Jules César (Shakespeare)/Traduction Guizot, 1864/Acte IV

La bibliothèque libre.
Jules César
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 69-84).
◄  Acte III
Acte V  ►

ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Toujours à Rome. — Une pièce de la maison d’Antoine.
ANTOINE, OCTAVE, LÉPIDUS, assis autour d’une table.

antoine. — Ainsi, tous ceux-là périront. Leurs noms sont pointés.

octave. — Votre frère aussi doit mourir. Y consentez-vous, Lépidus ?

lépidus. — J’y consens.

octave. — Pointez-le, Antoine.

lépidus. — À condition que Publius[1] ne vivra pas, le fils de votre sœur, Marc-Antoine.

antoine. — Il ne vivra pas : voyez, de ce trait, je le condamne. — Mais vous, Lépidus, allez à la maison de César, rapportez-nous le testament, et nous verrons à faire quelques coupures dans les charges qu’il nous a léguées.

lépidus. — Mais vous retrouverai-je ici. ?

octave. — Ou ici, ou au Capitole.

(Lépidus sort.)

antoine, regardant aller Lépidus. — C’est là un homme nul et sans mérite, bon à être envoyé en message. Lorsqu’il se fait trois parts de l’univers, convient-il qu’il soit l’un des trois copartageants ?

octave. — Vous le jugiez ainsi, et vous avez pris sa voix sur ceux qui doivent être désignés à la mort dans notre noire sentence de proscription !

antoine. — Octave, j’ai vu plus de jours que vous ; et si nous plaçons ces honneurs sur cet homme en vue de nous soulager nous-mêmes de divers fardeaux odieux, il ne fera que les porter comme l’âne porte l’or, gémissant et suant sous sa charge, tantôt conduit, tantôt chassé dans la voie que nous lui indiquerons ; et quand il aura voituré notre trésor au lieu qui nous convient, alors nous lui reprendrons son fardeau, et nous le renverrons, comme l’âne déchargé, secouer ses oreilles et paître dans les prés du commun.

octave. — Vous pouvez faire ce qu’il vous plaira ; mais c’est un soldat intrépide et éprouvé.

antoine. — Comme mon cheval, Octave et à cause de cela je lui assigne sa ration de fourrage. C’est un animal que j’instruis à combattre, à volter, à s’arrêter ou à courir en avant. Ses mouvements physiques sont gouvernés par mon intelligence, et à certains égards Lépidus n’est rien de plus ; il a besoin d’être instruit, dressé et averti de se mettre en marche. C’est un esprit stérile n’ayant pour pâture que les objets, les arts, les imitations, qui, déjà usés et vieillis pour les autres hommes, deviennent ses modèles. Ne t’en occupe que comme d’une chose qui nous appartient ; maintenant, Octave, de grands intérêts réclament notre attention. — Brutus et Cassius lèvent des armées ; il faut nous préparer à leur tenir tête. Songeons donc à combiner notre alliance, à nous assurer de nos meilleurs amis, à déployer nos plus puissantes ressources ; et allons de ce pas nous réunir pour délibérer sur les moyens les plus efficaces de découvrir les choses cachées, sur les plus sûrs moyens de faire face aux périls connus.

octave. — J’en suis d’avis ; car nous sommes comme la bête attachée au poteau, entourés d’ennemis qui aboient et nous harcèlent ; et plusieurs qui nous sourient renferment, je le crains bien, dans leurs cœurs des millions de projets perfides.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Le devant de la tente de Brutus, au camp de Sardes.
Tambours. Entrent BRUTUS, LUCILIUS, LUCIUS et des soldats ; TITINIUS et PINDARUS viennent à leur rencontre.

brutus. — Holà, halte !

lucilius. — Le mot d’ordre ; holà halte !

brutus. — Qu’y a-t-il Lucilius ? Cassius est-il près d’ici ?

lucilius. — Tout près ; et Pindarus vient vous saluer de la part de son maître.

