L’Agitation allemande et le Danemark

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L’Agitation allemande et le Danemark
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 374-406).
L'AGITATION ALLEMANDE
ET
LE DANEMARK

Dans les vieux poèmes du moyen âge, quand le héros, au fort du combat, désespère de remporter à lui seul la victoire, on le voit invoquer une assistance occulte et surnaturelle ; il s’enveloppe tout à coup d’un nuage à travers lequel on ne peut répondre à ses coups, ou bien il enveloppe son rival lui-même pour l’attirer en aveugle vers un abîme caché. Politiquement, l’Allemagne nous paraît dans maintes occasions, évitant la lutte découverte, en agir précisément de la sorte. L’embarras de sa constitution fédérale, la multiplicité de ses arrangemens territoriaux, le mécanisme compliqué des comités et de la diète qui siègent à Francfort, l’enchevêtrement des factums allemands et de leurs annexes, ce labyrinthe qui du monitorium conduit à l’excitatiorium et puis à l’inhibitorium, tout cela forme autour d’elle une obscurité périlleuse, où les faibles, dès qu’ils y sont une fois engagés, doivent craindre de se voir insensiblement enveloppés tout entiers sans que la main qui voudrait du dehors les secourir puisse nettement savoir où se porter et comment agir.

Ce n’est pas que la confédération germanique manque de lois précises, ou bien que les textes soient difficiles à trouver : il n’y a pas si longtemps que le pacte fédéral et l’acte final ont été rédigés[1] ; mais la confédération n’observe pas scrupuleusement elle-même ses propres lois : elle interprète les textes, en élargit ou en restreint le sens au gré de ses intérêts ou plutôt de ses passions. Ainsi s’est-elle comportée dans l’affaire de la constitution hanovrienne sous Ernest-Auguste, dans l’affaire du duc de Brunswick, quand il a été chassé de ses états, quand la Prusse, au commencement de la guerre d’Italie, a déclaré qu’elle ne se soumettrait pas à l’avis de la majorité des états fédérés, hier encore au sujet de la proposition de la Hesse grand-ducale, quand elle a soutenu l’existence de l’association nationale (National-Verein), interdite par les lois fédérales sur le territoire allemand. Nous nous trompons fort, ou il est facile de démontrer que la confédération germanique en agit de même, donnant une interprétation arbitraire à ses propres lois, dans l’interminable différend dano-allemand.

S’il est vrai que la confédération germanique obéisse à ses passions et à ses caprices plutôt qu’à ses lois, est-il heureux pour l’Europe d’avoir au milieu du continent cet élément perpétuel d’incertitude politique ? Les petits états y trouvent un fort dangereux voisinage, les grands états n’en peuvent attendre aucune sûre alliance, et n’en pénètrent souvent que fort tard les patientes et obscures menées. Ce n’est pas la nation allemande, c’est la diète de Francfort qui est responsable de ces dangers ; la diète de Francfort représente bien moins le peuple allemand que les gouvernemens allemands, avec leurs rivalités mutuelles, leurs jalousies et leurs dissensions. Que l’Allemagne en soit affaiblie la première, cela semble évident, et nous savons bien que, selon les axiomes d’une vieille école en diplomatie, si le voisin est malade par quelque endroit, il faut s’en réjouir et l’entretenir du mieux qu’on pourra dans son fâcheux état ; mais il n’est pas bien sûr, après examen, que ce conseil de l’égoïsme soit le plus salutaire, Nous avons bien pu profiter, au commencement de la guerre d’Italie, de la lenteur de mouvemens du grand corps germanique ; mais qu’une guerre générale vienne à éclater demain, serons-nous certains que la diète fédérale n’étouffera pas, au gré d’une des ambitions qui la dominent, des ambitions ou des sympathies qui nous seraient favorables ? Si en outre la diète se fait l’instrument docile d’une passion devenue populaire en Allemagne, et d’une passion qui flatte certaines espérances politiques, alors on est en présence d’un dessein particulier qui se sert des forces de tout un peuple en se masquant derrière ses aspirations, réelles ou factices, et qu’on ne sait comment atteindre. C’est l’histoire du rôle qui est fait à la Prusse et qu’elle accepte volontiers dans le débat de l’Allemagne contre le Danemark.

L’Allemagne a soif d’unité : un parti puissant veut réaliser cette unité par l’hégémonie de la Prusse, et rencontre dans les jalousies mutuelles de graves obstacles ; au milieu de ces incertitudes, l’affaire des duchés allemands à délivrer d’un prétendu despotisme danois, celle des habitans allemands du Slesvig à protéger en dépit des conventions politiques, offrent l’incomparable avantage de réunir sur un seul objet les instincts démocratiques et unitaires de toute l’Allemagne. La question danoise est comme une soupape que les gouvernemens allemands ouvrent de temps en temps à l’effervescence intérieure. De plus, celle des puissances allemandes qui prendra en main avec le plus de vigueur une telle cause acquerra la popularité, qui pourra lui assurer la prééminence. Un autre désir de l’Allemagne, qui a bien des vœux à réaliser, c’est de devenir puissance maritime. Or la rade de Kiel en Holstein serait un magnifique port militaire. Si l’on pouvait enlever ce duché au roi-duc Frédéric VII, une telle conquête rendrait l’Allemagne maîtresse de la Baltique. On comprend donc sans peine que l’affaire des duchés ne soit pas moins chère aux gouvernemens qu’aux populations de l’Allemagne. Le gouvernement du Hanovre a-t-il besoin de rencontrer, en présence de l’irritation causée par sa politique de réaction violente, un terrain neutre où se réunissent tous les esprits : c’est la question dano-allemande qu’il suscite, et quelques démonstrations hostiles contre le Danemark lui suffisent pour neutraliser les effets du mécontentement public. Cet intérêt passager n’est rien encore à côté de l’intérêt permanent qu’a la Prusse à entretenir et à pousser jusqu’aux extrémités l’agitation allemande en faveur des frères des duchés. Elle y gagne d’offrir un dérivatif aux passions démocratiques et unitaires de l’Allemagne, tout en se mettant à la tête de ce mouvement général dont elle escompte le triomphe, qui profiterait à l’hégémonie prussienne dans la confédération. La Prusse est d’ailleurs entraînée elle-même par le parti de Gotha et les associations nationales en activité depuis 1858. Quoi qu’on fasse pour interdire ces associations, et quelle que soit la persévérance de la diète et des états moyens à les poursuivre, le sol de l’Allemagne est pour longtemps miné par elles, et maintenant qu’elles ont forcé la Prusse à les protéger presque ouvertement, elles centuplent leur puissance. à la tête du parti figurent le monde universitaire, si influent et si actif en Allemagne, les organes les plus accrédités de la presse, et toute l’émigration slesvig-holsteinoise, qui siège au conseil intime des princes du nord de l’Allemagne[2]. La Prusse est liée à ce parti, qui peut seul, s’appuyant sur la passion du peuple allemand, lui assurer une véritable autorité. Lorsqu’en 1849, le 19 mars, le fameux professeur Welcker proposa à l’assemblée nationale de Francfort de décerner à Frédéric-Guillaume la couronne héréditaire de l’empire d’Allemagne, le chef de la gauche, M. Charles Vogt, répondit en ces termes : «… La politique suivie par la Prusse ne mérite pas même d’être récompensée de la lieutenance-générale de l’empire. L’épine qui nous blesse au pied depuis si longtemps, la Prusse nous l’a laissée : elle n’a pas délivré le Slesvig de sa captivité ; à quel titre donc ceindrions-nous du diadème impérial le front de Frédéric-Guillaume ? » Ces paroles furent accueillies par des salves d’applaudissemens. Au contraire, à la suite de chaque discours en faveur de la Prusse, on entendait répéter : « Pourquoi récompenser la Prusse, dont toute la puissance ne suffit pas à venir à bout du Danemark ? » Quand enfin le ministre du gouvernement central et le vrai promoteur de la campagne contre le Danemark, M. de Gagera, apprit que la proposition du professeur Welcker en faveur de l’empire avait été rejetée, il s’écria d’une voix émue : « C’en est donc fait du Slesvig-Holstein ! » Tant la question des duchés est inséparable de celle de l’élévation de la Prusse à l’hégémonie en Allemagne ! « La victoire en faveur du Slesvig-Holstein, nous écrit un de nos correspondans, serait saluée en Allemagne de cris de jubilation qui feraient trembler la terre, et derrière cette victoire la couronne impériale sourit à la Prusse de l’éclat le plus éblouissant. » L’œuvre que Frédéric-Guillaume n’a point achevée, Guillaume Ier semble prendre à cœur de l’accomplir. Dès le commencement de la régence, en 1857, la création de nombreuses réunions de gymnastique (Turn-Vereine) dans tout le nord de l’Allemagne, avec le but avoué de préparer la jeunesse à la guerre, a préludé à la diffusion nouvelle des associations nationales (National-Vereine). Le double nom de Slesvig-Holstein est de nouveau, comme en 1848, dans toutes les bouches allemandes. Le roi Guillaume a prononcé la moitié de ce mot magique, son parlement a prononcé l’autre ; déjà les comités unitaires ont pénétré jusque dans le Holstein, et un fonctionnaire de ce duché, un fonctionnaire bel esprit, a porté dans un banquet un toast à Guillaume le Conquérant !

En attendant la conquête ouverte ou bien pour y suppléer, l’Allemagne épuise et tue lentement le Danemark. Or le Danemark a toute sorte de droits à l’existence, et il ne peut pas convenir à l’Europe, il ne peut pas convenir à la Russie ni à l’Angleterre, — ni, ce semble, à la France, que la clé de la Baltique passe entre les mains de la Prusse, que l’Allemagne ait enfin une marine militaire, avec le roi de Prusse pour grand-amiral et Kiel pour admirable rade. Et cependant la diplomatie européenne, presque aussi distraite, suivant les apparences, qu’en 1851, prêtant l’oreille, aujourd’hui comme alors, à d’autres bruits, soucieuse par-dessus tout d’étouffer en ce moment un nouveau ferment de guerre, semble ne pas comprendre qu’il s’agit de l’existence même d’un état souverain éminemment utile à l’équilibre général et du triomphe d’un long dessein allemand qui ne saurait s’accomplir, même partiellement, qu’au mépris des textes où sont inscrits les principes d’après lesquels la confédération germanique est tenue de se régler.

Si la question dano-allemande est obscure, comme on se plaît à le répéter sans éprouver la tentation de le vérifier soi-même, rappelons-nous que cette obscurité est un piège, et que le Danemark n’en est pas coupable, lui qui ne demande qu’à faire table rase, et qui, là où son action est restée indépendante et libre, a su briser sans violent effort et sans secousse les entraves contraires à un sage développement constitutionnel. Cette obscurité n’est pas d’ailleurs difficile à percer, il vaut la peine de s’y appliquer. On verra qu’elle recouvre des envahissemens excessifs et des ambitions illégitimes.


