Jules César (Shakespeare)/Traduction Montégut, 1870/Acte II

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Traduction par Émile Montégut.
Texte établi par Émile Montégut, Hachette (Œuvres complètes. Tome VIIp. 421-438).



ACTE II.


Scène première

Rome. — Le jardin de Brutus.


Entre BRUTUS.

Brutus. — Hé, Lucius ! Holà ! Je ne puis découvrir par la marche des étoiles à quelle distance nous sommes du jour. Lucius, dis-je ! Je voudrais bien avoir le défaut de dormir aussi profondément. Eh bien, arrives-tu, Lucius ? Voyons donc ! Réveille-toi, dis-je ! holà, Lucius !


Entre LUCIUS.

Lucius. — Est-ce que vous m’appeliez, Seigneur ?

Brutus. — Prépare-moi un flambeau dans mon cabinet d’étude, Lucius : lorsqu’il sera allumé, viens m’avertir ici.

Lucius. — Oui, Seigneur. (Il sort.)

Brutus. — Cela doit se faire par sa mort : pour ma part, je ne me connais aucune raison personnelle de le frapper, si ce n’est l’intérêt général. Il voudrait être couronné : — jusqu’à quel point cela changerait-il sa nature, là est la question. C’est le jour lumineux qui fait sortir la vipère ; cela demande qu’on avance prudemment le pied. Le couronner ? — voilà l’affaire ; — dans ce cas, j’avoue que nous l’armons d’un dard dont il pourra blesser à volonté. L’abus de la grandeur existe lorsqu’elle sépare l’humanité de la puissance : or pour dire la vérité sur César, je ne me suis jamais aperçu que ses passions aient pris le pas sur sa raison. Mais c’est une chose bien connue que l’humilité est l’échelle de l’ambition à ses débuts, l’échelle que l’ambitieux grimpe la face de son côté ; mais lorsqu’il a une fois atteint le faîte suprême, il tourne alors le dos à l’échelle, et regarde en haut les nuages, méprisant les vils degrés par lesquels il est monté : c’est ce que peut faire César ; pour qu’il ne le puisse, il faut donc le prévenir. En effet, comme la querelle que nous lui cherchons ne trouve aucune justification dans ce qu’il est maintenant, il faut l’appuyer sur cette considération, que le personnage qu’il est, une fois agrandi, courait à telles et telles extrémités : par conséquent, nous devons le regarder comme un œuf de serpent qui, une fois couvé, deviendrait malfaisant selon les lois de sa nature, et le tuer dans la coquille.


Rentre LUCIUS.

Lucius. — Le flambeau est allumé dans votre cabinet, Seigneur. En cherchant sur la fenêtre une pierre à feu, j’ai trouvé ce papier scellé comme le voilà (il lui donne une lettre) ; et je suis sûr qu’il n’y était pas lorsque je suis allé au lit1.

Brutus. — Retourne te mettre au lit, il n’est pas encore jour. N’est-ce pas demain les Ides de Mars, enfant ?

Lucius. — Je ne sais pas, Seigneur.

Brutus. — Regarde dans le calendrier, et rapporte-moi une réponse.

Lucius. — J’y vais, Seigneur. (Il sort.)

Brutus. — Ces météores qui sifflent dans l’air en flamboyant, donnent tant de lumière que je puis lire à leur clarté. (Il ouvre la lettre et lit.) « Brutus, tu sommeilles : réveille-toi, et sache te voir toi-même. Rome sera-t-elle ? etc. etc. Parle, frappe, redresse ! » Brutus, tu sommeilles ; réveille-toi ! De semblables instigations ont été souvent jetées dans des endroits où je les ai ramassées. Rome sera-t-elle, etc. ? Je dois achever la phrase ainsi : « Rome se courbera-t-elle sous l’autorité d’un homme ? » Comment ! Rome ? mes ancêtres chassèrent le Tarquin des rues de Rome lorsqu’il fut appelé roi. Parle, frappe, redresse ! Est-ce qu’on me sollicite de parler et de frapper ? Ô Rome, je te fais promesse que si le redressement de tes griefs doit s’ensuivre, tu recevras de la main de Brutus l’entier accomplissement de ta pétition !


Rentre LUCIUS.

Lucius. — Seigneur, quatorze jours de Mars se sont écoulés. (On frappe à l’extérieur.)

Brutus. — C’est bon. Va voir à la porte ; quelqu’un frappe. (Sort Lucius.) Depuis que Cassius m’a pour la première fois aiguisé contre César, je n’ai pas dormi. Tout l’intervalle qui s’écoule entre la première suggestion d’une chose terrible et son exécution, est comme une fantasmagorie ou un rêve hideux : l’âme et les organes mortels sont alors en conseil, et pareil à un petit royaume, l’homme est en proie à un état d’insurrection.