(Pindarus donne une lettre à Brutus.)

brutus. — Je reçois son salut avec plaisir. Pindarus, votre maître, soit par son propre changement, soit par la faute de ses subordonnés, m’a donné quelques sujets de souhaiter que des choses faites ne le fussent pas. Mais puisqu’il arrive, il me satisfera lui-même.

pindarus. — Je ne doute point que mon noble maître ne se montre tel qu’il est, plein d’égards et de considération pour vous.

brutus. — Je n’en fais aucun doute. — Lucilius, un mot. Je voudrais savoir comment il vous a reçu. Éclairez-moi à ce sujet.

lucilius. — Avec civilité et assez d’égards, mais non pas avec cet air de familiarité, avec ce ton de conversation franche et amicale qui lui étaient ordinaires autrefois.

brutus. — Tu viens de peindre un ami chaud qui se refroidit. Remarque, Lucilius, que toujours l’amitié, quand elle commence à s’affaiblir et à décliner, a recours à un redoublement de politesses cérémonieuses. Il n’y a point d’art dans la franche et simple bonne foi ; mais les hommes doubles, semblables à des chevaux ardents à la main, se montrent si vigoureux, qu’à les voir on doit tout attendre de leur courage ; puis au moment où il faudrait savoir supporter l’éperon sanglant, ils laissent tomber leur tête, et, comme une bête usée qui n’a que l’apparence, ils succombent dans l’épreuve. — Vient-il avec toutes ses troupes ?

lucilius. — Elles comptent prendre cette nuit leurs quartiers dans Sardes. Le gros de l’armée, la cavalerie entière, arrivent avec Cassius.

(Une marche derrière le théâtre.)

brutus. — Écoutons, il approche. Marchons sans bruit à sa rencontre.

(Entrent Cassius et des soldats.)

cassius. — Holà, halte !

brutus. — Holà, halte ! Faites passer l’ordre le long des files.

(Derrière le théâtre.)

Halte ! halte ! halte !

cassius à Brutus. — Mon noble frère, vous avez eu des torts envers moi.

brutus. — Ô dieux que j’atteste, jugez-moi. — Ai-je jamais eu des torts envers mes ennemis ? Comment donc voudrais-je avoir des torts envers mon frère ?

cassius. — Brutus, cette réserve cache des torts, et quand vous en avez…

brutus. — Cassius, assez, exposez vos griefs sans violence. Je vous connais bien. Ne nous querellons point ici sous les yeux de nos deux armées qui ne devraient apercevoir entre nous que de l’amitié. Faites retirer vos soldats ; et alors, Cassius, venez dans ma tente, détaillez vos griefs, et je vous écouterai.

cassius. — Pindarus, commande à nos chefs de conduire leurs troupes à quelque distance.

brutus. — Donne le même ordre, Lucilius ; et tant que durera notre conférence, ne laisse personne approcher de la tente. Que Lucius et Titinius en gardent l’entrée.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

L’intérieur de la tente de Brutus. — Lucius et Titinius à une certaine distance.
Entrent BRUTUS et CASSIUS.

cassius. — Que vous ayez des torts envers moi, cela est manifeste en ceci : vous avez condamné et noté Lucius Pella[2] pour s’être ici laissé corrompre par les Sardiens, et n’avez ainsi tenu aucun compte des lettres que je vous écrivais en sa faveur parce que je le connaissais.

brutus. — C’était vous faire tort à vous-même que d’écrire pour une pareille affaire.

cassius. — Dans le temps où nous sommes, il n’est pas à propos que la plus légère faute entraîne ainsi ses conséquences.

brutus. — Mais vous, Cassius, vous-même, souffrez que je vous le dise : on vous reproche d’avoir une main avide, de trafiquer des emplois qui dépendent de vous, et de les vendre pour de l’or à des hommes sans mérite.

cassius. — Moi une main avide !… Vous savez bien que vous êtes Brutus lorsque vous me parlez ainsi ; ou, par les dieux, ce discours eût été pour vous le dernier.

brutus. — La corruption s’honore ainsi du nom de Cassius, et le châtiment est obligé de cacher sa tête.

cassius. — Le châtiment !

brutus. — Souvenez-vous du mois de mars, souvenez-vous des ides de mars. Le sang du grand César ne coula-t-il pas au nom de la justice ? Parmi ceux qui portèrent la main sur lui, quel était le scélérat qui l’eût poignardé pour une autre cause que la justice ? Quoi ! nous qui n’avons frappé le premier homme de l’Univers que pour avoir protégé des voleurs, nous souillerons aujourd’hui nos doigts de présents infâmes ? nous vendrons la magnifique carrière qu’ouvrent les honneurs les plus élevés, nous la vendrons pour cette poignée de vils métaux que peut contenir ma main ? J’aimerais mieux être un chien et aboyer à la lune, que d’être un pareil Romain.