I

L’histoire des envahissemens du germanisme en Danemark serait longue à raconter ; il suffit de rappeler que la prospérité de la ligue hanséatique, fondée au XIIIe siècle par les villes Scandinaves, avait tourné finalement au profit des villes allemandes, (rue Brème, Hambourg et Lübeck avaient supplanté Visby, et que cette transformation, en livrant le commerce du nord aux Allemands, avait introduit leur influence dans les villes du Danemark, comme en Suède et en Norvège. Ce fut le premier épisode de cette histoire. La réforme vint ensuite ; elle fut apportée d’Allemagne en Danemark en 1536, et renversa un clergé national et indépendant pour y substituer un clergé fonctionnaire et étranger. Les rois eux-mêmes étaient souvent d’origine ou tout au moins d’éducation allemande. La maison royale d’Oldenbourg, la même qui règne encore aujourd’hui, mais qui va bientôt s’éteindre, était, comme l’indique son nom, allemande d’origine, et ne tenait aux anciens rois du pays que par la descendance féminine. À peine la branche aînée était-elle devenue danoise, que la révolution de 1523 et la chute de Christian II avaient appelé la branche cadette, avec la nécessité de recommencer l’œuvre. La révolution de 1660, qui rendit sous Frédéric III la royauté toute-puissante, vingt ans seulement avant que le même changement s’opérât en Suède, et à l’époque même où un pareil système devenait la loi politique de la France, ne seconda que trop parfaitement l’impulsion qui entraînait le Danemark vers la perte de sa nationalité. En effet cette révolution, en ruinant l’ancienne aristocratie, privait encore le Danemark d’un de ses éléments de résistance et de force intérieure. La noblesse avait été pendant plus de deux siècles le soutien réel de l’état ; elle avait été riche, elle avait possédé la plus grande partie du sol, pendant que la masse des paysans était réduite au seul usufruit des terres, accablée de corvées et d’impôts, et dans quelques provinces soumise même au servage. Cette noblesse s’était montrée à la hauteur de son devoir ; elle avait protégé les sciences et produit des jurisconsultes habiles : l’astronome Tycho-Brahé et l’historien Arild Hvitfeld étaient sortis de son sein. Elle était rompue aux affaires de l’administration et avait donné de véritables hommes d’état ; pendant la minorité de Christian IV, elle avait bien gouverné, et le dernier représentant de sa grandeur, Corfitz Ulfelt, bien que son ambition excessive l’eût finalement entraîné dans les intrigues et dans la trahison même, avait fait preuve d’une personnalité imposante et digne. Enfin cette noblesse avait donné au Danemark, par Peter Skram, Herluf Trolle, Frantz Brokenhuus, Daniel Rantzau, celui-ci né holsteinois, l’éclat de la grandeur militaire[3]. Malheureusement le vice inné de toute oligarchie sans contre-poids et sans frein avait fini par atteindre l’aristocratie danoise : les intérêts égoïstes de la caste étaient devenus plus chers à ces nobles que le patriotisme et l’intérêt de l’état ; par ses odieux privilèges, par son imprévoyance et son égoïsme, la noblesse avait compromis le Danemark dans la guerre avec le belliqueux roi de Suède Charles X Gustave, et elle avait mérité de supporter enfin la responsabilité des désastres qui avaient failli effacer le Danemark du nombre des états indépendans. Quand la diète de 1660 se réunissait à Copenhague pour remédier aux maux de la guerre, quand il y avait un mouvement des esprits vers une réorganisation des pouvoirs politiques plus conforme aux besoins de l’état, la noblesse n’avait ni assez d’intelligence ni assez de patriotisme pour comprendre la nécessité : au lieu de se mettre à la tête du mouvement pour le diriger, elle s’obstina dans ses privilèges et provoqua la révolution qui réduisit son pouvoir au néant.

La bourgeoisie, grossie du clergé, qui se recrutait depuis la réforme dans ses rangs, avait aussi contribué à cette révolution. Elle avait senti lourdement le fardeau et les maux de la guerre avec la Suède. Sa seule énergie, son abnégation, son dévouement avaient détourné la complète dissolution du Danemark. Elle avait la conscience du devoir bien rempli ; on s’en apercevait à l’énergie nouvelle de son langage et de ses demandes dans la diète de 1660. Elle aussi, elle avait un passé. Elle avait, dans la longue guerre civile appelée la guerre du comte Grevens feide)[4], soutenu vaillamment, bien que sans succès, le roi-bourgeois Christian II contre la noblesse. Elle avait appuyé la réforme, protégé son apôtre, Hans Tausen, et assuré par son consentement l’adoption du luthéranisme. Elle était en possession d’une autonomie communale, qui était une force réelle, et qu’elle comptait bien transformer en puissance politique. — Quant aux paysans, l’injustice des temps les avait réduits à une dégradation sociale et politique presque complète. Le nombre des paysans propriétaires avait toujours été en diminuant ; on ne les retrouvait plus guère que dans le nord du Jutland et dans l’île de Bornholm. Le triomphe de la noblesse contre Christian II leur avait été funeste en brisant la dernière résistance contre l’aristocratie ; les nobles s’étaient emparés presque partout de la propriété des terres, ne leur laissant qu’un usufruit peu assuré contre l’arbitraire et encombré de charges écrasantes. Bientôt beaucoup d’usufruitiers avaient préféré renoncer à leurs droits, afin de se soustraire à de tels fardeaux. La noblesse avait alors senti la nécessité de contraindre les paysans à rester sur leurs terres, et elle avait réussi à réduire en servage ceux des îles de Sélande, de Laaland, de Falster et de Möen. Dans ces circonstances, l’ancienne autonomie des communes rurales s’était affaiblie. Même dans les rares assemblées nationales que la noblesse daignait convoquer, la représentation des paysans était devenue illusoire et avait fini par disparaître à peu près complètement. Aussi, lors de la diète assemblée à Copenhague en 1660, il ne fut plus question de cette classe de la population. Après la révolution seulement, on appela quelques paysans de l’île voisine de la capitale, Amager, pour consentir au fait accompli. Sans autonomie communale, sans droit de propriété, sans éducation, réduite même dans quelques contrées à l’infime servage, la classe des paysans avait perdu, avec l’influence, tout intérêt aux choses publiques. Elle se plia sans résistance sous le joug de la monarchie administrative. Elle n’avait rien à perdre ; elle pouvait prévoir tout au contraire que la monarchie serait un jour inévitablement amenée à s’appuyer sur elle, au moins en partie, et en améliorant son sort.

Ainsi rien ne s’opposait au triomphe de la royauté absolue eu Danemark. C’était bien l’absolutisme en effet qui devait sortir finalement de la révolution de 1660, non pas que ce résultat dût apparaître tout d’abord, car la révolution n’avait fait en réalité que proclamer l’hérédité de la couronne et abolir la constitution : il avait été expressément entendu qu’une constitution nouvelle serait élaborée et ferait un partage plus égal du pouvoir politique entre les différentes classes de la société ; mais, par une suite de la désunion et de l’inexpérience générales, l’œuvre de la diète resta incomplète : elle se chargea seulement de détruire la constitution précédente, et s’en remit pour le reste à la royauté elle-même. Cinq ans plus tard (14 novembre 1665), le roi fit en effet élaborer la loi royale, qui établissait l’absolutisme le plus complet ; elle ne fut publiée, il est vrai, qu’en 1709, mais lorsque, depuis cinquante ans déjà, dans le silence même, la royauté s’était arrogé en réalité tous les pouvoirs. La monarchie administrative dirigea les destinées du Danemark jusqu’en 1834, date de l’introduction d’une représentation provinciale.

Si un tel changement s’était accompli, comme chez nous, à la suite d’une alliance intime entre une royauté nationale et une bourgeoisie intelligente au nom de l’égalité, la liberté aurait pu en souffrir, la puissance du pays et son individualité nationale s’en seraient du moins accrues. Malheureusement ici la royauté se faisait allemande, elle livrait à la fois le gouvernement et l’administration à des Allemands, et nulle classe de la nation danoise n’était plus assez forte pour s’opposer à l’envahissement de la nationalité germanique. La royauté administrative a rendu quelques importans services au Danemark : elle a réalisé la fusion dans un seul code des anciennes lois qui régissaient les diverses provinces, la simplification de l’organisation judiciaire et administrative, l’introduction de l’instruction primaire, l’affranchissement des paysans[5] et l’amélioration de leur condition économique ; mais, en faisant tout cela par des mains allemandes, elle a fait subir au Danemark un véritable fléau, elle lui a légué le germe de divisions intestines et de dissolution contre lequel il se débat aujourd’hui. Le premier des rois héréditaires, Frédéric III, était un Allemand. Comme fils cadet, il n’avait pas dû espérer la couronne, et, d’après les habitudes de ce temps, on avait pourvu à un entretien digne de son rang en lui procurant les revenus d’une dignité ecclésiastique sécularisée à Lubeck ; il s’y était marié à une princesse allemande. La mort de son frère aîné le fit parvenir au trône ; mais la reine et lui amenèrent une camarilla d’aventuriers allemands, qui, s’augmentant sans cesse, travailla dès lors à établir l’absolutisme et à dénationaliser le Danemark. Son fils fut élevé comme un Allemand. Si quelque représentant du génie national, comme l’habile homme d’état Griffenfelt[6], venait à s’élever, la puissance des favoris allemands conspirait et obtenait sa chute. Le dernier degré fut atteint sous Christian VI (1730-1746), et pendant tout le reste du XVIIIe siècle, époque d’abaissement et de mépris pour la nationalité danoise, le Danemark fut traité par l’Allemagne en pays vassal et en pays vaincu, la diplomatie et l’administration livrées aux Holsteinois, l’allemand substitué au danois comme langue officielle et, peu s’en faut, comme langue des églises et des écoles.

Cet envahissement du germanisme en Danemark était-il par quelque côté légitime ? Doit-on le condamner ? Faut-il, en présence de l’expansion d’une grande et noble race, prendre le parti des petites nationalités et applaudir à un morcellement stérile ? La réponse à de telles questions est évidemment dans la mesure de la vitalité des peuples, dans celle des services qu’ils ont rendus à la civilisation et de ceux qu’ils pourraient offrir encore. La règle est l’intérêt commun, l’avantage qu’apporte à la société européenne la variété des génies qui la composent et qu’une harmonieuse unité réunit. Toute nationalité qu’animent des souvenirs communs et de communes espérances, qui se reconnaît à une langue dont les caractères sont vraiment distincts, et qui a obtenu enfin cette consécration politique de former de l’aveu de tous un ou plusieurs états souverains, doit être respectée dans ses fractions comme dans son ensemble ; on doit la traiter comme une sœur. Qu’est-ce que la monarchie souveraine de Danemark, sinon une fraction importante de la famille Scandinave et son avant-poste en face des Allemands ? Que les deux peuples aient une origine commune au berceau de la grande race germanique, cela est certain ; mais ils se sont séparés pour l’immigration, leurs langues et leurs génies sont devenus différens ; des caractères particuliers font reconnaître les idiomes Scandinaves[7] et les distinguent de tous les dialectes allemands ; le génie du Nord est plus pratique et plus simple, sans être moins héroïque ou moins élevé. Dans l’histoire, les Scandinaves ont eu certes un assez grand rôle, qui ne se confond pas avec l’épopée tudesque ; leur énergie native a plus d’une fois ravivé les premiers temps du moyen âge ; elle leur assigne encore aujourd’hui le devoir d’une résistance à plusieurs égards nécessaire pour l’équilibre de l’Europe.

