il est le seul blanc de la ville. » Mon interlocuteur esquissa une grimace. Il n’y avait aucune ambulance dans les environs, mais lui-même avait étudié en France la médecine aussi bien que le droit et m’accompagna auprès du malade.

Le vieillard s’affaiblissait de plus en plus. Il n’était plus capable de parler ni d’absorber les médicaments que M. Tanaka lui apportait.

Le soir même il s’éteignit sans avoir repris connaissance. Arrivé à Haïtcheng, il y a trente-trois ans, il n’était jamais depuis lors retourné dans son pays.


Haïtcheng, 14 août.

Aujourd’hui tous les retardataires sont arrivés et avec eux mes bagages intacts. L’installation était bientôt faite : un service de police s’est organisé sous la direction de chacun de nous à tour de rôle. À l’aide de cotisations versées tous les matins, le délégué quotidien engagera une troupe de coolies, fera nettoyer la cour et nourrir les chevaux ; le fourrage n’est pas fourni par les Japonais. Nos rapports avec les habitants de la ville se trouvent facilités par l’apparition d’auxiliaires inattendus. Ce matin même, deux Chinois propres et bien nattés, maniant l’éventail avec élégance, sont venus nous offrir leurs services comme interprètes.

Ce sont d’anciens élèves des missionnaires anglais ; ceux-ci, devant l’hostilité croissante du Gouvernement russe, ont quitté la ville un peu avant la guerre pour fonder un établissement dans le Tchili.

Leur passage ici n’a pas été infructueux. Une partie de leurs adeptes, grâce à leur connaissance de la langue anglaise, a pu s’établir à Haïtcheng comme représentants des maisons d’affaires britanniques de Nioutchouang. Les commerçants de la côte peuvent, ainsi, fonder des succursales dans l’intérieur et augmenter leur clientèle. C’est un débouché important créé de la sorte aux produits anglais.

En face d’eux, que font les missionnaires français ? Ils n’enseignent pas un mot de leur langue aux Chinois qu’ils convertissent ; par contre, ils leur apprennent à répéter sans les comprendre de longues litanies en latin. Je constate, je n’apprécie pas.

Un des chrétiens anglo-chinois nous a conduits au meilleur restaurant de la ville qui se trouve dans une rue écartée. Comme dans tous les établissements de ce genre, la salle commune est malpropre et fétide. Nous sommes obligés de retenir une chambre spéciale qu’on nettoie à fond, et qui, désormais, ne servira qu’à nous. Des bancs, des fauteuils y sont installés et un boy nous apporte le menu. Comme le veut l’usage, après chaque commande, on vient nous montrer les matières premières avant de les cuire pour que nous nous assurions que la quantité et la qualité sont satisfaisantes.

Notre premier déjeuner se compose d’une omelette aux crevettes, de raviolis fourrés de viande parfumée et d’une compote de Californie qu’on est allé chercher dans le magasin de conserves voisin. Les procédés culinaires des Chinois sont identiques aux nôtres. Ils se servent des mêmes instruments et emploient, pour préparer les aliments, du saindoux dont le go lit est très supportable.

Le plus grave inconvénient est l’interversion fâcheuse du sel et du sucre. En outre, il règne une tendance exagérée à saupoudrer les mets de plantes aromatiques ; la plus élémentaire prudence nous force à veiller aux assaisonnements.

Le sens le plus éprouvé n’est pas le goût, mais l’odorat. La présence constante de fumeurs d’opium, couchés sur les kangs où ils savourent leur drogue, rend toute la maison inhabitable.


15 août.

Nous avons été conviés à rendre visite au général Okou. Il faut d’abord pour arriver au quartier général traverser toute la ville ; les habitants se sont portés en foule sur notre passage, ce qui nous donne l’air de conquérants faisant une entrée triomphale. Les Chinois n’osent élever la voix et les sentinelles japonaises, nous prenant sans doute pour les attachés militaires, présentent les armes. C’est grandiose.

La traversée de la rivière de Haïtcheng, gonflée par de récents orages, est beaucoup moins décorative. Couchés sur les encolures des chevaux, comme des jockeys américains, nous levons les pieds à hauteur de la croupe pour ne pas arriver ruisselants chez le commandant de la deuxième armée. Le quartier général se trouve à trois cents mètres plus loin dans une maison fort modeste. Des cavaliers à culotte rouge s’emparent de nos montures pendant que nous nous alignons militairement sous un pavillon où se feront les présentations. Sur une table sont rangés quelques paquets de cigarettes et une boîte de cigares de Manille à dix sens. Cette réception, assez maigre, paraît indiquer que notre hôte, malgré son grade élevé, ne s’encombre pas d’un luxe inutile.

