Juvénal Satire VII (Traduction Raoul)

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Wouters, Raspoet et cie (p. 179-201).


SATIRE VII.


César seul est l’espoir, le soutien du talent ;
Seul, en ce siècle ingrat, d’un regard bienveillant,
Il a rendu la vie aux Muses inquiètes,
Lorsqu’on voyait déjà nos plus fameux poètes,
Des bains, des fours publics se faire les fermiers,
S’abaisser sans rougir à des emplois d’huissiers,
Et la triste Clio, réduite à la détresse,
Pour les palais des grands désertant le Permesse.
Dans le fait, pauvre auteur, si le docte vallon
Ne donne pas un as aux enfants d’Apollon,
Que ne vas-tu plutôt adjuger des tablettes,
Des urnes, des trépieds, de vieilles cassolettes,
La Thèbes de Faustus, son drame de Progné,
Et les vers en paquet du chantre d’Evadné ?
Ne vaudrait-il pas mieux, compagnon de Machère,
Exposer, comme lui, des haillons à l’enchère,
Que d’aller, d’un témoin trahissant le devoir,
Dire au préteur : J’ai vu, ce que tu n’as pu voir ?
Laisse cette ressource à ces nobles d’Asie,
Qui, de la Cappadoce et de la Galatie,
Nu-pieds dans nos remparts débarquant par milliers,
Y font voir tous les ans de nouveaux chevaliers.

 

Mais les temps sont changés, et l’homme de génie
A des vers éloquents mariant l’harmonie,
Le poète divin qui mordit le laurier,
N’aura plus à rougir d’un indigne métier.

Courage, jeunes gens, les couronnes sont prêtes,
Et César, qui vous voit, en veut ceindre vos têtes.
Si, comptant par hasard sur tes doctes écrits,
Tu crois pouvoir d’ailleurs en recevoir le prix ;
Si c’est dans ce dessein que ta fertile plume
Ne cesse d’entasser volume sur volume :
Fais apporter du bois, mon cher Thélésinus,
Et livre ton ouvrage à l’époux de Vénus,
Ou laisse-le, caché dans quelque armoire obscure,
Et du temps et des vers devenir la pâture.
Toi surtout, malheureux, qui, dans un noir réduit,
A de sublimes vers travailles jour et nuit,
Efface ces combats, triste fruit de tes veilles ;
Romps ta plume et renonce à ces doctes merveilles.
Que t’en reviendra-t-il ? un buste décharné,
D’une branche de lierre à demi couronné.
Tout autre espoir est nul. Le talent le plus rare,
Quelque prisé qu’il soit d’un opulent avare,
Trompeuse illusion des plus grands écrivains !
N’en recevra jamais que des éloges vains !
Telle d’enfants légers une troupe volage,
De l’oiseau de Junon admire le plumage.
Tous les jours cependant, l’âge fait des progrès ;
Tous les jours moins habile aux travaux de Cérès,
Aux fatigues de Mars, aux courses de Neptune,
On se dégoûte enfla d’une vie importune !
Et, vieillards éloquents, mais nus et sans appui,
Nous détestons Phœbus et nous-mêmes avec lui !

Du patron qui t’arrache à l’asile des Muses,
Client trop dévoué, maintenant vois les ruses :
Il fait aussi des vers ; et, pour payer les tiens,
Croit te donner assez en te lisant les siens ;
Car, s’il veut bien céder le pas au seul Homère,
C’est grâce à ses mille ans. Mais la gloire t’est chère ;
Et, parmi nos lecteurs tu veux te faire un nom.

Parle, Maculonus te prête sa maison,
Maison toute de fer, dont on prendrait la porte
Pour celle d’une ville ou d’une place forte.
A venir t’applaudir ses clients empressés,
Ses esclaves nombreux, aux derniers rangs placés,
De tes vers accueillis par un bruyant murmure,
Du geste et de la voix soutiendront la lecture ;
Mais les planches, les bancs, les fauteuils à loyer,
Nul Mécène pour toi ne voudra les payer.
Nous persistons pourtant, et d’un soc inutile,
Ne cessons de creuser un rivage stérile.
Des filets dont la gloire a su nous enlacer,
En vain nous essayons de nous débarrasser :
L’habitude l’emporte, et rien ne peut détruire
Ce mal ambitieux, cette rage d’écrire,
Qui, chez le plus grand nombre augmentant par degré,
S’envenime et vieillit dans un cœur ulcéré.


