Jud Allan, roi des gamins/p2/ch11

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Jules Tallandier (14p. 385-403).

CHAPITRE XI

LES VOLONTÉS SE CROISENT


— Par ma foi, rien qu’à voir cette aimable señorita, j’aurais deviné, je pense, l’héritière des domaines de Pariset.

C’est par cette exclamation gracieuse que don Porfirio Raëz, délégué du gouvernement mexicain, salua Linérès, au moment où elle prenait pied sur le pont du yacht amarré à quai dans le petit port de Presios.

Porfirio Raëz pouvait avoir une quarantaine d’années. Son visage, très brun, décelant le métis, était orné d’une de ces barbes au noir outrancier dont certains exotiques ont le secret.

Vêtu avec recherche, sombrero pointu, veste soutachée, pantalon ouvert à partir du genou et agrémenté d’innombrables boutons d’or, il était bien le type des élégants nationaux, ainsi que se désignent les Mexicains qui n’ont point adopté les modes d’Europe. Linérès et le marquis de Chazelet s’inclinèrent.

Suivant les conseils apportés si étrangement par le petit singe Zinka, les fiancés, de bonne heure, s’étaient laissés hisser sur des chevaux.

Ils avaient docilement suivi la caravane se rendant d’Agua Frida à Presios, subi la bruyante gaieté de Frey Jemkins, les compliments hypocrites de Mme de Amencita, le voisinage des lieutenants du milliardaire.

Deux personnages seulement avaient attiré leur attention…

L’un, Indien d’apparence, faisant caracoler avec maestria un superbe mustang (cheval à demi sauvage), n’était autre que El Dieblo, le sorcier rouge.

L’autre, pâle sous ses cheveux blancs, la démarche incertaine, le regard vague, les traits inexpressifs, Lily Pariset, semblait être retombée dans l’anéantissement cérébral.

Un Indien, une folle, tels apparaissaient ceux que, parmi leur entourage, Pierre et Linérès pouvaient seuls considérer comme n’étant pas ennemis.

Les hauteurs dénudées aux rocs rouges, les savanes herbeuses défilèrent devant les voyageurs, puis brusquement la petite bourgade de Presios se profila sur le fond bleuté de la mer. Les maisons basses, le port protégé par plusieurs îlots rocheux, appelèrent à peine les regards des fiancés.

Ils n’avaient d’yeux que pour un yacht, à la coque vert pâle, qui se balançait à la houle dans le bassin.

Un temps de trot, et l’on parvint au quai.

Une passerelle légère y reliait le coquet navire. Sur le pont, ombragé par une tente aux rayures bleues, don Porfirio Raëz attendait les visiteurs.

Le matin même, un exprès, dépêché par Rouge-Fleur, lui avait apporté l’assurance que son dérangement lui vaudrait un amas de piastres.

Aussi serra-t-il énergiquement la main de Frey Jemkins et doucement celle de Rouge-Fleur, qui avait rejoint la cavalcade, en vue de Presios, escortée seulement par un serviteur japonais.

À présent, le délégué mexicain s’agitait, frappait dans ses mains, stimulant de la voix et du geste le zèle de ses gens, réclamant rocking-chairs, tables de rotin, rafraîchissements.

Rouge-Fleur fut déclarée par lui un pur rayon de soleil.

Linérès eut les honneurs de la comparaison avec une demi-douzaine des plus jolies fleurs du Mexique.

Enfin, tout le monde prit place.

— Avant toute chose, déclara don Porfirio, vous avez besoin de vous rafraîchir après cette course matinale. Et puis vous devez, faire honneur à mon hospitalité.

Il faut reconnaître que les sorbets offerts furent dégustés avec plaisir.

Or, dans le silence relatif accompagnant cette satisfaction physique, El Dieblo vint s’asseoir sans affectation près de la comtesse de Armencita.

Soudain l’organe de Jemkins sonna.

— Je crois que nous pouvons causer un peu de l’affaire, dit-il.

Les yeux des fiancés se joignirent en un même rayon. Don Porfirio, lui, s’était levé et avec un sourire aimable, le sourire de l’homme qui entendait sonner les piastres à travers ses paroles :

— Je suis à l’entière disposition. Le dossier remis à la chancellerie de Mexico ne laisse subsister aucun doute, et le jour de la signature du contrat de mariage, car on m’a confié qu’il y avait hymen sous roche… ce jour-là, dis-je, moi, envoyé plénipotentiaire, j’inscrirai la reconnaissance de la señorita Lilian Pariset, dite Linérès…

Les fiancés s’étaient dressés, prêts à protester. Mais avant qu’ils eussent pu prononcer une parole, la veuve était debout, étendant le bras avec une autorité singulière, et elle prononça :

— Lilian Pariset, dite Lilian Allan !

Ce fut une stupeur. Tous considéraient la folle.

Folio ! Non, elle ne l’était plus. Son visage était transfiguré. Dans ses yeux brillait l’intelligence recouvrée.

— Lilian Allan est ma fille, sauvée naguère des assassins par un enfant, devenu un homme de cœur, et que j’appelle tout bas : mon fils !