cassius. — Brutus, ne vous mêlez pas de me gourmander, je ne l’endurerai point : vous vous oubliez vous-même ; vous me poussez à bout. Je suis un soldat, moi, plus ancien que vous dans le métier, plus capable que vous de faire des conditions.

brutus. — Allons donc ! vous ne l’êtes nullement, Cassius.

cassius. — Je le suis.

brutus. — Je vous dis que vous ne l’êtes pas.

cassius. — Ne continuez pas à m’irriter ainsi, ou je m’oublierai. Songez à votre vie ; ne me tentez pas davantage.

brutus. — Laissez-moi, homme sans consistance.

cassius. — Est-il possible ?

brutus. — Écoutez-moi, car je veux parler. Suis-je obligé de laisser un libre cours à votre fougueuse colère ? Serai-je effrayé parce qu’un fou me regarde ?

cassius.-Ô dieux ! Ô dieux ! me faudra-t-il endurer tout cela ?

brutus. — Oui, tout cela, et plus encore. Agitez-vous jusqu’à ce que votre cœur orgueilleux en éclate. Allez montrer à vos esclaves combien vous êtes colérique, et faire trembler vos vilains. Faudra-t-il que je m’écarte ? Faudra-t-il que je vous observe ? Faudra-t-il que je subisse en rampant les caprices de votre humeur maussade ? Par les dieux, vous dévorerez tout le fiel de votre bile, dussiez-vous en crever, car désormais je veux que vos accès de fureur servent à m’égayer, oui, à me faire rire.

cassius. — Quoi ! nous en sommes là !

brutus.-Vous dites que vous êtes un meilleur soldat, faites-le voir ; justifiez votre bravade, et ce sera me faire un vrai plaisir. Je serai bien aise, pour mon compte, de m’instruire à l’école des hommes supérieurs.

cassius. — Vous me faites injure sur tous les points ; vous me faites injure, Brutus ! J’ai, dit un plus ancien soldat, et non un meilleur. Ai-je dit meilleur ?

brutus. — Quand vous l’auriez dit, peu m’importe.

cassius. — César, lorsqu’il vivait, n’eût pas osé m’irriter à ce point.

brutus. — Paix, paix ; vous n’auriez pas osé le provoquer ainsi.

cassius. — Je n’eusse pas osé ?

brutus. — Non.

cassius. — Quoi ! pas osé le provoquer ?

brutus. — Non, sur votre vie, vous ne l’eussiez pas osé.

cassius. — Ne présumez pas trop de mon amitié ; je pourrais faire ce qu’après je serais fâché d’avoir fait.

brutus. — Vous l’avez fait ce que vous devriez être fâché d’avoir fait. Cassius, il n’y a point pour moi de terreur dans vos menaces ; je suis si solidement armé de ma probité, qu’elles passent près de moi comme le vain souffle du vent, sans que j’y fasse attention. Je vous ai envoyé demander quelques sommes d’or que vous m’avez refusées ; car moi, je ne puis me procurer d’argent par d’indignes moyens. Par le ciel, j’aimerais mieux monnayer mon cœur, et livrer chaque goutte de mon sang pour en faire des drachmes que d’extorquer, par des voies illégitimes, de la main durcie des paysans, leur misérable portion de vil métal. Je vous ai envoyé demander de l’or pour payer mes légions ; vous me l’avez refusé. Cette action était-elle de Cassius ? Quand Marcus Brutus deviendra assez sordide pour tenir sous clé ces misérables jetons et les interdire à ses amis, soyez prêts, vous dieux, à le réduire en cendres.

cassius. — Je ne vous ai point refusé.

brutus. — Mais si.

cassius. — Je ne l’ai pas fait. — Celui qui vous a rapporté ma réponse n’était qu’un imbécile. — Brutus a déchiré mon cœur. Un ami devrait supporter les faiblesses de son ami ; mais Brutus exagère les miennes.

brutus. — Non, en vérité, tant que vous m’en faites ressentir l’effet.

cassius. — Vous ne m’aimez point.

brutus. — Je n’aime point vos défauts.

