Jud Allan, roi des gamins/p2/ch12

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Jules Tallandier (14p. 403-422).

CHAPITRE XII

FIANÇAILLES TRAGIQUES


Huit jours ont passé. Dans une salle du rez-de-chaussée de la Maison d’Azur, Mme Pariset et Lilian étaient enlacées.

Une joyeuse stupeur épandue sur ses traits, la veuve écoutait sa fille, son enfant chérie, qui parlait ainsi :

— Oui, mère aimée, dans la nuit qui suivit mon enlèvement de cette Casa Azurea, j’étais seule, enfermée dans une caverne naturelle, où j’avais été entraînée. Alors se présenta devant moi une Indienne. Elle me dit :

— Enfant ! Ne pleure plus. Le terme de tes souffrances est proche. Si tu obéis docilement, ta mère, toi-même, serez délivrées de Jemkins avant que la neuvième journée à venir soit terminée.

« Et comme je la considérais avec surprise, elle poursuivit, me contant une histoire de contrat de mariage devant se signer en présence d’un délégué mexicain. Je te l’avoue, maman bien-aimée, j’ai songé à mon protecteur. J’ai questionné…

« — Et Allan ?

« La femme m’a répondu :

« — Après, il ne sera plus en péril, jeune fille, il pourra venir à toi. Mais pour l’instant, obéis sans résistance, sans explications, à Rouge-Fleur. Elle te conduira au but, à la conquête de tes droits comme fille de Pariset.

La veuve la regardait, extasiée.

Oh ! Lilian était ravissante dans ce costume mexicain, sous lequel, une heure plus tôt, elle était apparue à la Maison d’Azur.

C’était la tenue des fiancées de l’État de Sonora.

La veste, la jupe de soie blanche aux broderies bleu et argent, les petits souliers de satin adornés de même et laissant apercevoir les bas soyeux d’un bleu pâle.

Un petit coup léger fut frappé à la porte, et la Chinoise Rouge-Fleur se montra presque aussitôt.

— Sommes-nous prêtes ? fit-elle en entrant.

— Oui, répondirent les deux femmes.

La jolie Chinoise leva les bras au ciel.

— Prêtes ! Elles osent dire qu’elles sont prêtes, et cette jeune Lilian n’a pas encore coiffé le rebos.

Ce disant, elle prenait un voile rose de trame assez épaisse étendu sur un siège.

Et Lilian, riant, heureuse et confiante, se laissa envelopper la tête, masquer le visage par la légère étoffe.

C’est un usage du pays. La fiancée ne doit pas montrer ses traits avant que les formalités du contrat soient terminées.

Les signatures échangées, elle écarte le rebos, découvre sa figure, geste poétique et gracieux qui semble la récompense des concessions faites par le prétendu pour obtenir la main de la jouvencelle.

— Là, déclara enfin la Chinoise, nous voici prêtes. En route !

Et faisant passer la mère et la fille devant elle, elle les suivit avec un sourire ironique :

— Marahi avait raison, grommela-t-elle entre ses dents, substituer celle-ci à Linérès devient un jeu. Ah ! cette femme rouge aura fait beaucoup pour le Japon. Comment pourrai-je lui prouver la reconnaissance de Fleur-Rouge ?

Au dehors de l’enclos, la Chinoise regarda autour d’elle.

Là-bas, à la lisière du bois qui faisait face, des ombres s’agitèrent un instant, puis tout redevint immobile.

— Mes Japonais sont à leur poste, murmura-t-elle encore ; ils agiront le moment venu.

Elle jeta un regard rapide en arrière. Près de la barrière blanche, une silhouette féminine se tenait adossée.

— Bon, ma servante est également à sa place. Elle suffira bien à garder la petite Grace Paterson, laquelle, du reste, est bien sage et ne se doute de rien.

Sur ce, la jeune femme entraîna ses deux compagnes, et, les tenant par la main, s’engouffra avec elles dans le sentier sombre traversant le bois.

Durant une demi-heure environ, la prairie demeura déserte. Puis, à la lisière du terrain boisé, des ombres falotes s’agitèrent.

Elles se rejetèrent aussitôt dans l’obscurité. De son poste, la gardienne de l’entrée de la Casa Azurea avait distingué quelque chose de ce qui se passait sous le couvert.

« Seraient-ce déjà nos gens qui reviennent ? » se dit-elle d’abord.

Mais personne ne se montrant, le silence s’était rétabli ; elle se sentait envahie par une vague inquiétude.

Soudain, elle poussa une exclamation apeurée.

Une forme étrange, bizarre, venait de jaillir des ténèbres du bois.

Cela sautait, courait rapidement à travers l’espace dénudé.

« Mais c’est un chien, se confia la frissonnante créature, un gros chien gris de fer. »

Celui-ci courait, s’arrêtait brusquement. Derrière lui, bondissait une forme imprécise, faisant halte quand l’animal stoppait, reprenant sa course quand il repartait.

Elle regarda avec plus d’attention.

Avec épouvante, elle discerna un sombrero, un manteau.

— Un homme, fit-elle, un homme ! Évanoui sans doute… Ce maudit animal va le tuer.

Maintenant, le chien s’était accroupi, à demi couché sur sa victime.

— Mais il le dévore ! geignit la servante, tremblant de tous ses membres.

