L’Évangile de l’heure
L’Évangile de l’Heure[1]
Ch. I
1. J’ai vu, j’ai entendu un homme — qui prêchait par les champs, les villages et les villes.
2. Et qui disait : « Je ne suis pas celui qui marque l’Heure — mais je viens vous annoncer l’Heure prochaine.
3. « Celui qui marque l’Heure vient derrière moi — il est plus grand que moi, il est plus fort que moi.
4. « Son nom est PEUPLE — et en ce moment il dort.
5. « Mais je sais qu’il va s’éveiller — et c’est alors qu’il marquera l’Heure.
6. « Il ne viendra pas prêcher des paroles inermes — mais son signe sera sang et feu.
7. « Car il égorgera la vache stérile — et le mauvais grain sera jeté au feu.
8. « Alors bien des choses seront changées de fond en comble — et les premiers seront confondus avec les derniers.
9. « Bienheureux ceux qui seront prêts en ce temps, — car le jour de leur règne sera advenu.
10. « Bienheureux les pauvres, car ils n’auront rien à perdre et tout à gagner. — bienheureux ceux qui servent, car ils goûteront l’air frais de la liberté.
11. « Bienheureux ceux qui ont faim maintenant, car ils seront rassasiés — bienheureux ceux qui pleurent aujourd’hui, car ils auront sujet de rire.
12. « Mais malheur à ceux qui ne seront pas prêts — car ils gémiront : « Il est trop tard ! il est trop tard ! »
13. « Et quelques-uns voudront feindre — et tenteront de dire : « Me voici, je suis prêt. »
14. « Mais leur voix s’éteindra dans leur bouche — et la Mort passera sur eux.
15. « Alors malheur aux riches, car ils perdront tout — malheur à ceux qui commandent, car personne ne leur obéira.
16. « Malheur à ceux qui se gorgent de superflu, car il leur manquera jusqu’au nécessaire — malheur surtout à ceux qui rient maintenant, car ils auront sujet de pleurer.
17. « Or je vous le dit : préparez vous dès aujourd’hui — car voici que l’Heure approche.
18. « Pour que votre cœur ne tremble pas dans votre poitrine — et que votre esprit ne se trouble point.
19. « Mais que vous vous réjouissiez avec bonheur — et que vous sachiez ce que vous avez à faire.
20. « Détachez d’abord vos cœurs des richesses personnelles — et ne songez pas à travailler à votre seul profit.
21. « Car celui qui cherche sa fortune personnelle, la perdra — et celui qui renonce à elle, se trouvera riche.
22. « Car celui qui veut être riche, deviendra l’ennemi de tous — et celui qui dit : je n’ai rien, sera riche de tout l’avoir commun.
23. « Celui qui veut travailler pour son seul profit — ne peut rien faire de bon et de durable.
24. « Il n’ose planter un arbre, ni bâtir une maison — car bien d’autres en jouiront après lui, demain peut-être.
25. « Mais celui qui travaille pour tous — profite du travail de tous.
26. « Car dans ce temps-là rien n’appartiendra à personne — mais tout appartiendra à tous.
27. « Étouffez aussi les pensées d’orgueil et de mépris — et de domination sur vos semblables.
28. « Celui qui veut s’asseoir à la première place — sera repoussé à la dernière et confondu dans la foule.
29. « Et celui qui veut s’élever sur les autres et commander — souffrira l’affront du refus d’obéissance.
30. « Parce qu’en ce temps-là, personne n’obéira plus aux hommes — mais à la seule raison. »
31. Ainsi parlait cet homme — et les gens se groupaient autour de lui ;
32. Et demandaient : « Quel est son nom, quelle est sa patrie — et quelle est cette Heure dont il parle ? »
33. Mais il dit : « Mon nom est : Quelqu’un ; ma patrie : La Terre ; et l’Heure que j’annonce est celle des comptes à régler. »
Ch. II
1. Comme il passait dans un village — les paysans s’assemblèrent autour de lui,
2. Et ils lui dirent : « Toi qui annonces l’Heure — dis-nous ce qu’il faudra faire alors ».
3. Il leur dit : « Quand l’Heure sonnera — réunissez-vous et réjouissez-vous en commun.
4. « Tuez le porc gras et la vache grasse — et tirez le bon vin du cellier.
5. « Et mettez une grande table dans la maison commune — et rassasiez-vous, et divertissez-vous tous ensemble.
6. « Que celui qui vit dans sa maison y demeure — et celui qui vit dans une maison louée, ne paie plus de loyer.
7. « Et que celui qui n’a pas de maison convoque les autres, et leur dise : « Aidez-moi à bâtir ma maison. »
8. « Que celui qui a un champ le cultive, celui qui a un métier, le travaille — que l’abeille donne autant qu’elle peut de cire et de miel.
9. « Et dans la Maison Commune ayez deux livres — où chacun viendra écrire :
10. « Sur le premier, ce qu’il peut donner — sur le second, ce dont il a besoin.
11. « Et donnez à chacun ce dont il a besoin, autant que possible — sans mesurer ce qu’il peut fournir.
12. « Car le fort n’a pas de mérite à être fort — ni le faible n’est coupable d’être faible ;
13. « ni l’habile n’a de mérite à être habile — ni le maladroit n’est fautif de l’être ;
14. « Mais chacun doit être jugé selon son bon vouloir — qui a fait ce qu’il pouvait est quitte envers tous.