Mais voici l’instant solennel ; le général Okou paraît sur le seuil. C’est un homme de cinquante et quelques années, plus grand que la moyenne des Japonais. La physionomie est loin d’être vive ou intelligente et le regard exprime l’entêtement plutôt que la volonté. Ce qui m’a le plus impressionné chez le chef japonais, je l’avoue, c’est son uniforme dont l’austère simplicité est tout un symbole. Un képi de soldat, une tunique, une culotte et des bottes identiques à celles des simples cavaliers, et c’est tout.

Aucun ornement, aucune chamarrure, pas même une épaulette ou une décoration ; le grade n’est indiqué que par trois étoiles de métal et trois galons minces de laine blanche sur l’avant-bras. Cette tenue montre bien de la part des chefs la volonté de se distinguer le moins possible de leurs hommes. Ils s’habillent comme eux, couchent comme eux dans la première ferme venue et se nourrissent d’un bol de riz arrosé de thé vert. Ce n’est peut-être pas là une des moindres raisons de l’homogénéité parfaite qui forme la principale vertu militaire de l’armée japonaise. Elle contribue au fonctionnement de cette immense machine dont les rouages marchent toujours bien sans retards ni à-coups. La vieille devise du cercle naval de Kouré me revient à la mémoire : « C’est par l’organisation qu’on triomphe. »

Derrière Okou, paraît son chef d’état-major, le général de brigade Otchiaï, gros homme rébarbatif et bougon, barbu comme un Aïno, hirsute, mal habillé, mal chaussé. À ses côtés, frappant contraste, marche un des aides de camp, le capitaine prince Nachimoto, ancien Saint-Cyrien, sanglé dans une tunique jaune canari ; ses bottes reluisent comme sur les affiches des réclames du cirage Nubian.

Après les présentations, le général Okou prend la parole en japonais ; son discours est traduit au fur et à mesure en anglais par un interprète. L’allocution ne sort pas des banalités d’usage, plaisir de nous recevoir, regrets de ne pouvoir nous mieux traiter et ainsi de suite. À peine le général a-t-il terminé que le chef d’état-major l’écarté d’un geste presque brutal, et, en quelques mots d’une netteté incisive, nous déclare qu’avant toute chose, il faut nous conformer strictement aux ordres donnés et que la moindre incartade sera punie de l’exclusion immédiate. Aucune formule de politesse n’est venue atténuer ces menaces inattendues ; du moins auront-elles eu pour effet de m’éclairer définitivement sur les sentiments du sieur Okabé, notre guide numéro deux. Ses traits exprimaient à ce moment une béatitude sans mélange.

Après un court échange d’opinions, Melton Prior, le plus ancien d’entre nous, est chargé de répondre pour la collectivité : « Vous remercierez le général Okou de ses souhaits de bienvenue, dit-il à l’interprète, et l’assurerez de notre désir d’obéir à tout ce qu’on nous commandera. J’ajoute pourtant qu’au cours des vingt-cinq campagnes que j’ai suivies avant celle-ci, jamais on ne m’a laissé aussi peu d’indépendance. »

La traduction de ces quelques mots ne paraît pas impressionner l’état-major outre mesure. On nous passe les cigarettes ; Européens et Japonais se regardent avec une hostilité naissante qui m’a rappelé les plus beaux jours du Manchou-Marou. Le général met fin à cette pénible situation en se retirant dans son bureau.


19 août.

Le déluge a recommencé. Il nous a tenus pendant deux jours enfermés dans nos quartiers. La cour même de l’auberge n’est qu’un tas de boue ; pour la traverser, il a fallu semer le grand rectangle de grosses pierres et sauter de l’une à l’autre. Au dehors, les rues sont converties en bourbiers et les passants rasent les murs en s’accrochant aux portes et aux fenêtres.

La campagne a dû être plus maltraitée encore et les routes sont certainement impraticables à l’artillerie et aux convois. Il faudra quelques bonnes journées de soleil pour permettre à l’armée de se mettre en marche. Notre incarcération à Haïtcheng se trouve prolongée encore.

Sans doute pour égayer notre prison, on nous a envoyé successivement deux commandants d’état-major chargés de nous faire des conférences sur les batailles passées. Cette manière théorique et rétrospective de nous montrer la guerre ne manque pas d’ironie. Serrés à étouffer dans la moins petite de nos chambres, nous entourons le professeur d’histoire et notre ami Okabé qui traduit ses paroles.