cassius. — De pareils défauts, l’œil d’un ami ne les verrait jamais.

brutus. — L’œil d’un flatteur ne voudrait pas les voir, fussent-ils aussi énormes que le haut Olympe.

cassius. — Viens, Antoine ; jeune Octave, viens. Vengez-vous sur Cassius seul ; Cassius est las du monde : haï d’un homme qu’il aime, insulté par son frère, maltraité comme un esclave, tous ses défauts remarqués, enregistrés, étudiés, appris par cœur pour me les jeter au visage. Oh ! mes larmes pourraient tant couler que d’anéantir mon courage. Tiens, voilà mon poignard, et voici mon sein nu, et dedans est un cœur plus précieux que les mines de Plutus, plus riche que l’or. Si tu es un Romain, arrache-le moi qui te refusai de l’or, je t’offre mon cœur ; frappe comme tu frappais César, car je sais que, lors même que tu l’as le plus haï, tu l’aimais plus encore que tu n’aimas jamais Cassius.

brutus. — Mettez votre poignard dans son fourreau ; emportez-vous quand vous voudrez, je vous en laisserai entière liberté. Faites ce que vous voudrez d’une action honteuse je dirai : c’est son humeur. Ô Cassius, vous êtes attelé avec un agneau qui porte en lui la colère comme le caillou porte le feu : le plus grand effort en fait apparaître une rapide étincelle, et aussitôt il est refroidi.

cassius. — Cassius a-t-il vécu jusqu’ici pour ne fournir à son Brutus que des sujets de gaieté et des occasions de rire quand il est triste et mal disposé ?

brutus. — Quand j’ai parlé ainsi, j’étais mal disposé moi-même.

cassius. — Vous en convenez ? Donnez-moi votre main.

brutus. — Et aussi mon cœur.

cassius. — Ô Brutus !

brutus. — Eh bien ! quoi ?

cassius. — N’avez-vous pas assez de tendresse pour me supporter quand cette humeur fougueuse, que je tiens de ma mère, me fait tout oublier ?

brutus. — Oui, Cassius ; et désormais quand vous vous emporterez contre votre Brutus, il pensera que c’est votre mère qui gronde, et il vous laissera faire.

(Bruit derrière le théâtre.)

le poëte (derrière le théâtre). — Laissez-moi entrer, je veux voir les généraux : il y a de la discorde entre eux ; il n’est pas prudent de les laisser seuls.

lucius (derrière le théâtre). — Vous ne pénétrerez point jusqu’à eux.

le poëte (derrière le théâtre). — Rien ne peut m’arrêter que la mort.

(Entre le poëte.)

cassius. — Qu’est-ce que c’est ? de quoi s’agit-il ?

le poëte. — Quelle honte à vous, généraux ! que prétendez-vous ? Aimez-vous ; soyez amis comme doivent l’être deux hommes tels que vous : j’ai vu, soyez-en sûrs, plus d’années que vous[3].

cassius. — Ah ! ah ! ah ! que ce cynique fait de mauvais vers.

brutus. — Sortez d’ici, faquin, insolent ; hors d’ici !

cassius. — Ne vous fâchez pas, Brutus ; c’est sa manière.

brutus. — J’apprendrai à me faire à ses manières quand il apprendra à choisir son temps. Qu’a-t-on besoin à l’armée de ces sots faiseurs de vers ? Hors d’ici, compagnon.

cassius. — Allons, allons, va-t’en.

(Le poëte sort.)
(Entrent Lucilius et Titinius.)

brutus. — Lucilius et Titinius, commandez aux chefs de préparer le logement de leurs troupes pour cette nuit.

cassius. — Revenez ensmte sur-le-champ tous les deux, et amenez avec vous Messala.