Mais aussi, que faut-il pour former un poète
Qui dédaigne la voie où la foule se jette ?
Qui, laissant tout sujet commun et trivial,
Frappe au coin du génie un vers original ?
Un poète, en un mot, tel que dans ma pensée,
S’il n’en existe pas, l’image en est tracée ?
C’est un esprit exempt de tout pénible soin,
Ne formant nul désir, n’éprouvant nul besoin,
Ne cherchant que les bois, les eaux et l’harmonie,
Et digue de puiser aux sources d’Aonie.
La froide pauvreté, triste, mourant de faim,
N’a jamais, la cithare ou le thyrse à la main,
D’un génie inspiré senti l’heureux délire.
Horace a bien dîné quand il monte sa lyre.
Que peut en son essor un poète arrêté,
Si du dieu seul des vers son cœur n’est tourmenté ?
Si, laissant d’autres soins se partager son âme,
D’accord avec Bacchus, Apollon ne l’enflamme ;

Si, lorsque, s’élançât au milieu des hasards,
Il veut peindre les dieux, leurs coursiers et leurs chars,
Ou l’horrible Erinnys, d’un accent plein de rage,
Du superbe Turnus étonnant le courage,
Le besoin d’un habit réprimant son transport,
De son esprit tendu vient briser le ressort ?
Virgile, sans esclave, en proie à l’indigence,
De sa fière Gorgone excitant la vengeance,
Eût-il d’affreux serpents hérissé ses cheveux,
Et, comblant de limon les implacables vœux,
Le bruit sourd du cornet qui sema tant d’alarmes,
Eût-il fait accourir tant de peuples en armes ?
Et l’on veut que Lappa, plein d’une noble ardeur,
Rende au cothurne grec son antique splendeur,
Lui qui, pour subsister, comptant sur son ouvrage,
Emprunte sur sa toge et met sa coupe en gage !
Pour venir au secours du poète indigent,
Numitor, son ami, n’a point assez d’argent ;
Mais à Quintilia prodiguant les largesses,
Il en a bien assez pour payer ses tendresses ;
Il en a bien assez pour nourrir à grands frais,
Ce lion que pour lui l’on dompta tout exprès.
En effet, un lion, quelque prix qu’on l’achète,
Coûte moins, et surtout mange moins qu’un poète !

Que le riche Lucain, dans ses jardins pompeux,
Vive heureux de l’honneur qui suit un nom fameux ;
Qu’importe à Rubrenus une gloire éclatante,
Si de la gloire seule il faut qu’il se contente ?
Au public amoureux de ses brillants concerts,
Pour un jour désigné, Stace a promis ses vers.
Rome est dans l’allègresse et, de plaisir avide,
La foule impatiente attend sa Thébaïde :
Tant le chantre divin, par un charme vainqueur,
Sait, en flattant l’oreille, arriver jusqu’au. cœur !
Mais ces cris convulsifs d’un public idolâtre,

Qui brise, en trépignant, les bancs de son théâtre,
Qu’en va-t-il retirer ? rien : et mourant de faim,
La misère bientôt à ses jours mettra fin,
Si Pâris, prévenant un destin si funeste,
Pour les jeux du préteur n’achète son Oreste ;
Pâris qui, transformant les auteurs en guerriers,
Leur donne l’anneau d’or, en fait des chevaliers !
Ce que les grands n’ont droit d’accorder à personne,
Ce qu’ils ne donnent pas, un histrion le donne.
Pourquoi des Baréas mendier les bienfaits ?
Progné fait des tribuns, Agave des préfets.
Gardons-nous toutefois d’envier au poète,
Un pain que le talent à si grands frais achète.
Dans Rome maintenant où sont les Laelius,
Les Pison, les Cotta, les Proculéius ?
La récompense alors égalait le génie :
Alors s’abandonnant à sa docte manie,
Le poète sevré du vin et des plaisirs,
Voyait fructifier ses immortels loisirs.