Un râle étranglé termina la phrase. Quelque chose avait bondi sur ses épaules, sauté sur sa tête et lui fourrageait outrageusement les cheveux.

C’en était trop, la malheureuse tomba sur les genoux, à demi folle d’épouvante. Et des mains la saisirent, un bâillon s’appliqua sur sa bouche.

Hébétée, elle regarda autour d’elle. Des jeunes gens l’entouraient, parmi eux se tenait une fillette flattant un petit singe zaïmziri, lequel venait si rudement d’emmêler la chevelure de la gardienne de la Maison d’Azur.

Au milieu des lads, la haute stature de El Dieblo se dressait.

Suzan siffla légèrement.

Aussitôt le chien courut vers elle, faisant toujours bondir dans ses traces le sombrero et le manteau, sous lesquels ne se trouvaient ni tête, ni corps.

Et la gardienne, avec colère, constata qu’elle avait été jouée.

Les lads l’entraînèrent vers la maison. El Dieblo avait disparu, après avoir jeté au petit Tril cet ordre énigmatique :

— Tes camarades sont mêlés aux invités ; vous autres, restez ici. Gardez cette femme. Que nul ne l’approche.

Tout le groupe disparut dans le jardin de la Casa Azurea.

Vingt minutes plus tard, une chose inexplicable se produisit.

Lilian, qui, depuis une heure, avait quitté la maison en compagnie de Rouge-Fleur et de la veuve, franchit de nouveau la barrière blanche.

C’était bien elle, avec sa toilette aux broderies bleues, son rebos sur le visage, ses petits souliers, ses bas d’azur pâle.

Que signifiait ce dédoublement ? El Dieblo, peut-être, aurait pu le dire, car il marchait gravement auprès de la jeune fiancée.

Pourtant, en regardant mieux, une différence se constatait.

Lilian était à présent sensiblement plus petite que tout à l’heure…

Pif ! Paf ! Fffuit ! Des pétards, des fusées sifflent dans l’air, éclatant en poussières multicolores. C’est la fête des fiançailles qui bat son plein.

Hacenderos, Indiens Mayos, vaqueros, pulqueros, señoras blanches, créoles, mélisses ou rouges, saluent de leurs cris les courbes lumineuses des pièces d’artifice.

Sur les pelouses autour de l’hacienda, la foule bigarrée se presse. Entre les arbres, à des cordelettes tendues, se balancent des lampions.

Et là-haut, tout au fond du ciel indigo, parmi les floraisons d’étoiles, la lune développe sa large face blafarde, sur laquelle la fantaisie de l’Inconnu a dessiné un rire éternel.

C’est la fête des fiançailles de la riche héritière des Pariset avec un gentilhomme de France, le marquis Pierre de Chazelet.

Tout à l’heure, les jeunes gens vont faire le tour des pelouses, ce tour, emblématique figurant le cours de la vie, l’union sans fin.

Ensuite, ils se réuniront à leurs témoins, leurs parents, dans le vaste salon ou l’escribano, ainsi que le populaire dénomme le notaire, présidera à la lecture, à la signature du contrat.

Des vivats aux fiancés ! Des vivats à Frey Jemkins !

Ainsi l’on célèbre le luxe des propriétaires d’Agua Frida.

On le célèbre d’autant plus vivement que, sous des dais rayés, des buffets sont dressés, où chacun peut absorber à sa faim, à sa soif, et même au delà, pulque, mezcal, vins rosés de Californie, viandes froides, fruits, etc.

Des gamins inconnus au pays, circulent parmi les groupes. Leur présence n’étonne personne.

Chacun suppose qu’ils viennent d’un district autre que celui qu’il habite.

Or, à cette heure, Frey Jemkins, dans une salle voisine du salon disposé pour le contrat, donne ses dernières Instructions aux fiancés debout devant lui.

Il les a prévenus. La moindre hésitation, la moindre parole imprudente, ce sera la mort.

Et Pierre a pour de causer le trépas de Linérès.

Et Linérès tremble de causer la fin de Chazelet.

— Pour l’heure, prononce Jemkins, il convient de songer à la promenade emblématique, sans laquelle un Sonorien (indigène de la Sonora) ne croirait pas assister à un mariage valable. Aussi, ma charmante cousine, je vous prierai de passer dans la pièce voisine, où vos servantes d’honneur (demoiselles d’honneur) vont cacher votre adorable visage sous le rebos des fiancées.

Avec la passivité dédaigneuse de l’esclave obéissant à une tyrannique autorité, Linérès se dirigea vers la porte indiquée et sortit. Jemkins ricana :

— J’aime cette soumission muette. Ah ! marquis, quelle femme charmante vous aurez là !

Certes, les invités joyeux qui, dans les jardins, acclamaient les fiancés, eussent été bien surpris de voir le front pâle, l’attitude douloureuse du jeune homme.

Un serviteur parut, annonçant :

— Les señoras Lily Pariset et Rouge-Fleur viennent d’arriver. Elles attendent dans le salon.

Jemkins congédia le domestique, et, se dirigeant vers la porte :

— Je reviendrai vous prendre, mon cher marquis… Car je tiens à faire acte de bon parent jusqu’au bout, et je veux offrir à ma gracieuse cousine mon cadeau de fiançailles.

Sur ce, il franchit le seuil et disparut.