(Lucilius et Titinius sortent.)

brutus. — Lucius, une coupe de vin.

cassius. — Je n’aurais pas cru que vous fussiez capable de tant de colère.

brutus. — Ô Cassius, je suis accablé de bien des chagrins.

cassius. — Vous ne faites pas usage de votre philosophie, si vous laissez votre âme ouverte aux maux accidentels.

brutus. — Nul homme ne supporte mieux la douleur. Porcia est morte[4].

cassius. — Ah ! Porcia ! —

brutus. — Elle est morte.

cassius. — Comment ne m’avez-vous pas tué quand je vous ai tourmenté ainsi ? Ô perte sensible, insupportable ! — De quelle maladie ?

brutus. — De n’avoir pu soutenir mon absence, et du chagrin de voir grossir à ce point les forces de Marc-Antoine et du jeune Octave ; car j’ai reçu cette nouvelle avec celle de sa mort : sa raison en fut altérée ; et dans l’absence de ceux qui la servaient, elle avala du feu.

cassius. — Et elle en est morte ?

brutus. — Elle en est morte.

cassius. — Ô dieux immortels !

(Lucius entre, tenant une coupe et des flambeaux.)

brutus. — Ne me parle plus d’elle. — Donne-moi une coupe de vin. — Cassius, j’ensevelis ici tout sentiment d’aigreur.

(Il boit.)

cassius. — Mon cœur a soif de la noble coupe[5] qui va vous faire raison. Remplis, Lucius, jusqu’à ce que le vin déborde : je ne puis trop boire de l’amitié de Brutus.

(Rentre Titinius avec Messala.)

brutus. — Entre, Titinius. — Sois le bienvenu, brave Messala. — Maintenant prenons place, serrons-nous autour de ce flambeau, et délibérons sur ce que nous avons à faire.

cassius. — Ô Porcia, as-tu donc cessé de vivre ?

brutus. — Cessez, je vous conjure. — Messala, ces lettres que j’ai reçues, m’apprennent que le jeune Octave et Marc-Antoine viennent à nous avec une puissante armée, et dirigent leur marche sur Philippes.

messala. — J’ai aussi des lettres qui annoncent absolument la même chose.

brutus. — Qu’y ajoute-t-on ?

messala. — Que par des décrets de proscription et de mise hors la loi[6], Octave, Antoine et Lépidus ont fait périr cent sénateurs.

brutus. — En cela nos lettres ne s’accordent pas bien. Les miennes ne parlent que de soixante-dix sénateurs morts par l’effet de cette proscription : Cicéron en est un.

cassius. — Cicéron en est ?

messala. — Oui, Cicéron est mort, il était sur la liste de proscription. — Brutus, avez-vous reçu des lettres de votre femme ?

brutus. — Non, Messala.

messala. — Et dans vos lettres, ne vous mande-t-on rien sur elle ?

brutus. — Rien, Messala.

messala. — Cela me paraît étrange.

brutus. — Pourquoi me le demandez-vous ? En avez-vous appris quelque chose dans les vôtres ?

messala. — Non, mon seigneur.

brutus. — Si vous êtes Romain, dites-moi la vérité.

messala. — Supportez donc en Romain la vérité que je vous annonce. Il est certain qu’elle est morte, et d’une manière étrange.

brutus. — Eh bien ! adieu, Porcia. — Il nous faut mourir, Messala : c’est pour avoir pensé qu’elle devait mourir un jour que j’ai la patience de supporter aujourd’hui ce coup.

messala. — C’est ainsi que les grands hommes devraient toujours supporter les grandes pertes.

cassius. — J’en ai là-dessus appris tout autant que vous, et cependant ma nature ne pourrait jamais s’y soumettre de même.

brutus. — Soit. — À notre tâche qui est vivante. — Si nous marchions à l’instant vers Philippes ? qu’en pensez-vous ?

cassius. — Je ne crois pas que ce fût bien fait.

brutus. — La raison ?

cassius. — La voici : il vaut mieux que l’ennemi nous cherche ; par-là il consumera ses ressources, fatiguera ses soldats, et se nuira ainsi à lui-même ; tandis que nous, qui n’aurons pas changé de place, nous nous trouverons pleins de repos, entiers et prêts à tout.

brutus. — De bonnes raisons doivent nécessairement céder à de meilleures. Les peuples qui sont entre Philippes et ce camp ne sont contenus que par une affection forcée, car ils ne nous ont accordé qu’à regret des subsides. L’ennemi, en traversant leur pays, complétera chez eux ses troupes ; il s’avancera rafraîchi, recruté et plein d’un nouveau courage, avantages que nous lui interceptons si nous allons le rencontrer à Philippes, tenant ces peuples sur nos derrières.

cassius. — Mon bon frère, écoutez-moi.

