Jud Allan, roi des gamins/p2/ch07

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Jules Tallandier (14p. 335-349).

CHAPITRE VII

LA CHASSE À L’HOMME


Allan s’aperçut à peine qu’il restait seul. En face du nouveau mystère se présentant devant lui, il ressentait une sorte de vertige.

Abasourdi, les idées confuses, nul raisonnement ne lui paraissait capable d’expliquer logiquement les faits. Soudain, on gratta à la porte.

Avant qu’il eût répondu, le battant tourna légèrement sur ses gonds, et le petit chasseur Tril parut.

Le gamin mit un doigt sur ses lèvres, s’approcha de son interlocuteur, et si bas que celui-ci l’entendit à peine, il murmura :

— Il doit y avoir du nouveau. Suzan se promène sur le quai et elle a fait le signe convenu. Or, les roundsmen gardent toutes les sorties.

— Alors, qu’elle entre.

— Ce serait attirer l’attention sur elle, la mettre en danger, peut-être…

Instinctivement, le pseudo-Grey Assford se dirigea vers la fenêtre.

Juste en face de la Troisième Rue, bornant la façade de l’hôtel, une fillette, avec, sur l’épaule, un petit singe à la fourrure olivâtre, regardait dans la direction du Meyer’s. C’était Suzan.

À l’apparition du professeur de West-Point, elle eut un geste satisfait, puis ses mains décrivirent plusieurs signes dans l’air.

— Quelque chose à nous communiquer, traduisit Tril. Vous voyez.

— Sans doute… et même une chose importante, mon pauvre Tril.

— Quel drôle d’exercice fait Suzan ! Regardez-la donc, master.

En effet, la fillette avait élevé son singe à bout de bras. Elle semblait lui adresser un discours, lui désignant la croisée. Brusquement, Suzan traversa la chaussée pavée et disparut dans la Troisième Rue.

Allan restait pensif. Selon toute probabilité, la mignonne avait à lui dire ce qu’était devenu Van Reek, qu’elle était chargée de surveiller avec Top et Fall. Une légère exclamation de Tril le fit sursauter.

— Zinka là ! là !

Le gamin désignait le rebord courant à hauteur des fenêtres de l’étage. Le zaïmziri s’avançait sur l’étroite corniche, ayant au cou, suspendu par une ficelle, un objet garni d’ornements métalliques, car le soleil y piquait des points brillants. Le petit animal parvint à la croisée, et sautant sur la table, sembla inviter le pseudo Assford à le débarrasser de son fardeau.

Celui-ci ne se méprit pas à la mimique du zaïmziri. Il détacha la ficelle. L’objet qu’elle soutenait était un élégant carnet à fermoir d’or.

À peine le professeur l’eut-il pris que Zinka bondit sur la barre d’appui et disparut à l’extérieur. Jud avait ouvert le carnet. Sur la première feuille, quelques lignes au crayon :

« Van Reek a quitté l’hôtel vers quatre heures et demie, ce matin, toujours avec son uniforme de serveur. »

Tril et le professeur échangèrent un regard.

— Où a-t-il pu se cacher ? murmura le premier. J’ai fureté partout.

— Un complice, probablement, répliqua son interlocuteur.

Et, reprenant sa lecture :

« Il s’est rendu à la maison de la Troisième Rue.
xxx« Là, il a changé de vêtements et a repris son apparence habituelle.
xxx« Il est parti à pied, chargé seulement d’une petite valise, qui doit contenir une chose de grand prix, car il la surveille avec un soin jaloux.
xxxx« Top et Fall, emmenant Storm, se sont mis à sa « poursuite ; moi, j’ai regagné mon logement, où ils télégraphieront. Ce carnet appartient à Van Reek. Zinka, cette nuit, s’était glissé dans son logis et l’a rapporté. Il doit y avoir des notes importantes, mais je ne puis pas lire le chiffre. »

Le jeune homme tourna les pages. Des notes chiffrées appelèrent son attention. Elles affectaient cette disposition :

— 85-101-85. — 85-4-11 12-45-8. 19-8. 3-110-10-8905 : 11-10-10. 51253-6-8-11. 1901-12-6. — 7125-3 : 50.