Personne ne songeait à l’interrompre. Jemkins, Rouge-Fleur, les assistants, regardaient hébétés, ne s’expliquant pas la soudaine métamorphose de la malheureuse femme.

Le señor Porfirio Raëz paraissait plus ahuri encore. Tout bas, le Mexicain se confiait que l’aventure compromettait la pluie de piastres escomptée.

— Alors, d’après vous, il y aurait deux Lilian ?

— Non pas. Une seule, celle que j’indique.

— Oui, murmure Linérès, cela doit être. La mère a reconnu son enfant.

— Rêves de la folie, gronda Jemkins retrouvant enfin la parole.

Mais il demeura médusa. D’une voix calme, la veuve répondait :

— Je n’ai jamais été folle. On m’a maintenue dans l’hébétude en mêlant de l’extrait de chanvre à ma boisson. L’antidote est l’ésérine, souvenez-vous de cela, señor délégué ; si je retombais dans l’inconscience, administrez-moi de l’ésérine et la lucidité me reviendra.

L’accusation était trop nette pour que Porfirio n’y prêtât pas attention.

Des matelots rôdaient aux alentours. Ils avaient pu entendre. Un déni de justice dans ces conditions entraînerait des conséquences graves.

— Mais, fit-il, je viens pour un mariage et je tombe en plein drame. L’extrait de chanvre implique des desseins criminels. Qui accusez-vous, señora ?

— Celui qui a tué mon mari, qui m’a faite veuve, qui tenta de tuer mon enfant, est Frey Jemkins ici présent.

D’un bond, le milliardaire se trouva sur ses pieds.

Il hurla :

— Mensonges de la folie !

Il ne pût aller au delà. La comtesse d’Armencita, secouée par un éclat de rire convulsif, criait entre les soubresauts de cette hilarité inexplicable :

— Taisez-vous donc ! Vous savez bien que c’est vrai. Que Linérès fut enlevée sur la côte par vous, afin de vous garder à l’occasion contre la réapparition de la véritable Lilian.

Tous demeuraient figés, stupéfaits. L’inattendu se produisait. Les lieutenants de Frey courbaient la tête. Nul ne comprenait l’intervention soudaine de Mme de Armencita, s’accusant en même temps que Jemkins.

Nul ne pouvait soupçonner que la veille dans la nuit, El Dieblo, alias Jud Allan, avait pu pénétrer secrètement dans la chambre de la comtesse. Et réalisant une des expériences qui ont immortalisé les noms de Burk et de Charcot, il avait fait passer la vieille dame du sommeil naturel dans le sommeil hypnotique, lui avait suggéré d’accuser Jemkins à l’heure qu’il désignerait. À l’instant, le pseudo-sorcier, placé auprès de la comtesse, lui avait dit à voix basse :

— Allez… C’est l’heure.

Aussitôt, dans une inconscience subite, Mme de Armencita avait parlé. À présent, elle regardait les assistants, étonnée tout autant que les autres.

Le front de Porfirio Raëz s’était couvert de nuages. Il lui devenait impossible de se dérober, l’accusation avait sonné trop précise.

Soudain, une voix au timbre harmonieux s’éleva :

— Une enquête s’impose.

Rouge-Fleur s’était dressée à son tour. Elle adressa à Frey Jemkins un regard d’intelligence, puis se tournant vers Mme Pariset :

— Madame, vous savez sans doute où se trouve celle que vous nommez Lilian ?

— Oui. Dans une dépendance de l’hacienda de Agua Frida, que l’on appelle la Casa Azurea, la Maison d’Azur.

— Eh bien, señor délégué, reprit la Chinoise, moi qui déplore de me trouver mêlée à tout ceci, je vous supplie de nous accompagner dans cette maison et d’interroger ceux qui s’y trouvent.

— Parmi lesquels, ajouta nettement la veuve, sont, non seulement ma fille, mais encore une amie à elle, miss Grace Paterson, que l’on a séparée de nous, depuis notre arrivée en ce pays maudit.

Frey voulut parler. D’un geste menu, perceptible pour lui seul, Rouge-Fleur lui imposa silence.

Quant au señor Porfirio Raëz, sa figure se dérida comme par enchantement.

Et, noblement, il prononça :

— Madame veuve Pariset, après la sieste, nous nous rendrons en personne à l’endroit indiqué, et nous éluciderons en toute impartialité cette étrange affaire.

La veuve inclina la tête. Le silence qui régnait autour d’elle l’impressionnait, étouffant les paroles de gratitude sur ses lèvres.

Linérès et Chazelet considéraient les assistants avec surprise.

Que signifiait l’air détaché de Jemkins, de ses compagnons ?

Instinctivement, ils jetèrent un coup d’œil interrogateur vers le sorcier El Dieblo.

Celui-ci ne les vit pas. Il était sans mouvement, les sourcils froncés. À cette heure, il murmurait entre ses dents :

— Quelle parade ces misérables ont-ils imaginée ? Je pensais les écraser d’un coup et… ils acceptent l’enquête… Qu’y a-t-il donc encore que j’ignore ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Voici la Maison d’Azur ? señor délégué.