15. « Ces choses ont déjà été dites — mais bien peu les ont comprises — Paix sur terre aux hommes de bonne volonté.
16. « Et si quelqu’un est accusé de ne pas faire ce qu’il peut — ou demander plus que selon ses besoins,
17. « Réunissez les hommes mûrs et les femmes d’expérience — et examinez le cas avec bienveillance et charité.
18. « Et demandez-lui s’il veut vous donner ses raisons de procéder ainsi.
19. « Et s’il n’en donne point, laissez-le en paix — mais ne lui donnez que le nécessaire.
20. « Mais s’il prétend avoir le droit d’être oisif — et de vivre au dépens des autres :
21. « Chassez-le d’entre vous, et ne le laissez pas revenir — comme il a été dit : « l’oisif ira loger ailleurs. »
22. Or les paysans lui dirent : « Mais notre village ne fournit pas tout ce qu’il nous faut.
23. « Il nous faut des habits et des outils de fer — et des choses qu’on ne fait qu’à la ville. »
24. Alors il leur demanda : « Mangez-vous tout le blé que vous récoltez, toute l’huile que vous faites ? »
25. Ils répondirent : « Non, chaque année nous vendons tant de sacs de blé et tant de mesures d’huile. »
26. Il leur dit alors : « Donc vous écrirez à ceux de la ville : « Notre village peut disposer de ce blé et de cette huile.
27. « Mais nous avons besoin de ceci et de cela, » dont vous donnerez la relation.
28. « Et ceux de la ville feront le possible pour vous donner ce dont vous avez besoin — voyant que vous faites ce que vous pouvez selon vos forces.
29. « Mais dans ce temps-là il viendra à vous beaucoup d’hommes et de femmes — qui ne voudront pas demeurer à la ville.
30. « Les uns avec des discours vains et stériles — les autres désireux de travailler avec vous.
31. « Vous les éprouverez à leurs fruits — observant quelles sont leurs œuvres.
32. « Et jugeant chacun, non d’après ce qu’il dit — mais d’après ce qu’il a fait. »
33. Et les paysans discutaient entre eux — sur cette Heure qu’il annonçait.
Ch. III
1. Dans un champ qu’il traversait, il vit un homme — qui travaillait avec une lourde houe.
2. Et cet homme peinait depuis trois jours — et le champ n’était pas encore préparé.
3. Alors il lui dit : « Pourquoi ne laboures-tu pas avec la charrue ? — ton champ serait déjà prêt ».
4. Mais l’homme répondit : « Mon champ est si petit et je suis si pauvre — que je ne puis travailler avec la charrue. »
5. Or il y avait là beaucoup d’autres paysans — qui peinaient avec la houe ;
6. Mais quelques-uns, qui étaient plus riches — travaillaient avec la charrue à bras.
7. Et il leur demanda : « Pourquoi travaillez-vous avec cette lourde charrue — et non avec celle du château ? »
8. Ils lui dirent : « Nos champs sont si petits et nous sommes si pauvres. — que nous ne pouvons louer la grande charrue. »
9. Alors il leur dit : « Quand sonnera l’Heure — renversez ces murs. »
10. « Comblez ces fossés, arrachez ces haies — et faites tous un seul champ ;
11. « Et prenez dans le hangar du château la grande charrue — et labourez ce grand champ d’une seule fois. »
12. « Et quelques-uns feront ainsi le travail de tous — avec moins de peine. »
13. « Et le travail utile ne manquera pas pour les autres — car il y aura beaucoup à faire. »
14. Mais les paysans lui demandèrent : « Et que dira le maître du château ? »
15. il leur dit : « Quand le maître du château entendra sonner l’Heure — sa langue séchera dans sa bouche. »
16. « Si son cœur est mauvais, il tentera de s’enfuir — mais il n’ira pas loin. »
17. « S’il est sage et sait accepter l’inéluctable — il ouvrira sa porte et abaissera le pont de son fossé. »
18. « Il dira à ses serviteurs : « Allez, je n’ai plus de serviteurs — je ne paie plus de gages ni de salaires ».
19. « Qui veut rester avec moi, reste, qui veut s’en aller, s’en aille — quant à moi, je vais travailler comme je sais et comme je peux. »
20. « Mais malheur à lui s’il est gonflé d’orgueil — car le dernier de ses laquais sera son égal ».
21. Et il leur dit cette parabole : « Il y avait un homme pauvre qui travaillait — dans la vigne d’un homme riche, dur de cœur ».
22. « Et cet homme riche maltraitait l’homme pauvre — l’appelant paresseux et le faisant battre par ses esclaves ».
23. « Mais l’homme pauvre acceptait tout avec résignation, pensant dans son cœur : « De quoi vivrais-je si mon maître ne me laissait pas travailler dans sa vigne ? »
24. « Or il vint un homme instruit qui lui dit et lui démontra — que la vigne n’appartenait pas seulement à l’homme riche ».
25. « Mais que lui vigneron avait sur elle le même droit que l’homme riche — et ce droit était : la travailler et jouir de ses fruits ».
26. « Alors l’homme pauvre se réjouit et se mit à manger les fruits de la vigne — ce qu’il n’osait faire jusque là ».