Cette énergie avait sommeillé pendant le XVIIIe siècle : c’était, là comme ailleurs, le temps d’une diffusion intellectuelle et morale qui, si elle avait persisté après avoir donné ses fruits, menaçait d’étouffer dans une promiscuité douteuse les nobles idées de patrie et de nationalité. Heureusement les dernières années du siècle virent se réveiller dans presque chacune des nations de l’Europe le sentiment généreux d’une personnalité ayant conscience de ses devoirs non moins que de ses droits ; ce mouvement se produisit dans le Nord comme dans le reste de l’Europe, et le Danemark en particulier en eut conscience vis-à-vis des Allemands. Dès le milieu même du siècle, un grand poète dramatique Holberg avait exprimé vivement l’antipathie des deux caractères. Fondateur du théâtre dans le Nord, il faisait l’éducation politique et morale de la bourgeoisie en livrant à sa risée sur la scène les types allemands, sous le respect desquels elle se tenait encore courbée, soit que, dans son Didrik terreur des hommes et dans son Jakob von Thyboe, il tournât en ridicule le soldat et l’officier allemands, brutaux, fanfarons, ivrognes et grossiers, soit que, dans son Ulysse d’Ithaque, il fit gaiement justice des misérables compositions dramatiques dont l’Allemagne se contentait et qu’elle imposait à ses voisins. — Le germanisme eut sous l’important ministère du réformateur Struensée un dernier moment de triomphe, et puis la réaction commença : une loi importante sur le droit des nationaux, et qui date du 15 janvier 1776, peut en être regardée comme le premier signal. En même temps s’ouvrait toute une féconde période illustrée par des écrivains, des poètes nationaux ; le Danemark allait travailler à se reconquérir. Nous avons dit ailleurs sa renaissance politique et littéraire[8] ; cette œuvre de patriotisme n’est pas encore complètement achevée.

Elle n’est pas achevée, car c’est jusqu’à l’Eyder, c’est-à-dire jusqu’à la limite méridionale du Slesvig, que s’avançait jadis et que devrait se reconstituer entièrement aujourd’hui la nationalité Scandinave. Or l’Allemagne dispute encore l’entière et libre disposition de tout ce duché au Danemark. Tant que l’influence et l’intervention allemandes auront quelque chose à voir au nord de l’Eyder, le Danemark ne sera pas véritablement rentré dans l’entière possession de sa souveraine indépendance ; il ne sera pas libre de ses mouvemens, de ses affections et de ses vœux.

Est-il vrai que le territoire Scandinave aille réellement jusqu’à l’Eyder et que ce fleuve soit la limite que l’ethnographie et l’histoire ont tracée ? Les preuves en abondent. Jusqu’à la fin du XIVe siècle, tout le pays jusqu’à l’Eyder s’est appelé le Jutland, et le Slesvig actuel était nommé le Jutland méridional. Les Danois étaient postés sur l’Eyder quand Charlemagne, dans le cours de ses campagnes contre les Saxons, pénétra jusqu’à l’Elbe. Par l’exemple des Saxons défaits, ils purent apprendre ce qu’ils devaient attendre, s’ils ne s’opposaient au conquérant. Les rois des Jutes, Sigfred et son frère Godfred, reconnurent aussitôt le danger. Sigfred prit le chef saxon fugitif Wittekind sous sa protection, et le soutint dans sa résistance courageuse contre les Francs. Godfred lui-même se mit en campagne avec une grande armée et une puissante flotte. Il poussa victorieusement jusqu’à l’Elbe et jusqu’au Rhin, prit la forteresse fondée par l’empereur sur l’Elbe, subjugua la Frise, et pensa même visiter Charlemagne dans sa résidence d’Aix-la-Chapelle. Le grand empereur fut délivré de cet ennemi entreprenant et dangereux quand Godfred fut tué traîtreusement par un de ses propres guerriers. Son successeur Hemming, moins belliqueux, fit la paix avec Charlemagne dans une entrevue sur l’Eyder en 811, et ce fleuve fut établi comme limite commune entre le royaume du Danemark et l’Allemagne ; tel est le récit d’Adam de Brème. Godfred, avant sa mort, avait entrepris un ouvrage qui, aussi bien que ses faits d’armes, le rend digne d’être nommé le premier protecteur de la frontière danoise contre les Allemands. C’était le célèbre ouvrage de défense appelé le Kurvirke ou le Kurgraben[9], consistant en un mur de défense avec un fossé, depuis l’embouchure de la Slie jusqu’à la petite rivière de la Trène. Pendant plus de cent années, ce mur fut une fortification danoise contre les attaques du midi, jusqu’au moment où la reine Thyra construisit elle-même un peu plus au nord un autre mur plus formidable encore, le fameux Dannevirke, que des marais impraticables reliaient vers l’ouest au pays des Frisons. Veut-on vers la fin du IXe siècle un autre témoin de la frontière nationale danoise : ce sera le Norvégien Other, lequel fit alors deux voyages à l’extrême nord, et en laissa le récit à Alfred le Grand, roi des Anglo-Saxons, qui nous l’a conservé ; il dit formellement du port de Hedeby (aujourd’hui la ville de Slesvig) qu’il appartient aux Danois. Tous les anciens écrivains islandais des XIIIe, et XIVe siècles comprennent sous le nom général de Danemark tout le pays jusqu’à la limite septentrionale du Holstein. Des inscriptions runiques, probablement du Xe siècle, ont été trouvées sur le territoire entre le Dannevirke de la reine Thyra et le Kurvirke de Godfred ; les formules et le style de ces inscriptions offrent une parfaite ressemblance avec l’ancienne langue du Nord, et point du tout avec l’idiome de l’Allemagne. Ces inscriptions sont gravées sur des pierres funéraires : les noms propres qui y sont inscrits se retrouvent encore dans le Jutland méridional. Au temps même où les envahissemens de l’Allemagne violaient la frontière danoise, le droit historique était rappelé par l’inscription qu’on lisait au-dessus de la porte de Rendsbourg, du côté de l’Allemagne : Eidora Romani terminus imperii, inscription qui n’a disparu qu’au lendemain de la dissolution de l’empire allemand, quand le gouvernement danois jugea superflu de rappeler cette vérité historique et nationale.

L’histoire du droit se trouve entièrement d’accord avec tant d’autres témoignages. En 1413, le roi de Danemark, Éric de Poméranie, avait fait proclamer par le parlement danois que les ducs du Jutland méridional avaient forfait leur fief à cause de félonie. Une guerre éclata. Pour mettre fin au désaccord, on convint des deux côtés de s’en rapporter à l’arbitrage de l’empereur Sigismond. Et comme les ducs prétendaient alors déjà que leur fief formait un pays séparé, le roi Eric leur opposa, entre autres argumens, que les lois et le droit du Jutland méridional étaient les mêmes que ceux du Jutland septentrional et de tout le Danemark, et que la cour centrale ou landsthing du Jutland septentrional aussi bien que la cour suprême du royaume étaient pour les tribunaux du Jutland méridional des instances d’appel. L’empereur Sigismond prononça lui-même, dans une déclaration du 28 juin 1424, que tout le Jutland méridional, avec la forêt danoise au sud-est de la province (Danske skov en danois, dänisch-wold en plat-allemand), avec l’île d’Als et les districts frisons, appartenait au royaume de Danemark. Un siècle plus tard, la cour camérale de l’empire allemand prétendit que l’évêché du Slesvig appartenait à l’Allemagne, et par conséquent devait contribuer aux impôts de l’empire. L’évêque répondit que l’Eyder était depuis les temps les plus reculés la frontière dano-allemande, que l’évêché du Slesvig dépendait du Danemark dans l’ordre temporel et dans l’ordre spirituel, ce que démontrait surtout ce fait que le droit danois était employé par tous les tribunaux du pays, et la cour camérale reconnut (1587) que l’évêché du Slesvig faisait partie du royaume de Danemark, et n’appartenait point à l’Allemagne. Ce qui était vrai de ces temps l’est aussi du nôtre. Sans doute la procédure et le droit pénal, qui forment la partie variable du droit, se sont fortement empreints d’élémens étrangers tout en gardant un fond national : mais le droit civil, qui est le noyau du droit, est resté absolument national : les emprunts étrangers y sont imperceptibles. Aucune codification générale n’ayant eu lieu dans le Slesvig pendant six siècles, cette province garde encore aujourd’hui l’ancien et vénérable code du roi Valdemar, connu sous le nom de loi jullandaise[10], avec les modifications et additions apportées successivement par la législation commune du Danemark et du Slesvig. Bien que cette loi émanât d’un pouvoir législatif, de l’assemblée de la nation siégeant à Vordingborg en Sélande avec la sanction du roi, elle n’était pourtant dans la réalité qu’un recueil des usages et des coutumes traditionnels de tout le Jutland septentrional et méridional, y compris le pays accessoire des Frisons, les îles de Fionie, de Langeland, d’Aïs, d’Aerö et de Samsö ; telle était l’étendue de ce qu’on appelait le territoire de droit jutlandais[11]. Bien plus, si l’on compare le droit encore aujourd’hui en vigueur dans le Slesvig avec deux monumens législatifs du Danemark plus anciens encore que la loi de Valdemar, — l’ancienne loi municipale de la ville de Slesvig, composée en danois à la fin du XIIe siècle, et le curieux livre terrier de Valdemar (Valdemars Jordebog), sorte de doomsday-book danois rédigé vers 1230, registre de toutes les possessions et de tous les revenus du roi dans le royaume, y compris le Jutland méridional, — on se convaincra que le droit actuel du Slesvig ressemble pour le fond, non-seulement à la loi de Valdemar, mais à ces deux monumens antérieurs, et présente, une incontestable parenté avec le droit Scandinave en général bien plutôt qu’avec le droit allemand.

Si nous faisions sur les langues la même recherche que nous venons de faire sur le droit, étude qui nous serait rendue facile par le curieux ouvrage qu’a publié récemment à Copenhague M. Allen[12], nous obtiendrions le même résultat. Nous verrions le Danemark tout entier, surtout les hautes classes dans les villes, envahi partiellement, à certaines époques de son histoire, par la langue allemande, devenue la langue officielle, celle de la haute administration et des affaires ; mais nous verrions aussi le peuple et les campagnes conserver l’idiome national, et le tenir en réserve pour le jour de la réaction anti-germanique. M. Allen suit les progrès de cette réaction, qui insensiblement, pendant toute la première partie du XIXe siècle, reconquiert le pays, mais qui, une fois arrivée dans la partie méridionale du Slesvig, y trouve la langue allemande trop fermement implantée, par suite du voisinage du Holstein, pour en pouvoir encore triompher. Le midi du Slesvig a parlé jadis le danois comme tout le reste du Nord ; mais sa langue est aujourd’hui un patois plat-allemand fort désagréable, pire que celui de nos campagnes alsaciennes. La réaction nationale en Danemark, après avoir reconquis le royaume et une partie du Slesvig, s’est arrêtée devant ce germanisme établi en maître. Loin de faire appel, contre une usurpation consommée, à des violences législatives ou morales, le gouvernement danois a reconnu par ses règlemens administratifs que la langue du midi du Slesvig était désormais l’allemand, et il n’en a pas contesté l’usage. Tout le duché a été, sous le rapport de la langue, divisé en trois districts. Excepté une commune danoise dans la ville de Flensbourg, le district méridional est entièrement allemand, et contient 177,000 habitans. Le district septentrional est entièrement danois, et compte 135,000 âmes. Le district intermédiaire, au centre du duché, est, sous le rapport des langages, à peu près également mélangé. Toutefois les villes, ou plutôt les bourgs, car on s’aperçoit bien de l’exiguïté des nombres sur lesquels nous calculons, appartiennent de préférence à l’idiome allemand, et les campagnes à la langue nationale ; 218,000 habitans appartiennent à la première catégorie, 176,000 à la seconde. Voici comment dans ce district intermédiaire l’usage des deux langues est réglé. Pour le service divin, dans les villes, on prêche tous les dimanches en toutes les deux également ; dans les campagnes, on alterne, les sermons et instructions ayant lieu un dimanche en danois, le dimanche suivant en allemand. Les baptêmes, la communion, les mariages, sont célébrés dans la langue choisie par les intéressés. Dans les écoles, l’éducation est donnée en danois, mais quatre heures par semaine sont consacrées dans les classes supérieures à l’étude de l’allemand. Les deux langues sont aussi employées également pour les procès civils ou criminels et pour l’administration. Dans l’assemblée des états provinciaux, chaque député choisit la langue dont il entend faire usage ; le président et le commissaire royal sont seuls tenus de s’exprimer dans l’une et dans l’autre. Le gouvernement danois a modifié tout récemment dans le sens de la tolérance la disposition suivant laquelle la préparation à la confirmation et la confirmation elle-même devaient se faire en danois.