Et Rouge-Fleur s’inclina gracieusement sur le cou de son cheval.

Le soleil descendant vers l’horizon indiquait qu’il était environ six heures.

Après la sieste, comme l’avait promis Porfirio Raëz, tous les personnages présents à Presios avaient enfourché leurs montures et s’étaient mis en route vers Agua Frida.

En face des arrivants se dessinait la barrière blanche, que Jud Allan avait franchie la veille, l’allée qu’il avait suivie aux côtés de Rouge-Fleur.

Celle-ci désigna du geste la veuve immobile.

— Madame est la plaignante, fit-elle, il me paraît légitime qu’elle vous guide, afin que la loyauté de l’enquête ne puisse être suspectée. Qu’en pensez-vous, señor Jemkins ?

Le milliardaire éclata de rire.

— Oh ! moi, je n’ai pas voix au chapitre. Je suis prévenu de meurtre, de rapt d’enfant… J’attendrai que mon innocence éclate à tous les regards. Jusque-là, j’assiste en simple spectateur à tout ce qu’il vous plaira de décider.

L’insouciance de leur chef égaya les lieutenants de Frey. Les faces s’épanouirent, tandis qu’une inquiétude se peignait sur les traits de la veuve et des fiancés.

Déjà, le délégué mexicain sautait à bas de son cheval. Chazelet l’imita et aida les deux femmes à mettre pied à terre.

Puis silencieux, tel une procession d’ombres, le cortège s’ébranla. Porfirio marchant en tête, avec, auprès de lui, la triste Lily Pariset.

Le jardin ombreux fut traversé. On contourna la volière, on atteignit l’habitation. Celle-ci se présentait riante, précédée d’une véranda aux colonnettes légères que reliaient des arcades de bois ajouré.

Mais la veuve ne s’arrêta point.

Elle entraîna le Mexicain à travers le vestibule, les corridors, l’escalier. Elle pénétra enfin dans une chambre.

— Ceci, prononça-t-elle lentement, est la pièce occupée par Lilian.

Le señor Raëz eut une légère inclination de tête.

— Cela doit être, puisque vous le dites, señora. Voici bien la chambre, mais où est la jeune fille.

La veuve agita une petite clochette déposée sur un guéridon.

Au son argentin, une servante apparut.

— Veuillez avertir miss Lilian qu’elle est attendue ici ?

— Miss Lilian !

La fille se figea en une expression ahurie, écarquillant les yeux.

— Miss Lilian ? répéta-t-elle.

— Eh bien, oui, ne me comprenez-vous pas ?

— Hélas ! non, señora. Je ne connais pas la personne dont vous parlez.

— Allons donc, la jeune fille qui habite ici comme moi.

— Je n’ai jamais vu de jeune fille ici, sauf miss Grace Paterson. Est-ce elle que vous appelez Lilian ?

Chazelet, Linérès, Mme Pariset restèrent étourdis sous l’affirmation inattendue.

Et don Porfirio murmurant : « Voilà qui est au moins bizarre ! », Frey Jemkins riposta, entre haut et bas :

— Ah ! la folle a de ces surprises. La tranquillité avec laquelle j’ai accepté l’enquête a dû vous étonner, señor. Je pense que vous allez comprendre.

Mais il ne continua pas. La veuve s’écriait, le doigt pointé vers la servante impassible :

— Cette femme, votre complice, vient elle-même de fournir la preuve. Elle a déclaré connaître miss Grace Paterson, amie de pension de Lilian. Grace Paterson est ici, elle. Grace parlera, dira ce qui est, car elle n’est point aux ordres de ceux qui commandent ici.

Elle ne put continuer. Rouge-Fleur s’était adressée à la servante :

— Miss Grace Paterson est-elle ici ?

— Dans sa chambre, señora.

— Veuillez la prier de nous joindre ici.

Puis, avec un sourire coquet au délégué :

— Vous m’excuserez de donner des ordres, señor.

Ne voyez dans mon empressement que le vif désir de sortir d’un imbroglio véritablement trop compliqué pour mon goût.

La domestique reparut sur le seuil, annonçant,

— Miss Grace Paterson.

La gentille et fantasque élève de l’Institution Deffling se montra aussitôt.

C’était bien elle. El Dieblo, Mme Pariset la reconnurent, et une angoisse les étreignit. Leurs ennemis se sentaient donc bien forts, qu’ils osassent provoquer le témoignage de la jeune fille ! Et dans le silence, Grace murmura :

— Que me veut-on ? Je ne m’attendais pas à rencontrer tant de monde.

Chose étrange. Ses regards semblaient voilés. On eût cru qu’ils s’évertuaient à ne se poser sur personne.

Mais don Porfirio Raëz, pénétré du désir de palper les piastres promises par Rouge-Fleur, était disposé à une partialité regrettable. Et son accent le marqua, lorsqu’il prononça :

— Cette señora est bien celle que l’on a souhaité voir ?

La veuve inclina la tête.

— Oui. Alors, veuillez l’interroger vous-même.