Du grave historien le labeur plus utile.
Sans doute à nos auteurs ouvre un champ moins stérile ?
L’histoire veut du temps, de l’assiduité ;
C’est là qu’avec effort, longuement enfanté,
Sous l’austère burin, un éternel ouvrage
Enfle, augmente, s’élève à la millième page ;
C’est là qu’un écrivain se ruine en papier.
Que lui vaut, cependant, cet aride métier ?
En connaît-on un seul, à qui, pour son salaire,
On voulût accorder ce qu’on paye au notaire ?
Mais ce genre d’ouvrage, à l’ombre, sur un lit,
Dans un calme indolent, sans fatigue s’écrit.

Passons donc au Forum : voyons quelle fortune
A ceux que des plaideurs la cohue importune,
Rapportent du barreau les éloquents débats,
Et ces sacs de papiers qu’ils traînent sur leurs pas.

Ils font grand bruit, surtout lorsqu’avec défiance,
Un client inquiet assiste à l’audience,
Ou qu’un autre, plaidant sur un titre douteux,
Armé d’un long journal, vient s’asseoir auprès d’eux.
Alors de leurs poumons, gonflés comme une éponge,
Ils expriment le fiel, ils souillent le mensonge,
Et l’écume à grands flots se répand sur leur sein.
Eh bien ! te plairait-il d’apprécier leur gain ?
Choisis cent avocats des mieux famés de Rome ;
De leurs biens réunis d’un côté mets la somme,
De l’autre, les biens seuls d’un cocher en faveur,
Et de ces deux métiers vois quel est le meilleur.

Les juges sont assis. Toi, pâle de colère,
D’un client que menace un puissant adversaire,
Tu viens, nouvel Ajax, venger la liberté.
Au siège du préteur Bubulcus est monté :
Allons ! malheureux, parle, échauffe-toi, fulmine ;
Que des cris déchirants te brisent la poitrine,
Pour voir, à ton retour, un futile laurier
Orner de ta maison le rapide escalier.
Que va t’offrir l’ingrat qui te doit d’être libre ?
Cinq bouteilles d’un vin arrivé par le Tibre,
De vieux oignons d’Égypte, un jambon desséché,
Ou quelque vil poisson dans la bourbe pêché ;
Et si, par quatre fois, ta sublime défense,
D’un brillant plaidoyer a rempli l’audience,
Et qu’une pièce d’or te tombe par hasard,
Songe qu’au procureur il en faut une part.
— D’où vient qu’Aemilius, avec moins d’éloquence,
Obtient tout ce qu’il veut ? —Voici la différence :
C’est que, sous son portique, un quadrige pompeux,
Et sa statue équestre, et ce front belliqueux,
Et ce dard qu’il dirige au loin, d’un œil oblique,
Attirent le respect et la faveur publique.
Ce faste a ses dangers : il endetta Paulus,

Il ruina Mathon, il perdra Tongillus,
Ce Tongillus qu’on voit, dans son luxe sans borne,
D’un grand rhinocéros faire porter la corne,
Quand d’esclaves crottés qui le suivent au bain,
Arrive avec son huile un turbulent essaim.
Voyez-vous au Forum, sous sa masse grossière,
Suer ses Moesiens et ployer sa litière ?
On dirait qu’à pleins sacs puisant dans son trésor,
Il va tout acheter, esclaves, coupes d’or,
Murrhins, maisons de ville et maisons de campagne.
A son manteau de pourpre, au train qui l’accompagne,
On n’exige de lui nulle autre sûreté :
La pourpre et l’améthyste ont leur utilité,
Et cet éclat trompeur d’une fausse opulence,
Du plus mince avocat fait vendre l’éloquence ;
Mais à Rome aujourd’hui montrant un front d’airain,
La prodigalité ne connait plus de frein.

Sur l’art de bien parler vous compteriez peut-être ?
Mais, lui-même, au forum, s’il venait à renaître,
Cicéron, sans un gros et riche diamant,
A deux fois cent écus prétendrait vainement.
Avez-vous huit porteurs, dix clients, une escorte ?
Votre riche litière attend-elle à la porte ?
Voilà tout ce qu’il faut pour gagner un procès ;
Voilà comment Gallus obtient tant de succès ;
Comment, à la faveur d’une agathe empruntée,
Éblouissant les yeux de la foule enchantée,
Il supplante Paulus et plaide plus souvent.
Sous un mauvais habit on n’est guère éloquent.
En effet, quand voit-on d’une mère en alarmes,
Gallus au tribunal faire parler les larmes ?
Qui souffrirait Gallus quelque bien qu’il plaidât ?
Laisse donc le barreau, malheureux avocat ;
Et si tu veux, enfin, mettre à profit ta langue,
Pour recevoir le prix d’une docte harangue,

Va trouver le Gaulois ou plutôt l’Africain.
Eux seuls, à tes pareils, donnent au moins du pain.