Rentre LUCIUS.

Lucius. — Seigneur, c’est votre beau-frère Cassius qui est à la porte ; il désire vous parler2.

Brutus. — Est-il seul ?

Lucius. — Non, Seigneur, il y a d’autres personnes avec lui.

Brutus. — Les connais-tu ?

Lucius. — Non, Seigneur ; leurs chapeaux sont enfoncés sur leurs oreilles, et ils ont leurs visages à moitié ensevelis dans leurs manteaux, en sorte que je ne puis aucunement découvrir quels ils sont par aucun de leurs traits.

Brutus. — Fais-les entrer. (Sort Lucius.) C’est la faction. Ô conspiration ! est-ce donc que tu as honte de montrer ton front dangereux pendant la nuit, à l’heure même où les mauvaises choses sont le plus en liberté ? Oh, dans ce cas, où trouveras-tu pendant le jour une caverne assez ténébreuse jour masquer ton monstrueux visage ? N’en cherche pas, conspiration, cache-toi sous les sourires et la politesse ; car si tu te présentais avec ta physionomie naturelle, l’Érèbe lui-même ne serait pas assez ténébreux pour t’empêcher d’être reconnue.


Entrent CASSIUS, CASCA, DÉCIUS, CINNA, MÉTELLUS CIMBER et TRÉBONIUS.

Cassius. — Je crois que nous prenons trop de hardiesse avec votre repos : bonjour, Brutus ; est-ce que nous vous troublons ?

Brutus. — Je suis levé depuis une heure, et j’ai été éveillé toute la nuit. Est-ce que je connais ces hommes qui sont venus avec vous ?

Cassius. — Oui, vous connaissez chacun d’eux, et il n’en est aucun qui ne vous honore, aucun qui ne souhaite vous voir entretenir de vous-même l’opinion qu’en a chaque noble Romain. Celui-ci est Trébonius.

Brutus. — Il est le bienvenu ici.

Cassius. — Celui-là est Décius Brutus.

Brutus. — Il est aussi le bienvenu.

Cassius. — Celui-là est Casca, celui-là Cinna, et cet autre Métellus Cimber.

Brutus. — Ils sont tous les bienvenus. — Quels soucis inquiets s’interposent entre vos yeux et la nuit ?

Cassius. — Voudriez-vous me permettre de vous dire un mot ? (Brutus et Cassius chuchotent.)

Décius. — L’Orient est de ce côté : n’est-ce pas le jour qui pointe là-bas ?

Casca. — Non.

Cinna. — Oh ! pardon, Seigneur, il se lève ; et ces bandes grises là-bas qui échancrent les nuages sont les messagères du jour.

Casca. — Vous serez forcés d’avouer que vous vous trompez tous deux. C’est ici, sur le point où je dirige mon épée, que le soleil se lève, point qui est beaucoup plus au midi, à cause de la jeunesse encore récente de l’année. Dans deux mois d’ici, il présentera ses feux plus haut vers le Nord, et l’Orient se trouve droit ici, dans la direction du Capitole.

Brutus, s’avançant. — Donnez-moi tous vos mains les uns après les autres.

Cassius. — Et jurons notre résolution.

Brutus. — Non, non, pas de serments : si ce qui se lit sur les visages des hommes, si les souffrances de nos âmes, les abus de l’époque, sont des motifs trop faibles, eh bien ! brisons là incontinent, et que chacun s’en aille s’étendre paresseusement dans son lit ; laissons alors la tyrannie plonger d’en haut ses regards sur nous, jusqu’à ce que chacun tombe à son tour au gré du hasard. Mais si ces raisons-là, comme j’en suis sûr, sont capables d’apporter assez de feu pour enflammer les lâches, et pour donner aux molles âmes des femmes une valeur ferme comme l’acier, alors, mes compatriotes, je vous demande s’il est besoin d’un autre éperon que notre propre cause pour nous exciter à chercher réparation ? s’il est besoin d’un autre engagement que l’engagement secret pris par des Romains qui ont donné leur parole, et qui ne tergiverseront pas ? s’il est besoin d’un autre serment que la promesse donnée par l’honneur à l’honneur, que cette chose sera faite ou que nous périrons en l’exécutant ? Faites jurer les prêtres, les lâches, les hommes cauteleux, les vieilles bêtes que l’âge affaiblit, et ces âmes patientes qui sont toujours prêtes à souhaiter la bienvenue à toute injure ; faites jurer dans les mauvaises causes ces créatures dont on se défie : mais n’allez pas ternir la vertu intacte de notre entreprise, ni l’indomptable métal de nos âmes, par la supposition que notre cause, ou l’exécution de notre projet, a besoin d’un serment, alors que chacune des gouttes de sang que porte un Romain, et qu’il porte noblement, encourt le reproche de bâtardise, s’il manque de la plus petite syllabe à toute promesse émanée de lui.

