L’Anarchie, son but, ses moyens/10

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L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE X

La propagande par le fait



La résistance aux institutions par non-participation — La résistance active contre les actes de l'autorité — Contre le capitalisme — Contre l'exploitation — Se plaindre n'est pas résister — Solidarisation nécessaire — Grotesque de la mise en scène judiciaire — Chacun selon ses forces — Évolution nécessaire — La lutte contre les idées reçues

Mais ceci c'est lorsque les situations sont trop tendues, c'est lorsque l'état des esprits trop en avance sur l'état social existant, exige une solution immédiate.

Mais en temps plus calme, l'action anarchiste n'implique pas, forcément, la violence armée ; la résistance au milieu peut s'opérer sans entraîner effusion de sang, les individus, comme les groupes peuvent résister à l'autorité sans amener mort d'homme.

Il peut même y avoir une «propagande par le fait» qui, sans comporter ni bombe ni torche peut être tout aussi efficace pour la destruction du vieux monde que l'acte de violence le plus fécond en résultats. C'est la propagande qui consiste à payer d'exemple.

Combien souvent, à chaque instant de notre vie journalière, se présentent d'occasions d'agir efficacement contre l'arbitraire, en nous habituant à nous passer les institutions existantes, accoutumant, par notre exemple, ceux qui nous entourent à en faire autant, et amenant ainsi peu à peu à ce qu'elles tombent en désuétude.

Si l'on commençait par se révolter contre les petits abus de l'autorité, ce serait du chemin fait pour attaquer de plus grands.

Tous les jours on lit dans les journaux, le récit de quelques acte de brutalité commis par agents de l'autorité en présence d'une foule qui, le plus souvent, les a laissé faire, sans même protester, ou s'est bornée à murmurer de loin.

Tantôt c'est un passant, un pauvre revendeur que les agents brutalisent ; tantôt, une femme insultée par les agents de mœurs.

Dans le domaine économique, c'est la même chose : tantôt un propriétaire féroce qui jette sur le pavé, lui volant ses quelques meubles, si elle en a une famille tombée dans la misère, tantôt un patron qui abuse de l'autorité que lui donne son argent.

Les gens ne trouvent rien de mieux que d'aller raconter leur infortune au journal qu'ils ont l'habitude de lire.

Ils rédigent une protestation «virulente», où, en termes «indignés», ils «flétrissent» comme il convient, la conduite des séïdes de l'autorité, ou de ces «vautours rapaces, dont un coffre-fort tient la place du cœur.» On s'y épuise en menaces vaines et impuissantes. On les savoure lorsque le journal vous les apporte toutes fraîches imprimées, et tout est dit. Les policiers, les exploiteurs continuent leurs prouesses et leurs vilenies, se moquant des criailleries de la presse et des récriminations de leurs victimes.

Si à chaque fois que les agents brutalisent quelqu'un, la foule leur arrachait leur victimes des mains.

Si, à chaque fois qu'un propriétaire, dans des conditions plus ou moins dramatiques, pèse de tout le poids de son capital sur la détresse de quelqu'un, les locataires d'une même maison se solidarisaient pour défendre la victime, et la réintégrer en son domicile, au lieu de se contenter de la plaindre stérilement ?

Si, à chaque injustice qui se commet à l'atelier, au lieu de le traiter d'exploiteur dans la feuille locale, tous les ouvriers se levaient comme un seul homme pour résister à l'arbitraire du patron, et se solidariser avec la victime ?

Si les gens s'habituaient à agir ainsi, croit-on que cela ne serait pas mieux que les protestations les plus corsées, croit-on que le public ne serait pas amené à réfléchir, et, peu à peu, amené à agir de même ? Certes, la plupart de ces actes peuvent, pour le moment, paraître un rêve. Cela demande une union et une solidarité des exploités qui n'existe pas.

Eh bien, il s'agit de créer cette union et cette solidarité, en habituant d'abord les gens à se familiariser avec cette idée d'action et d'initiative individuelle, en leur démontrant que les protestations après coup, les récriminations à distance n'ont jamais rien réparé, rien empêché, et ne dénotent qu'un abaissement de caractère, un manque de virilité dans les foules.