Le ton n’était point encourageant. Cependant, la veuve devait se décider.

— Miss Paterson, ne vous étonnez pas de mes questions. Vous fûtes bien élevée à l’Institution Deffling, en compagnie de miss Lilian Allan ?

— C’est mon amie, madame.

Pourquoi la voix de la jeune fille tremblait-elle ?

Pourquoi, dans son regard, cet affolement ? Son interlocutrice n’y prit pas garde. Elle continua :

— Voulez-vous dire comment vous fûtes amenée ici avec Lilian ?

La veuve s’arrêta. La jeune fille chancelait. Il y avait une terreur sur son visage égaré.

— Pardonnez-moi, fit-elle, se dominant enfin… L’émotion… Je suis venue ici, sur autorisation de mon père, le sculpteur Paterson, avec mon amie Hiang-Tchil, ici présente.

Sa main se tendait vers Rouge-Fleur.

— Votre amie ? répéta Mme Pariset, abasourdie.

— Oui, oui, madame.

— Mais Lilian, Lilian ?

— Je ne l’ai point vue depuis mon départ de Washington.

— Oh ! Vous mentez ! Vous mentez ! La veuve se tordait les mains.

— Malheureuse enfant. Vous savez pourtant bien qu’elle était auprès de moi.

Un instant, Grace ferma les yeux. Son visage prit un ton de cire, mais elle répliqua d’une voix frémissante :

— Non, je ne l’ai jamais vue, jamais soupçonnée ici !

Des éclats de rire grossiers saluèrent ces paroles. Les complices de Frey Jemkins s’esclaffaient, et le milliardaire, cyniquement, s’exclama :

— Vous discernez, dont Porfirio, la folie de ma cousine Lily.

Oh ! celle-ci n’était plus en état de lutter. Elle s’était laissée aller sur un siège, secouée par des sanglots nerveux.

L’intuition d’une effroyable et criminelle complication la terrassait.

Et Chazelet, Linérès, ouvrant la bouche pour appuyer les dires de la malheureuse femme, elle devina leur pensée. Une terreur nouvelle la galvanisa. Elle saisit les bras des jeunes gens, et se penchant vers eux, elle murmura d’un ton rauque dont ils frissonnèrent :

— Ne parlez pas. Un mot à cette heure, je le sens, un mot peut tuer.

Porfirio Raëz, enchanté de la tournure de l’affaire, félicitait Jemkins. Il n’avait jamais ajouté foi à l’accusation. On sait à qui l’on a affaire, demonios ! mais son devoir de délégué du gouvernement l’obligeait à mener l’enquête…

— Personne n’a-t-il à produire des révélations de nature à infirmer les précédentes ?

On ne répondit pas à l’interrogation du délégué. Les amis de Jemkins la ponctuèrent de ricanements. Et le Mexicain, souriant, conclut :

— Étrange autorité de la démence. Par ma foi, j’aurais pu me laisser prendre à ses hallucinations !

Ce à quoi Jemkins répondit d’un ton pénétré :

— Hélas ! combien j’ai souffert ! Combien la malheureuse Linérès en souffre, depuis qu’elle connaît cette mère !… Cruauté inconsciente de la folie, une mère qui repousse sa fille obstinément !

Mais Frey Jemkins, en homme énergique, ne pouvait longtemps demeurer abattu par une douleur, fût-elle aussi violente que celle qu’il exprimait.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, je pense. Aussi, proposerai-je au señor délégué de m’accompagner à l’hacienda, où je m’efforcerai de lui faire oublier les incidents pénibles qui viennent de se produire.

Demonios ! j’accepterai avec joie, car tout cela m’a serré le cœur.

D’un geste, Frey invita les fiancés à l’accompagner. Ceux-ci obéirent. La recommandation de la veuve sonnait à leurs oreilles comme un glas :

— Un mot peut tuer.

Devant l’angoissante précision de cette phrase, ils se sentaient paralysés. Ils obéirent donc, dans l’impuissance de s’arrêter à une résolution.

Jemkins, Rouge-Fleur, les sinistres lieutenants du milliardaire passèrent en ricanant devant la veuve, qui ne sembla pas les voir.

Grace Paterson demeura seule en face de la mère douloureuse.

Alors, la jeune fille vint à elle, s’agenouilla, et, appuyant ses lèvres sur les mains glacées de la pauvre femme, elle prononça dans un sanglot :

— Pardonnez-moi ! Ils sont venus. Ils ont emporté Lilian. Ils m’ont dicté mes réponses, m’avertissant que votre fille serait égorgée, si je ne me conformais à leurs ordres.

— Mais qui, qui a fait cela ? balbutia la mère de Lilian.

— Un serviteur japonais, expédié par cette Chinoise.

La veuve se prit la tête à deux mains et s’écria avec épouvante :

— Pourquoi cette femme est-elle aussi notre ennemie ?

Elle s’interrompit brusquement, les yeux agrandis par une stupeur, à la vue du pseudo-sorcier se montrant sur le seuil.

Celui-ci appuyait l’index sur ses lèvres pour recommander le silence.