Cassius. — Mais que pensez-vous de Cicéron ? le sonderons-nous ? Je crois qu’il se rangera résolument avec nous.

Casca. — Ne le laissons pas en dehors.

Cinna. — Non certes.

Métellus. — Oh ! il faut que nous l’ayons avec nous : car ses cheveux blancs nous gagneront la bonne opinion générale, et nous vaudront des voix qui loueront nos actes : on dira que c’est son jugement qui a dirigé nos mains, et l’on n’apercevra en rien ni notre jeunesse, ni notre audace, qui seront recouvertes par sa gravité.

Brutus. — Oh ! ne le nommez pas ; ne nous ouvrons pas à lui ; car jamais il ne consentira à se joindre à une entreprise que d’autres auront commencée.

Cassius. — Alors laissons-le de côté.

Casca. — En vérité, il n’est pas notre homme.

Décius. — N’y aura-t-il de frappé que César ?

Cassius. — Bien demandé, Décius : je crois qu’il n’est pas bon que Marc Antoine, si aimé de César, lui survive ; nous découvrirons en lui un habile agent de complots, et vous savez que ses ressources, s’il les met en œuvre, peuvent atteindre assez loin pour nous causer des embarras : pour prévenir ce danger, qu’Antoine et César tombent ensemble.

Brutus. — Notre conduite paraîtrait trop sanguinaire, Caïus Cassius, si, après avoir abattu la tête, nous hachions les membres : cela ressemblerait à cette colère qui s’acharne après le cadavre qu’elle a frappé, à cette cruauté qui persiste après la mort ; car Antoine n’est qu’un membre de César. Soyons des sacrificateurs, mais non des bouchers, Caïus. C’est contre l’âme de César que nous nous dressons tous, et dans les âmes des hommes il n’y a pas de sang : oh, que ne pouvons-nous atteindre l’âme de César sans frapper ses membres ! Mais, hélas ! pour arriver à ce résultat, il faut que César saigne ! Tuons-le donc hardiment, mes nobles amis, mais non avec colère : égorgeons-le comme un mets fait pour les Dieux, et ne le taillons pas en pièces comme une pâture faite pour les chiens : que nos cœurs agissent comme les maîtres habiles qui excitent leurs serviteurs à un acte de colère, et puis ensuite font semblant de les gronder. Cette conduite donnera à notre action l’aspect de la nécessité et non de la haine, et apparaissant sous cette physionomie aux yeux du peuple, elle nous fera nommer médecins et non meurtriers. Quant à Marc Antoine, ne vous inquiétez pas de lui, car il est aussi impuissant que le sera le bras de César une fois la tête de César tombée.

Cassius. — Je le crains cependant ; car avec l’amour invétéré qu’il a pour César…

Brutus. — Hélas ! mon bon Cassius, ne vous inquiétez pas de lui : s’il aime César, tout ce qu’il pourra faire n’ira pas plus loin que sa propre personne ; cela se bornerait à regretter César et à mourir pour lui : et ce serait beaucoup s’il faisait cela ; car il aime les divertissements, la dissipation, et les nombreuses sociétés.

Trébonius. — Il n’y a pas à le craindre, qu’il ne meure pas ; car s’il vit, il rira de cela par la suite. (L’horloge sonne3.)

Brutus. — Paix ! comptons les heures.

Cassius. — L’horloge a frappé trois heures.

Trébonius. — Il est temps de nous séparer.

Cassius. — Mais il est encore incertain que César sorte aujourd’hui ; car il est devenu superstitieux dans ces derniers temps : il est maintenant à l’opposé, des opinions si carrées qu’il professait autrefois sur les visions, les rêves, les signes tirés des cérémonies religieuses : il se peut que ces prodiges manifestes, les terreurs inaccoutumées de cette nuit, et les conseils de ses augures, le tiennent aujourd’hui éloigné du Capitole.

Décius. — Ne craignez rien de pareil : si telle était sa résolution, je saurais l’en faire changer. Il aime à entendre raconter que les licornes peuvent être prises au moyen des arbres, les ours au moyen de miroirs, les éléphants au moyen de fosses, les lions au moyen de toiles, et les hommes au moyen de flatteurs4 : mais lorsque je lui dis qu’il déteste les flatteurs, il répond que c’est vrai ; et c’est à ce moment-là qu’il est le plus flatté. Laissez-moi faire, car je suis à même de donner à son humeur la bonne direction, et je l’amènerai au Capitole.

Cassius. — Vraiment, nous irons tous le chercher chez lui.

Brutus. — À la huitième heure ; est-ce notre dernier mot ?

Cinna. — Que ce soit notre dernier mot, et n’y manquons pas.