Au salon, il retrouva Rouge-Fleur et Mme Pariset.

Les deux femmes se tenaient immobiles, silencieuses. Qu’avaient-elles fait de Lilian, en compagnie de qui elles étaient sorties de la Casa Azurea ?

Rien ne l’indiquait dans leur attitude. Pourtant, lorsque Frey se montra, elles échangèrent un regard, semblant indiquer un accord tacite.

— Eh bien ? interrogea le chef, les yeux sur la veuve.

— Il sera fait ainsi que vous l’avez décidé. Je reconnaîtrai pour ma fille celle qui aura signé au contrat.

Dans la voix de la pauvre femme vibrait une insaisissable ironie.

Le terrible dilemme posé par la volonté de Jemkins : condamner Linérès à périr, ou bien accepter le déshonneur de la complicité du bandit !… Le dilemme n’existait plus.

Le marquis avait consenti la perte de l’honneur, pour le salut de sa fiancée.

Une fièvre brûlait son sang. En son cerveau alourdi régnaient des pensées brumeuses, défilant pesamment devant son observation inquiète.

Il s’approcha d’une croisée, l’ouvrit. Le brouhaha du dehors s’engouffra dans la pièce avec une bouffée d’air tiède.

Les guirlandes lumineuses, le mouvement appelèrent ses regards, lui apportant une distraction l’entraînant hors de lui-même.

Et il s’abandonnait au bien-être de ne plus penser, quand, soudain, une ombre grêle se dressa devant lui.

— Quoi qu’il arrive, ce soir, pas un cri, pas un geste ! Ayez confiance, le Diable veille sur vous !

— Le Diable !

L’apparition était déjà bien loin. Son message débité, l’inconnu s’était rejeté dans la foule, donnant à peine à Chazelet le loisir de distinguer la forme falote d’un gamin de quatorze à quinze ans.

— Le Diable ! grommela-t-il. Quelle est cette plaisanterie stupide ? Voilà deux mots qui m’ont assez poursuivi depuis Paris. Qui donc les peut employer encore ?

Mais un organe nouveau résonna à son oreille, guttural et bizarre.

— Quoi qu’il arrive, dit-il, ne manifeste aucune surprise. Ton existence, celle de Linérès, sont à la merci d’une parole maladroite.

Chazelet regarde. Il ne voit qu’un Indien qui s’éloigne à grands pas.

De nouveau, le fantastique s’agite autour de lui. C’est avec un agacement douloureux qu’il le constate. Sapristi ! N’est-ce point assez de la souffrance qui l’étreint ? Quels sont donc ceux qui se complaisent à y ajouter l’appoint du mystère ?

Quel était ce gamin parlant au nom du Diable ? Quel est cet homme rouge, porteur de mots dont le sens est le même ?

Qui peut veiller sur lui ? Jud Allan ?

Ce nom sonne dans son crâne comme une fanfare d’espérance.

Mais aussitôt le jeune homme secoue tristement la tête. Allan s’est manifesté par le billet dont Lilian lui donna lecture à travers la haie de la Maison d’Azur, oui… mais depuis, plus rien.

Si… la mystérieuse fillette rencontrée naguère dans le parc… le zaïmziri, le dogue gris de fer… En se rendant à Presios, Pierre attendait une manifestation éclatante écrasant Jemkins.

Allan a dû succomber.

Mais alors qui donc veille sur les fiancés ?

Un léger bruissement se fait entendre. Chazelet se retourne brusquement.

Sur le seuil de la porte qui, tout à l’heure s’est refermée sur elle, Linérès se montre, escortée par quatre servantes d’honneur.

Ses traits sont invisibles sous le rebos épais, mais il n’importe. Le marquis ne reconnaît-il pas la chère silhouette ? Toutes les idées moroses s’envolent.

Elle est là, vivante. Est-ce que le salut de cette grâce n’excuse pas tout, même le sacrifice de l’honneur ?

Et, comme si elle devinait ce qui se murmure en son âme, elle vient à lui, les mains tendues. Les doigts des jeunes gens s’entre-croisent, ils restent ainsi, sans parler.

— À la bonne heure ! Vous voilà devenus raisonnables.

Frey Jemkins venait d’entrer.

Il tenait à la main un écrin ouvert, où, sur la soie, se dessinait un collier merveilleux de saphirs bleu pâle.

— Voici le cadeau de fiançailles du bon cousin Frey Jemkins.

Linérès regarda et ne put retenir un cri.

— Oh ! les belles pierres !

— Bon, répliqua Frey ; vous croyez à des folies. Point du tout. Ces gemmes rivalisant avec les plus beaux saphirs de Ceylan étaient des corindons vulgaires à trois francs le carat ; Exposés aux effluves du radium, ils sont devenus hyalins, du bleu le plus transparent, et valent environ cinq cents francs le carat. Je vous livre le secret et l’y ajoute, présent pratique, quelques milligrammes de radium qui vous permettront de multiplier les saphirs. C’est une occupation charmante pour une jeune femme, et qu’un époux doit apprécier plus que les vains talents d’agrément.

Et Linérès laissa le chef de la terrible association cosmopolite fixer le gorgerin.

En jetant les yeux sur une glace, la jeune fille eut peine à retenir un cri d’admiration.

On eût cru, à chacun de ses mouvements, que les gemmes distillaient des rayons d’azur.