27. « Mais l’homme riche survint et, courroucé, cria : « Fainéant ! qui t’a permis de cesser de travailler — et de manger des fruits de ma vigne ? »
28. « L’homme pauvre lui répondit : « La vigne n’est pas à toi seul — mais nous avons tous deux le même droit sur elle ».
29. « Si tu veux en manger les fruits, travaille-la comme moi — car tu n’as pas d’autre droit que celui-là, qui est aussi mien ».
30. « Alors l’homme riche se mit en colère et dit à ses esclaves : « Fouettez cet insolent jusqu’à ce qu’il perde connaissance ! »
31. « Mais cependant ne le tuez pas — car j’ai besoin de quelqu’un qui travaille ma vigne à ma place ».
32. « Mais l’homme pauvre saisit sa houe et frappa l’homme riche à la tête — et celui qui s’appelait le maître tomba mort, et ses esclaves s’enfuirent effrayés.
33. « Or, cela fut bien ainsi, car, pour celui qui commande — il est moins amer de mourir que de devenir l’égal de son serf ».
Ch. IV
1. Vers le soir il entra dans la ville — et les artisans se groupèrent autour de lui.
2. Or, il en vint un qui paraissait très las — et qui marchait nu-pieds dans la boue.
3. Il lui demanda : « Quel est ton métier ? » — et l’artisan répondit : « Dix heures par jour je travaille à la fabrique de souliers ».
4. Et il vit une femme aux yeux rougis — qui était vêtue de haillons reprisés.
5. Il lui demanda : « Et toi, que fais-tu ? » — Elle répondit : « Nuit et jour, je couds pour un grand magasin de confections ».
6. Alors il leur dit : « Quand sonnera l’Heure — descendez des faubourgs au cœur de la cité :
7. « Ouvrez ces magasins, et vêtez-vous sans crainte — ainsi qu’il vous plaira, car vos mains l’ont créé.
8. « Non pas cependant comme les singes qu’on montre au cirque — ainsi qu’il convient à des hommes doués de raison ».
9. Or, la nuit s’approchant, le peuple se dispersa — mais Ceux-qui-sont-sans-domicile l’accompagnèrent à travers les rues.
10. Et ils passaient par les grandes places et les larges avenues — pleines de monuments et de palais superbes.
11. Il demanda : « Qui dort dans ces vastes demeures ? » — et ils répondirent : « Personne,
12. « Car ceci est une église, ceci un tribunal — ceci est un ministère et ceci une banque ».
13. Alors il s’assit sur un banc près du parc et dit : « Dormons ici » — mais ils l’avertirent, disant : « Camarade, c’est défendu ».
14. Il répéta : « Les renards ont leur terriers et les corbeaux leurs nids — mais l’homme ne sait pas où reposer sa tête…
15. « Quand vous entendrez enfin sonner l’Heure — envahissez ces quartiers luxueux,
16. « Ouvrez ces palais et ces monuments — et venez les habiter sans crainte.
17. « Car il convient que ceux qui sont aujourd’hui sans domicile — aient alors de belles demeures ».
18. Mais au coin de la rue une prostituée l’appela et lui dit : — « Viens faire l’amour avec moi ». Et elle voulut l’entraîner.
19. Mais il lui dit : — « Ta voix sonne faux et ton visage n’est pas sincère — Je ne veux pas de cet amour que tu vends ».
20. Alors le fard de la femme tomba, et elle gémit : « J’ai faim — et j’ai un petit enfant dont le père est parti, et qui a faim aussi… »
21. Mais il lui demanda : « Pourquoi ne travailles-tu pas comme les autres — pour gagner de quoi vivre, toi et ton enfant ? »
22. Elle dit : « Quoi ? on m’a chassée de la fabrique quand je suis devenue grosse — et j’ai perdu l’habitude de travailler.
23. « Et puis si tu savais comment ils paient le travail des femmes — tu ne me dirais pas de pareilles choses.
24. « Si tu ne veux pas de moi, laisse-moi chercher un autre homme — qui nous donnera de quoi manger pour demain. »
25. Alors il lui dit : « Femme, il va sonner une Heure — où ton enfant et toi pourrez vivre sans que tu vendes de faux amour.
26. « Et personne d’ailleurs ne voudra plus de ce faux amour — car l’amour vrai sera désormais franc et libre ».
27. Et comme il restait seul, pensif au coin de la rue — un homme armé qui l’observait vint et lui toucha l’épaule.
28. Lui disant : « Il est défendu de stationner ici ». — Mais il lui demanda : « Et toi, qui es-tu ? »
29. L’homme armé répondit : « Je suis le Veilleur-de-Nuit — et je fais mon service, obéissant aux ordres qu’on m’a donnés.
30. « Car, il y a, dans ces palais, des richesses innombrables — et si les voleurs y entraient quand je suis de service, je serais sévèrement puni ».
31. Mais il lui demanda : « Ces richesses sont-elles à toi — ou t’en donnera-t-on une partie ? »
32. L’homme rit et dit : « Je n’ai rien à moi — que mon petit salaire ».
33. Alors il dit : « Ainsi le chien garde les richesses de son maître — et on lui donne en paiement un os et des coups de fouet ».
Ch. V
1. Dans le temple, il y avait une cérémonie — et grand concours de peuple, de clercs et de dévots.
2. Et quelqu’un lui demanda : « Que sera-t-il de ceux-ci ? » — il répondit : « Qu’en sais-je ? Mais ils ont bien sujet de craintes.