Métellus. — Caïus Ligarius en veut fort à César, qui l’a tancé pour avoir bien parlé de Pompée : je m’étonne qu’aucun de vous n’ait pensé à lui.

Brutus. — Eh bien, mon bon Métellus, allez le trouver : il m’aime beaucoup, et je lui en ai donné sujet ; envoyez-le seulement ici, et je le disposerai.

Cassius. — Le matin vient nous surprendre : nous allons vous laisser, Brutus : amis, dispersez-vous ; mais tous, rappelez-vous ce que vous avez dit, et montrez-vous de vrais Romains.

Brutus. — Bons Seigneurs, que vos physionomies soient gaies et reposées ; ne laissez pas vos regards trahir notre dessein, mais sachez le porter en vous-mêmes, comme font nos acteurs romains, avec des âmes calmes et une impassibilité discrète : là-dessus, je souhaite le bonjour à chacun de vous. (Tous sortent, excepté Brutus.) Enfant ! Lucius ! Profondément endormi ! Peu importe ; jouis de la rosée de miel que le sommeil verse sur toi : tu ne connais pas ces images et ces hallucinations dont l’inquiétude affairée remplit les cerveaux des hommes ; c’est pourquoi tu dors si profondément.


Entre PORTIA.

Portia. — Brutus, mon Seigneur !

Brutus. — Portia, que veut dire cela ? Pourquoi vous levez-vous à cette heure ? Il n’est pas bon pour votre santé d’exposer votre faible tempérament au froid brutal du matin.

Portia. — Cela n’est pas bon pour la vôtre non plus. Vous vous êtes impoliment dérobé à mon lit, Brutus ; et hier soir, à souper, vous vous êtes levé soudainement, et vous vous êtes mis à vous promener, rêvant et soupirant, avec vos bras croisés ; et lorsque je vous ai demandé ce qui vous occupait, vous m’avez imposé silence par des regards méchants : je vous ai pressé avec plus d’insistance, alors vous vous êtes gratté la tête, et vous avez frappé la terre du pied avec par trop d’impatience : j’ai insisté encore, vous ne m’avez pas répondu davantage, mais avec un mouvement de colère de votre main, vous m’avez fait signe de vous laisser : c’est ce que j’ai fait, craignant d’augmenter cette impatience qui ne me semblait que trop enflammée, et espérant d’ailleurs que ce n’était qu’un effet de cette humeur que tout homme connaît à certaines heures. Cette humeur ne vous permet ni de manger, ni de parler, ni de dormir, et si elle influait autant sur votre personne physique qu’elle influe sur votre état moral, je ne pourrais vous reconnaître, Brutus. Mon cher Seigneur, faites-moi connaître la cause de votre chagrin.

Brutus. — Je ne me porte pas bien, et voilà tout.

Portia. — Brutus est sage, et s’il n’était pas en santé, il se soumettrait aux moyens qui pourraient la lui faire recouvrer.

Brutus. — Eh bien, c’est ce que je fais : ma bonne Portia, va-t’en au lit.

Portia. — Si Brutus est malade, est-ce qu’il est sain pour lui de se promener déshabillé, et d’aspirer les brouillards du matin humide ? Comment ! Brutus est malade, et il s’en va se glisser hors de sa couche salubre pour affronter la malfaisante contagion de la nuit, et inviter l’air humide et impur à augmenter sa maladie ? Non, mon Brutus, vous avez dans votre esprit quelque pensée malade que j’ai droit de connaître de par le privilège de ma situation : je vous conjure donc à genoux, par ma beauté autrefois vantée, par tous nos serments d’amour, et par le grand serment qui nous incorpora l’un à l’autre et ne fit qu’un être de nous deux, de me découvrir à moi, votre autre vous-même, votre moitié, pourquoi vous êtes chagrin, et quels sont ces hommes qui cette nuit sont venus conférer avec vous, — car ils étaient ici quelque six ou sept qui cachaient leurs visages même aux ténèbres.

Brutus. — Ne t’agenouille pas, aimable Portia.

Portia. — Je n’aurais pas besoin de m’agenouiller, si vous étiez aimable vous, Brutus. Dites-moi, Brutus, est-ce que l’engagement du mariage interdit que je connaisse les secrets qui vous regardent ? ne suis-je à vous que d’une certaine manière, d’une manière restreinte et limitée pour ainsi dire, pour vous tenir compagnie pendant les repas, réjouir votre lit, et vous parler de temps à autre ? Est-ce que je n’habite que dans les faubourgs de votre bon plaisir ? Si tout ce qui m’appartient se borne à cela, Portia est la concubine de Brutus, et non pas sa femme.

Brutus. — Vous êtes ma loyale et honorable épouse, et vous m’êtes aussi chère que les gouttes vermeilles qui visitent mon cœur attristé.