Et toi qui sur les bancs d’une nombreuse école,
Exerçant des enfants à l’art de la parole,
Leur apprends à combattre un tyran inhumain,
As-tu donc des poumons ou de fer ou d’airain ?
Ce qu’ils ont lu debout, assis pour le relire,
Cent fois sur le même air ils vont te le redire.
Qui tiendrait, Vettius, à la satiété
D’un si fade aliment si souvent répété ?
Chacun voudrait savoir, en traitant une cause,
Expliquer avec art le but qu’il se propose,
En observer le genre, en exposer les faits,
Et lançant à propos d’inévitables traits,
Se garantir des coups d’un adroit adversaire.
Un seul obstacle arrête, un seul ; c’est le salaire.
— Qu’appelles-tu salaire ? et qu’ai-je appris chez toi ?
— Si tu naquis stupide, est-ce ma faute, à moi ?
En ai-je moins souffert l’ennui périodique
Et de tes arguments et de ta rhétorique,
Lorsque tous les six jours, dans un style banal,
Tu me rompais la tête avec ton Annibal :
« Doit-il, fier du succès de trois grandes batailles, »
De Cannes en vainqueur marcher vers nos murailles ? »
Doit-il, interprétant la volonté des dieux,
» Au fracas de la foudre et des vents furieux, »
Averti du danger qui menace sa tête,
» Replier ses drapeaux battus par la tempête ? »
Que sais-je ? mais voyons : que me demandez-vous ?
Je le donne à l’instant, si de pareils dégoûts,
Son père, parvenant, lui-même, à se défendre,
Aussi souvent que moi se résigne à l’entendre.
Voilà de nos rhéteurs l’unanime refrain ;
Et las de labourer un stérile terrain,
Laissant là Pélias, Jason, Médée, Hélène,

Pour des procès réels ils entrent dans l’arène.
Le rhéteur, cependant, s’il veut changer d’état,
Aurait tort, suivant moi, de se faire avocat ;
Il y perdrait bientôt jusques à la tessère,
De son premier emploi récompense légère ;
Car le peu, quel qu’il soit, qu’on gagne à ce métier,
Est beaucoup pour celui qui le daigne payer.
Regardez Pollion, consultez Chrysogone ;
Voyez pour quel salaire ou plutôt quelle aumône,
Aux nobles héritiers de nos grandes maisons,
De l’art de Théodore ils donnent des leçons !
On n’épargnera rien pour construire un portique ;
Voudrait-on, quand il pleut, qu’un patron magnifique
Attendît, pour sortir, que l’orage eût cessé,
Ou qu’il salît son char dans la bourbe enfoncé ?
Sous un portique au moins une mule élégante,
Conserve le pied sec et la corne luisante.
Vingt colonnes plus loin, s’élançant dans les airs,
D’une salle exposée au soleil des hivers,
De leur marbre pompeux embelliront l’entrée :
C’est la salle, en décembre, aux festins consacrée.
L’officier qui préside à l’ordre des banquets,
Celui dont l’art profond assaisonne les mots,
Ajouteront encore à ces folles dépenses :
Et toi, Quintilien, parmi ces frais immenses,
Deux sesterces au plus acquitteront tes soins.
Riches, ce sont vos fils qui vous coûtent le moins.
—Mais, ce Quintilien, d’où vient donc sa fortune ?
— C’est une exception à la règle commune,
Un caprice du sort. Heureux, l’homme ici-bas
Voit tous les dons en foule accourir sur ses pas ;
Il porte la lunule : il est noble, il est sage.
Heureux, force et beauté lui tombent en partage ;
Heureux, c’est l’orateur, le sophiste en crédit,
Et, fût-il enrhumé, s’il chante on l’applaudit.