brutus. — Permettez ; il faut de plus faire attention à ceci. Nous savons à présent le compte de nos amis jusqu’au dernier. Nos légions sont complètes ; notre cause est mûre ; de jour en jour l’ennemi s’élève ; tandis que nous, arrivés à notre plus haut période, nous sommes près de décliner. Les affaires humaines ont leurs marées, qui, saisies au moment du flux, conduisent à la fortune ; l’occasion manquée, tout le voyage de la vie se poursuit au milieu des bas-fonds et des misères. En ce moment, la mer est pleine et nous sommes à flot : il faut prendre le courant tandis qu’il nous est favorable, ou perdre toutes nos chances.

cassius. — Eh bien ! vous le voulez, marchez. Nous vous accompagnerons et nous irons les trouver à Philippes.

brutus. — Les heures les plus profondes de la nuit sont insensiblement arrivées sur notre entretien, et la nature doit obéir à la nécessité à laquelle nous ne concéderons qu’un peu de repos. Il ne nous reste rien de plus à dire ?

cassius. — Rien de plus. Bonne nuit. Demain de grand matin nous serons prêts et en marche.

(Entre Lucius.)

brutus. — Lucius, ma robe. — Adieu, digne Messala. — Bonne nuit, Titinius. — Noble, noble Cassius, bonne nuit et bon repos.

cassius. — Ô mon cher frère, elle a bien mal commencé, cette nuit. — Que jamais semblable discorde ne se mette entre nos âmes ! Ne le permets pas, Brutus.

brutus. — Tout est bien.

cassius. — Bonne nuit, mon maître.

brutus. — Bonne nuit, mon bon frère.

titinius et messala. — Bonne nuit, Brutus, notre maître à tous.

brutus. — Adieu, tous. (Cassius, Titinius et Messala se retirent. — Rentre Lucius, avec la robe de Brutus.) — Donne-moi cette robe. Où est ton instrument ?

lucius. — Ici dans la tente.

brutus. — Tu réponds d’une voix assoupie. Pauvre garçon, je ne t’en fais point un reproche, tu es harassé de veilles. Appelle Claudius et quelques autres de mes gens : je veux qu’ils restent là ; ils dormiront sur des coussins dans ma tente.

lucius. — Varron ! Claudius !

(Entrent Varron et Claudius.)

varron. — Appelez-vous, mon seigneur ?

brutus. — Je vous prie, mes amis, couchez et dormez dans ma tente : il est possible que je vous éveille bientôt pour porter quelque message à mon frère Cassius.

varron. — Permettez-nous de rester debout, seigneur, et de veiller en attendant vos ordres.

brutus. — Non, je ne veux pas que vous veilliez ; couchez-vous, mes amis. Il peut se faire que je change de pensée. — Vois, Lucius, voici le livre que j’ai tant cherché ; je l’avais mis dans la poche de ma robe.

(Les serviteurs se couchent.)

lucius. — J’étais bien sûr que vous ne me l’aviez pas donné, seigneur.

brutus. — Excuse-moi, mon bon garçon, je suis sujet à oublier. — Peux-tu tenir ouverts un moment tes yeux appesantis, et jouer sur ton instrument un air ou deux ?

lucius. — Oui, mon seigneur, si cela vous fait plaisir.

brutus. — J’en serai bien aise mon garçon. Je te fatigue trop, mais tu as bonne volonté.

lucius. — C’est mon devoir, seigneur.

brutus. — Je ne devrais pas étendre tes devoirs au delà de tes forces. Je sais qu’un jeune sang demande son temps de sommeil.

lucius. — J’ai dormi, mon seigneur.

brutus. — Tu as bien fait, et tu dormiras encore : je ne te retiendrai pas longtemps. Si je vis, je te ferai du bien. (Musique accompagnée de chant.) C’est un chant à endormir. Ô sommeil meurtrier ! tu appesantis donc ta massue de plomb sur ce garçon qui te jouait un air ! Honnête serviteur, dors bien ; je ne veux pas te faire le tort de t’éveiller. Si tu laisses tomber ta tête, tu briseras ton instrument : je vais te l’ôter, et bonne nuit, mon bon garçon. — Voyons, voyons ; n’ai-je pas plié le feuillet en quittant ma lecture ? C’est ici, je crois. (Il s’assied) Que ce flambeau éclaire mal ! (Entre l’ombre de Jules César.) Ah ! qui entre ici ? C’est apparemment la faiblesse de mes yeux qui produit cette horrible vision ! — Il s’avance sur moi ! — Es-tu quelque chose ? es-tu quelque dieu, quelque ange ou quelque démon, toi qui glaces mon sang et fais dresser mes cheveux ? Parle-moi, qu’es-tu ?