Portia. — Si cela était vrai, je connaîtrais ce secret. J’accorde que je suis une femme, mais une femme que le Seigneur Brutus prit pour épouse ; j’accorde que je suis une femme, mais une femme digne de son nom de fille de Caton. Pensez-vous que je ne suis pas plus forte que mon sexe, ayant un tel père et un tel mari ? Dites-moi vos secrets, je ne les dévoilerai pas : j’ai donné une assez grande preuve de ma fermeté en me faisant ici, à la cuisse, une blessure volontaire : comment ! j’aurais pu supporter cela avec patience, et je ne pourrais pas porter les secrets de mon époux ?

Brutus. — Ô vous, Dieux, rendez-moi digne de cette noble épouse ! (On frappe à l’extérieur.) Écoutez, écoutez ! on frappe. Portia, rentre un instant ; et tout à l’heure ton sein recevra les secrets de mon cœur ; je t’expliquerai tous mes engagements, tout ce qui est écrit sur mon front assombri : quitte-moi en toute hâte. (Sort Portia.) Lucius, qui frappe ?


Rentre LUCIUS suivi par LIGARIUS.

Lucius. — Voici un homme malade qui voudrait vous parler.

Brutus. — Caïus Ligarius, dont Métellus parlait. — Enfant, laisse-nous. (Sort Lucius.) Eh bien, Caïus Ligarius5 ?

Ligarius. — Acceptez le bonjour d’une voix bien affaiblie.

Brutus. — Oh ! quel moment vous avez choisi, brave Caïus, pour porter un bandeau ! Plût au ciel que vous ne fussiez pas malade !

Ligarius. — Je ne suis pas malade, si Brutus est en voie d’exécuter quelque exploit digne du nom d’honneur.

Brutus. — C’est un tel exploit que je suis en voie d’exécuter, Ligarius, si vous aviez pour l’apprendre une oreille en santé.

Ligarius. — Par tous les Dieux, devant lesquels se courbent les Romains, je donne ici congé à ma maladie ! Ô toi, qui es l’âme de Rome ! brave fils issu de reins pleins d’honneur ! comme un exorciste, tu as su évoquer mon âme anéantie. Ordonne-moi maintenant de courir, et je lutterai avec, des choses impossibles, et, qui mieux est, j’en triompherai. Qu’y a-t-il à faire ?

Brutus. — Une œuvre qui de tous les hommes malades fera des hommes bien portants.

Ligarius. — Mais n’y a-t-il pas quelques hommes bien portants que nous devons rendre malades ?

Brutus. — C’est ce que nous devons faire aussi. Ce qu’est cette œuvre, mon Caïus, je te le révélerai, pendant que nous nous rendrons près de celui sur qui elle doit être exécutée.

Ligarius. — Ouvrez la marche ; c’est avec le cœur embrasé d’une flamme toute nouvelle que je vous suis pour faire je ne sais pas quoi : mais il me suffit que Brutus me conduise.

Brutus. — Suis-moi en ce cas. (Ils sortent.)



Scène II

Rome. — Une salle dans le palais de CÉSAR.


Tonnerre et éclairs. Entre CÉSAR en robe de chambre.

César. — Ni le ciel, ni la terre n’ont été en paix cette nuit ; trois fois Calphurnia s’est écriée dans son sommeil : « Au secours, holà ! ils assassinent César ! » — Quelqu’un ici, holà !


Entre un serviteur.

Le serviteur. — Mon Seigneur ?

César. — Allez ordonner aux prêtres de faire sur-le-champ un sacrifice, et revenez me dire s’ils en tirent d’heureux augures.

Le serviteur. — J’y vais, mon Seigneur. (Il sort.)


Entre CALPHURNIA.

Calphurnia. — Que prétendez-vous, César ? est-ce que vous avez l’intention de sortir ? Vous ne bougerez pas de votre maison aujourd’hui.

César. — César sortira : les choses qui m’ont menacé ne m’ont jamais regardé que par derrière ; dès qu’il leur faut voir la face de César, elles s’évanouissent.

Calphurnia. — César, je n’ai jamais tenu grand compte des présages, cependant maintenant ils m’effrayent. Il y a là-dedans quelqu’un qui, outre les choses que nous avons vues et entendues, fait le récit des spectacles singulièrement horribles qui ont été vus par les gardes. Une lionne a mis bas dans les rues ; les tombeaux se sont ouverts, et ont baillé leurs morts ; de furieux guerriers de feu qui combattaient dans les nuages, en rangs, en escadrons, et selon toutes les formes de la guerre, ont fait pleuvoir du sang sur le Capitole ; le bruit de la bataille retentissait dans l’air, les chevaux hennissaient, les mourants gémissaient ; des fantômes ont poussé à travers les rues des cris et des plaintes. Ô César, ces choses-là sont contre l’ordre habituel, et je les redoute !