Frey Jemkins la considéra avec complaisance, puis, doucement :

— Ne m’en veuillez pas, ma cousine, de vous arracher à votre agréable occupation. L’heure est venue d’effectuer la promenade symbolique des fiancés… Je vous en aurais volontiers dispensée, mais les gens du pays… Donc, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous rejoindrons au salon votre mère, Lily Pariset, qui vous attend pour vous accompagner.

Sa mère, cette femme infortunée qui l’avait repoussée, qui avait donné sans hésitation, sans effort, son affection à Lilian !

Linérès se sentit le cœur étreint par une horrible angoisse ; mais humblement elle murmura :

— Allons trouver Mme Pariset.

L’apparition des fiancés dans le jardin fut saluée par un redoublement de vacarme.

Ils marchaient lentement, Linérès voilée du rebos, appuyée au bras de Chazelet. À quelques pas en arrière, Mme Pariset suivait, flanquée de Frey Jemkins et ses six lieutenants.

— Oh ! la bellissima, la carissima (la très belle, la très aimée).

— Oh ! le gracios’ aficionad ! (le gracieux prétendu).

Ces exclamations laudatives jaillissaient des groupes curieux, enfiévrés par le bruit, les libations, les danses et les chants.

Qui donc eût remarqué la lividité du visage de Pierre, la raideur de la démarche des deux êtres, pour qui cette promenade emblématique, cette marche au bonheur, comme la dénomment les sérénades, était une torture ?

Et dans son exubérance, la foule se pressait également autour de Frey Jemkins, de ses compagnons, ralentissant leur marche, les assourdissant de vœux de félicité.

Chazelet entraînait toujours Linérès. Insensibles aux compliments, douloureusement affectés par l’allégresse générale, tous deux avaient hâte d’arriver au terme de l’épreuve.

Soudain, le marquis ressentit comme un choc. Son bras trembla si fortement que sa compagne dut s’en apercevoir :

— Qu’avez-vous ? demanda-t-elle, anxieuse.

Il lui désigna une forme féminine qui venait de les dépasser et qui s’enfonçait entre deux rangées de buissons, où se coulait l’avenue qu’ils suivaient eux-mêmes.

— Cette femme m’a dit, en passant auprès de moi…

— Que vous a-t-elle dit ? Vous m’effrayez.

— Ceci : « Entre les buissons où je vais disparaître, le salut, la vengeance veillent. Qu’aucun cri de vous, de Linérès, ne signale à vos geôliers que quelque chose est changé. »

Doucement, la Jeune fille murmura :

— Alors, marchons vite. Il s’agit, je le devine, d’augmenter la distance qui nous sépare de Frey Jemkins et de ses amis.

Et elle entraîna le jeune homme, en disant avec une intonation héroïquement mutine :

— Pour l’honneur !

Les voici dans le couloir de buissons. Des curieux les suivent, d’autres les attendent à l’orée du passage étroit ; mais sur les flancs, personne.

Les arbustes isolent les fiancés. Ils sont les alliés des inconnus, aux volontés ignorées de qui les jeunes gens se soumettent.

Et puis, brusquement, il y a un remous parmi les assistants.

Le groupe d’escorte et celui qui attend en avant semblent courir l’un vers l’autre, se fusionner, remplissant le couloir de verdure.

Une poussée sépare Chazelet de Linérès. Il se retourne, il veut appeler. Une voix murmure à son oreille :

— Silence !

Il fait face du côté où l’on vient de parler. Des ombres s’agitent, n’ayant point l’air de se préoccuper de lui. Malgré la défense, il va appeler Linérès ; une main légère se glisse sur son bras.

Qu’est-ce encore ? Il regarde et pousse une sourde exclamation.

La fiancée est là, coiffée du rebos, ayant au col le gorgerin de saphirs. Sa robe, dans la pénombre, dessine une blancheur.

La cohue s’est dissipée comme par enchantement. Le chemin est libre devant les jeunes gens. Ils parcourent sans encombre l’espace compris entre les broussailles. Ils parviennent en terrain découvert. Des pelouses s’étendent à présent de chaque côté de l’allée.

Et Chazelet a une impression étrange, bizarre, affolante.

Il reconnaît le corsage, la jupe blanche aux broderies bleues, et le gorgerin, et le rebos, et les petits souliers.

Mais il ne reconnaît point la silhouette féminine qui marche à son côté.

Celle-ci lui apparaît un peu plus grande, plus svelte que tout à l’heure.

— Linérès, supplie-t-il, parlez-moi ; que j’entende votre voix.

Elle se tait. Il insiste :

— Oh ! vous pouvez parler sans crainte. Au milieu du vacarme qui nous entoure, nul ne saurait distinguer vos paroles.

Cela est vrai. Les invités sont parvenus au paroxysme de l’enthousiasme. Souhaits, clameurs admiratives se mêlent à des hurlements, des onomatopées gutturales.

Une voix, qui n’est point celle de sa fiancée, vient de murmurer :

— Je ne suis pas Linérès.

En même temps, sa compagne le contraint à reprendre sa marche un instant interrompue.

— Je prétends comprendre enfin, gronde-t-il.

Mais impérieusement celle qui s’appuie à son bras, ordonne :

— Silence ! On vous sauve l’honneur. Obéissez.