Puis, glissant sur le parquet ainsi qu’une ombre, il se rapprocha des deux femmes jusqu’à les toucher.

— Miss Grace, dit-il d’une voix imperceptible, vous aimez Lilian ?

— Oh ! fit-elle seulement.

— Attendez. Vous l’aimez assez pour risquer votre existence ?…

Elle allait répondre. Il l’en empêcha :

— Réfléchissez… Vous avez un père qui vous aime…

— Mais qui ne m’aimerait plus autant, s’il me savait lâche à l’amitié. Aussi, je ne réfléchis pas. J’aime assez Lilian pour risquer ma vie.

L’Indien lui serra les mains avec effusion.

— Alors chaque soir, veuillez vous promener aux environs de la barrière donnant accès dans le jardin. Il ne faut pas quo l’on remarque que je suis resté en arrière. Vous ferez ce que je vous demande ?

— Je le ferai.

— Merci.

Sur ce mot, El Dieblo sortit, tandis que les deux femmes se considéraient avec un étonnement douloureux. Enfin, Grace balbutia :

— C’est Jud Allan. J’ai reconnu sa voix.

La veuve affirma d’un mouvement de la tête.

— Alors, reprit la jeune fille, avec une conviction qui impressionna sa compagne, espérez, pauvre maman de ma belle Lilian !

Vers onze heures du soir, après un repas, abondamment arrosé de pulque, de mezcal, de vins généreux et surtout d’un certain cognac de France, pour lequel il avouait une préférence toute particulière, don Porfirio Raëz fut conduit à sa chambre dans les plus heureuses dispositions.

Frey Jemkins et Rouge-Fleur l’accompagnèrent jusqu’au seuil…

Au moment de se séparer, Frey chuchota avec un ironique respect :

— Alors, señor, nous sommes d’accord ?…

— Parfaitement, riposta l’interpellé d’une voix pâteuse… Cinq millions de piastres… Je vous crois, mon digne hôte, nous sommes d’accord.

— Pour les piastres, je le pense ; mais pour le reste ?

— Pour le reste également, demonios ! puisque le reste doit mettre en marche les piastres vers mon escarcelle.

— C’est-à-dire dans une semaine, le temps de lancer nos invitations aux rares hacienderos des environs, nous signerons le contrat du marquis Pierre de Chazelet et de ma cousine Lilian Pariset, désignée jusqu’ici sous le nom de Linérès de Armencita.

— Ainsi que je le consignerai moi-même sur le contrat et sur le décret d’envoi en possession de l’héritière.

Mais parmi les fumées des libations, une idée se fit jour dans la cervelle du délégué.

— À propos, je n’ai pas aperçu la comtesse de Armencita, ce soir.

— Frey riposta par un de ces rires sonores qui lui étaient habituels.

— La honte de sa ridicule incartade de tantôt…

Elle ne sait à quoi l’attribuer… Un coup de soleil peut-être : mais elle craint que vous n’y ayez vu une marque d’intempérance, et elle a regagné la côte, déclarant qu’elle ne voulait plus se retrouver en votre présence.

L’hilarité du milliardaire gagna don Porfirio, qui prit congé et se retira dans sa chambre. Jemkins et sa compagne regagnèrent la sortie de l’hacienda.

— Où est la comtesse ? demanda la jeune femme.

— De l’autre côté de la mer Vermeille. Des Indiens de ma vieille alliée Marahi la conduisent à Guyamas, d’où elle se dirigera vers l’Europe, assez lestée d’or pour être fidèle.

— Bien, et les fiançailles ?

— Elles auront lieu au jour fixé.

— Cependant, les jeunes gens nous ont déclaré qu’ils connaissaient la présence de Lilian dans ce domaine, qu’ils ne nous accusaient pas en présence du Mexicain, parce qu’ils craignaient de provoquer un crime…

— Qui diable les a renseignés ainsi ?

Rouge-Fleur haussa les épaules.

— Qu’importe ! Ils sont renseignés. Et le fâcheux est qu’ils refusent de se prêter à nos projets de mariage. Si l’on insiste, m’a dit très nettement le marquis, dussions-nous tous périr, je parlerai ; mon silence contre votre renonciation.

— Eh bien, si c’est là que le bât vous blesse, charmante Rouge-Fleur, rassurez-vous. Ils signeront le contrat et se tairont.

Sur les traits de la gracieuse femme passa un sourire, ses yeux eurent un clignotement mutin, et tendant la main à son interlocuteur :

— Bonne nuit, mon cher sénateur… Vous m’avez rassurée…

Et, légère, elle s’élança au dehors, contourna les bâtiments de l’hacienda.

Puis, prolongeant la pulqueria aux aloès géants, elle atteignit ainsi l’espace découvert, au delà duquel la lune éclairait la clôture épineuse de la barrière blanche de la Casa Azurea.

— Plus de factionnaires, reprit-elle, plus rien qui sente la prison… Cette Pariset nous a joués en simulant la folie… Comment est-elle arrivée à se procurer l’antidote de la haschischine ? Heureusement, Niar-Ho a pu revenir durant la sieste… Et la jeune Lilian habite une retraite où nul ne la découvrira. Ah ! la figure de la vieille Pariset, lorsque la petite Grace récitait sa leçon… J’en rirai longtemps.