On voit que le germanisme n’a pas reculé jusqu’à la frontière méridionale du Slesvig, et qu’il est resté campé dans une partie de ce duché. On voit aussi que la résurrection nationale du Danemark n’a pas brisé absolument toutes les chaînes qui avaient été imposées au pays, et qu’elle n’a pas employé la violence pour revendiquer ses droits. Les droits, au point de vue historique, n’en étaient pas moins incontestables : le Slesvig avait jadis parlé danois jusqu’à l’Eyder, et si l’idiome Scandinave réclamait son ancien empire, le gouvernement danois était bien venu et très fondé à le propager et à le soutenir.

Quant aux duchés de Holstein et de Lauenbourg, allemands dès l’origine, ils relèvent aujourd’hui encore de la confédération germanique, dont le roi-duc de Danemark-Slesvig[13] est membre comme suzerain de ces deux duchés. Là ne s’est jamais montrée la lutte entre les deux nationalités, parce que jamais l’Eyder n’a cessé d’être la véritable limite des peuples Scandinaves, bien que, par une suite des anciennes relations féodales, les souverains du Danemark étendissent leur suzeraineté jusqu’à l’Elbe.

Voilà comment, le germanisme ayant aux derniers siècles envahi le Danemark, une réaction nationale l’ayant ensuite fait peu à peu reculer et rentrer à peu près dans ses justes limites, il s’agit maintenant de l’y contenir, et de défendre contre son goût perpétuel d’envahissemens un sol péniblement reconquis. Recherchons par quels moyens, par quels pièges cachés les nouvelles attaques s’organisent ; ouvrons les papiers d’état, examinons de part et d’autre les argumens de la diplomatie ; cette discussion nous amènera sans doute à une vue claire du sujet, et peut-être ensuite à la proposition d’une solution définitive. Aussi bien la solution est pour nous évidente depuis longtemps, et nous aurons simplement à montrer que, facilement prophète, nous avions ici même, dès les arrangemens pris en 1852, prédit plus d’une fois ce qui est arrivé depuis, et présenté à l’avance comme inévitable la solution que le lecteur, s’il veut bien suivre avec attention le simple exposé des faits, n’aura pas de peine à découvrir et à proposer de lui-même.


II

Le 4 avril 1848, quand les insurgés des duchés envoyèrent des députés à Copenhague pour demander l’union entre le Slesvig et le Holstein et leur séparation d’avec le royaume de Danemark, le roi leur répondit qu’il avait la volonté d’accorder au Holstein une constitution des plus libérales et de s’associer, pour ce qui regardait ce duché, très franchement à l’œuvre de l’unité allemande qu’on allait tenter à Francfort, mais qu’il n’avait ni la volonté ni le droit de séparer du patrimoine de la nation danoise le duché de Slesvig, qui en était une ancienne province et une partie intégrante. On accueillit sa réponse par la guerre, de concert avec l’Allemagne. Il la soutint énergiquement, de concert avec son peuple : deux millions contre quarante millions d’hommes, mais le droit contre l’injustice, le patriotisme contre l’ambition. Les paroles de Frédéric VII contenaient tout le programme du gouvernement danois ; il n’aspirait à autre chose qu’à organiser par des institutions libres, promises par le précédent roi dès avant les révolutions de 1848 et par Frédéric VII lui-même, à son avènement en janvier de cette fatale année, la monarchie danoise, composée des îles, du Jutland et du Slesvig. Le Holstein, appartenant à la confédération germanique, ne serait uni au royaume que par un lien personnel, Frédéric VII se trouvant à la fois roi-duc de Danemark-Slesvig et duc de Holstein ; la question des institutions à donner, à ce duché en particulier devait se traiter à part, avec la diète de Francfort et avec le duché lui-même. Dès le milieu même de la guerre, Frédéric VII se mit à l’œuvre : il signale 5 juin 1849 une constitution fort libérale, qui avait été discutée par les représentans du Danemark, et qui était destinée à s’étendre au duché de Slesvig. Malheureusement le Slesvig était encore au pouvoir de l’insurrection ; et l’on ne pouvait songer à lui appliquer les institutions nouvelles. Dès que les négociations avec l’Allemagne commencèrent, le, gouvernement du Danemark vit bien que ses adversaires, qui n’avaient pas sans de vastes projets secouru des sujets révoltés, n’admettraient à aucun prix le système de l’union personnelle, qui était conforme au droit et qui sauvait le Danemark. En vain s’efforça-t-il de faire accepter un projet (celui des notables de 1850) qui, modifiant en plusieurs points l’union personnelle, formait une certaine unité restreinte. Ce n’était point assez encore : la Prusse et l’Autriche, qui occupaient au nom de la confédération le Holstein, ne permettaient point au roi-duc, souverain légitime, de pacifier lui-même ce duché par ses propres soldats. Elles refusaient de retirer leurs troupes et de rendre l’autorité au roi avant d’avoir été instruites de la manière dont on promettait d’organiser la monarchie, et elles entendaient bien dicter l’organisation qui leur convenait davantage, pesant ainsi moralement d’un grand poids sur les résolutions du roi de Danemark. Elles ne consentirent à retirer leurs troupes et à persuader à la diète de Francfort de ratifier la paix que lorsqu’on leur eut donné communication du projet auquel le roi de Danemark s’était vu réduit par elles, et que publia la proclamation royale du 28 janvier 1852. Ce projet annonçait, comme on se le rappelle, en échange et en remercîment du principe de l’intégrité de la monarchie garantie par les grandes puissances, la fameuse œuvre de la constitution commune, œuvre périlleuse, qui, sous prétexte d’une prétendue égalité entre les différentes parties de la monarchie danoise, dissolvait cette monarchie, éloignant le Slesvig du royaume proprement dit, faisant de celui-ci une province, et rapprochant du Slesvig le Holstein ; œuvre tout allemande et exclusivement profitable aux ambitions de l’Allemagne, œuvre comparable aux trames qui avaient préparé autrefois le démembrement de la Pologne.

Nous avons plus d’une fois montré, depuis 1852, quels pièges inévitables recelait cette coupable conception. Nous avons adjuré la diplomatie occidentale (par malheur occupée de bien autres affaires alors) de ne pas la consacrer quand il était temps encore, et de la renier s’il était possible après l’avoir une fois acceptée. Nous avons proclamé que cette malfaisante machine, après avoir multiplié autour d’elle les désastres et les blessures, ne pourrait pas même entrer régulièrement en mouvement, qu’on la verrait craquer et se disloquer de toutes parts. Nous a-t-il fallu beaucoup de temps pour être témoins de tous les effets prédits ? — Trois ans à peine. En effet la constitution commune promise le 28 janvier 1852 a été proclamée le 2 octobre 1855. Sur la demande même de l’Allemagne, elle a été suspendue pour le Holstein et le Lauenbourg le 6 novembre 1858, et, comme nous avons assisté aux tiraillemens de ses mouvemens informes, nous assistons aujourd’hui aux inextricables difficultés de son naufrage partiel (puisse-t-il devenir complet et définitif !). Dès le mois de juin 1854, on a pu constater le premier effet, pour les intérêts danois, de la conception imposée par l’Allemagne. Le ministère vint dire aux chambres réunies à Copenhague : « La constitution danoise, telle qu’elle a été donnée en juin 1849, telle que nous l’aurions tous conservée avec plaisir, n’existe plus. Ce qui faisait le fond même de la constitution donnée à la monarchie danoise a disparu le 28 janvier 1852. Il ne faut jamais oublier cela ; il ne sert à rien de l’oublier. Ce qui en subsiste aujourd’hui, c’est une forte et libre constitution pour le royaume de Danemark. Si nous voulons affermir cette constitution pour le royaume, ne perdons pas le temps à nous quereller sur les restes froids et périssables de la constitution de la monarchie, dont il n’y a plus rien à faire. » Un orage éclata à ces paroles, mais un orage impuissant : le ministère exprimait le langage de la nécessité à laquelle il fallait obéir. Oui, dorénavant et de par la constitution commune qui allait être publiée, le Slesvig ne faisait plus partie du royaume de Danemark, lequel ne comprenait désormais que le Jutland propre et les îles. Ce royaume était réduit à l’état de province, au même titre que le duché de Slesvig ou que le duché de Holstein ; la constitution libre donnée le 9 juin 1849 n’était plus destinée à s’étendre à la monarchie, mais elle devenait une constitution particulière et provinciale en attendant que le roi en octroyât une autre pour le Slesvig et une pour le Holstein ; les chambres réunies à Copenhague n’étaient plus le parlement danois, mais la représentation particulière et provinciale d’une partie de la monarchie ; les affaires particulières de ce qu’on appelait désormais le royaume proprement dit ressortissaient seules de leur autorité, comme les affaires particulières du Slesvig ou du Holstein ressortiraient seules de l’autorité des états provinciaux qui allaient se relever dans ces duchés. Quant aux affaires communes intéressant toute la monarchie, elles allaient être confiées à une assemblée nouvelle, le rigsraad, réunissant les représentans de toutes les différentes parties de l’état d’ensemble. On comprend, sans qu’il soit besoin de beaucoup d’explications, tout le danger d’une telle création : les députés du Holstein, duché allemand et dépendant de la confédération germanique, allaient siéger dans, cette assemblée commune à côté des députés du royaume et de ceux du Slesvig, avec un droit égal à délibérer sur les affaires communes ; ils allaient faire intervenir dans ces délibérations des intérêts en partie allemands ; bien plus, si l’on se rappelait l’union que le germanisme avait jadis créée entre le Slesvig et le Holstein, si l’on réfléchissait que la réaction nationale avait a peine brisé ces liens, que l’insurrection de 1848 avait pris pour mot d’ordre le schleswig-holsteinisme (comme on dit et comme on écrit en Allemagne), on n’avait pas de peine à comprendre que laisser le Slesvig soumis à des institutions différentes de celles du royaume, mais semblables à celles du Holstein, c’était exposer le duché danois à subir constamment l’influence du duché allemand, c’était l’éloigner toujours davantage du royaume de Danemark et le rapprocher de la confédération germanique.

Il est vrai, nous le disions, que la machine ne pouvait pas fonctionner. Les états provinciaux du Holstein et même ceux du Slesvig prétendirent que les constitutions provinciales octroyées par le roi, et que la constitution commune décrétée de même, étaient illégales tant qu’elles ne seraient pas revêtues de l’approbation des assemblées particulières. L’Allemagne prit en main leur cause ; le gouvernement danois, poussé à bout, céda : il révoqua la constitution commune pour le Holstein et le Lauenbourg, et vit les états du Holstein, convoqués au commencement de 1859, au lieu de préciser leurs objections et leurs griefs, présenter tout un nouveau projet de constitution commune qui eût consacré, si on l’eût adopté, l’anarchie et le démembrement de la monarchie danoise.