3. « Car il est dit de ce jour à propos d’eux : — « Le miserere est passé, les cloches de mort se taisent ».
4. Mais le serviteur du temple, l’entendant, cria : « Cet homme blasphème ! Qu’il s’éloigne d’ici ! »
5. Et il s’amassa une foule de clercs et de dévots — qui voulaient le chasser du parvis.
6. Mais il leur dit : « Malheur à vous clercs et dévots, qui fermez au peuple le paradis terrestre — qui n’y entrez pas et n’y laissez personne entrer.
7. « Malheur à vous, clercs et dévots, sépulcres blanchis, qui paraissez propres au dehors — mais dont l’intérieur est plein de vermine et de pourriture.
8. « Malheur à vous, clercs et dévots, qui remuez terre et mer pour faire des convertis — et qui les rendez dix fois plus pervers que vous-mêmes.
9. « Malheur à vous, clercs et dévots, qui dévorez l’avoir des veuves et des orphelins — sous le prétexte de prières et d’œuvres pieuses.
10. « Malheur à vous, clercs et dévots, qui prêchez la pauvreté et l’abstinence — et qui amassez des richesses, et êtes avides d’honneurs et de pouvoir ! »
11. Alors un homme politique lui dit : « Homme, en disant cela tu nous offenses, nous aussi ! »
12. Mais il répondit : « Malheur à vous aussi, législateurs et moralistes — qui chargez le monde de lourdes règles, que vous ne touchez pas du doigt.
13. « Malheur à vous, qui édifiez des statues à ceux que vos pères ont tué — et qui continuez à tuer ceux qui disent les mêmes choses ;
14. « Car il vous sera demandé compte de tout le sang versé — pour soutenir votre puissance.
15. « De tous ceux qui sont venus annoncer une part de vérité — et que vous avez tués, brûlés, étranglés, décapités, fusillés,
16. « De ceux qui sont morts dans les cachots, — sous le soleil de Cayenne ou sous la neige de Sibérie.
17. « De tout ce sang, de toute cette douleur — il vous sera, je vous le dis, demandé compte, avant que cette génération ne passe ! »
18. Et le peuple se groupait autour de lui, murmurant : « Celui-ci est trop hardi, il ne parlera pas longtemps ».
19. Mais il leur dit cette parabole : « Un homme en mourant laissa un riche verger en héritage à ses deux fils.
20. « Or, le plus jeune de ses fils savait lire et écrire — mais il était plein d’astuce et de malice.
21. « L’autre était simple et bon, mais il n’avait jamais rien pu apprendre — car il travaillait sans cesser, faisant chaque jour la tâche de son frère, outre la sienne.
22. « Or, quand le père mourut, le plus jeune prit un papier — et écrivit sur ce papier mille folies et mille absurdités.
23. « Et, le présentant à celui qui ne savait pas lire, lui dit : — « Ce papier est le testament des volontés de notre père ».
24. « Voilà ce qu’il nous enjoint : moi je dois tenir les comptes, dire les prières — et faire des choses mystérieuses, que tu es trop simple pour comprendre ; »
25. « Et toi, tu dois cultiver le verger, tailler les arbres — soigner les rejetons et greffer les sauvageons ; »
26. « Et tu récolteras les fruits quand ils seront mûrs, mais nous ne les mangerons pas — car ils sont pour notre père qui est mort, et ceci est un mystère sacré. »
27. « L’ignorant le crut et obéit ainsi durant longtemps — mais un jour il apprit à lire, »
28. « Et il lut le prétendu testament de son père — et vit que ce n’était que mille folies que son frère avait inventées ».
29. « Et il surveilla son frère, et le surprit — qui mangeait à lui seul les fruits du verger. »
30. « Et il jetait tout ce qu’il ne pouvait conserver — pour que son imposture ne fût pas découverte. »
31. « Alors il s’indigna dans son cœur contre ce frère imposteur — et le chassa violemment loin du verger. »
32. Or les clercs et les hommes politiques, entendant cela, furent saisis de rage — car la vérité est une épine cruelle, »
33. Et ils commencèrent à lui poser des questions insidieuses — pour le saisir en faute contre la loi et le faire tuer. »
Ch. VI
1. Un élève clerc s’approcha de lui, et lui demanda : — « Maître, devons-nous respecter la Loi ? »
2. Mais il répondit : — « Jeune serpent — pourquoi m’appelles-tu maître ?
3. « Il n’y a en vérité ni disciples ni maîtres — car le maître lui-même peut apprendre beaucoup de son propre disciple. »
4. « Pour ce qui est de respecter la Loi, écoute : — « Respecte-toi, cela suffit, maintenant comme toujours. »
5. Or il passait une troupe de recrues — et un homme lui demanda, pour le tenter :
6. « Faut-il que les jeunes gens acceptent d’être soldats — ou doivent-ils refuser le service et s’enfuir ? »