Rouge-Fleur ouvrit la barrière et la laissa retomber derrière elle.

Mais à peine avait-elle fait dix pas dans l’allée intérieure, qu’elle fit halte, avec une exclamation inquiète. Une forme humaine venait de jaillir des fourrés et se tenait au milieu du chemin.

— Prenez garde, commença-t-elle, je porte un revolver…

Mais la menace ne s’acheva pas.

— Rouge-Fleur n’a pas besoin d’armes pour converser avec Marahi, son amie.

— Marahi… quoi ?… Est-ce-vous, bonne mère ?

— Je viens parce que le danger est sur toi, chère Rouge-Fleur.

Marahi arrêta les questions annoncées par l’attitude de son interlocutrice.

— Pas en ce lieu, ma jolie, non. Tu viens de constater que les buissons cachent ceux qui désirent n’être point aperçus.

La Chinoise se laissa entraîner vers la barrière blanche.

Avec l’Indienne, elle sortit de l’enclos, se trouva dans l’espace découvert précédant la haie de plantes épineuses. Enfin, Marahi s’arrêta.

— Ici, murmura l’Indienne, nous n’aurons à craindre aucune oreille indiscrète.

Puis, lentement :

— Jeune fille des pays lointains d’au delà le Pacifique, sais-tu que, ce soir même, la comtesse de Armencita a été chassée d’Agua Frida ? Elle a eu la langue trop fringante aujourd’hui. Frey Jemkins l’a confiée à des peones qui la devaient conduire par delà la mer Vermeille.

— Je le sais.

— Oui, oui, je le pensais. Écoute. Le Crâne ne pouvait te cacher cela ; mais il ne t’a point appris ce qu’il ignore. La vieille complice de Frey a été enlevée à son escorte.

— Enlevée ?

— À présent, au triple galop, un cheval l’emporte vers la frontière des États-Unis.

— Pourquoi, mais pourquoi ?

— Pour qu’elle remette elle-même, aux mains des magistrats chargés de la justice, l’aveu écrit des manœuvres par lesquelles l’innocente Linérès fut substituée à l’innocente Lilian… une enfant enlevée à une famille de pêcheurs, ces pêcheurs jetés en pâture aux squales dans l’anse redoutée des Requins, à cinq kilomètres des pics des Trois-Vierges.

Rouge-Fleur fut secouée par un frisson.

— Tout cela est vrai. Aussitôt que le Crâne s’aperçut autrefois de la disparition de Lilian, il prit les mesures utiles pour parer aux difficultés susceptibles de surgir.

— Mais la dénonciation de Mme de Armencita, c’est la mise en accusation de Jemkins.

La Chinoise prononça cette phrase avec un frémissement de tout son être.

Marahi inclina la tête.

— C’est l’annulation de tout marché, de toute transaction, passés au nom de Linérès.

— Tout est perdu, en ce cas… Oh ! malédiction…

La patriote asiate étendait ses mains en avant, dans un geste de supplication et de menace.

— Tout est sauvé, si tu le veux.

— Si je le veux… Oh ! parle, parle, bonne mère Marahi. Toi qui m’as conseillée, guidée, achève ton œuvre. Que la haine commune des blancs nous rassemble cette fois encore !

La vieille Indienne eut un rire hoquetant.

— Chère petite folle, fit-elle d’un ton indulgent que l’on prend avec une enfant ; pourquoi te désespères-tu, au lieu de raisonner ?

— Que peut ma raison contre une pareille catastrophe ?…

— Elle pourrait te dire que, la fausse héritière évincée, la véritable descendante de Pariset reprend tous ses droits sans conteste… et que la validité d’un contrat signé en son nom devient d’autant plus grande, que chaque argument invoqué contre sa rivale assure davantage sa situation.

Sur la physionomie de la gentille Chinoise, des sentiments contradictoires se marquaient.

— Mais, fit-elle d’une voix hésitante, comment signer le traité en son nom, ce traité qui nous donnerait le territoire d’Agua Frida ?

Derechef, l’Indienne fit entendre un sourd ricanement.

— En lui faisant épouser le marquis de Chazelet.

Toute saisie par cette proposition inattendue, Rouge-Fleur demeura un instant sans répondre.

— Lilian épouserait le Français, murmura-t-elle enfin. Ni lui, ni Frey ne consentiraient…

— Il suffit de les mettre en face du fait accompli.

— Que voulez-vous dire ?

— Que le contrat sera signé dans huit jours… Eh bien, petite Rouge-Fleur que j’aime, il faut que ce soit ta prisonnière, Lilian Allan, qui appose sa signature sur cet acte.

La jeune femme secoua désespérément la tête.

— Jemkins n’admettra jamais…

— Que nous importe Frey Jemkins, qu’il sombre ou qu’il vive ?… N’est-il pas un de ces blancs que nous abhorrons ?… Ce que je veux, moi, c’est le triomphe de ceux de ta race… Jemkins ne saura la vérité qu’après le contrat signé, et comme tu lui verseras trente millions, premier terme de la convention, il se taira.