Ces deux messieurs se moquent consciencieusement de leur auditoire qu’ils traitent comme une classe d’école primaire. J’emprunte au cours du major Ichisaka la description d’un des combats : « La bataille commença de bonne heure ; l’ennemi occupait de fortes positions d’où il tirait sur nous. Le feu était terrible. Nos braves soldats avançaient toujours malgré la canonnade épouvantable ; on se battait furieusement. L’ennemi était très nombreux, mais rien n’arrêta nos courageux fantassins qui servaient leur empereur et leur patrie. Beaucoup moururent, mais le sacrifice de leur vie n’aura pas été inutile. L’ennemi se défendait bravement, mais rien ne pouvait résister à l’élan de nos valeureuses troupes… »

J’interrompis l’orateur pour lui demander la disposition des divisions japonaises ; il me lança un regard foudroyant sans daigner me répondre, tandis que M. Okabé s’efforçait de faire excuser ma scandaleuse indiscrétion. Si j’avais demandé la tête du général Okou ou même celle du Mikado, le crime, je crois, eût été moins grand. Ma question intempestive n’arrêta d’ailleurs pas la faconde du conférencier qui reprit de plus belle :

« La lutte devint plus acharnée que jamais, notre offensive progressait sans cesse… »

Telle fut la première séance ; je n’assistai pas à la seconde ; on y parla longuement de la guerre sino-japonaise de 1894.


21 août.

Les attachés militaires nous rendent souvent visite le soir et nous leur donnons des concerts. Les banjos des Américains ont péri dans la noyade générale de Kaïping ; un phonographe prêté par un marchand chinois les remplace. Son répertoire fort limité ne comprend qu’une marche militaire, Viens, poupoule, et l’Ave Maria de Gounod. Cette salade musicale, grâce aux quinze mille kilomètres qui nous séparent du pays, trouve tous les jours un public enthousiaste.

La première fois qu’ils sont venus, les officiers nous ont exprimé le regret de ne pouvoir nous rendre nos invitations. Nourris aux frais du gouvernement japonais, ils n’ont rien à nous offrir, ne voulant pas demander des extras en dehors des repas. Leur sort est plus triste que le nôtre ; ils ont encore moins d’indépendance que nous.

Ce matin même, ils ont reçu une preuve nouvelle de la bienveillance des trois officiers qui les accompagnent. On les avait menés voir un pont de chevalets que le génie venait de jeter sur la rivière de Haïtcheng à quatre kilomètres en aval de la ville. Ils y trouvèrent un commandant de pontonniers parlant allemand. Il se montra très aimable et donna aux étrangers des renseignements sur le nombre de travailleurs, les outils et les matériaux employés, le temps nécessaire à la construction. Tout cela était parfaitement inoffensif. Pourtant, un des guides s’approcha du commandant du génie et lui dit en japonais : « Ne répondez pas aux questions qu’on vous pose » À partir de ce moment on ne put tirer du malheureux que les « peut-être » et les « je ne sais pas » traditionnels. Cette scène m’a été racontée par le seul des attachés qui eût passé quelques années au Japon et comprît quelques mots de la langue.

On nous promit pour demain midi une promenade du même genre aux avant-postes.


23 août.

À onze heures, ce matin, j’ai voulu brider mon cheval pour l’excursion annoncée. Une semaine de repos l’avait transformé de nouveau en bête féroce ; il se débattit et mordit en soufflant comme une machine à vapeur, dès qu’on s’approchait de lui avec la selle ou les rênes. Un palefrenier chinois dont la profession est de dresser les poulains les plus sauvages ne réussit pas mieux que les autres. Un coup de sabot dans les côtes l’envoya gémissant à l’autre bout de la cour. Il fallut de nombreux massages et un billet de cinq dollars pour le calmer.

De guerre lasse, je laissai l’animal attaché à son poteau et empruntai la monture d’un camarade qu’une indisposition retenait à Haïtcheng. Avant de partir, on nous rappela qu’il était strictement interdit de nous écarter de nos surveillants, qu’il fallait conserver la formation prescrite. Nous sortîmes de la ville deux par deux comme les collégiens de Stanislas qui se promènent le mercredi au bois de Boulogne. À cinq cents mètres des murs, première halte au pied d’une petite colline que les Russes avaient fortifiée jadis.

Du sommet de la hauteur, un officier d’état-major nous montra dans quelle direction Se trouvait l’armée russe, puis nous rappela une fois de plus les détails de l’occupation de Haïtcheng en 1895.

Il nous conduisit ensuite à quatre cents mètres plus loin sur la soi-disant ligne des sentinelles. Nous nous trouvions alors à moins d’un kilomètre de la ville.

Cette première constatation éveilla mes soupçons sur l’authenticité de ce qu’on nous montrait ; la vue des factionnaires eux-mêmes les confirma. Jamais je n’ai vu de plus jolis avant-postes. La sentinelle se tenait raide comme un piquet, bien en vue ; à deux mètres en avant d’elle, on avait creusé une tranchée revêtue fort proprement de gaolian avec des arêtes nettes et un parapet tracé comme une figure géométrique. Derrière l’homme, se dressait un abri en sorgho qui le protégeait du soleil. À cinquante pas en arrière, le petit poste se reposait sous une tente près d’un râtelier d’armes improvisé où les fusils étaient rangés avec une symétrie parfaite. Tout cela ressemblait bien davantage à une boîte de soldats de plomb qu’à des militaires en campagne.