D’autres encore s’étalaient sur divers feuillets ; mais celles-ci, relativement courtes, furent l’objet d’un examen plus approfondi de la part de Jud.

Après tout, il était condamné à attendre le bon plaisir des magistrats enquêteurs… Autant occuper ce loisir à chercher la clef du chiffre mystérieux.

Cette décision prise, Allan s’installa devant la table prit une feuille de papier et reproduisit consciencieusement les deux lignes chiffrées.

De toute évidence, chaque chiffre désignait une lettre. Il s’agissait de trouver suivant quelle loi on avait procédé à la numérotation.

— Et vous pensez deviner la signification de cela ? dit Tril.

— Non pas deviner, mais démontrer par le raisonnement.

— Je ne vois pas quel raisonnement vous pouvez faire, roi.

— Tu n’as jamais étudié les grilles ni les chiffres, Tril. Pour moi, au contraire, à l’École militaire, cette étude a tenu une place importante. Quiconque désire correspondre sans être à la merci d’une indiscrétion banale, adopte un alphabet illisible pour les non initiés. Tu conçois cela ?

— Sûrement ! Puisque les lads ont aussi leur écriture chiffrée.

— Les combinaisons sont indéfiniment variées, mon enfant. Apprends-le.

« Tantôt, on possède une grille divisée en petits carrés réguliers ainsi qu’une table de Pythagore ; certains carrés déterminés sont affectés aux seules lettres utiles, les autres sont remplis par des lettres inutiles, que la grille réceptrice supprime automatiquement.

« D’autres fois, la grille est remplacée par un livre choisi à l’avance. Des nombres, disposés de façon convenue, désignent des pages, des lignes, des lettres du volume.

— Alors, si l’on n’a pas le livre, il est impossible de lire ?

— Rien n’est impossible. C’est plus ou moins difficile, voilà tout.

— Alors, à quoi bon la précaution ?

— À ceci : le secret ne peut être violé que par des hommes exceptionnels.

Puis, doucement :

— Mais occupons-nous du chiffre que j’ai sous les yeux… Je sais que les notes ont été tracées par Van Reek, soit donc dans une des trois langues qui lui sont familières. Ceci est du français, de l’anglais ou du flamand.

— Tant mieux, bougonna le gamin ; seulement, cela ne m’avance pas.

— Erreur. Un premier point est acquis. L’alphabet usité est le latin de vingt-cinq lettres. Nous éliminons les alphabets russe, grec et autres.

— Ah ! s’exclama Tril. Je commence à comprendre le raisonnement. Seulement, après cela, je serais incapable d’aller plus loin.

— Et pourtant, je crois pouvoir affirmer que Van Reek a écrit ses notes en français.

— En français !… Celle-là est forte… À quoi reconnaissez-vous cela ?

— Toujours le raisonnement, Tril. Van Reek parle anglais, flamand, français. Mais l’anglais est l’idiome général aux États-Unis, il l’a écarté comme augmentant la facilité de traduction pour le plus grand nombre.

Le petit chasseur eut un cri de joie.

— Sa préférence instinctive irait au flamand, moins répandu que le français.

— Alors, vous concluez que ce vilain personnage a employé cette langue.

— Petit Tril, quand on prend des notes sur un carnet aussi élégant, c’est non seulement pour soi, mais encore pour un ou, plusieurs autres. Dans l’espèce, Van Reek songeait sûrement à Frey Jemkins.

— Oui, eh bien ?

— Eh bien, Frey Jemkins ignore le flamand. C’est donc la langue française qu’a adoptée notre homme.

Du coup, le chasseur battit des mains.

— Seulement, le grimoire ne m’en parait pas plus clair…

— Un peu de patience, Tril, et nous arriverons peut-être à te satisfaire.

« Tout d’abord, en français, certaines lettres sont beaucoup plus employées que les autres. Parmi les consonnes, celles de la première moitié de l’alphabet ; parmi les voyelles, a et e. D’autre part, la phonétique française n’admettant le son que sur la voyelle, on peut affirmer qu’il en existe une au moins sur trois signes… Cette constatation nous permet presque de décomposer les mots en syllabes. De plus, es six voyelles : a, e, i, o, u, y, doivent se rencontrer avec une fréquence plus grande.