L’accent est si ferme, le verbe si autoritaire, qu’il se sent dominé par l’inconnue. C’est d’une voix suppliante qu’il demande :

— Mais Linérès ?

— Linérès est en sûreté.

Il semble que l’inconnue ait pitié de son angoisse, car très vite, la voix abaissée :

Mme de Armencita, transportée à la frontière, a accusé l’homme… Le télégraphe a joué… Sous deux jours, l’hacienda sera occupée par des forces policières… À présent, silence, le danger est partout. Linérès, seule, est à l’abri.

Jemkins et ses compagnons restaient bien loin en arrière.

Aux invités, les clameurs ne suffisaient plus. Des pièces d’artifices pétaradaient des deux côtés de l’allée, accompagnant la marche des fiancés d’une double haie flamboyante…

C’est ainsi que Chazelet et sa pseudo-fiancée parvinrent en ce point, où naguère Jemkins avait reçu la petite Lilian des mains de la servante Trina.

À droite du sentier se dressait le bouquet d’arbres, à l’abri duquel le Crâne avait attendu. À gauche, les aloès de la pulqueria, sous les éclairs des fusées, semblaient palpiter d’une vie monstrueuse.

Tout à coup, un pétard mal dirigé vint frapper la jupe de la compagne du marquis, une gerbe d’étincelles, un éclatement, un nuage de fumée, puis une ruée, une bousculade, des cris effarés.

— Le feu ! le feu !

Les jeunes gens sont séparés, entraînés par des courants humains. Affolé, étourdi, Pierre se trouve transporté à vingt pas de là.

Il réussit à se dégager, fait volte-face. Il va courir au secours de l’inconnue qui s’est substituée à Linérès.

Et il s’arrête bouche bée, son élan brisé par ce qu’il voit. Celle qu’il cherche est devant lui, très calme d’attitude. Le rebos empêche de distinguer ses traits, mais sa personne exprime la tranquillité.

Délibérément, elle reprend le bras de Chazelet et le contraint à continuer la promenade.

La fastidieuse cérémonie est sur le point de s’achever. L’hacienda dressa sa façade claire à cent mètres à peine.

Les fiancés accélèrent leur allure. Ils contournent le pavillon d’angle de l’hacienda ; ils traversent la cour qualifiée pompeusement de cour d’honneur. Ils parviennent à l’entrée principale.

Des peones sont là, disposés sur deux rangs, la carabine à l’épaule, le canon pointant vers le ciel.

Et quand les jeunes gens passent au milieu d’eux, une salve retentit, stridente, couvrant un instant les échos de la fête. C’est sous un dais de fumée bleuâtre que les fiancés pénètrent dans l’hacienda.

Ils se laissent conduire dans le grand salon.

Là, derrière une large table couverte d’un tapis de velours pourpre aux franges d’or, l’escribano (le notaire) se tient calme et grave.

Il est étrange, ce notaire métis, au teint olivâtre, licencié légiste de la faculté de Mexico, avec son habit noir, sa culotte serrée au genou, ses bas de soie et ses souliers à boucles d’argent.

Il a l’uniforme d’un tabellion du dix-huitième siècle. Cette modo surannée est encore obligatoire en dehors des grandes villes, et le señor Vedinaos sait bien qu’aucun haciendero ne prendrait au sérieux un acte signé par lui sous un autre costume.

À droite et à gauche de son fauteuil, se voient deux sièges inoccupés. Vedinaos les désigne aux fiancés.

Ils vont obéir à ce geste, mais Chazelet retient la main de sa compagne.

Dans le salon, éclairé par des myriades de bougies roses, il a la perception précise que ce n’est plus celle qui tout à l’heure s’est substituée à Linérès.

L’impression est si forte qu’il veut entendre la voix de la jeune fille.

— N’avez-vous aucune recommandation à me faire ? Une fois installé de chaque côté du notaire, il nous sera impossible de communiquer.

Un rire étouffé bruit sous le rebos à la trame impénétrable.

La fiancée secoue la tête, sa main échappe à l’étreinte du marquis et, preste, elle se coule vers la chaise qui lui est réservée.

Mais si rapide qu’ait été le mouvement, Chazelet a cru remarquer que la pseudo-fiancée est plus petite que les deux autres qu’il a accompagnées dans la promenade symbolique.

Et complètement désorienté par le doute, il se laisse aller sur la chaise que le tabellion Vedinaos lui désigne avec insistance.

En face au bureau du notaire, des sièges sont alignés.

Un seul est occupé. C’est un fauteuil doré, plus élevé que les autres, sur lequel trône don Porfirio Raëz, le délégué mexicain.

Mais un bourdonnement de conversations s’élèvent, des pas nombreux sonnent sur les planchers. Jemkins entre, suivi de Jetty, Tom, Zirini, Von Foorberg, Todero, Elisalt.

Il conduit Mme Pariset auprès de don Porfirio Raëz ; lui-même prend place à côté d’elle. Ses amis choisissent leurs sièges, entourant, comme des gardes du corps, et leur chef, et le délégué mexicain.

Puis paraissent Rouge-Fleur que Porfirio accueille d’un sourire, l’Indienne Marahi, marchant avec une raideur de statue, et enfin El Dieblo.

Marahi couvre ce dernier d’un regard étonné.