7. Il répondit : — Planche pourrie ! On te prendrait pour un homme, et tu es un piège !
8. « Je ne viens pas dire ce qu’il faut faire aujourd’hui — J’annonce l’Heure qui vient, afin que chacun se prépare ; »
9. « Alors ceux qui seront prêts sauront ce qu’ils ont à faire — en quelque lieu qu’ils se trouvent. »
10. Mais l’un d’eux qui se vêtent comme tout le monde — pour ne pas éveiller la défiance, lui demanda :
11. « Toi qui parles si sagement, que nous conseilles-tu de faire — si la guerre éclatait entre ce pays et un autre ? »
12. Il lui dit ; « Masque sinistre, qui suis-je pour donner des conseils ? Je n’ai pas de patrie à défendre : ma patrie n’est pas encore de ce monde. »
13. « Mais sache que si la guerre fait une menace seulement — il est à croire qu’au bruit s’éveillera celui qui doit marquer l’Heure. »
14. « Et qui peut dire ce qui arrivera de ce pays et des autres — quand les hommes entendront l’Heure sonner ? »
15. Un autre lui demanda : — « Faut-il payer l’impôt à l’État ? » — Il répondit : — « Race aux oreilles bouchées ! »
16. « Voici deux mille ans qu’on t’a dit : — « Rends à César ce qui est à César. »
17. « Rends-lui les monnaies frappées à son effigie — et les billets gravés à son nom, tu n’y perdras guère. »
18. « Car tout cela ne vaudra pas grand’chose — quand l’Heure des comptes aura sonné ! »
19. « D’ailleurs aujourd’hui le pauvre paie l’impôt sans le vouloir ni le savoir — et quant aux riches : que les larrons s’arrangent entre eux ! »
20. Mais un autre homme lui demanda : — « Tu dis que les riches sont des larrons — mais ce manteau que j’ai acheté n’est-il pas à moi ? »
21. Mais il lui répondit : — « Qu’en sais-je, moi ? — C’est toi seul qui le sais dans le secret de ta conscience.
22. « Ce dont tu as besoin pour vivre et pour travailler, cela est à toi légitimement — car le besoin seul justifie la possession. »
23. « Mais combien de fois ne vous a-t-on pas répété — que celui qui conserve ce dont il n’a pas besoin vole celui qui en a besoin ? »
24. « Va ! Quand l’Heure que j’annonce aura sonné — tu ne demanderas à personne si ce manteau est à toi. »
25. Et une femme s’approcha et lui demanda : — « Les enfants ne doivent-ils pas payer d’amour la vie qu’on leur a donnée ? »
26. Mais il répondit : — « La vie que vous leur donnez — vaut-elle vraiment qu’ils vous en remercient ? »
27. Et il ajouta : — « Tu vois cette fille criblée de plaies — dont la vie n’est qu’un supplice affreux et un incessant martyr ;
28. « Elle doit cette heureuse vie à sa mère, qui dès qu’elle l’eut conçue — essaya de s’en délivrer par des remèdes clandestins. »
29. « Or, aujourd’hui cette fille sait cela. — Peut-elle payer d’amour la vie qu’on lui a donnée de cette façon ? »
30. « Quand l’Heure aura sonnée il n’y aura plus ni père ni fils suivant la chair — mais celui-là sera père ou fils qui méritera le nom par ses œuvres. »
31. « Et tous étaient confus et furieux à cause de ce qu’il disait — mais ils ne savaient que lui répondre.
32. Et ils n’osaient pas l’offenser publiquement à cause de la foule — qui se pressait autour de lui, avide de l’entendre. »
33. Mais ils disaient entre eux : — « Cet homme blasphème sur tout ce qu’il y a de plus sacré. » — et ils songeaient au moyen de le perdre et d’étouffer sa voix.
Ch. VII.
1. Cependant les paroles qu’il disait se répandaient par la ville — et les docteurs et les étudiants l’écoutaient avec attention.
2. Et l’un d’eux dit : « L’Heure que tu nous annonces, — c’est la Science, et nul autre, qui la marquera. »
3. Mais il dit : « votre Science est une lumière bien belle sans doute — mais sur laquelle on a renversé un grand boisseau.
4. « Car il y a des millions de cerveaux dignes de la connaître et d’aider à ses progrès — qui gémissent dans l’ignorance.
5. « Parce qu’on les a courbés dès leur plus tendre enfance — sur une tâche épuisante et machinale. »
6. Un autre dit alors : « Il faut répandre l’instruction primaire — et rendre par des examens, l’instruction supérieure accessible à tous. »
7. Mais il dit : « L’instruction que vous imposez aux enfants — est bonne à les dégoûter à tout jamais d’apprendre ;
8. « Car tout y choque la logique et la saine raison — depuis la forme des lettres, l’orthographe et la grammaire.
9. « Et vous exigez que l’enfant prouve par examen s’être soumis à tout cela — avant de lui permettre d’aborder la vraie science. »
10. Or un maître d’école dit : « Ne faut-il pas cependant apprendre les règles — de parler et d’écrire correctement ? »
11. Mais il dit : « Cet homme est semblable à un hanneton attaché au bout d’un fil — tournant toujours dans le même cercle.
12. « Qu’est-ce en effet qu’écrire et parler correctement pour lui ? — sinon les règles qu’il enseigne ? »
13. Mais un docteur dit : « Ne faut-il pas conserver pieusement — les usages et les traditions de nos pères ? »
14. Il lui répondit : « Embaumeur de choses mortes, laisse-les pourrir en paix — et ne nous encombre point de momies.
15. Mais un législateur vint et lui dit : « Il est vrai que les lois sont souvent injustes — il faut en faire de nouvelles. »
16. Il dit : « Chaque loi que vous faites est grosse en naissant de crimes — qui n’auraient pas existé sans elle.
17. « Car elle prétend empêcher de se produire un effet — dont elle ne saurait atteindre la cause.