Et, pensif, le professeur continua :

— Dans les deux lignes que j’ai sous les yeux, je constate que le nombre le plus fréquent est 5. Je le retrouve huit fois. 5 est évidemment une voyelle. Et comme la lettre la plus abondante en français est l’e, je n’hésite pas à tenir pour certain que 5 et e sont une même notation.

— Hourra ! souligna Tril, transporté par cette déduction.

— Et je continuerais ainsi, si je ne faisais des constatations capitales qui rétrécissent aussitôt le champ d’exploration. Sur la première ligne, je remarque les nombres 12 et 3, et, sur la seconde, les mêmes nombres, mais précédés du signe , qui peut se traduire par moins ; c’est le signe mathématique qui s’oppose au signe + ou plus.

— Et vous concluez ?

— Que l’alphabet est numéroté, dans sa première partie, par des chiffres positifs, et en sa partie suivante, par des chiffres négatifs, de sorte qu’un même chiffre, avec ou sans signe moins, représente deux lettres ayant des positions similaires dans les deux fractions de l’alphabet.

« Si, à côté de cela, je relève le chiffre le plus élevé des inscriptions, je trouve 12 et 12. Or, deux fois douze font vingt-quatre… la vingt-cinquième lettre est donc figurée par 0, que tu aperçois, petit Tril, à la ligne supérieure. Je tiens compte de ce que Van Reek, Jemkins ont souvent à correspondre avec des agents subalternes d’une Intelligence médiocre ; la combinaison doit être simple, et je pense qu’elle pourrait s’établir ainsi.

Ce disant, Allan dressait sur la feuille le tableau suivant :

a...... 1 xxxm...... 0xxx n...... 12
b...... 2 o...... 11
c...... 3 p...... 10
d...... 4 q...... 9
e...... 5 r...... 8
f...... 6 s...... 7
g...... 7 t...... 6
h...... 8 u...... 5
i...... 9 v...... 4
j...... 10 x...... 3
k...... 11 y...... 2
l...... 12 z...... 1

Le petit chasseur regardait bouche bée. Du ton de la prière, il demanda :

— Oh ! laissez-moi remplacer les lettres, pour voir si j’ai compris.

Pour toute réponse, Jud lui tendit la plume ; et alla s’accouder à la fenêtre. Cinq minutes plus tard, Tril triomphant se précipitait vers lui, agitant le papier, sur lequel, au-dessous des lignes chiffrées, il avait tracé :

« Réparé revolver air comprimé : 10 dollars probablement ?
« Électro-aimant Slex : 50.

Mais il fut surpris par l’effet produit sur Allan.

— Je comprends ! Je comprends tout ! La mort du capitaine Anoru. Celle des malheureux marchands de diamants.

Et Tril, ahuri, balbutiant :

— Comment ? Avec ces quelques mots ?

— Ah ! Tril ! Le revolver, qui n’a produit aucune détonation…

— Le revolver à air comprimé. Mais l’électro-aimant ? Qu’est-ce ?

— L’art d’ouvrir et de refermer serrures et verrous sans laisser de traces. Tu as dû entendre parler des Dompteurs de portes ?

— Ah ! oui, ces voleurs qui pillaient les maisons, refermant les portes, les fenêtres derrière eux.

— C’était avec des électro-aimants qu’ils opéraient.

— Alors, ils attirent du dehors les pênes des serrures, les targettes des verrous. Seulement, après cela, il n’y a plus qu’à supprimer les serrures inutiles.

— Non pas les supprimer, petit Tril, mais les remplacer par une fermeture en cuivre, l’aimantation n’ayant aucune action sur ce métal.

Et les feuillets tournent sous la main impatiente du jeune homme.

Maintenant, toutes les annotations sont claires pour lui. C’étaient, pour la plupart, des notes relatives soit au voyage récent de Van Reek, dépenses, itinéraires, heures de trains, soit aux terrains expropriés d’East-River.