Il s’agit aujourd’hui de refaire l’œuvre à moitié détruite, car l’Allemagne n’entend pas qu’on renonce à la promesse forcée d’une constitution commune, et cependant elle la rend impossible à l’avance par ses prétentions à l’égard du Holstein et de sa position dans l’ensemble de la monarchie. Ceci nous amène à la dernière phase de la question, ouverte par la résolution de la diète de Francfort du 7 février 1861 : elle a déclaré qu’elle ne reconnaîtrait valable pour le duché de Holstein, au moins provisoirement et jusqu’à la confection d’une autre constitution commune, aucune loi qui n’aurait pas été préalablement consentie par les états de cette province ; appuyant cette déclaration sur des résolutions antérieures, notamment sur celle du 8 mars 1860, elle a donné au Danemark un délai de six semaines pour faire droit à cette demande quant à la loi du budget, mise en vigueur sans ce consentement, et elle a décidé que si l’on ne faisait pas droit à son exigence, elle entrerait dans la voie d’une exécution fédérale. À qui est imparfaitement instruit ou ne regarde que de loin, la question paraîtra fort simple, et la diète de Francfort semblera, des deux parties en lutte, la plus libérale ; mais un court commentaire dissipera cette confusion. — Les lois concernant le Holstein sont de deux sortes : celles qui regardent seulement les affaires particulières de ce duché, celles qui lui sont communes avec les autres parties de la monarchie par un effet naturel de la constitution commune. Et c’est ici que le piège est caché. Les pays purement danois (Danemark et Slesvig) forment également, comme nous l’avons dit, avec les duchés allemands de Holstein et Lauenbourg un état unitaire. À côté du souverain commun, ils ont en commun aussi la représentation diplomatique et consulaire ; ils forment une unité militaire, l’armée et la flotte étant des institutions communes ; ils ont enfin sous beaucoup de rapports une communauté financière, la douane et les impôts indirects étant communs. S’il n’était question, dans la déclaration de la confédération germanique, que des affaires particulières au duché de Holstein ou purement provinciales, la demande serait complètement superflue. Les états holsteinois sont déjà en possession de ce pouvoir constitutionnel de voter les lois concernant les affaires provinciales, et si un développement de la constitution holsteinoise dans le sens libéral paraît désirable, ce n’est pas le gouvernement danois qui le refusera ; le roi de Danemark, à plusieurs reprises, a offert aux états des réformes libérales qui ont été repoussées à l’instigation des hobereaux holsteinois. Personne n’est assez ignorant ou assez naïf pour hésiter sur la question de savoir lequel est le plus libéral, du gouvernement danois, qui a rompu avec toutes les traditions du moyen âge pour s’élever au rang des états constitutionnels, ou de la représentation provinciale du Holstein, encore engagée, comme tout ce pays, dans les traditions et les mœurs féodales. Si la demande de la diète de Francfort ne regarde pas cette classe de lois particulières et provinciales, elle a donc trait aux lois communes de la monarchie, et il faut alors la traduire en ces termes : aucune loi votée par la représentation commune et concernant les affaires communes ne sera valable dans le Holstein sans le consentement des états provinciaux de ce duché. Au duché de Holstein sera concédé un droit de veto sur toutes les affaires communes à la monarchie danoise ! — Voyons les effets : l’armée est une institution commune ; or on a depuis longtemps reconnu l’absolue nécessité de réorganiser l’armée ; les états holsteinois reconnaîtront-ils cette nécessité ? Non ; ils ont déclaré leur sentiment sur ce point particulier : ils n’y consentiraient pas ; ils verront très volontiers, avec toute l’Allemagne, la force armée du Danemark énervée et diminuée par une organisation mauvaise. — C’est une institution commune que la marine militaire, et l’on sait par expérience que, contre les attaques de l’Allemagne, la flotte est la défense la plus efficace du Danemark. Cependant, s’il s’agit de voter des crédits extraordinaires pour augmenter la flotte, le veto du Holstein s’y opposera, et l’on ne pourra passer outre ! — Tout cela est insensé. — N’allons pas si loin chercher des exemples, et tenons-nous au seul article sur lequel la confédération germanique a cette fois appuyé sa déclaration : il faudra, exige-t-elle, que le budget périodique de la monarchie danoise soit revêtu, pour entrer en pleine vigueur, du consentement des états provinciaux du Holstein. Voilà donc le Holstein en possession d’arrêter d’un mot tout le gouvernement de la monarchie ! Le fera-t-il ? Assurément, si un tel moyen, à un moment donné, peut offrir des chances favorables à une agression de la part de l’Allemagne. — Déférer à la volonté de la diète de Francfort, c’est donc, dans le cas présent, se livrer soi-même-les mains liées au gré de l’Allemagne, préparer une absorption nouvelle du Danemark et rendre inévitables l’anarchie et la dissolution d’un état indépendant.

Voilà la difficulté, voilà le péril qui empêche le Danemark de céder à la volonté récemment exprimée par la diète de Francfort. On doit bien croire qu’un état de deux millions d’âmes ne s’expose pas étourdiment et sans motif sérieux à une guerre contre une nation de quarante millions d’âmes ; il faut qu’il soit contraint à cette lutte inégale, et quelle plus forte raison pourrait le contraindre que celle d’éviter le sort de la Pologne ?

Il est vrai, comme nous l’avons remarqué, que la confédération germanique ne prétend pas faire admettre ce veto absolu des états holsteinois dans une organisation définitive, elle ne l’exige qu’à titre de mesure provisoire ; mais attendez, voici une autre prétention, celle-ci permanente et qui aspire à s’imposer à la constitution future : la confédération germanique veut une représentation égale des diverses parties de l’état dans l’assemblée commune ou rigs-raad. — Est-ce que la constitution du 2 octobre 1855 n’a pas donné la réponse ? N’assigne-t-elle pas au duché de Holstein, comme au duché de Lauenbourg, une représentation proportionnelle à sa population ? Ou bien prétend-on que 544,419 Holsteinois aient dans l’assemblée commune autant de représentans que deux millions et plus de Danois et Slesvicois ? Ce serait une manière nouvelle de comprendre l’égalité. La réponse sur ce point n’a jamais été, malgré les instances de l’envoyé danois à la diète de Francfort, très précise. Si les déclarations officielles sont obscures, la prétention en soi n’est pas douteuse : oui, c’est bien là ce qu’on veut. Quelles en seraient les conséquences ? Exactement les mêmes que celles d’un veto accordé aux états holsteinois. L’élément holsteinois, c’est-à-dire purement allemand, entraînerait facilement vers lui dans le conseil commun la représentation slesvicoise, et tiendrait en échec l’élément purement danois ; il frapperait d’impuissance toute législation commune. C’est absolument, comme on voit, le même résultat que celui qui nous apparaissait tout à l’heure.

Ce n’est pas assez que l’Allemagne ait, grâce à la constitution commune, la porte du Holstein toujours légalement ouverte pour s’ingérer dans les affaires intérieures de la monarchie danoise ; il faut encore qu’au mépris de tous les droits historiques, au mépris d’une autorité par elle-même cent fois reconnue, elle poursuive l’administration et le gouvernement du roi de Danemark jusque dans le Slesvig, par cette bonne raison qu’il y a dans une partie du Slesvig des gens qui parlent le plat-allemand ! Écoutez les maximes des associations nationales[14] : « Il ne faut pas se restreindre, disent-elles, à sauvegarder les intérêts du Holstein ; il faut que notre action s’étende pour sauver aussi les droits sacrés de l’Allemagne quant au Slesvig. Si le moment n’est pas favorable pour mettre en avant nos prétentions, il vaut mieux attendre et tenir l’affaire en suspens que de pousser à une solution qui laisserait le Slesvig hors de cause. » Et les journaux de toutes couleurs, réactionnaires ou radicaux, libéraux ou conservateurs, tous d’un bout de l’Allemagne à l’autre énoncent les mêmes prétentions. Le même thème est développé par les députés des chambres de Hanovre, de Saxe, de Bade, de Wurtemberg, de Bavière et de Prusse. Il est même devenu, il y a quelques mois, le sujet de singulières déclarations dans la seconde chambre à Berlin.

Dans la séance du 3 mai 1860, à propos de quelques pétitions, un certain nombre de membres de cette chambre exhortèrent le gouvernement prussien à prendre énergiquement en main les intérêts et la défense de la population allemande du Slesvig, suivant eux fort opprimée. M. de Schleinitz, ministre des affaires étrangères, abonda dans leur sens, et affirma que le gouvernement du roi de Prusse avait cette cause fort à cœur, qu’il ne laisserait échapper aucune occasion d’en donner les preuves. Ces paroles, tout au moins imprudentes, devinrent l’occasion d’un échange de dépêches intéressantes entre les cours de Copenhague et de Berlin. Ces dépêches n’ont pas reçu de publicité en dehors du Danemark : elles sont cependant fort intéressantes ; la comparaison de ces pièces diplomatiques fait connaître clairement les argumens des deux parties ; on trouve d’un côté un langage net, sensé, inspiré par le droit et, la raison, de l’autre des ambiguïtés, des équivoques, du dédain, en un mot l’embarras d’une mauvaise cause qui, à défaut du droit, sent la force entre ses mains.

Dès le 16 du mois de mai, le ministre des affaires étrangères de Danemark, M. Hall, écrivit au ministre danois à Berlin, M. de Brockdorf :


« Monsieur le baron, la chambre des députés de Prusse s’est plu récemment à faire entrer dans le domaine de ses débats les affaires du duché danois de Slesvig, et elle a pris une résolution par laquelle, en transmettant au gouvernement du roi les pétitions soumises à la chambre, elle exprime la confiance que celui-ci, « de concert avec ses confédérés, ne négligera rien pour procurer enfin aux duchés de Slesvig et de Holstein la pleine jouissance de leurs droits outragés. » Si le gouvernement du roi de Danemark a pris connaissance de ces débats avec une bien grande surprise, c’est avec une véritable douleur qu’il voit l’attitude que le gouvernement prussien a affectée dans cette occasion. Ce gouvernement n’a pas trouvé un seul mot pour désapprouver le ton de ces débats, si inconvenant et si profondément blessant envers une puissance amie et alliée, pas une seule rectification ou une seule expression de doute à l’égard des outrages contre la vérité qui s’y sont produits. Au contraire son organe, le ministre des affaires étrangères, a formellement déclaré que le gouvernement partageait complètement les vues énoncées dans la pétition. Vis-à-vis des empiétemens de la chambre des députés, le gouvernement prussien a laissé à l’écart les principes incontestables du droit des gens et les actes formels, provoqués par la Prusse elle-même, par lesquels l’Allemagne, il y a quelques années, avait pleinement reconnu qu’il n’existe entre la confédération et le duché de Slesvig aucune relation soit politique, soit internationale. — L’usurpation de l’assemblée n’est pas atténuée par la circonstance que la résolution embrasse également le Holstein, attendu que les rapports de la confédération avec ce duché ne sauraient entraîner aucun droit à s’ingérer dans les affaires d’une autre partie quelconque de la monarchie danoise indépendante. Même pour ce qui regarde seulement le duché de Holstein, le gouvernement danois ne peut voir dans la résolution prise qu’une anticipation sur les délibérations encore pendantes de la diète de Francfort, anticipation d’autant plus déplorable qu’elle ne pourra que trop facilement avoir pour conséquence de compromettre le succès des discussions que le gouvernement s’est proposé de provoquer avec les états holsteinois sur la position définitive à donner au duché dans la monarchie. — C’est contre cette conduite de la chambre des députés prussienne, et en particulier contre l’attitude du gouvernement du roi de Prusse, que le gouvernement de sa majesté tient à faire ses réserves. Il proteste hautement contre l’immixtion dans les affaires intérieures d’une partie de la monarchie danoise qui se trouve en dehors de l’action du droit fédéral, et il signale dès à présent l’influence funeste que l’anticipation des discussions pendantes au sein de la diète de Francfort au sujet de la position constitutionnelle du Holstein pourra exercer sur l’issue de cette question. »


Bientôt après l’envoi de cette dépêche, M. Hall la développa dans une circulaire (25 mai) ayant pour but de faire remarquer à toutes les cours étrangères quelle lumière inattendue les débats auxquels il faisait allusion jetaient sur le différend dano-allemand en général.