18. « Cherchez les causes des délits et des crimes et détruisez-les — alors vous n’aurez plus besoin de lois ni de supplices.
19. Alors un moraliste lui dit : « L’homme souffre, parce qu’il est avide de jouir — et que sa nature l’incline au mal. »
20. Mais il dit : « Sa nature l’incline à vivre, à rechercher le bonheur et fuir la souffrance — et ceci n’est point mal.
21. « Ceux qui enseignent le contraire sont des guides aveugles — impuissants à lutter contre la douleur universelle.
22. « Qui conspuent le plaisir, pour que l’homme accepte d’y renoncer — et glorifient la souffrance pour qu’il s’y résigne, ce qui est excellent pour quelques uns. »
23. Mais le moraliste lui dit : « Selon toi, n’y a-t-il donc ni Bien ni Mal ? » — Il répondit : « Descends des nuages à terre.
24. « En vérité, je vous le dis : tout ce qui est bon est bien — tout ce qui est mauvais est mal.
25. « Il est bien de vivre intensément, satisfaisant tous ses besoins, et d’être en harmonieux accord avec ses semblables — parce que tout cela est plaisir et joie.
26. « Il est mal de s’étioler dans l’ombre d’une prison, mortifiant sa chair, et de vivre en désunion avec les autres hommes, — parce que cela est tristesse et douleur.
27. « Il est bien d’être heureux, il est mal de souffrir — toute autre loi n’est que mensonge.
28. « Ce que la science doit enseigner aux hommes, c’est ce qui est réellement bon — et ce qui est mauvais sous l’apparence du bon.
29. « Car les hommes se trompent souvent, prenant le poison pour un remède généreux — et se préparant une grande douleur pour un petit plaisir.
30. « Ou cherchant le bonheur par des voies qui ne sauraient y conduire. — Et tout cela parce qu’ils sont ignorants.
31. « Mais il viendra, je vous l’annonce, un temps — où chacun réclamera toute sa part de science et toute sa part de bonheur,
32. « Et où les prophètes de la résignation et de la mort — seront pris au mot et durement éprouvés.
33. « Car s’il est sage de se résigner au mal inéluctable — il est criminel et fou d’accepter sans révolte le mal que l’on peut combattre. »
Ch. VIII
1. Alors les artisans des fabriques virent lui demander : « Et nous, que ferons-nous quand l’Heure sonnera ? »
2. Il leur dit : « Réjouissez-vous d’abord, car le temps d’esclavage sera passé — et les jours de liberté seront venus. »
3. Mais ils demandèrent : « Et qui fera alors tout ce que nous faisons maintenant — et les autres choses nécessaires ? »
4. Il leur dit : « Quand le besoin de ces choses se fera sentir — il faudra bien retourner aux usines et aux fabriques.
5. « Mais tous ceux qui sont aujourd’hui sans travail, ou s’emploient à des choses inutiles et mauvaises — devront y retourner avec vous.
6. « Et vous choisirez les plus experts et les plus compétents en chaque branche — pour en étudier les conditions et les besoins.
7. « Afin d’obtenir les meilleurs résultats possibles — avec la moindre somme de travail ;
8. « Car en ces temps-là, comme personne ne voudra manquer de rien — il faudra produire bien plus qu’aujourd’hui,
9. « Ne fabriquant rien de mauvaise qualité, ni de ces choses de faux luxe — avec lesquelles les marchands attirent les naïfs.
10. « Mais faisant tout pour le bien commun — car la duperie serait stérile et sans excuse.
11. « Le cordonnier met parfois du mauvais cuir entre les semelles — parce que les temps sont durs, et qu’il craint de n’être pas payé ;
12. « Le maçon cache quelquefois la pierre gélive avec du mortier — parce qu’il est las et que le maître le presse ;
13. « Mais s’ils travaillent pour eux-mêmes au contraire — ils font ces œuvres avec soin et solidité, car pourquoi se tromper soi-même ?
14. « De même, tout sera fait alors avec attention et avec goût — car nul ne sera obligé de faire quoi que ce soit contre son gré.
15. « Mais chacun choisira son poste selon ses forces et ses aptitudes — parce que le nom de parasite sera détesté.
16. « Quant à ceux qui prétendent vivre oisifs aux dépens d’autrui — vous les chasserez d’entre vous. »
17. « Vous ne laisserez pas non plus personne établir commerce — ni donner à louage terrain, maison, outil ou machine.
18. « Car nul n’aura nécessité de vendre ou de louer ce dont il a besoin — et cela seul dont il a besoin est légitimement à lui.
19. « Si donc quelqu’un offre à louer ou à vendre quoi que ce soit — n’importe qui aura le droit de s’en emparer s’il en a besoin.
20. « Il faudra savoir aussi ce dont vous avez besoin — parmi les choses qui viennent des champs.
21. « Et ce dont ont besoin les gens des campagnes — parmi les choses que vous fabriquez.
22. « Pour que ni les uns ni les autres ne manquent du nécessaire — mais vivent tous heureux et en bonne harmonie.
23. « Et tout cela ne saurait se faire sans que vous soyez unis — pour étudier et mesurer d’avance vos besoins et vos forces.