Sur l’une des dernières pages, deux paragraphes firent bouillonner le sang du faux Assford. Ils étaient ainsi conçus :

« Great Trunk (gare de New-York) ; train de cinq heures quarante-cinq.
xx« Télégraphier Vaning. Prendre tige chez Airnalt. La fixer sur terrasse, dalle 6/4. Appeler F. C. pour direction définitive. »

Évidemment, le second était le corollaire du premier, indiquant nettement à quel moment, par quelle gare, Van Reek avait quitté New-York ; mais le second demeurait intraduisible.

Qu’était cette tige à dresser sur une terrasse, à l’appui d’une dalle 6/4 ?… Une antenne de téléphone sans fil, vraisemblablement, le nombre de phrases suivant incitait à le supposer… Appeler F. C.

Puis, où chercher la terrasse dans l’étendue des États-Unis ?

Et Allan commençait à s’impatienter, quand un garçon d’étage vint annoncer que le juge enquêteur attendait les voyageurs.

Un quart d’heure plus tard, Grey Assford, dont les déclarations concordèrent avec celles des occupants des chambres voisines du 115, quittait le Meyer’s. Il déambulait sur le quai, suivi à peu de distance par Tril.

Ainsi, ils gagnèrent Hoboken et la ruelle, où, la veille, Jud avait parlé a Suzan, à travers une fenêtre ouverte. Quand Allan et Tril s’arrêtèrent en face de l’ouverture, la petite Suzan se pencha à la croisée.

— Reçu télégramme Top et Fall. Même train que Van Reek. Great Trunk. Tickets directs pour San-Francisco.

— Pour Frisco ! s’exclama Jud… terrasse, dalle, seraient donc là ? Quel train pourrons-nous prendre pour les suivre ?

— Le premier à voitures directes part à quatre heures du soir.

Ce disant, la petite passait à son interlocuteur un feuillet d’indicateur.

Jud y jeta les yeux, puis, doucement :

— Rendez-vous à trois heures quarante-cinq à la gare. Trois tickets pulmann[1] pour Frisco. As-tu de l’argent ?

— Oh ! la réserve du syndicat est loin d’être épuisée.

Alors, à tantôt, chère petite mignonne !

Et Allan se remit en marche.

— Tril, dit-il, cours au télégraph-office ; adresse une dépêche, chiffre des lads, au syndicat de San-Francisco.

— Pour leur dire ?…

— De découvrir Vaning, Airnalt, la terrasse et la dalle dont parle la note du carnet ; puis, charger une équipe de lads des exploitations électriques d’accorder un récepteur identique à celui de notre adversaire au syndicat, même. Que l’on monte la garde auprès de l’appareil, afin de noter la moindre communication. Il faut à Van Reek, comme à nous-mêmes, environ six jours pour effectuer le parcours New-York-Frisco. Tout doit être prêt lors de son arrivée.

Son jeune compagnon lui saisit la main, la porta à ses lèvres, murmura avec une expression impossible à rendre :

— Les lads feront tout pour que leur roi soit content d’eux.

Et, à toutes jambes, il s’élança dans une rue transversale, au bout de laquelle se distinguait le réseau compliqué de fils d’un bureau télégraphique.

À quatre heures moins un quart, Allan se rencontrait avec Tril et Suzan, cette dernière chargée du fantasque zaïmziri Zinka, sur les quais de la gare monumentale du Great Trunk, littéralement du Grand Tronc, la formule abrégée sous laquelle les Américains désignent la voie ferrée qui traverse de part en part les États-Unis, de l’Atlantique au Pacifique.

Parcourir le Grand Tronc est un voyage moins terrifiant qu’il n’apparaît aux voyageurs européens. Les wagons spacieux, où les couchettes de nuit se transforment de jour en moelleux fauteuils, le restaurant roulant, la bibliothèque, les lavabos confortables, les coiffeurs attachés au convoi, donnent au touriste l’impression de vivre dans un hôtel qui marche, voilà tout.

La correspondance avec l’extérieur est assurée. Les lettres déposées dans des sacs ad hoc, sont remises aux gares d’arrêt, et de son compartiment le traveller peut télégraphier où bon lui semble.

Les compagnies américaines ont, en effet, adopté récemment l’appareil d’un inventeur français qui permet d’utiliser les rails pour la transmission des communications électriques.