Évidemment, elle se demande qui est ce personnage revêtu des insignes réservés aux sorciers des tribus rouges. Elle ne le connaît pas. D’où vient-il ?

Elle fait un mouvement pour aller vers lui.

Mais, sans doute, l’homme ne le remarque pas, car il se faufile parmi les assistants, s’installe à la gauche de Rouge-Fleur. Choix malheureux au point de vue de l’Indienne. Impossible de le questionner sans être entendue de la jolie Chinoise.

Pour la première fois, Marahi et Allan, déguisé, se trouvent en présence depuis que le jeune homme a quitté le fort déclassé de Varano.

Il a certainement évité avec soin celle qu’il croit pitoyable pour lui-même, bien qu’inféodée au Crâne.

De nouveaux personnages emplissent la salle.

Ce sont des peones aux visages farouches, soldats obscurs de l’armée des bandits cosmopolites. L’un après l’autre, ils ont été embauchés durant les années précédentes. Le quartier général de l’association a une garnison sur laquelle on peut compter.

Chacun a sur la conscience plus de crimes qu’il n’en faudrait pour être exécuté dix fois, électrocution aux États-Unis, corde de chanvre au Mexique.

Et Chazelet qui les considère, s’étonne du durcissement des physionomies, de l’acuité métallique des regards. Ce n’est point une réunion de fiançailles qu’il a sous les yeux, c’est un cénacle de brigands.

Les armes, revolvers, navajas, qui ornent la ceinture de ces invités singuliers, ajoutent à la sinistre ressemblance.

Au fond de lui-même, le marquis sent grandir l’angoisse. Il frémit pour cette jeune fille ou jeune femme inconnue qui, méconnaissable sous le rebos, se tient immobile auprès du tabellion métis Vedinaos.

Soudain, dans le silence pesant, Rouge-Fleur parle, et son organe musical provoque le frisson chez Pierre.

— Señores, prononce-t-elle, détachant les syllabes qui sonnent claires, dans la salle, don Porfirio Raëz a pensé que des événements, trop récents pour être oubliés, nécessitaient des précautions inusitées. La signature du contrat, et sa conséquence directe, la reconnaissance de l’héritière des Pariset, vont s’effectuer dans la stricte intimité de la famille, des amis éprouvés et des serviteurs.

Le délégué approuve du geste, puis il ajoute :

— Ensuite, nous proclamerons l’héritière et la fiancée en face de l’heureuse cohue des invités, qui, à l’heure présente, sont tout à la dégustation du banquet que l’on vient de leur servir.

Cette fois, Chazelet tressaille avec raison. Les précautions prises l’isolent du reste du monde. Il est entouré de créatures à la solde de Frey Jemkins, et, de personne, il ne saurait attendre secours.

Derechef, il porte ses regards sur la fiancée. Celle-ci n’a pas fait un mouvement. Son impassibilité stimule le courage du jeune homme. Il a honte de son anxiété, que d’autres peut-être ont pu surprendre.

La voix de Porfirio Raëz le rappelle à la situation :

— Señor Vedinaos, nous écoutons la lecture du contrat.

L’interpellé s’incline avec des grâces que justifie son costume d’autrefois. C’est une révérence de menuet qui précède sa lecture.

Mais il a saisi l’acte déposé sur la table devant lui, et, avec cette prestesse commune à tous les notaires du monde, il bredouille les formules baroques et compliquées dont la señorita Lilian Pariset, dite…

Il s’interrompt pour prononcer de sa voix naturelle :

— Suivant le désir exprimé, nous avons réservé ici un blanc, à remplir conformément à l’acte de reconnaissance de l’héritière qui nous sera remis dans un instant.

Puis il recommence son bredouillis indistinct :

— Né en France, Paris… et la señorita… issue de Pariset et de Lily Jemkins… le premier défunt ainsi qu’il appert… La veuve présente…

Son organe bourdonne pendant quelques minutes. Et le silence se fait.

Vedinaos a lu le contrat. Le cœur de Chazelet frappe les parois de sa poitrine à coups redoublés. La lutte va commencer. Qu’en sortira-t-il ?

Il coule un regard vers la fiancée. Celle-ci est immobile, comme absente.

Et Pierre retient avec peine une exclamation, lorsque don Porfirio Raëz, s’adressant à Jemkins, lui jette cette question convenue :

— Señor Jemkins, vous certifiez que la señorita ici présente est bien l’enfant disparue, l’enfant arrachée autrefois à la tendresse de sa mère ?

Le milliardaire riposte aussitôt :

— Je le certifie, m’en référant d’ailleurs au dossier que j’ai eu l’honneur de soumettre à l’illustre délégué, plénipotentiaire du gouvernement mexicain.

— C’est évident ! C’est évident ! grommellent à mi-voix les lieutenants de l’herculéen bandit.

Porfirio se tourne vers la veuve Pariset.

— Et vous, señora, reconnaissez-vous votre fille Lilian en cette jeune personne ?

Un court silence pèse sur l’assemblée. Enfin, l’interpellée laisse tomber ces paroles :

— Je ne sais pas.

Un murmure s’élève menaçant. Elle reprend doucement :

— J’ai tant souffert, tant pleuré, excusez-moi. Le vrai ne m’apparaît pas vraisemblable. Mais l’avis de tous doit prévaloir… L’erreur est évidemment en moi. Que cette enfant signe, et je presserai dans mes bras celle que vous me désignez tous, et je l’appellerai : ma fille.