« Il est clair à présent, disait-il, que les prétentions si ardemment soutenues relativement à la position du Holstein et du Lauenbourg dans la monarchie tendent à un tout autre but qu’à celui de protéger ces duchés dans leurs droits prétendus, et de leur assurer une position satisfaisante dans la monarchie danoise. On avait réclamé à grand bruit ce qu’on appelait, par un singulier abus de mots, « l’autonomie et l’égalité politique » de ces duchés, Selbstaendigkeit und Gleichberechtigung ; aujourd’hui c’est le rapporteur même du comité de la chambre prussienne qui établit en fait que le gouvernement danois non-seulement ne voudra jamais, mais encore ne pourra jamais remplir les exigences telles que l’Allemagne les entend. Une constitution unitaire, — seule reconnue naguère comme compatible avec les droits particuliers des duchés, — ne s’accorde pas, il l’avoue ouvertement, avec l’interprétation qu’on entend aujourd’hui donner à ces mots… Il est évident qu’au lieu de s’attacher à terminer d’une manière équitable le différend dano-allemand, on veut au contraire tenir cette question toujours en suspens, au grand dommage de la monarchie danoise, particulièrement des duchés allemands, et pour réussir finalement à étendre l’action de la diète sur le duché danois de Slesvig. La chambre prussienne a fait de son mieux pour raviver tous les souvenirs de 1848. Elle a hautement proclamé la doctrine du slesvig-holsteinisme, que l’Europe a condamnée. Or le gouvernement du Danemark, s’il a dû supporter dans le Holstein une immixtion de l’Allemagne qui n’était pas même entièrement légale, proclame du moins que le Slesvig, pays exclusivement danois, n’appartient pas et n’a jamais appartenu à la confédération, et que le gouvernement danois ne se trouve pas même obligé envers l’Allemagne par aucun traité ni aucune convention pour ce qui est de l’organisation et de l’administration de ce pays… »


Par l’arrêté fédéral du 29 juillet 1852, véritable acte final terminant les troubles et la guerre suscités en 1848, les différends qui existaient jusqu’alors entre le Danemark et l’Allemagne avaient été déclarés définitivement vidés. De l’aveu même de la Prusse et de l’Autriche, l’abolition de l’ancienne union administrative et judiciaire du Slesvig et du Holstein avait été reconnue parfaitement légitime ; le Slesvig-holtenisme avait été réprouvé. Il est bien vrai que, pendant les négociations de la fin de 1851 et du commencement de 1852, le roi de Danemark avait formulé certaines déclarations ; mais examinons dans quelles circonstances, en quels termes et avec quelle portée. « Les droits souverains du roi de Danemark nous sont sacrés, disaient la Prusse et l’Autriche[15] ; mais selon notre conviction la plus profonde, il ne leur serait porté aucune atteinte, si la position de sa majesté l’amenait à donner des explications (erläuterungen) à ses confédérés. » Pour répondre à ces désirs des grandes puissances allemandes, le roi de Danemark avait bien voulu faire connaître ses pensées relativement à l’organisation future de la monarchie et particulièrement à la position que le Slesvig y occuperait. Il avait déclaré qu’il n’avait pas l’intention d’incorporer le Slesvig au royaume, et qu’il lui laisserait pour ses affaires particulières sa constitution et son administration provinciales. De telles déclarations avaient, à coup sûr, une grande signification pour tout le monde et surtout pour les sujets du roi ; mais elles ne donnaient pas le moindre titre à l’Allemagne pour s’immiscer dans les affaires du duché danois de Slesvig. Ni les cabinets de Vienne et de Berlin ni la diète n’avaient prétendu en 1851 et 1852 donner à ces actes le caractère de transactions synallagmatiques et obligatoires qu’ils n’avaient réellement pas, et lorsqu’on prétendait confondre la libre manifestation des intentions du roi avec des engagemens internationaux, on affectait d’oublier la forme de ces déclarations, les réserves expresses du gouvernemens danois et la manière enfin dont l’Autrice et la Prusse les avaient accueillies. Elles avaient été d’ailleurs scrupuleusement exécutées par le gouvernement royal.

Telle était la protestation de M. Hall contre les démonstrations de la seconde chambre prussienne. Son langage n’était-il pas celui de la vérité et du bon droit ? Que l’Allemagne exigeât l’accomplissement de la promesse relative à la constitution commune, il y avait encore là quelques apparence de raison, à cause de sa compétence dans les affaires holsteinoises ; mais à quel propos rappelait-elle au roi de Danemark ses promesses envers le Slesvig ? N’était-ce pas là une affaire entre le souverain et ses propres sujets ? Elle-même n’avait-elle pas cent fois reconnu que la diète germanique n’avait pas plus que tout autre gouvernement, en principe, le droit de se mêler des affaires intérieures de l’indépendante monarchie danoise, particulièrement de celle du Slesvig ? M. de Schleinitz commençait lui-même par cet aveu sa réponse, sous forme de dépêche, au ministre de Prusse à Copenhague, M. de Balan (29 mai 1860) ; mais il est vrai qu’en même temps il transformait les explications de 1851 et 1852 (erläuterungen, le mot est formel) en des engagemens internationaux, en des stipulations formelles, de telle sorte que l’Europe tout entière, ou tout au moins la confédération germanique, devait absolument veiller sur la manière dont les promesses d’alors étaient exécutées envers le Slesvig. Partant de là, il soutenait que les droits consacrés par les arrangemens de 1852 en faveur des duchés leur étaient constamment refusés ; proclamant la fidélité « éprouvée et demeurée toujours inviolable » des sujets allemands du roi de Danemark, il défait M. Hall et qui que ce fût de citer un fait, un seul fait, de nature à faire croire que les droits sacrés du prince légitime eussent jamais été méconnus ou seulement mis en question par les populations de ces duchés allemands !

Celui qui parlait ainsi était le ministre de la même puissance allemande qui avait eu à négocier avec le Danemark le traité de Berlin pour terminer une guerre de trois années, durant laquelle cette puissance était intervenue au secours des duchés contre le roi de Danemark ! Il avait entendu parler pendant ces négociations d’un prince rebelle à châtier, de l’autorité royale à rétablir, d’une armée révolutionnaire de trente mille homme qui s’était battue contre l’armée royale sur le sol même du royaume, d’une représentation révolutionnaire qui avait discuté publiquement la déchéance de la maison d’Oldembourg, de la formation d’un état de SlesvigHolstein avec un autre duc que le prince légitime ; — il avait su tout cela pour en avoir été tout au moins le spectateur, — et pourtant M. de Schleinitz défiait qu’on lui citât un seul fait de nature à prouver que les sujets allemands du roi de Danemark eussent jamais méconnu son autorité ! C’était évidemment de l’ironie.

Nous n’avons pas dessein de discuter ici dans le détail toutes les difficultés particulières qui défraient la correspondance échangée depuis un an entre les cabinets de Copenhague et de Berlin. En résumé, M. de Schleinitz affirmait que le roi de Danemark avait pris formellement au sujet du Slesvig un triple engagement : 1° celui de ne pas incorporer ce duché dans le royaume de Danemark ; 2° celui de maintenir pour chacune des parties de l’état d’ensemble, et par conséquent pour le Slesvig, l’indépendance et l’égalité de droits dans la monarchie ; 3° celui enfin de conserver l’égalité de droits entre les deux nationalités danoise et allemande dans le duché de Slesvig. Il disait que ces trois engagemens étaient ou mal exécutés ou violés ; il prétendait par exemple que c’était une tentative réelle vers l’incorporation du Slesvig dans le royaume que le maintien d’un conseil commun (rigsraad) où ne paraissaient plus que les députés du royaume et du Slesvig après la suspension de la constitution commune pour le Holstein et le Lauenbourg, suspension prononcée à l’instigation même et sur les exigences de l’Allemagne, ce qui n’était pas soutenable en vérité. Sans nous perdre dans ces discussions, il nous suffit, pour le point de vue général où nous nous sommes placé, d’avoir montré comment, non contente de faire invasion, par le moyen du Holstein et de la constitution commune, dans les affaires intérieures de la monarchie danoise, la confédération germanique s’arrogeait, sur le fondement d’une interprétation tout arbitraire, une influence dans les affaires intérieures du Slesvig lui-même, c’est-à-dire d’une province de la monarchie danoise qui ne devait rien avoir de commun avec l’Allemagne. C’est tout ce que nous voulions établir et faire comprendre. — C’est aussi, après ce que nous avons dit du péril et de l’impossibilité d’une constitution commune, le second point important. La première difficulté ne subsiste même que par la seconde. L’organisation des rapports du Slesvig avec le Danemark d’une part, avec le Holstein, c’est-à-dire avec l’Allemagne, de l’autre, voilà, à proprement parler, le fond de la question. M. Hall l’a fort nettement résumée tout entière par ce mot d’une de ses dépêches : « Il faut prendre garde que le point de gravité du Danemark ne se déplace du côté de l’Allemagne… Si la conquête, d’abord morale, ensuite politique, du Slesvig en faveur de l’unité allemande réussissait, le Danemark n’existerait plus comme monarchie indépendante. »

Si le lecteur a compris par quelle double ouverture l’Allemagne s’ingère illégalement dans les affaires de la monarchie danoise, et s’il a saisi dans toute son étendue le péril d’une telle ingérence, qui, en déplaçant le centre de gravité de cette monarchie, la dissout inévitablement, le véritable but de ce travail est atteint, et nous pouvons formuler, sans crainte de paraître obscur, la seule solution qui puisse, à notre avis, sauver le Danemark, et rétablir sur ce point de l’Europe la justice foulée aux pieds.


III

La résolution prise par la diète de Francfort dans sa séance du 7 février 1861 comprend trois points. Elle refuse de reconnaître comme valables pour le Holstein et le Lauenbourg les lois de finance communes tant qu’elles n’ont pas obtenu le consentement des états provinciaux. Même déclaration pour les lois communes, de quelque nature qu’elles soient. Si enfin le Danemark n’a point fait avant six semaines une réponse satisfaisante, la diète fédérale procédera à l’exécution déjà préparée par l’arrêté fédéral du 12 août 1858. Il est vrai qu’il ne s’agit que d’un provisoire, en attendant que la constitution commune, suspendue le 6 novembre 1858 sur la demande de l’Allemagne pour le Holstein et le Lauenbourg, soit réédifiée ; mais nous avons démontré que la concession qu’on demande au Danemark consacrerait l’intrusion de l’influence allemande au cœur même de la monarchie danoise, que le Holstein, devenu une partie maîtresse de l’état, entraînerait facilement vers lui le Slesvig, et qu’enfin, suivant l’expression de M. Hall, le centre de gravité de la monarchie, désormais déplacé, la précipiterait infailliblement, après un temps plus ou moins court, sous la domination complète de l’Allemagne. Une fois cette concession faite, le provisoire risquerait de durer fort longtemps, grâce aux difficultés réelles d’une refonte de la constitution commune et grâce aux retards que les états ; holsteinois ne manqueraient pas de susciter. Ainsi, ne s’agît-il même que de ce provisoire, le Danemark ne saurait accepter sans se livrer. — Indépendamment de ces difficultés temporaires, la constitution commune, qui subsiste virtuellement, offre, nous l’avons dit, et continuera d’offrir, en dépit de toutes les combinaisons imaginables,’ une porte toujours ouverte à l’Allemagne pour s’immiscer dans les affaires intérieures du Danemark. — Enfin la situation mal définie du Slesvig, non incorporé au royaume proprement dit, mal séparé du Holstein allemand, qui lui glisse à l’oreille tous les mauvais conseils venus de Berlin et de Francfort, est encore un perpétuel danger.