Jud Allan dans un pulmann, où avaient également pris place Tril, Suzan et le zaïmziri, roulèrent durant six jours, lurent, prirent leurs repas, dormirent, reçurent diverses dépêches chiffrées, tant de Top et de Fall emportés à quelques heures d’intervalle par le même train que Van Reek, que des lads de San-Francisco, mettant Tril au courant de leurs recherches.

Et le train filait, passant d’un État dans un autre, traversant des plaines fertiles, des collines boisées, franchissant des rivières larges comme des fleuves, des fleuves imposants comme des bras de mer.

La limite de l’État de Californie était marquée par l’écran dentelé des Montagnes Rocheuses barrant l’horizon oriental. La voie se déroulait en des sites grandioses, côtoyait des ravins sauvages, sautait sur des passerelles métalliques des abîmes à l’apparence chaotique. Puis, les hautes cimes étaient dépassées. Les riches vignobles californiens se développaient à perte de vue.

La végétation devenait étrange, mêlant les flores des zones tempérées et torride. Enfin, la ligne ferrée touchait Oakland, faubourg de la cité californienne, situé sur la rive ouest de la baie de San-Francisco.

Jud Allan et ses compagnons durent traverser la baie en ferry-boat.

Une heure après, ils débarquaient dans l’agglomération bruyante de San-Francisco à l’Union Ferry Depot.

Et comme ils se tenaient sur le quai, bousculés par les voyageurs, étourdis par les hurlements des cochers, des voitures, des omnibus d’hôtels, par les cloches de tramways funiculaires, électriques ou à traction animale, un jeune ouvrier en veste de toile bleue les aborda :

— Connaissez-vous un roi ? fit-il à mi-voix.

Jud sursauta. C’était le mot d’ordre convenu avec les lads.

— J’en connais un seul, répliqua-t-il, roi sans couronne.

L’ouvrier s’inclina.

— Je suis un lad, dit-il, employé aux usines électriques de la ville.

— Un électricien ! Il y a donc du nouveau ?

L’adolescent affirma du geste.

— Vaning est sous-directeur à l’usine où je travaille. Il s’est rendu chez Airnalt, fabricant d’appareils de physique de Market-street. Airnalt a fait porter une antenne de sans fil et ses accessoires dans la rue Montgomery, au domicile de Fred Jemkins, sénateur de l’État et propriétaire du Bazar géant…

Puis, baissant la voix, le jeune ouvrier continua :

— L’antenne a été dressée sur la terrasse supérieure du bazar entre la quatrième dalle en longueur et la sixième en largeur.

— Je vois… Je vois !

« Nous avons relevé le numéro de catalogue du récepteur disposé par Airnalt, acheté et mis en place au Syndicat un récepteur semblable. Nous possédons l’antenne du sans fil et sommes heureux qu’elle puisse servir au « roi ».

Comme à Washington, comme à Ottawa, le délégué des Lads de San-Francisco exprimait la reconnaissance des petits pour le chef généreux qui les avait naguère groupés.

— Ton nom ? fit Jud, après un silence.

— Mon nom est Lally. Au Syndicat, on compte héberger le roi.

— Et le roi accepte, s’écria le professeur en secouant cordialement la main de l’envoyé.

L’une des curiosités de San-Francisco est sans contredit son quartier chinois. C’est un quadrilatère, borné par les rues Stockton, Sacramento, Pacific et Kearny, où s’entassent les hautes maisons séparées par d’étroites et malpropres ruelles. Au sortir de la ville saxonne, on se croirait brusquement transporté en pays jaune. Boutiques, théâtres, bonzeries, restaurants, lanternes en papier, habitants, sont chinois, et la nuit venue, le blanc est imprudent qui s’aventure en ce quartier, sans être accompagné par un détective.

Or, à l’angle des rues Kearny et Pacific, s’élevait une maison haute de deux étages, dominée par une terrasse bordée de balustrades de bois.

C’est dans cette maison que Jud Allan et ses jeunes compagnons avaient été conduits. Ils y avaient retrouvé Top, Fall, et le vigoureux mâtin Storm, arrivés quelques heures auparavant.

En quelques répliques, le professeur avait été mis au courant.

— Van Reek ?