24. « Préparez-vous donc dès aujourd’hui à toutes ces choses — pour savoir ce que vous aurez à faire le moment venu.
25. « Car si vous n’y pensez pas à temps, la faim viendra sur vous — et ce sera une grande calamité.
26. « Mais pourtant si cela arrive ne perdez pas courage — ainsi fuyez la ville et allez vivre aux champs.
27. « Car c’est de la terre que vient toute nourriture — et le travail de la terre est le fonds le plus sûr. »
28. Alors quelqu’un lui demanda : — « Dis-nous comment, en ce temps, fonctionneront : — la poste et le télégraphe, et les chemins de fer, et la navigation.
29. « Et comment on fera pour bâtir des ponts, percer des tunnels — construire les machines et les transatlantiques ? »
30. Il répondit : — « Comment on fera tout cela et bien d’autres choses encore, — je n’en sais rien en vérité.
31. « Et si je le savais, et que je vous le dise — vous ne le comprendriez pas encore.
32. « Mais ce que je sais, c’est que l’homme ne renoncera à aucune chose utile — ainsi qu’on en fera alors plus d’usage que jamais.
33. « Il faudra donc bien les réaliser d’accord avec les nouvelles formes de vie — et c’est en cela qu’il faut avoir confiance. »
Ch. IX
1. Comme ceux qui l’aimaient s’étaient réunis autour de lui, il leur dit : — « L’heure que j’annonce est l’heure de vie.
2. « Où les hommes cesseront de se combattre, et travailleront d’accord — pour assurer au plus grand nombre la plus grande somme de bonheur possible. »
3. Or l’un d’eux lui demanda : — « Le bonheur ne serait-il pas — de vivre simplement, comme les hommes de l’âge d’or ? »
4. Il répondit : — « L’âge d’or n’est pas derrière nous, mais devant nous — et il s’appelle la société future. »
5. Alors un autre demanda : — « Pourquoi a-t-il fallu tant de siècles — pour entrevoir cet âge d’or ? »
6. Il répondit : — « La société future est semblable à une fleur luxuriante — croissant dans un riche humus. »
7. « Il n’y avait autrefois en ce lieu qu’une pierre nue, — un dur granit lavé de pluie. »
8. « Mais sur ce granit ont végété d’abord les lichens qui se contentent de peu — puis entre ceux-ci les mousses et les hépatiques.
9. « Et voici que ces premiers ont retenu les eaux de pluie — et des graines portées par le vent ont germé sur la pierre et ont poussé. »
10. « Jusqu’à ce que la surface de la pierre s’effritât et se couvrît de sable et d’humus — assez riche pour nourrir la fleur luxuriante. »
11. « Ainsi la Société future n’est possible que grâce aux formes antérieures — qui ont préparé le terrain où elle croîtra. »
12. Mais quelqu’un dit alors pour l’éprouver : — « La Société future sera fille de la violence. »
13. Il dit : « Aucune femme n’accouche sans effort — mais l’enfant naît quand son heure est venue. »
14. « La Société future est semblable à un poussin dans sa coque — il doit la briser avec violence, sans quoi il ne pourrait sortir. »
15. « Mais ce n’est pas la violence qui a fait naître le poussin — ainsi que le germe et la nourriture qui était dans l’œuf. »
16. « C’est grâce à la coquille qu’il a pu se développer et prendre force — mais elle est maintenant un obstacle à la nouvelle forme de vie. »
17. « C’est pourquoi il brise cette coquille qui l’étouffe — et laisse épars les débris inutiles. »
18. Il dit aussi : — « La Société future est encore semblable à une grande rivière — lorsqu’après les pluies elle se met à grossir. »
19. « Les arbres et les lianes des îles obstruent son cours — et le sable forme des barrages en travers de son lit.
20. « Alors les eaux s’accumulent derrière cet obstacle qui les arrête — et il semble que la rivière cesse de couler. »
21. « Mais soudain cette digue s’effondre, les arbres se brisent, le sable se disperse — et les eaux se précipitent avec une impétueuse violence. »
22. « Et cette violence est nécessaire, car la rivière ne peut cesser de couler — et c’est une vaine tentative que d’arrêter les grandes eaux. »
23. « Mais ce n’est pas la violence qui a fait croître et s’enfler la rivière — mais les grandes pluies qui sont tombées, et le barrage lui-même. »
24. Alors ceux qui l’écoutaient comprirent et se pressèrent autour de lui. — Et il continua à leur parler par paraboles :
25. « Mais il arrive que les eaux en rompant le barrage avec violence — sortent de leur lit et ravagent les champs et les maisons des hommes. »
26. « C’est pourquoi ceux qui savent prévoir se munissent de haches et de crocs — en veillant à ce que rien n’obstrue le cours du fleuve,
27. « Et si malgré tout il se forme un barrage, ils courent le détruire — de n’importe quel moyen, sans se préoccuper du danger. »
28. « Et quelques-uns périssent, mais ne vaut-il pas mieux périr — que de vivre privé de tout et sous une menace perpétuelle ? »
29. « En vérité, je vous le dis : munissez-vous de tout ce qu’il faudra — pour n’être pas pris au dépourvu quand sonnera l’heure. »
30. Et ceux qui l’entendaient disaient : — « Il a raison. — Nous vivons privés de tout, et sous une menace perpétuelle. »
31. « Il vaut mieux tout affronter que vivre ainsi, car nous n’avons rien à perdre que des chaînes — et tout à gagner. »
32. Et ils se dispersèrent pour aller annoncer ces choses — et conseiller à leurs frères de se préparer pour quand viendra l’heure.