Y a-t-il un moyen de détourner le péril du moment ? — Y a-t-il une solution définitive de la question tout entière ?

Quant au péril actuel, le Danemark tente de le détourner par de nouvelles négociations avec les états provinciaux du Holstein. Il leur propose, sans tenir compte des prétentions de la diète allemande quant au provisoire, un nouveau plan de constitution commune. Il est clair que, si les états holsteinois acceptent les propositions danoises, la diète germanique n’aura plus rien à voir quant à présent dans le débat ; l’exécution préparée deviendra complètement illégale. — Et ne l’est-elle pas dès ce moment ? C’est ici que nous voudrions justifier, si ce n’est pas fait déjà dans l’esprit du lecteur, ce que nous avons dit en commençant de l’obscurité dangereuse dont s’entoure volontairement peut-être la confédération germanique et de l’arbitraire avec lequel on la voit outre-passer ses propres lois. Recourons à ces lois mêmes ; écartant la multitude des facturas et des notes explicatives, saisissons quelques textes précis. — Prenons l’acte final de Vienne[16]. Les articles 26, 60 et 61 sont ainsi conçus :


« Article 26. — Lorsque dans un état confédéré la tranquillité publique est compromise par des actes de résistance formelle aux autorités établies et qu’il y a lieu de craindre que le mouvement séditieux ne se communique aux états voisins, ou lorsqu’une révolte a effectivement éclaté, et que le gouvernement, après avoir épuisé tous les moyens constitutionnels et légaux, demande lui-même l’assistance de la confédération, la diète est tenue de faire porter les secours les plus prompts pour le rétablissement de l’ordre légal. Si, dans le dernier cas, le gouvernement en question est notoirement hors d’état de réprimer la révolte par ses propres forces, et en même temps empêché par les circonstances de réclamer le secours de la confédération, la diète n’en prendra pas moins, sans y être expressément appelée, les mesures qu’elle jugera convenables pour le rétablissement de l’ordre et de la sûreté. Dans tous les cas, ces mesures ne pourront se prolonger plus que le gouvernement auquel la confédération a prêté secours ne le jugera nécessaire. ’ « Article 60. — Lorsqu’un membre de la confédération sollicite la garantie générale pour la constitution des assemblées d’états établies dans son pays, la diète est autorisée à s’en charger. Elle acquiert par là le droit de maintenir cette constitution lorsque l’une ou l’autre des parties intéressées en réclame la garantie, et d’aplanir les différends qui pourraient s’élever sur sp.n interprétation ou son exécution, soit par voie de médiation, soit par décision arbitrale, à moins que ladite constitution n’ait elle-même pourvu à d’autres moyens de concilier les différends de cette nature.

« Article 61. — Hors le cas de la garantie spéciale, la diète n’est point autorisée à intervenir dans les affaires relatives aux assemblées d’états ni dans des discussions qui pourraient avoir lieu entre ces assemblées et leurs souverains, tant que ces discussions ne dépasseront pas les limites au-delà. desquelles elles se confondraient avec les cas désignés par l’article 26… »

Voilà des textes d’une clarté suffisante. La diète a le droit d’intervenir dans un état de la confédération, — d’une part s’il y a eu dans cet état sédition ou révolte, si le souverain a fait de lui-même un appel à la diète, ou si cet appel a été notoirement empêché par la force, d’autre part si le souverain a demandé au préalable une garantie générale. Le roi de Danemark est-il dans l’un ou l’autre de ces cas ? Vous a-t-il jamais demandé une garantie des constitutions qu’il a octroyées à ses deux duchés allemands ? Y a-t-il eu récemment des émeutes à Kiel ? S’y est-on battu dans les rues ? Y a-t-il eu seulement, en dehors des états du Holstein, les moindres signes de révolte ouverte ? Dans les états eux-mêmes, peut-on dire qu’il y ait eu véritablement une lutte, quand le gouvernement a presque tout cédé ? Enfin le roi de Danemark vous a-t-il appelés à son secours, ou bien prétendez-vous, comme vous l’avez fait arbitrairement en 1848, qu’il n’est pas libre, et qu’évidemment il invoque l’Allemagne à son secours ? Qu’elles raisons enfin et quels textes invoquez-vous ?

Voyons maintenant de quelle arme au juste vous le menacez. Qu’est-ce que cette mesure politique qu’on appelle l’exécution ? C’est l’envoi de commissaires chargés d’établir dans le pays exécuté l’état de choses décrété par la diète fédérale, par laquelle ils sont nommés et qu’ils représentent. Le caractère essentiel de la mesure est que la confédération se substitue au souverain. L’instrument dont ces commissaires se servent pour faire exécuter les décrets de Francfort soit contre le peuple soit contre le souverain, c’est le corps d’armée qui les accompagne. Dans l’espèce, toute l’administration du Holstein sera donc soustraite au roi et dévolue aux commissaires ; aucun ordre émané du ministère holsteinois ne sera valable. Si donc l’exécution n’avait pour but que de faire respecter les droits des états holsteinois quant à la législation et à l’administration spéciales de ce duché, ce but pourrait être atteint par les décrets des commissaires directement et immédiatement. Telle n’est pas cependant la situation. Comme nous l’avons démontré, le droit qu’on réclame en faveur des états holsteinois est un veto quant aux lois qui régissent les affaires communes de la monarchie. Or il est évident que les décrets des commissaires ne sont pas à même de conférer effectivement un tel privilège aux états. Il est bien clair qu’il faut absolument pour ceci une déclaration, un acte du roi, sans quoi l’on n’aboutirait qu’à la séparation du Holstein des autres provinces de la monarchie, résultat qui serait bien contraire aux volontés de la confédération. — Cela posé, l’exécution pure et simple peut-elle parvenir à arracher au roi une telle déclaration ? — Elle le peut indirectement, et voici de quelle manière. L’état unitaire implique la communauté d’une foule d’institutions, financières et autres. Le Holstein par exemple contribue aux charges communes de la monarchie, d’abord par des ressources communes, comme la douane et les domaines, ensuite par une quote-part prélevée sur les recettes spéciales de la province, impôts directs, impôt foncier, etc. L’exécution dans le Holstein fera cesser l’une et l’autre de ces contributions ; tous les impôts perçus dans les bureaux de douane situés au sud du Holstein, bien que revenus communs, entreront désormais dans la caisse provinciale de ce duché ; la quote-part pour les dépenses communes cessera d’être versée dans la caisse de la monarchie unitaire. Toutefois, tandis que le Holstein se soustraira de la sorte à tous les fardeaux de la communauté établie, il n’en continuera pas moins à jouir des avantages que lui offre la communauté de certaines institutions, celle des douanes par exemple. Les dépenses de la monarchie commune demeurant cependant les mêmes, tout le poids en retombera sur le pays danois (royaume et Slesvig) ; le fardeau financier de ces pays se trouvera inévitablement augmenté d’un cinquième environ. Bien plus, l’armée et la flotte de la monarchie commune souffriront sensiblement de l’exécution. En effet les commissaires fédéraux devront nécessairement rappeler tous les soldats et tous les marins inscrits dans le Holstein, et se trouvant sous les drapeaux. En, somme, l’exécution fédérale aura deux résultats : le roi sera dépossédé de son autorité souveraine dans le Holstein ; l’état unitaire, qui persistera au profit du Holstein, se verra privé des ressources de cette province, sans que ses dépenses se trouvent notablement diminuées. — Si la diète fédérale ne fixe pas de terme à l’exécution, si elle la fait durer indéfiniment, il est certain que l’efficacité de la mesure est par la garantie. Pour sauver les intérêts des pays danois, fatigués, appauvris, exténués, il faudra bien que le roi de Danemark cède, c’est-à-dire qu’il consente à accepter la condition qu’on lui impose, à reconnaître aux états holsteinois le droit de veto sur les affaires communes. — S’il consent, il abdique, nous l’avons prouvé, toute indépendance, il reconnaît la suzeraineté de la confédération jusque dans les affaires communes de la monarchie danoise ; le centre de gravité est déplacé. S’il refuse indéfiniment, le Danemark et le Slesvig sont épuisés peu à peu, ruinés profondément, étouffés en silence, cela avec d’autant plus de certitude que la division fomentée par le voisinage des troupes allemandes parmi les populations du Slesvig méridional ne se ferait pas longtemps attendre, et qu’elle ne manquerait pas de susciter, comme en 1848, un nouveau slesvig-holsteinisme.

C’est ce qui permet de dire à l’Allemagne et spécialement à la Prusse (car cette puissance serait évidemment la principale-mandataire de la confédération) que l’exécution dans le Holstein est presque aussi dangereuse pour elle que pour le Danemark. Un tel acte doit en effet entraîner inévitablement pour elle, soit par le péril de la passion allemande à laquelle elle ne saurait résister, soit par celui d’une contagion de révolte bien facile à prévoir, l’intervention dans le Slesvig. Or, à partir du jour où l’Allemagne aura fait passer l’Eyder à quatre hommes avec un caporal, là question deviendra européenne et tout au moins Scandinave, au lieu de rester purement allemande. Ne pourrait-on pas dire qu’elle était européenne à certains égards dès l’Elbe franchi, c’est-à-dire dès le Holstein occupé, s’il est vrai d’abord que l’exécution était illégale et qu’il n’est pas indifférent à l’Europe de voir la confédération violer elle-même à chaque, instant ses propres lois, — si ensuite, le principe de l’intégrité de la monarchie danoise étant garanti par l’Europe, on démontre qu’une agression contre le Holstein, qui en fait partie, est véritablement une agression contre une monarchie souveraine ? — Peu importe la réponse : la simple exécution dans le Holstein amènerait infailliblement une agression contre le Slesvig, et cela change tout l’aspect de la question.

Si, de quelque côté que l’on se tourne, la guerre ouverte ou la dissolution certaine du Danemark apparaît, on est conduit à se demander s’il n’y a donc pas quelque solution praticable qui mette fin pour toujours au péril et que la diplomatie puisse imposer au vertige de l’Allemagne. La confédération germanique elle-même n’offre-t-elle pas certaines combinaisons politiques sur lesquelles il serait possible de se régler ? Le Luxembourg et le Limbourg tiennent à la fois à la confédération et au royaume des Pays-Bas. Nous sommes loin de penser qu’il faille désirer que de tels arrangemens se multiplient en Europe : ils produisent de singulières conjonctures, en cas de guerre par exemple ; mais enfin la Hollande n’en souffre pas au même degré que le Danemark, sans doute parce qu’ils diffèrent ici et là de nature. Quant au grand-duché de Luxembourg, la constitution des Pays-Bas, promulguée le 4 août 1815, portait que, placé sous la même souveraineté que les Pays-Bas et en contact immédiat avec leur territoire, il serait régi par la même loi fondamentale, sauf ses relations avec la confédération germanique. Après la révolution belge, le différend dont le Luxembourg était l’objet entre la Belgique et la Hollande a été tranché en ce sens qu’il a été séparé complètement des Pays-Bas, territorialement et constitutionnellement : double différence, comme on voit, d’avec le Holstein, qui est contigu à la monarchie danoise et qui y est rattachée par la constitution commune. Autres sont les conditions du Limbourg. Érigé en duché en 1839, à l’époque où s’est réglée aussi l’affaire du Luxembourg, et devenu membre de la confédération germanique en compensation de la partie du grand-duché de Luxembourg que la Hollande cédait à la Belgique, il est contigu à la Hollande comme le Holstein au reste de la monarchie danoise ; mais il est placé absolument sous la même constitution et la même administration que les autres provinces néerlandaises, et, loin d’avoir dans les états-généraux l’égalité que le Holstein et le Lauenbourg réclament aujourd’hui dans le rigsraad, il n’est représenté à la première chambre que par trois députés.