César. — Lorsque les Dieux puissants se proposent un but, comment pouvons-nous l’éviter ? César sortira néanmoins, car ces prédictions regardent le monde en général aussi bien que César.

Calphurnia. — Lorsque les mendiants meurent, on ne voit pas de comètes ; mais les cieux s’enflamment d’eux-mêmes à la mort des princes6.

César. — Les lâches meurent plusieurs fois avant leur mort ; les vaillants ne connaissent la mort qu’une fois. De tous les sujets d’étonnement dont j’aie encore entendu parler, celui qui me paraît le plus étrange c’est que les hommes puissent avoir peur, sachant que la mort est une fin nécessaire qui viendra quand elle devra venir.


Rentre le serviteur.

César. — Que disent les augures ?

Le serviteur. — Ils vous défendent de sortir aujourd’hui. En fouillant les entrailles d’une victime, ils n’ont pu découvrir de cœur dans l’animal.

César. — Les Dieux font cela pour faire honte à la lâcheté : César serait une bête sans cœur, si par crainte il restait au logis aujourd’hui. Non, César n’y restera point. Danger sait fort bien que César est plus redoutable que lui : nous sommes deux lions issus le même jour de la même portée, et moi je suis l’aîné et le plus terrible : César sortira donc.

Calphurnia. — Hélas, mon Seigneur ! Votre sagesse disparaît sous ce trop de confiance. Ne sortez pas aujourd’hui ; appelez mienne, et non pas vôtre, la crainte qui vous retiendra au logis. Nous enverrons Marc Antoine au sénat, et il dira que vous n’êtes pas bien aujourd’hui. Accordez-moi cela, je vous le demande à genoux.

César. — Soit, Marc Antoine dira que je ne suis pas bien ; je consens à rester au logis pour complaire à ton humeur.


Entre DÉCIUS.

César. — Voici Décius Brutus, il le leur dira.

Décius. — Profond salut, César ! Bonjour, noble César : je viens vous chercher pour aller au sénat.

César. — Et vous êtes venu fort à propos pour porter mes félicitations aux sénateurs et leur dire que je n’irai pas aujourd’hui : leur dire que je ne peux pas y aller, serait faux ; que je n’ose pas y aller, plus faux encore : je n’irai pas aujourd’hui, — dites-leur la chose ainsi, Décius.

Calphurnia. — Dites qu’il est malade.

César. — Est-ce que César enverra un mensonge ? Ai-je donc étendu mon bras si loin dans la conquête pour craindre de dire la vérité à des barbes grises ? Décius, allez leur dire que César ne sortira pas.

Décius. — Très-puissant César, donnez-moi quelques raisons, de peur qu’ils ne me rient au nez lorsque je leur dirai cela.

César. — La raison est dans ma volonté, — je ne sortirai pas ; cela doit suffire, pour satisfaire le sénat. Mais comme je vous aime, je veux bien, pour votre satisfaction particulière, vous faire connaître que Calphurnia, mon épouse que voilà, me retient au logis : elle a rêvé cette nuit qu’elle voyait ma statue qui, pareille à une fontaine à cent conduits, laissait couler un sang pur, et que de joyeux Romains en grand nombre venaient en souriant, et baignaient leurs mains dans ce sang ; elle regarde ces images comme des avertissements, des présages et des menaces de malheurs, et elle m’a supplié à genoux de rester au logis aujourd’hui7.

Décius. — Ce rêve est interprété tout de travers ; c’était une belle et heureuse vision : votre statue laissant jaillir le sang par ces nombreux conduits où tant de Romains venaient en souriant se baigner les mains, signifie que par vous la grande Rome aspirera un sang revivifiant, et que les hommes considérables s’attrouperont pour obtenir de ce sang une teinture, une tache, une relique, un souvenir. Voilà ce que signifie le rêve de Calphurnia.

César. — Et l’interprétation que vous lui donnez est excellente.

Décius. — Elle vous paraîtra bien meilleure encore lorsque vous aurez entendu ce que je puis vous apprendre. Sachez-le dès à présent, le sénat a résolu de donner aujourd’hui une couronne au puissant César. Si vous leur envoyez dire que vous ne viendrez pas, leur avis peut changer. En outre, cela pourrait se tourner en moquerie, si quelqu’un s’avisait de dire : « Ajournez le sénat à une autre fois, jusqu’à ce que l’épouse de César ait fait de meilleurs rêves. » Si César cache sa personne, ne chuchotera-t-on pas : « Eh bien, César qui a peur ! » Pardonnez-moi, César ; c’est le tendre, tendre désir que j’ai de votre élévation qui me pousse à vous parler ainsi : ma discrétion se trouve dépendante de mon affection.