— Comptant se mettre en sûreté… Ah ! tu as raison, bonne mère Marahi. C’est à toi seule que nous devrons la victoire…

Mais s’interrompant soudain :

— Ah ! gémit-elle, comment tout cela peut-il se réaliser ?… Je ne comprends pas… Je ne comprends pas.

Doucement, la vieille Indienne, de sa main décharnée, caressa les joues ambrées de la jolie créature.

— Marahi a songé à tout. En venant vers sa chère Rouge-Fleur, elle avait en elle la réponse à toutes ses questions.

— Quoi, vous savez ?…

— Les moyens de faire ce que nous venons de dire… Oui, ma fille, oui, je sais… Et tu vas savoir comme moi.

La singulière femme enlaça la taille de sa compagne qu’elle dominait de toute la tête, et se prit à parler bas avec animation.

Sans doute, ce qu’elle exprimait était profondément curieux, car le visage de la Chinoise décela la surprise, puis la confiance.

Enfin, Rouge-Fleur ne put maîtriser un rire, qui sonna, argentin, dans le silence de la nuit. Et la jeune femme, joignant les mains en un mouvement de reconnaissance éperdue :

— Oh ! mère Marahi, tu es le génie bienfaisant ; cette substitution de Lilian à Linérès… quelle combinaison admirable ! Lilian consentira-t-elle ?…

— SI tu veux m’admettre auprès d’elle, je la déciderai.

Elle acheva avec une indicible ironie :

— Tout dépend de la façon de présenter les choses.

Brusquement, Marahi attira la jolie Chinoise sur sa poitrine, déposa un baiser sur son front, puis, la repoussant doucement :

— Va, petite Rouge-Fleur ; va chercher le repos… et rêve du Japon vainqueur.

Sans attendre une réponse, elle s’éloigna à grands pas dans la direction du bois, où elle disparut parmi les arbres.

Tout en marchant, la vieille Indienne chuchotait :

— Jud l’aime, le malheureux. Son délire, la-bas, à Varano, m’a appris l’horrible malheur… Il l’aime, lui, que le sang sépare d’elle, lui qui ne saurait l’épouser. Il faut que la vie de dévouement de Jud ne demeure pas inutile. Il faut au moins que l’héritière des Pariset rentre en possession de ce qui lui appartient.

La vieille femme traça dans l’air un grand geste tragique.

— Lui dire la vérité… non, non ! Pauvre Jud ! saurait-il vivre s’il connaissait cela ? Ah ! pourquoi l’ai-je ramassé dans la savane, cette nuit où, héroïque gamin, il sauva la petite Lilian ? Pourquoi ai-je vu sur son crâne, sous les cheveux sanglants, le tatouage, l’aloès chiriquite ?

Elle hocha pensivement la tête.

— Cependant, le grand Esprit, fut bon en permettant que je pusse l’enfermer à Varano. S’il était arrivé ici, comment aurais-je pu le tromper ?

L’Indienne sortait du bois. À sa gauche se dessinaient les silhouettes crispées des aloès de la pulqueria. Elle les menaça du poing.

— C’est là que le malheur a pris son essor, fit-elle, les dents serrées. Oh ! me venger ! Nous venger tous !… Après, après, qui sait ? L’enfant pourrait peut-être vivre !

Se jetant dans la pulqueria, elle contourna les bâtiments de l’hacienda qu’elle apercevait en avant d’elle.

Bientôt, elle fit halte sur la rive du petit étang que Rouge-Fleur avait côtoyé en quittant le milliardaire. La berge était bordée d’arbrisseaux, de buissons, sauf du côté le plus rapproché de la maison.

D’arbuste en arbuste, l’Indienne se glissa. Elle ne produisait pas le moindre bruit. Aucune branche ne craquait sous ses pieds. Elle progressait avec cette habileté particulière aux sauvages habitants du désert.

Ainsi elle arriva tout près de l’hacienda.

— Tiens, murmura-t-elle, sa fenêtre est ouverte, sa lampe allumée. Parfait, le message de ma sarbacane arrivera plus sûrement.

Mais elle s’interrompit, se recroquevillant sur elle-même, comme pour se confondre plus étroitement avec les broussailles qui l’entouraient. Des coups discrets avaient résonné sur la porte intérieure de la chambre éclairée.

— Qui frappe au milieu de la nuit chez le marquis de Chazelet ? murmura la vieille femme.

Sans doute, le Français s’adressa la même question, car le ton de sa voix parvint jusqu’à l’Indienne.

— Qui va là ?

— C’est moi, Jemkins, répondit un organe étouffé.

Le cliquetis du pêne glissant dans sa gâche annonça à Marahi que le marquis ouvrait au visiteur.

Presque aussitôt deux silhouettes se découpèrent dans l’encadrement de la croisée. C’étaient Frey Jemkins et Pierre de Chazelet.

— Pourquoi cette visite tardive ? balbutia Pierre.