l’ombre de césar. — Ton mauvais génie, Brutus.

brutus. — Pourquoi viens-tu ?

l’ombre de césar. — Pour te dire que tu me verras à Philippes.

brutus. — À la bonne heure. Je te reverrai donc encore ?

l’ombre de césar. — Oui, à Philippes.

brutus. — Eh bien ! je te reverrai à Philippes. (L’ombre disparaît.) Quand je retrouvais mon courage, tu t’évanouis : mauvais génie, j’aurais voulu t’entretenir plus longtemps. — Garçon ! Lucius ! Varron ! Claudius ! amis ! éveillez-vous. Claudius !

lucius. — Il y a des cordes fausses, mon seigneur.

brutus. — Il croit être encore à son instrument. — Lucius, réveille-toi.

lucius. — Mon seigneur.

brutus. — Est-ce un songe, Lucius, qui t’a fait pousser ce cri ?

lucius. — Seigneur, je ne crois pas avoir crié.

brutus. — Oui, tu as crié. — As-tu vu quelque chose ?

lucius. — Rien, mon seigneur.

brutus. — Rendors-toi, Lucius ! — Allons, Claudius ; et toi mon ami, éveille-toi.

varron. — Seigneur.

claudius. — Seigneur.

brutus. — Pourquoi donc, je vous en prie, avez-vous tous deux crié dans votre sommeil ?

varron et claudius. — Nous, seigneur ?

brutus. — Oui, vous. Avez-vous vu quelque chose ?

varron. — Non, mon seigneur, je n’ai rien vu.

claudius. — Ni moi, mon seigneur.

brutus. — Allez, saluez de ma part mon frère Cassius : dites-lui qu’il mette de bonne heure ses troupes en marche ; nous le suivrons.

varron et claudius. — Vous serez obéi, mon seigneur.

(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. Ce ne fut point Publius, mais Lucius César, son oncle, qu’Antoine abandonna à la proscription. Plutarque, Vie d’Antoine.
  2. Ce ne fut que le lendemain de cette querelle que Brutus condamna judiciellement en public, et nota d’infamie Lucius Pella, ce qui « dépleut merveilleusement à Cassius, à cause que peu de jours auparavant avoit seulement admonesté de paroles en privé, deux de ses amis atteincts et convaincus de mesmes crimes, et en public, les avoit absouts, et ne laissoit pas de les employer et de s’en servir comme devant. » Plutarque, Vie de Brutus.
  3. Imitation de ce vers d’Homère :

    Ǎλλἁ πίθεσθ. ἅµφω δἐ νεωτἐρω ἐστὁν ἐμεἵο.

    Ce personnage n’était pas un poëte, mais un cynique nommé Marcus Faonius, « qui avait été, par manière de dire, amoureux de Caton en son vivant, et se mêlait de contrefaire le philosophe, non tant avec discours et raison qu’avec une impétuosité et une furieuse et passionnée affection. » Plutarque, Vie de Brutus.

  4. Nicolaüs le Philosophe et Valère Médime placent la mort de Porcia après celle de Brutus, et l’attribuent à la douleur de cette perte « Toutefois, dit Plutarque, on trouve une lettre missive de Brutus à ses amis, par laquelle il se plaint de leur nonchalance d’avoir tenu si peu de compte de sa femme, qu’elle avoit mieux aimé mourir que de languir plus longtemps malade. Ainsi sembleroit-il que ce philosophé n’auroit pas bien cogneu le temps, car l’épistre, au moins si elle est véritablement de Brutus, donne assez à entendre la maladie et l’amour de cette dame, et aussi la manière de sa mort. » Plutarque, Vie de Brutus.
  5. My heart is thirsty for that noble pledge. Pledge, coup de vin destiné à faire raison à celui qui boit à votre santé. La formule usitée autrefois en français était : Je bois à vous, à quoi le convive répondait Je vous pleige d’autant.
  6. Outlawry.