César. — Vos craintes ne vous semblent-elles pas maintenant bien folles, Calphurnia ? je suis honteux de leur avoir cédé. Donnez-moi ma robe, car je sortirai : et voyez, voici Publius qui vient me chercher.


Entrent PUBLIUS, BRUTUS, LIGARIUS, MÉTELLUS, CASCA, TRÉBONIUS et CINNA.

Publius. — Bonjour, César.

César. — Vous êtes le bienvenu, Publius. — Quoi ! vous aussi, vous êtes levé de si bonne heure, Brutus ? — Bonjour, Casca. — Caïus Ligarius, César ne fut jamais autant votre ennemi que cette maladie qui vous a amaigri. — Quelle heure est-il ?

Brutus. — César, huit heures ont sonné.

César. — Je vous remercie pour vos peines et votre courtoisie.


Entre ANTOINE.

César. — Voyez ! Antoine qui se divertit tout le long des nuits, n’en est pas moins debout. Bonjour, Antoine.

Antoine. — Je rends son souhait au noble César.

César. — Ordonnez-leur de se préparer là-dedans : je suis fort à blâmer de me faire attendre ainsi. Bonjour, Cinna : — bonjour, Métellus. — Ah ! Trébonius ! je me réserve une heure de conversation avec vous : souvenez-vous de me la demander aujourd’hui : tenez-vous près de moi, pour que je puisse me rappeler de vous.

Trébonius. — Oui, César ; (à part) et je me tiendrai si près de vous, que vos meilleurs amis souhaiteront que j’en eusse été plus éloigné.

César. — Mes bons amis, entrez, et prenez une coupe de vin avec moi ; puis nous nous en irons tous ensemble, semblables à une bande d’amis.

Brutus, à part. — Tout ce qui semble n’est pas toujours en réalité, ô César ! le cœur de Brutus se déchire en y songeant. (Ils sortent.)



Scène III

Rome. — Une rue près du Capitole.


Entre ARTÉMIDORE, lisant un papier8.

Artémidore, lisant. — « César, redoute Brutus ; prends garde à Cassius ; ne t’approche pas de Casca ; aie l’œil sur Cinna ; ne te fie pas à Trébonius ; observe bien Métellus Cimber ; Décius Brutus ne t’aime pas ; tu as fait tort à Caïus Ligarius. Tous ces hommes sont animés d’une seule et même âme, et elle est tout entière bandée contre César. Si tu n’es pas immortel, regarde tout autour de toi : la confiance ouvre la porte à la conspiration. Les Dieux puissants te défendent ! Ton ami, Artémidore. » Je vais me tenir sur le passage de César, et je lui remettrai ce billet comme un solliciteur. Mon cœur se lamente en voyant que la vertu ne peut vivre hors de l’atteinte des crocs de l’envie. Si tu lis ce billet, tu pourras vivre, César ; si tu ne le lis pas, c’est que les destins, conspirent avec les traîtres. (Il sort.)



Scène IV

Rome. — Une autre partie de la même rue devant la demeure de Brutus.


Entrent PORTIA et LUCIUS.

Portia. — Je t’en prie, enfant, cours au sénat ; ne t’arrête pas à me répondre, mais pars vite : pourquoi restes-tu ?

Lucius. — Pour apprendre mon message, Madame.

Portia. — Je voudrais que tu y fusses allé et que tu en fusses revenu, en moins de temps qu’il n’en faut pour te dire ce que tu dois y faire. Ô constance, tiens-toi forte à mon côté ! Place une énorme montagne entre mon cœur et ma langue ! J’ai l’âme d’un homme, mais la puissance d’une femme. Oh ! qu’il est difficile aux femmes d’obéir à la discrétion ! Tu es encore là ?

Lucius. — Madame, que dois-je faire ? Courir au Capitole, et rien plus ? puis revenir vers vous, et rien plus ?

Portia. — Oui, reviens me dire si ton maître a bon visage, enfant ; car il est sorti en dispositions maladives : prends bonne note de ce que fait César, des solliciteurs qui se pressent autour de lui. Chut, enfant ! quel bruit est-ce là ?

Lucius. — Je n’en entends aucun, Madame.

Portia. — Je t’en prie, écoute bien : j’entendais une rumeur tumultueuse, on aurait dit une querelle, et le vent l’apporte du Capitole.

Lucius. — En vérité, Madame, je n’entends rien.


Entre ARTÉMIDORE.

Portia. — Approche ici, l’ami ; de quel quartier viens-tu ?

Artémidore. — Je viens de ma propre maison, bonne Dame.

Portia. — Quelle heure est-il ?

Artémidore. — Environ neuf heures, Madame.

Portia. — César est-il allé au Capitole ?

Artémidore. — Pas encore, Madame, et je m’en vais prendre place pour le voir passer quand il ira au Capitole.