On grogne, mais on subit. Et nos maîtres le savent. Que l'on s'habitue à moins grogner, à résister davantage, on ne tardera pas à en éprouver les bons effets.

Lorsqu'on se sera bien mis dans la tête qu'un homme en uniforme n'en vaut pas deux, qu'un homme même lorsqu'il a de l'argent ne vaut que par son caractère, on se sentira plus fort en face d'eux.

Oh ! surtout, si les gens pouvaient de rendre dans les tribunaux, voir les choses avec des yeux désabusés, comprendre comme il est de piètre pacotille ce prestige dont ils essaient de s'entourer ; comme elle est fausse et ridicule cette mise en scène théâtrale dont ils s'affublent, en voyant les culottes clairs dépasser les robes, leur indifférence et leur inattention, alors qu'il s'agit de discuter de la vie et de la liberté d'un homme ; les marivaudages entre l'avocat et l'avocat-général, alors que ceux-ci font assaut d'éloquence et de bel-esprit semblant ignorer que c'est sur de la souffrance humaine qu'ils opèrent, comme on aurait vite fait de mépriser ces gens-là, comme disparaîtrait la crainte de leurs soi-disant flétrissures, comme leur arrogance tomberait vite devant la poussée des consciences indignées. Impossible d'énumérer ici tous les actes de notre existence que nous pourrions modifier graduellement, en dépit des lois, et amener insensiblement les gens à imiter, la société à accepter. Ils ne peuvent me venir tous à l'idée ; ce sont les circonstances qui les feront sortir et aux individus à savoir s'en inspirer.

Il y a des cas où d'aucuns peuvent carrément se mettre en lutte avec les préjugés, avec la loi, sans en ressentir grand dommage, où d'autres risqueraient leur gagne-pain, le repas et le bien-être des leurs.

C'est affaire de morale individuelle. C'est à chacun de savoir discerner ce qu'il peut, ce qu'il doit faire. On trouve toujours lorsqu'on est convaincu de la nécessité d'échapper au milieu ambiant.

Mais ce qu'il y a de certain, c'est que, si les gens s'habitueraient à modeler leurs actes sur ce qu'ils pensent, à ne plus subir ce qu'ils méprisent, à ne plus craindre ce qui n'a de force que par leur obéissance, à vouloir réaliser sérieusement ce qui est juste, ce serait la révolution en marche. Car si l'avachissement est contagieux, le courage ne l'est pas moins.

Oh, c'est évident, ce n'est pas du jour au lendemain que semblable ligne de conduite s'introduira dans les mœurs.

Pour que les individus en arrivent à être choqués de la contradictions de leurs actes avec leur façon de penser, il leur faut acquérir un cerveau mieux équilibré, une énergie morale peu commune. C'est à acquérir cela que doit viser la propagande faite, chaque pas de fait, facilitant le suivant.

La force ne peut être efficace qu'à condition d'être guidée par une volonté ferme, résolue, consciente, sachant ce qu'elle veut et où elle va. Cela est si vrai que, tant que les individus ne sauront pas faire respecter leur évolution eux-mêmes, ils en seront toujours à attendre leur émancipation d'hommes ou d'événements providentiels.

C'est cette «propagande par le fait» que les anarchistes doivent savoir employer, qui est de tous les jours, et peut être acceptée par ceux qu'effraie la violence, beaucoup de ses actes ne comportant aucun caractère de violence.

Savoir se moquer des sarcasmes aussi bien que des menaces. Profiter de toutes les circonstances de la vie pour accorder ses actes avec sa façon de débarrasser d'un préjugé aujourd'hui, s'abstenant demain d'une pratique absurde imposée par la loi ou l'opinion publique, lutter toujours et sans cesse, selon ses forces, contre l'arbitraire du pouvoir, l'intolérance des individus, voilà de quoi exercer la volonté et l'énergie de chacun.

Et, sûrement, les résultats qui en découleront, se traduiront par la mise en pratique de quelques-uns des points de notre idéal que repoussent les ignorants, sous prétexte de leur «impraticabilité».