Car tout vient du hasard ; tout tient à l’influence
De l’astre sous lequel nous avons pris naissance.
La fortune fera, si telle est son humeur,
D’un rhéteur un consul, d’un consul un rhéteur.
Bassus et Tullius prouvent-ils autre chose
Qu’une puissance occulte, une invisible cause
Qui mène, qui fait tout, et change quelquefois
Les captifs en vainqueurs, les esclaves en rois ?
Sans doute il fut heureux l’homme extraordinaire
Qui, pour le consulat descendit de sa chaire ;
Mais l’histoire offre peu de ces succès brillants,
Et l’on en compterait moins que de corbeaux blancs.
Combien d’autres, entrés dans la même carrière,
Ont perdu tristement leur existence entière !
Témoin Thrasimachus ; témoin ce Carinas
Qu’Athènes vit périr et ne secourut pas,
Athènes bien plus prompte à donner la ciguë !
Puisse sur vos cercueils la terre répandue,
Ne vous point accabler d’un trop pesant fardeau !
Puisse d’un doux printemps l’aspect toujours nouveau
Ne montrer aux regards, sur vos urnes chéries,
Que rameaux odorants, que guirlandes fleuries,
Vous, antiques Romains, qui, par de saintes lois,
D’un sage gouverneur reconnaissiez les droits !
Vous qui lui remettiez l’autorité d’un père !
D’un maître rigoureux craignant la verge austère,
Achille déjà grand, du centaure Chiron,
Sur les monts paternels, répétait la leçon.
Qui n’eût ri de la queue et du maintien bizarre
D’un centaure donnant des leçons de cithare ?
De ces temps fortunés les mœurs sont loin de nous,
Et de ses écoliers Rufus reçoit des coups,
Ce Rufus qui du droit qu’un vil pédant s’arroge,
Appela tant de fois Cicéron Allobroge.

Quel père, appréciant des travaux assidus,

Au savant Palémon, au docte Encéladus,
Pour les pénibles soins qu’exige la grammaire,
Du rhéteur seulement accorde le salaire ?
Et pourtant, sur ce fruit de leur triste labeur,
Il leur faut, sans compter le droit du gouverneur,
Mettre encor de côté la port de l’économe.
Que faire, Palémon ? céder, et sur ta somme
Souffrir, comme un marchand, cet insolent rabais :
Trop heureux si, touchant le reste sans délais,
Tu n’as pas vu périr tout le fruit de ta peine !
Si, quand le forgeron et le cardeur de laine
Goûtaient tranquillement un paisible sommeil
Toi, devançant de loin le lever du soleil,
Au milieu des grimauds qui gâtaient, dans ta classe,
Les chefs d’œuvre enfumés de Virgile et d’Horace,
Tu n’as pas, sans profit, en ton grenier obscur,
D’un fétide lambris respiré l’air impur !
Que dis-je ? du préteur obtiens une sentence,
Ou n’attends de tes soins aucune récompense
Courage ! père ingrat : exige désormais
Qu’un maître en ses discours ne se trompe jamais :
Exige qu’il connaisse et la fable et l’histoire :
Que le ciel l’ait doué d’une heureuse mémoire :
Qu’il puisse nettement, lorsqu’en allant au bain,
Il te vient par hasard quelque doute en chemin,
Aux moindres questions répondre sans remise :
Te dire quelle était la nourrice d’Anchise :
Te désigner le nom, t’indiquer le pays
De celle qui, cédant aux transports d’un beau-fils,
A la cour de Rhétus, se souilla d’un inceste :
A quel âge précis mourut le bon Aceste ;
Et combien, de ce roi sensible à son destin,
Enée en le quittant reçut d’outres de vin !
Exige qu’avec soin, comme un sculpteur habile,
Façonnant de tes fils la molle et tendre argile,

Par de sages leçons il conserve leurs mœurs :
Qu’avec les yeux d’un père il pénètre en leurs cœurs :
Qu’il leur fasse du vice haïr les turpitudes ;
Qu’il observe en un mot leurs moindres habitudes,
Et leurs doigts libertins et leurs yeux convulsifs.
Certes, un tel emploi veut des soins attentifs !
— N’est-ce pas ton devoir, et te fais-je une injure,
Dit le père ? prends donc tes gages sans murmure,
Et reçois, pour un an, l’or qu’aux jeux du préteur,
Le peuple fait donner à l’athlète vainqueur.