La voix de la veuve tremble, et cependant ses yeux rayonnent.

Que se passe-t-il donc au fond de sa pensée ? Quelle espérance luit en son regard ? Mais don Porfirio Raëz clame :

— Maître Vedinaos, veuillez procéder à la signature du contrat. Voici le décret de reconnaissance, sur lequel vous voudrez bien reporter le nom laissé en blanc jusqu’à cet instant.

Il tend la feuille au métis, qui s’en saisit avec respect.

Puis poussant devant la fiancée, dont l’impassibilité continue stupéfie le marquis de Chazelet, le contrat dont il a donné lecture, il lui indique du doigt la place où elle doit signer.

— Ici, señorita. Veuillez apposer la signature qui vous fut habituelle jusqu’à ce jour. La mention, incluse au corps de l’acte : Lilian Pariset, dite… une telle, acquerra ainsi toute valeur légale.

Que va faire l’inconnue ? Pierre se penche en avant pour la mieux observer.

Surprise ! Elle prend sans hésitation la plume chargée d’encre et trace sur la feuille une signature décidée.

Le notaire s’est tourné vers lui :

— Avant de vous demander votre paraphe, señor, je vous serai obligé de me permettre de remplir les blancs de l’acte et du décret.

— Faites donc, je vous en prie, balbutie le jeune homme que la tranquillité de la scène plonge dans un état voisin de l’ahurissement.

Tout à coup, le notaire se rejette en arrière avec un cri affolé :

— Qu’est-ce que cela ?

Jemkins, Porfirio Raëz, El Dieblo se dressent, comme mus par un ressort. Rouge-Fleur et Marahi ont un rire silencieux.

Quant à Mme Pariset, elle demeure immobile, les mains jointes, les lèvres agitées d’un frémissement continu. La veuve prie.

Le métis agite les bras, porte les mains à son col comme s’il étouffait. Enfin, il tend la main vers le contrat et parvient à articuler :

— Là ! Là !

— Mais quoi, enfin ? Ne pouvez-vous parler clairement ?

— Grace Paterson !

Dix voix l’invectivent.

— Que chantez-vous avec Grace Paterson ?

— La señorita a signé de ces noms !

— Grace Paterson ! répéta Chazelet. Par là, morbleu ! Il est écrit que je ne comprendrai jamais rien à ce qui m’arrive.

Mais à peine a-t-il exprimé sa pensée que la salle s’emplit d’un tumulte assourdissant. Jemkins, Porfirio, les lieutenants du bandit hurlent :

— C’est Linérès de Armencita qui doit être écrit.

Mme Pariset est debout à présent. Marahi, Rouge-Fleur la soutiennent, et les voix des trois femmes s’unissent en une clameur aiguë :

— C’est Lilian Allan !

Puis un organe rude lance ces mots :

— Le rebos ! Le rebos !

— Oui, oui, répondent tous les assistants. Ils ont compris. Qui a jeté l’ordre ? Peu importe. Mais, en détachant le rebos, on mettra en lumière le visage de l’étrange fiancée. Vedinaos s’empresse.

— Señorita, vous permettez… Je suis obligé d’obéir.

Si la jeune fille esquissait un mouvement de révolte, Pierre bondirait sur le tabellion. Mais l’interpellée demeure immobile. On croirait vraiment qu’elle n’entend rien du vacarme grondant autour d’elle.

Et Vedinaos, tout en continuant à s’excuser d’un ton melliflu, porte une main discrète sur le rebos.

C’est le visage de l’espiègle Grace Paterson qui apparaît aux yeux stupéfaits de tous.

Un instant, la colère fut en quelque sorte jugulée par l’étonnement. Frey, se faisant l’interprète de l’assemblée tout entière, s’exclama :

— Que faites-vous là ?

Grace ne répondit pas. Elle restait droite sur sa chaise, le regard vague, un sourire de sphinx aux lèvres, totalement étrangère à la scène. Les spectateurs avaient l’impression qu’elle ne les voyait pas, qu’elle ne percevait point les sons formulés.

Et comme Jemkins, en qui montait une rage formidable, grondait d’un accent dont ses compagnons de crimes frémirent :

— Répondez… Tonnerre ! ou sinon…

— Elle ne répondra pas… Elle est sous l’étreinte d’une volonté étrangère. Son âme obéit à une autre âme qui a engourdi la sienne.

Tous les yeux convergèrent sur El Dieblo, qui venait de prononcer cette étrange affirmation. L’Indien s’était levé. Il marchait vers la table où le notaire, tremblant, le regardait approcher avec une mine si hétéroclite, qu’en un autre moment personne n’eût pu s’empêcher d’en rire.

— C’est le sommeil que nous donnons, nous, les sorciers. Mais El Dieblo commande à toutes les volontés. S’il te plaît, maître Jemkins, j’interrogerai cette squaw.

Cependant, le pseudo-sorcier s’était penché sur Grace Paterson, emprisonnant le crâne de la jeune fille dans ses deux mains. Ses lèvres étaient à hauteur de l’oreille de la mutine ex-élève du pensionnat Deffling.

Et tout bas, dans un murmure à peine distinct, il prononça :

— Vous vous souvenez bien de toutes vos répliques ?