Portia. — Tu as quelque requête à présenter à César, n’est-ce pas ?

Artémidore. — Oui, Madame ; s’il plaît à César d’être assez bon envers César pour m’écouter, je le conjurerai d’être son ami.

Portia. — Comment ! Est-ce que tu sais qu’on a le dessein de lui faire quelque mal ?

Artémidore. — Aucun dont je puisse dire qu’il arrivera, beaucoup dont je redoute la possibilité. Bien le bonjour. Ici la rue est étroite, et la foule des sénateurs, des préteurs, des solliciteurs habituels, qui suit César aux talons, sera assez épaisse pour étouffer à mort un homme faible : je m’en vais me chercher une place moins peuplée, et là je parlerai au grand César quand il passera. (Il sort.)

Portia. — Il faut que je rentre. Hélas ! quelle faible chose est le cœur d’une femme ! Ô Brutus, puissent les cieux faire réussir ton entreprise ! — À coup sûr, l’enfant m’a entendu : — Brutus doit présenter une requête que César n’accordera pas. Oh ! je m’évanouis. Cours, Lucius, et recommande-moi à mon Seigneur ; dis-lui que je suis gaie : puis reviens, et rapporte-moi ce qu’il t’aura dit. (Ils sortent de côtés opposés.)



Notes

1. Encore une note de Voltaire. « Un papier, du temps de César n’est pas trop dans le costume ; mais il n’y faut pas regarder de si près ; il faut songer que Shakespeare n’avait point eu d’éducation, et qu’il devait tout à son seul génie » Voltaire aurait bien dû songer aussi que les vrais anachronismes sont ceux qui portent non sur le costume, comme il dit fort bien pour désigner les détails extérieurs, mais sur la vérité morale.

2. Cassius avait épousé Junia, sœur de Brutus.

3. Nous n’avons pas besoin de faire remarquer que les horloges étant d’invention moderne, Shakespeare commet encore ici un léger anachronisme.

4. Nous avons déjà vu plusieurs fois qu’une opinion populaire voulait que les fabuleuses licornes fussent prises au moyen de leur propre instrument de défense ; le chasseur les excitait, puis se cachait derrière un arbre, alors l’animal furieux courait contre l’arbre et y enfonçait sa corne qu’il ne pouvait plus dégager ensuite. Les ours étaient surpris au moyen de miroirs qu’ils s’arrêtaient pour regarder avec étonnement, ce qui permettait de les attraper plus sûrement. Les éléphants étaient pris dans des fosses couvertes de légères couches de gazon sur lesquelles on plaçait quelque appas. Une fois tombé dans la fosse, l’animal ne pouvait plus en sortir à cause de son volume énorme. (Steevens.)

5. Ce fut Brutus qui rendit visite à Ligarius, et non pas Ligarius à Brutus ; mais Shakespeare pour ne pas trop éparpiller l’action a fait ici ce qu’il a fait très-souvent dans cette pièce ; il a rapproché toutes les circonstances qui se groupaient autour de la conspiration en une même scène. C’est ainsi que nous le verrons réunir également en une seule scène toutes les circonstances qui se rapportent à la mort de César et confondre dans une même action la bataille de Philippes où mourut Cassius, et celle après laquelle Brutus se donna la mort, bien que les deux batailles soient séparées par un intervalle de plusieurs semaines.

6. Peut-être ce détail a-t-il été suggéré à Shakespeare par ce que Suétone raconte de l’étoile flamboyante qui apparut sept jours de suite, pendant la célébration des jeux institués par Auguste en l’honneur de Jules César. Le commun peuple crut que cette comète indiquait sa réception parmi les Dieux. Douce.

7. Tel ne fut pas tout à fait, selon Plutarque et Suétone, le rêve de Calpurnia. Voici le récit de Plutarque : « Après le souper, comme il était couché suivant son ordinaire, auprès de sa femme, toutes les portes et les fenêtres de la chambre s’ouvrent tout à coup d’elles-mêmes ; réveillé en sursaut par le bruit et par la clarté de la lune, il entend Calpurnia, quoique profondément endormie, pousser des gémissements confus et des sons inarticulés que lui arrache un songe. Elle rêvait en effet qu’elle pleurait son époux et le tenait égorgé dans ses bras. D’autres disent que ce ne fut point là le songe de Calpurnia. Il y avait au faîte de la maison de César, par décret du sénat, un pinacle qui y était comme un ornement et une distinction, s’il faut en croire Tite Live. Calpurnia avait songé que ce pinacle était brisé, et c’était là le sujet de ses gémissements et de ses pleurs. »

8. Cet Artémidore était de Cnide et enseignait à Rome l’éloquence grecque. En sa qualité de lettré grec, il était lié avec Brutus, et il avait eu ainsi le moyen de connaître une partie de ce qui se tramait contre César.