Tranquillement, Frey Jemkins repartit :

— Parce que Linérès mourra cette nuit, si…

— Elle ? Pourquoi vous arrêtez-vous ?

— Parce que je respire, monsieur le marquis. On a beau être de roture, comme vous dites, vous autres gentilshommes, on respire tout de même.

Puis, goguenard :

— Donc, Linérès trépassera avant le matin, si vous êtes incapable de l’effort nécessaire pour la sauver. Cet effort consiste simplement à m’affirmer sur l’honneur que vous ne refuserez pas d’épouser ma jolie cousine.

— Elle ne l’est pas, commença impétueusement Chazelet…

Mais son interlocuteur l’interrompit sèchement.

— Je ne vous demande pas vos rêveries. L’important est que, à mon point de vue, Linérès soit ma cousine… En qualité de cousin, je veux assurer son bonheur, puisque cette petite folle veut vous épouser… Et quand je me suis mis en tête de faire le bonheur de quelqu’un, rien au monde ne m’en pourrait empêcher.

— Misérable !

L’insulte tomba, sifflante, dans les ténèbres. Un ricanement de Jemkins y fit écho.

— Les mots ne sont rien ; les actes seuls importent. Votre colère même me démontre que vous m’avez compris. Quelle est votre décision ?

— Je repousse cette union, non pas à cause de Linérès… Non… Mais votre insistance même me prouve que l’honneur m’interdit d’obéir.

Il ne put continuer, Jemkins était secoué par un rire énorme.

— Ah ! paladin, paladin, bégayait-il parmi les hoquets de sa monstrueuse gaieté. Il préfère causer la mort de ma cousine !

Le marquis fit mine de le saisir à la gorge. Mais Frey se rejeta en arrière, et empoignant le jeune homme de ses larges mains :

— Pas de ces jeux-là, petit marquis, vous n’êtes point de taille à lutter.

Il le souleva de terre, le tint un instant en l’air, puis, le reposant sur le plancher :

— Vous le voyez, conclut-il dédaigneusement.

Un sanglot déchira la gorge du Français.

Il ne pouvait rien, rien, contre son athlétique adversaire. Le bandit le tenait en son pouvoir, et toute résistance apparaissait impossible.

Mais Jemkins s’était penché à la fenêtre. Un léger sifflement fusa entre ses lèvres. Un sifflement semblable lui répondit.

De son observatoire, Marahi n’avait point perdu un mot de la scène.

Des pas faisaient crisser le gravier des allées.

Deux hommes s’avançaient d’un pas cadencé, portant sur les épaules une étroite civière où se discernait une forme humaine, immobile.

Les porteurs firent halte au bord de l’étang. Et Jemkins dit :

— Voyez, marquis, la charmante Linérès est joliment attachée sur cette civière. Ses yeux seuls peuvent se mouvoir. Ils vous implorent, car il est triste pour une fillette de mourir en plein rêve de tendresse.

Le jeune homme regarda en frissonnant.

Oui, oui, Linérès, immobilisée par des liens compliqués, restait inerte sur la civière ; mais ses grands yeux, où la lune piquait une étincelle, se fixaient sur lui, apeurés et hagards.

— L’épouserez-vous ?

À la question, Pierre tendit ses nerfs, et de toute son énergie :

— Accepter serait être complice des criminels…

— Bien, bien, plaisanta le milliardaire… Ma cousine ne vous parait point digne de partager votre nom. Il faut par suite qu’elle disparaisse.

Puis, avec un ricanement de fauve :

— En douceur… La mort par immersion est douce.

Mes braves, plongez cette jeune personne dans l’étang.

Les serviteurs soulevèrent la civière et se rapprochèrent de la nappe d’eau.

— Pierre ! Pierre ! au secours ! sauvez-moi.

En présence de l’onde noire qui allait l’engloutir, Linérès appelait, cédant à faiblesse de son sexe.

Au son de cette voix, Chazelet sentit sa résolution s’effondrer. Sa volonté s’évanouit. Et il gémit d’un ton éperdu :

— Qu’elle vive ! oh ! qu’elle vive ! Tout pour qu’elle vive !

— Même le mariage ? répliqua froidement Jemkins.

— Oui, même cela.

— J’ai votre parole ?

— Je vous la donne.

Puis, succombant à la violence de son émotion, le jeune homme eut l’impression vertigineuse que tout tournait autour de lui. Ses jarrets plièrent sous lui, et il s’affaissa lourdement sur le plancher.

Jemkins le considéra un instant, avec un sourire indéfinissable.

Après quoi, il jeta cet ordre :

— Ramenez la señorita à son logis. Et vous, gentille Linérès, souvenez-vous. La mémoire vous conseillera de ne plus songer à désobéir.

Les serviteurs s’éloignèrent, emportant la pauvre enfant qui sanglotait, et ils furent bientôt hors de vue.

Alors, Jemkins eut un mouvement de tête dominateur.

Puis, sans un regard pour le marquis gisant à ses pieds, il gagna la porte et quitta la chambre.

Marahi attendit quelques instants encore. Enfin rassurée par le silence, elle sortit doucement de son abri, et retourna vers la pulqueria.