— Descendu dans Montgomery-street, Jemkins-House.

— L’hôtel accolé au bazar, n’est-ce pas ?

— Oui, avec communication intérieure.

— A-t-il usé du sans fil ?

— Non. Au surplus, nous le saurons de suite, puisque l’on a installé ici, sur la terrasse, un récepteur avec le sien.

Jud s’est fait conduire sur la terrasse. Un petit électricien y veille.

— Rien entendu, boy ?

— Rien, roi.

Allan s’étonne du mutisme de Van Reek.

Tril, Suzan, Top, Fall, vont s’établir autour de la résidence du lieutenant de Jemkins. Ils le suivront partout, leurs facultés dédoublées par le merveilleux instinct de Storm.

Les lads, employés dans les rayons de l’immense bazar fondé par Frey, guetteront sans trêve.

Allan demeure au Syndicat, prêt à poursuivre son adversaire au premier signal. Chaque heure, Lally introduit auprès d’Allan un gamin qui revient du bazar Jemkins, et le dialogue suivant s’engage :

On n’a pas téléphoné sans fil du cabinet du sous-directeur ?

— Non. Jokel, la petite chargée du téléphone pour le magasin, n’a pas quitté le cabinet un seul instant. On a téléphoné pour des commandes, des expéditions ; mais le récepteur Airnalt n’a aucunement fonctionné.

— C’est bien, merci !

Puis, tantôt Suzan, tantôt Top ou Fall, font une apparition au Syndicat. Ils tiennent Jud Allan au courant des faits et gestes de Van Reek.

Le Belge a quitté la maison, il s’est promené, a rencontré plusieurs personnages du haut commerce, avec lesquels il s’est entretenu amicalement, il s’est rendu ensuite au commissariat central de police. Un jeune secrétaire a mis l’oreille au trou de la serrure et l’a entendu s’enquérir auprès du Central officer du crime de New-York dont tout le monde parle.

— J’ai quitté New-York le matin même de la découverte de ce meurtre étrange ; les récits des journaux m’apparaissent tellement fantastiques.

Et le central policer, avec une amabilité en rapport avec l’importance de l’ami de Jemkins, s’est répandu en explications prolixes.

— Et aucun indice faisant espérer l’arrestation du coupable ?

— Aucun, cher monsieur, aucun, en vérité.

Jud comprend le but de cette visite. Van Reek a voulu s’assurer qu’aucun danger ne le menaçait de ce côté. Tranquillisé, il est allé déjeuner dans Mason-street, au restaurant dit Terrace Garden.

La journée s’avance. Les rapports se succèdent, sans perdre leur banalité.

Van Reek a pris une voiture, s’est fait conduire au parc de la porte d’Or.

Près du kiosque à musique, il s’est rencontré avec un gentleman. Les deux hommes se sont serré la main en manifestant une surprise joyeuse de se voir. Ils ont échangé quelques paroles.

Van Reek rend ensuite diverses visites et soupe avec un de ses amis, président du Tribunal au Criminel.

La nuit est venue. Van Reek se rend à l’Orpheum, le théâtre français de Fanell-street. Il y séjourne une heure, puis rentre à pied à Jemkins-House. La lumière s’éteint bientôt dans la chambre qu’il occupe. Les guetteurs en concluent qu’il s’est couché.

Minuit a sonné depuis longtemps aux horloges à carillons, dont les riches habitants de Frisco ont la manie d’orner leurs demeures.

De loin en loin, un roulement de voiture, un aboi de chien, le pas cadencé des roundsmen en tournée, troublent un instant le silence ; puis, ces bruits s’éteignent, semblent absorbés par la nuit.

Deux heures tintent aux carillons, quand la porte de la chambre est brusquement poussée.

— Qui va là ?

— Le gardien du sans fil, roi.

C’est un gamin qui, dans cette nuit silencieuse, alors que tout repose à Frisco, était attentif et éveillé auprès du récepteur Airnalt.

Avec la rapidité de l’éclair, le professeur devine le fait important.

— Une communication ? dit-il.

— Oui. Le jeune homme regarde le papier que son interlocuteur lui remet.