Le Holstein, loin d’être placé en de semblables conditions soit d’isolement salutaire, soit d’inaction modeste, est non-seulement contigu au Danemark, mais contigu à la partie la plus vulnérable du Danemark, à ce duché de Slesvig qui fait partie intégrante du Danemark sans y être incorporé, qui, sans appartenir à la confédération germanique, a beaucoup de liens communs avec le Holstein, membre de cette confédération. Il est contigu avec une province danoise dont il entraîne sans cesse les populations en partie allemandes dans la sphère des préoccupations et des intérêts de l’Allemagne. Cette action du Holstein sur le Slesvig est le perpétuel danger. Puisqu’il n’accepte pas la même soumission que le Limbourg, qu’il accepte la même séparation constitutionnelle que le Luxembourg ; mais, nous l’avons dit, il faut à cette séparation, qui serait contagieuse, un contre-poids : le Luxembourg n’exerce absolument aucune influence sur aucune portion de la Hollande, pas même sur celle qui fait partie, comme lui, de la confédération germanique, sur le Limbourg ; au contraire, on ne saurait isoler constitutionnellement le Holstein sans qu’aussitôt les relations du Slesvig avec le royaume, par la force de l’exemple, ne vinssent à se relâcher aussitôt dans les mêmes proportions : éventualité périlleuse, puisque la conservation du Slesvig, il est superflu d’y insister, est pour le Danemark une question d’existence. Il serait d’ailleurs incontestablement heureux que le Holstein, ne pouvant pas, comme pays allemand, se fondre entièrement dans le Danemark, en fût séparé de telle façon qu’il n’eût plus rien de commun avec le Slesvig. Or ce résultat serait atteint, si le Holstein n’était plus rattaché au Danemark que par l’union personnelle, c’est-à-dire par la communauté de la souveraineté personnelle, le roi-duc de Danemark-Slesvig étant duc de Holstein ; la constitution commune disparaîtrait sacrifiée devant cet unique lien. La contre-partie nécessaire serait un rapprochement du Slesvig vers le royaume ; disons mieux : il faudrait une complète incorporation des deux pays. La constitution du 5 juin 1849 s’étendant au Slesvig, suivant les anciennes promesses, aussi bien qu’au royaume, le Slesvig deviendrait une partie désormais inséparable de ce royaume, et n’aurait plus rien de commun avec le pays allemand qui lui est limitrophe. Alors l’Eyder redeviendrait véritablement la frontière Scandinave et danoise, sans que la monarchie danoise fût véritablement amoindrie. La suppression du lien commun, toujours incertain et en ce moment même à peu près rompu, ne diminuerait en rien ni la richesse ni la puissance du Danemark. Le roi de Danemark, duc de Holstein et Lauenbourg, accorderait à ses sujets allemands toutes les libertés qui leur seraient désirables ; le roi Frédéric VII n’est pas suspect à cet égard. Les Holsteinois de leur côté trouveraient leur compte à une position si indépendante. Que les troubles suscités par l’Allemagne et sans cesse autorisés par l’existence de la constitution commune viennent à cesser, et l’on verra les habitans des duchés s’entendre fort bien avec le roi-duc pour ce qui resterait d’intérêts communs. Demande-t-on comment on pourrait s’y prendre pour supprimer la constitution commune ? Par le même moyen fort simple qui a donné l’existence à cette constitution, par une déclaration du roi de Danemark, d’accord cette fois avec le conseil commun de la monarchie. L’extension de la constitution danoise de 1849 au Slesvig n’empêcherait pas certaines concessions temporaires et transitoires en faveur des populations allemandes de ce duché. Le consentement des grandes puissances signataires des derniers traités serait facilement acquis à de tels changemens et déterminerait l’acceptation de l’Allemagne ; ce consentement, on l’obtiendrait, à coup sûr, de l’Angleterre, de la France et même de la Russie, qui, par les actes de 1720 et de 1746, toujours en vigueur, ont garanti au Danemark la possession du Slesvig ; on l’obtiendrait aussi du gouvernement de Suède et de Norvège, pour qui l’existence du Danemark comme monarchie indépendante est une question de sécurité personnelle et de dignité, et qui cependant ne voudrait pas le défendre au-delà de l’Eyder, de peur de s’embarquer dans des difficultés réelles en outre-passant ses droits en face de l’Allemagne. Toutes les puissances en général sont d’ailleurs intéressées, nous le répétons, à ce que la clé de la Baltique reste entre les mains du Danemark ; elles doivent toutes désirer que le système des annexions ne devienne pas contagieux à l’excès. Il importe enfin qu’une monarchie souveraine, quelque modique que soit sa propre puissance, ne succombe pas injustement sous l’action dissolvante ou bien sous les attaques ouvertes d’une confédération dont il serait souhaitable, au point de vue de la politique extérieure, de régler les mouvemens et de diriger l’action.


A. GEFFROY.

  1. Le tome troisième du Recueil de traités et conventions de Martens et Cussy (1846) contient tout ce qu’il est nécessaire de connaître à ce sujet. À la page 144 se trouve l’acte pour la constitution fédérative de l’Allemagne, signé à Vienne le 8 juin 1815, en vingt articles. à la page 403 est l’acte final des conférences ministérielles, signé à Vienne le 15 mai 1820, et comprenant soixante-cinq articles. C’est de cet acte final (articles 54-61) que nous nous servirons principalement dans le cours de cette discussion.
  2. Sans compter le duc et le prince d’Augustenbourg, qu’on voit si bien accueillis dans les cours allemandes. M. Droysen, l’ancien professeur de Kiel, est aujourd’hui professeur à l’université d’Iéna ; Dahlmann, le jurisconsulte des insurgés, vient de mourir professeur à Bonn ; le comte Reventlow-Prectz, gouverneur sous l’insurrection, a été promu en Prusse à la pairie à vie ; M. Beseler, ex-gouverneur aussi, a été revêtu à l’université de Bonn de la dignité de chancelier, et trouve encore le temps d’écrire de fougueux pamphlets ; M. Esmarch, gravement compromis dans l’insurrection, siège comme conseiller de la cour d’appel suprême en Poméranie ; M. Geertz, quartier-maître-général de l’armée des insurgés, est capitaine de l’état-major général de la Prusse ; M. Liliencron, partisan très actif de la révolte, d’abord conseiller d’état en Prusse, est aujourd’hui président-consistorial de Saxe-Altenbourg ; le docteur C. Lorentzen, réfugié politique depuis 1846, ancien secrétaire de l’assemblée insurrectionnelle, est aujourd’hui rédacteur de la Gazette de Prusse, journal officiel du cabinet de Berlin ; M. Francke, ex-ministre des finances de l’insurrection, est premier ministre de Cobourg-Gotha ; M. Samwer, jurisconsulte de la famille d’Augustenbourg, est conseiller intime de la légation à Gotha ; M. Nielsen, ancien évoque des insurgés, est prêtre d’une enclave d’Oldenbourg en Holstein ; M. Harbou, ancien diplomate de l’insurrection, est premier ministre en Saxe-Meiningen ; M. Bretner, ancien avocat, est conseiller de la cour suprême des villes hanséatiques à Lübeck. Si vous voulez ajouter les insurgés subalternes gratifiés d’emplois dans les chemins de fer, dans les postes, dans les télégraphes, ceux qui touchent des subventions régulières fournies par les cotisations recueillies dans toute l’Allemagne, etc., vous aurez tout l’appoint du parti unitaire et national pour qui le slesvig-holsteinisme est le mot d’ordre et le cri de guerre.
  3. Les deux derniers se sont distingués à la tête des armées danoises dans les guerres contre la Suède et contre les villes hanséatiques, au milieu du XVIe siècle. Les amiraux Trolle et Skram s’illustrèrent dans les mêmes guerres. Skram s’était fait donner par son audace le surnom de Risque son cou. Trolle a fondé avec les revenus de ses immenses domaines au sud de la Sélande une académie qui subsiste encore comme gymnase. Corfitz Ulfelt, gendre de Christian IV et beau-frère de Frédéric III, avait failli renverser la maison d’Oldenbourg au profit de Charles-Gustave de Suède. — La gloire d’Arild Hvitfeld est toute littéraire. Sa Chronique du royaume de Danemark, écrite à la fin du XVIe siècle, en danois, à un point de vue tout aristocratique, est d’une extrême importance pour l’histoire politique et pour la connaissance du droit public.
  4. Ainsi nommée du comte Christophe, élu par la ligue hanséatique et mis à la tête de la bourgeoisie et des paysans danois contre la noblesse et le clergé, qui avaient élu roi le fils de Frédéric Ier, mort en 1533. — Voyez sur cette guerre un fort intéressant ouvrage de M. Paludan-Müller, intitulé la Guerre du comte.
  5. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1853, les Réformes sociales et la dernière crise en Danemark.
  6. Habile diplomate, il dirigea la politique du Danemark dans les guerres du milieu du XVIIe siècle.
  7. Il y en a trois surtout, la postposition de l’article, la formation des verbes passifs et la désinence constante de l’infinitif par une voyelle, caractères qui ne se retrouvent ni dans le gothique ni dans l’allemand.
  8. Voyez la Revue du 1er décembre 1852.
  9. L’ouvrage ou le fossé de protection ; le vieux mot danois kure signifiait garder et protéger.
  10. Jydske Lov en danois ; les Allemands la nomment Jütsche Lov ; ne substituant pas au mot danois, tant la tradition se fait respecter, leur mot Gesetz, La loi de Valdemar a été publiée dans l’année 1241, et a valu à ce roi le surnom de Législateur outre celui de Victorieux. Elle s’ouvre par cette maxime : Med lov skal land bygges, — le pays s’édifiera sur la base de la loi, maxime qui se retrouve dans les anciennes lois suédoises, et que le roi Charles XV a adoptée pour devise.
  11. Il y avait de même la loi de Scanie (province danoise jusqu’en 1660 et aujourd’hui suédoise) ; le livre sur les successions, Arvebogen : le livre sur les crimes qui ne peuvent être expiés par des amendes, Orbodemaal, recueils qui contenaient le droit en vigueur dans les parties orientales du Danemark, et qui avaient été rédigés au commencement du XIIIe siècle. Il y avait enfin le droit de Sélande, contenu dans deux recueils, la loi de Valdemar et la loi d’Éric.
  12. les questions de langues dans le duché de Slesvig, 2 vol. in-8o, en danois et en allemand.
  13. Il ne faudrait pas dire le roi de Danemark duc de Slesvig. Cette dernière qualité n’est, depuis l’incorporation de 1721, qu’un simple titre, à peu près comme si le roi d’Italie gardait le titre de roi de Piémont. Autre exemple qui fera bien comprendre cette distinction importante : le ministre de Slesvig s’appelle le ministre royal du duché de Slesvig) ce serait une expression presque insurrectionnelle de dire : le ministre ducal de Slesvig ou le ministre du duc de Slesvig. Ces détails peuvent aider à comprendre combien le Slesvig est intimement rattaché déjà au royaume de Danemark en droit et par la personne du souverain.
  14. Qu’on prenne les résolutions du National-Verein d’Eisenach, du 20 janvier 1861, ou celles du National-Verein établi à Kiel, en date du 13 du même mois : c’est partout le même langage.
  15. Dépêche autrichienne du 26 décembre 1851.
  16. Page 463 du tome troisième de Martens et Cussy.