— De toutes, fit-elle sur le même ton, soyez tranquille. Pour sauver Lilian…

— Soyez bénie, courageuse enfant… Alors, je commence.

— Mais oui… Sans cela, je rirais… Jemkins a une tête si comique.

Dans cette situation tragique, cette petite Grace avait peur de rire ! El Dieblo s’était redressé. Du regard, il fixait le milliardaire.

— La volonté adverse est vaincue, maître. Que veux-tu savoir ?

— Ce qu’elle fait là ?

L’Indien fit peser son rayon visuel sur miss Paterson.

— Tu as entendu, jeune fille ? Que fais-tu là ?

D’une voix monotone, elle exprima :

— Je ne sais pas. Celui qui m’a envoyée n’avait pas à se confier à sa servante.

Il y eut un frémissement dans la salle.

— Qui est celui-là ? crièrent les bandits.

Et, sous les mains de l’Indien pointées vers son front, Grace répliqua du même accent morne, indifférent, monotone :

— Jud Allan !

Un hurlement accueillit ce nom. Frey, les poings tendus en avant, terrible de menace et de haine, rugit :

— Tu mens. Jud Allan est mort.

— Non pas… Il vit… Sa main est sur toi, assassin de Pariset… Sa main, qui a sauvé Lilian, qui la remettra en possession de l’héritage que tu veux lui ravir.

— Mensonges ! Mensonges !

Au nom d’Allan, Marahi avait fait un mouvement. Sa tête s’était penchée sur la poitrine et, dans une voix de rêve, elle avait murmuré :

— Il a fui de Varano. Je l’ai ignoré. Quel est donc le dessein du Grand-Esprit ?

À ce moment, El Dieblo demandait :

— Maître, que désires-tu encore apprendre ?

Le milliardaire resta silencieux. Il venait de constater que don Porfirio Raëz s’était levé doucement et s’était éloigné de lui. Ce simple mouvement de fuite lui annonçait la ruine de ses combinaisons.

Si taré que fût le délégué, si avide d’or qu’il se fût montré, il croyait donc trop compromettante une association avec l’herculéen brasseur d’affaires.

À quoi se résoudre ? Quel parti prendre ?

Tous les regards l’interrogeaient, Jemkins comprenait que ses hommes étaient encore disposés à lui obéir… Mais il fallait se déterminer instantanément, et, dans le trouble de sa pensée, il ne voyait rien, rien.

Brusquement, un brouhaha s’éleva. Au fond du salon, se trouvait une porte accédant par un étroit couloir à la sortie de service pratiquée en arrière de l’hacienda, à cette entrée qui, seize années plus tôt, avait livré passage à la servante Trina ; venant livrer Lilian au Crâne !

C’était de ce côté que se produisit le tumulte. Tous avaient fait face dans cette direction. Une clameur stupéfaite roula à travers le salon.

La porte fut repoussée, un flot de peones fit irruption dans la salle, poussant devant eux deux femmes, vêtues exactement comme Grace Paterson. Deux cris surhumains saluèrent leur apparition :

— Linérès !

— Lilian !

Mais une voix tonnante les couvrit. Jemkins clamait :

— Les colombes sont retrouvées. Bravo ! garçons… Gardez les portes. Ramenez M. le délégué à sa place… Assurez-vous de maître Vedinaos… Ne protestez pas, aimables jeunes filles. Je vous offre pour une vingtaine de jours une hospitalité princière. Vous sortirez d’ici comblées d’hommages et d’or… À moins que vous ne me soyiez ennemies… Auquel cas… on meurt jeune quand on me résiste… Ah ! ah ! je jette le masque… La partie désespérée sera gagnée. En place, mes amis, en place… Reprenons le contrat…

Une exclamation furieuse s’éleva. Les bandits disaient leur joie de retrouver leur chef. La solution brutale plaisait à leurs cerveaux frustes.

— Conduisez miss Linérès à la place que doit occuper la fiancée…

Mais Rouge-Fleur courut à Jemkins et prononça quelques mots rapides.

Frey eut un bruyant éclat de rire.

— Notre amie Rouge-Fleur m’annonce qu’elle préfère, de même que ma cousine Lily, que Lilian Allan soit l’enfant disparue jadis. À l’enfer ne plaise que je leur refuse cette satisfaction.

Conduisez miss Lilian au siège de la fiancée.

Et Chazelet voulant protester :

— Silence ! gronda l’athlétique personnage. Vous oubliez que Linérès est mortelle !… L’échange vous est avantageux, il plaira à votre belle-mère.

La lourde plaisanterie souleva une tempête de rires grossiers.

Des peones avaient arraché Grace de son siège, y avaient apporté Lilian. D’autres maintenaient Chazelet se débattant désespérément.

— Allez, notaire, commanda Jemkins, faites signer, remplissez les blancs… Lilian Allan, voilà l’héritière et la fiancée.

— Allan, au secours ! gémit la jeune fille, perdant la tête en cette minute d’affolement tragique.

— Allan est loin, ricana le milliardaire.

Mais un tourbillon passe. Les hommes qui tenaient Lilian roulent à terre avec des imprécations d’épouvante. Et El Dieblo se dresse auprès de Lilian qu’il enlace.

— Allan est là ! Il a vécu pour Lilian, il peut mourir pour elle !