Plusieurs lignes. Va-t-il connaître la prison de Lilian ? Et il lit, son cœur frappant à grands coups les parois :

« Il fait froid à Chicago, mais le soleil réchauffe Frisco », a dit le Belge.

« Le soleil est un brave boy ; mais la lune n’est point méprisable », a-t-on répondu.

Sans hésiter, le jeune homme s’explique ces phrases.

— Sans doute, des paroles de reconnaissance convenues.

Et il poursuit, prononçant à mi-voix le dialogue surpris :

— Allô ! allô ! C’est moi, Van Reek.

— Cela ne fait pas ombre d’hésitation… Votre voix est reconnaissable comme un clairon.

— Clairon si vous voulez ; j’attends vos ordres, vous savez.

— Vous n’attendrez pas longtemps. Au plus tôt, partez pour San-Diego. On vous y attendra pour vous guider vers ma résidence. Défiez-vous de tout, ne téléphonez plus, ce serait inutile.

Un instant, Jud demeura pensif. La communication lui apprenait le point où des affiliés attendraient Van Reek. Au matin, Jud se rendra à la gare du Southern Pacific Railroad, tête de ligne qui prolonge la côte du Pacifique de San-Francisco à la frontière mexicaine. Il attendrait Van Reek au débarqué, et le guide du criminel conduirait aussi le justicier.

Sur ce, avec la tranquillité des hommes d’action, Jud s’endormit.

Il goûta longuement les douceurs du repos, car il faisait grand jour quand une voix haletante, des secousses répétées le rappelèrent au sentiment.

On criait à son oreille, on le bousculait avec acharnement.

Tril était auprès du lit, clamant avec de grands gestes :

— Van Reek quitte Frisco en ce moment !

D’un coup, Jud fut debout.

— Raconte.

— Voilà. Je m’étais établi pour la nuit en face de la maison Jemkins. Il y a une demi-heure, la porte de service s’est ouverte sans bruit. Un homme est sorti. Je n’ai pas eu de peine à reconnaître l’individu. Il regarde à droite et à gauche, ne m’aperçoit pas, naturellement, et se met en route à grandes enjambées. Dans une rue adjacente, il arrête une voiture et se fait conduire à Southern Pacific Railroad. Pour ne pas me fatiguer, je m’accroche derrière le véhicule. Nous arrivons. Un chef de gare est là.

— Monsieur Van Reek, s’écrie le fonctionnaire en saluant, je vous connais de réputation, je sais que vous valez des millions de dollars. Aussi, le train spécial, que vous avez envoyé commander hier, est sous pression depuis minuit.

— Parfait ! Alors, je puis partir de suite ?

— Dans vingt minutes, monsieur. Le temps d’avertir télégraphiquement les gares, pour assurer la voie libre. Mais vous pouvez prendre place.

« Remerciements. Le chef court au télégraphe. Van Reek gagne les quais et disparaît dans son train spécial : une machine, son tender et un wagon-salon stationnant sur la voie 9.

Jud avait pris son chapeau, son pardessus, une valise peu volumineuse.

— Courons !

— Inutile. Votre train spécial ne pourra partir qu’une demi-heure après celui de Van Reek.

— Mon train spécial ?

— Bien sûr. Je l’ai commandé et payé séance tenante, avant de venir vous prévenir…

D’un geste brusque, Allan saisit son petit allié dans ses bras et le pressa sur sa poitrine.

— Attendez donc, acheva le gamin. J’ai fait un saut au dépôt, vu le mécanicien et le chauffeur qui vous conduiront. Je leur ai dit qu’il s’agissait d’un pari, que vous deviez arriver à San-Diego en même temps que le train Van Reek, et qu’il y avait mille dollars de gratification si M. Grey Assford était satisfait.

— Décidément, Tril, tu as le génie des mesures utiles. En route, mon enfant, et, mon train parti, télégraphie aux lads de San-Diego et des environs. La bataille est proche, j’aurai besoin de mes petits soldats.

— Et moi, et Suzan, Top, Fall, Storm, Zinka ?

— Vous me rejoindrez par le prochain train régulier. Là-bas, on vous renseignera sur le chemin à suivre, chemin que je ne connais pas encore.

  1. Les voitures pulmann sont des véhicules à couchettes mobiles.