Sentinelles japonaises.

J’en étais là de mes réflexions lorsqu’un officier japonais vint se présenter à moi. Il s’appelait le major Tatchibana et se montrait très heureux de pouvoir causer avec un Français. Il parlait fort correctement notre langue. Les hommes que nous avions sous les yeux appartenaient à son bataillon, il me demanda ce que j’en pensais.

Je reconnus que ses soldats avaient fort bonne apparence mais je ne lui cachai pas mon étonnement de voir placer ainsi des sentinelles le jour dans une plaine absolument unie. En était-il toujours ainsi ?

Bien des choses m’ont étonné depuis six mois que je me trouve en Extrême-Orient, mais rien jusqu’à ce jour ne m’a surpris autant que la réponse du major Tatchibana. Après s’être assuré que personne ne pouvait nous entendre, il dit en souriant : « Oh ! non ! rassurez-vous, c’est un spectacle réservé aux correspondants de guerre en tournée. Il y a un bataillon entier à quatre kilomètres en avant d’ici et d’autres fractions plus loin encore, sans compter les reconnaissances de cavalerie. »

En présence de cette franchise inusitée, je m’enhardis jusqu’à demander au commandant à quelle division appartenait son régiment. C’était une indiscrétion que j’hésitais à commettre, connaissant les précautions prises à ce sujet par le général en chef qui avait fait supprimer tous les numéros sur les collets des tuniques. Le major ne s’en émut pas autrement et répondit :

— À la 3e. Je commande le premier bataillon du 34e régiment en garnison à Chidzouoka ; c’est une fort jolie ville de la province de Nagoya, dont je serai très heureux de vous faire les honneurs quand nous rentrerons au Japon. En attendant, priez vos collègues de nous suivre à mon cantonnement. Je n’ai pas grand’chose à leur offrir, mais nous serons mieux pour causer dans ma fandza que sous ce maudit soleil.

Ainsi fut fait. Pendant que je marchais à côté de lui, le major me donna d’autres renseignements sur la composition de l’armée et l’emplacement des troupes. J’étais abasourdi. Je crus devoir faire part au major de mes scrupules, mais il se mit à rire et ajouta fort judicieusement qu’au moment où je pourrais communiquer librement avec l’Europe l’armée aurait quitté depuis longtemps ses cantonnements actuels.

Notre troupe envahit la petite maison. Le bon commandant mobilisa ses troupiers pour faire du thé et chercher de l’eau potable. Il répartit entre nous toute sa provision de bière achetée à Haïtcheng, et après avoir longtemps fouillé dans ses bagages, il en sortit une boîte de bonbons chinois que nous nous partageâmes. On échangea quelques toasts, puis il fallut prendre congé de notre nouvel ami pour rentrer à la ville.

Abri d’un petit poste japonais.


24 août

Il paraît qu’on va bientôt attaquer les Russes. Ce bruit s’est répandu ce matin avec persistance. Je me suis aussitôt mis en campagne pour remplacer mon farouche coursier par une monture plus maniable. Un marché aux chevaux se tient précisément aujourd’hui sur la grande place où tous les paysans des environs amènent leurs bêtes pour les vendre à l’armée. On paie chaque animal cent vingt dollars. Venu avant l’heure fixée pour l’examen passé par les vétérinaires, je peux faire mon choix et acheter un joli poney bai pour dix dollars en plus du prix de réquisition.


25 août.

Pendant toute la matinée, les troupes ont traversé la ville. J’ai obtenu non sans peine l’autorisation de sortir de l’enceinte pour faire ferrer mon nouveau cheval, les maréchaux demeurant tous en dehors des murs. Pour cette opération, les animaux sont entravés et jetés à terre ; on leur ligote les quatre pattes ensemble et on leur applique les fers dans cette position incommode. Les accidents sont pourtant fort rares, mais la séance est longue. Assis sur une borne, je fumais ma pipe en suivant des yeux les tortures infligées au malheureux animal lorsqu’un grand bruit me fait lever la tête. Le général Okou et son état-major, entourés d’une faible escorte de cavaliers, passent devant moi se dirigeant vers le nord. Décidément c’est pour demain.

À mon retour, j’ai la satisfaction de me défaire pour quatre-vingt-dix dollars de la bête féroce de Kaïping ; mais après le coucher du soleil son nouveau propriétaire n’a pas encore osé l’emmener. Je passe la soirée à faire quelques derniers achats en ville et à emballer mes richesses. Je ne me couche que fort tard pour rêver de bombardements et d’assauts.

  1. Le yen vaut en moyenne 2 fr. 53 c, un peu plus que le rouble ; le sen est le centième du yen.