33. Mais quelqu’un fut le dénoncer, disant : « Il prêche la violence et de désordre. » — Et les puissants résolurent de le mettre à mort.
Ch. X
1. Or il vit que des hommes suspects le suivaient et l’épiaient — et il dit à ceux qui étaient restés autour de lui :
2. « Voici que mon heure approche, je ne vous parlerai plus car je vais mourir — mais annoncez ce que je vous ai dit par toute la terre.
3. « Et pour éprouver les hommes s’ils vous demandent ce que vous annoncez — dites-leur : j’annonce l’anarchie.
4. « Et vous rejetterez ceux qui ont peur de ce mot — car un esprit ferme et résolu ne s’effraie pas d’une parole.
5. « Mais maintenant retirez-vous, car il suffit d’une seule victime. » Et ils se retirèrent, pour faire comme il avait dit.
6. Et quand il fut seul, un homme s’approcha de lui et dit avec une feinte douceur : — « Viens avec moi, mon maître désire te parler. »
7. Il pensa : — « Ç’en est fait de moi, mais tout ce que j’avais à dire est dit. » — Et il suivit cet homme à la maison de son maître.
8. Et dès qu’il entra, ils se saisirent brutalement de lui et le jetèrent en prison — riant de lui et de ce qu’il avait annoncé.
9. Le jour suivant ils le menèrent à un tribunal spécial — formé de juges prévenus pour le condamner.
10. Et il vit de faux témoins l’accuser de cent crimes imaginaires. — Les uns absurdes, les autres odieux.
11. Et les juges s’indignaient hypocritement contre lui — et dans la foule beaucoup disaient : « C’est en vérité un grand criminel. »
12. Mais lui, se sachant condamné d’avance, demeura silencieux — et ils le condamnèrent à mort.
13. Et ils le jetèrent dans le cachot des condamnés à mort — et, demeuré seul, il médita.
14. Alors il se souvint d’une vieille femme qui était toute seule bien loin de là — et qui aurait le cœur brisé en apprenant sa mort.
15. Et il revit une petite maison fraîche dans la montagne — entourée d’un jardin agréable et tranquille,
16. Où celle qu’il aimait lui avait dit : — « Je t’aime » pour le retenir — mais dont il s’était enfui sans même goûter un bonheur offert,
17. Pour aller annoncer l’Heure parmi les champs, les villages et les villes — sachant d’avance ce qu’il adviendrait de lui, et comment il finirait.
18. Car l’homme ne fait pas ce qu’il veut — mais ce qu’impose la force des choses.
19. Et il fut envahi d’une angoisse cruelle — et ce fut pour lui comme l’agonie de la mort.
20. Mais lorsqu’il eut amèrement pleuré sur lui et sur ceux qu’ils aimait — son cœur se rasséréna et le calme revint en son cœur.
21. Et il pensa : — « Voici que tout va s’accomplir — comme la logique des choses l’ordonne, et comme je l’avais prévu.
22. « Ainsi que le figuier ne donne que des figues et non d’autres fruits — celui-là qui sent en soi parler la vérité ne peut la taire.
23. « Ni s’attacher à aucune autre chose, qu’à l’annoncer et à la publier — sans se troubler des périls qu’il encourt.
24. « Ce qui paraît aux autres le bonheur, est pour lui fade et sans attrait. — Il ne saurait s’y complaire.
25. « Mais son bonheur est de suivre le penchant de son esprit — bien qu’il sache qu’il prépare ainsi sa perte.
26. « Car la voix qui annonce des vérités menaçantes — importune et trouble les puissants, même au fond des cachots.
27. « S’ils ne peuvent la réduire au silence, ils l’étouffent dans le sang — pour ne plus l’entendre, et pouvoir se croire en sécurité.
28. « Mais ce sang qu’ils versent est un témoignage qu’ils rendent à la vérité — et la mort de celui qui parlait devient le gage de sa parole.
29. « Donc, il est bon que je meure, maintenant que j’ai dit tout ce que j’avais à dire — pour que mon sang scelle ma parole.
30. « Et que ceux qui m’ont entendu pensent : — « Il disait la vérité, puisque ceux qu’elle offense l’ont tué pour le faire taire. »
31. Ayant ainsi parlé, il révéra l’ordre admirable des choses — et attendit le supplice avec calme et fermeté.
32. Le jour suivant, au lever du soleil, ils le tuèrent — et portèrent son corps dans la fosse commune.
33. Et parce qu’ils l’avaient tué, ils crurent avoir étouffé sa voix — mais ils vont bientôt comprendre leur erreur.
- ↑ Nous avons reçu le manuscrit suivant, dont l’auteur, mort récemment, fut, au Brésil, un propagateur dévoué de nos idées.
Malgré sa forme évangélique, ce manuscrit, dont une édition portugaise a obtenu un grand succès, nous a paru par sa langue simple et son style clair, un exposé excellent des idées anarchistes.
C’est pourquoi nous nous sommes décidés à la publier. — N. D. L. R.