L’Anarchie, son but, ses moyens/16

La bibliothèque libre.
L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE XVI

Organisation et groupement


XVI

ORGANISATION ET GROUPEMENT

Les anarchistes et l’organisation. — L’entente libre. — L’association est une des conditions du développement de l’homme. — Coordination n’est pas discipline. — Tendances à revenir en arrière. — Périclitation des groupes. — Tracasseries policières. — L’activité se retrempe dans le groupement. — La propagande individuelle. — Pour quelles besognes l’on peut se grouper. — L’utilité de se connaître entre camarades de lutte.

Mais avant de passer à la discussion des autres points de propagande en faveur parmi les anarchistes, il est bon, pour ceux qui sont ignorants de l’idée anarchiste, de discuter la question d’organisation que j’ai déjà traitée dans la Société future, mais se représente aussi dans la question des moyens.

« Les anarchistes ne veulent pas d’organisation, » entend-on dire plus d’une fois. « Les anarchistes ce sont des détraqués qui veulent agir comme bon leur semble, sans s’occuper de ce que font les autres. » Et il est à avouer que plus d’un anarchiste dont le raisonnement n’était pas le fort, a pu, plus d’une fois, soit à la tribune, soit dans une des nombreuses feuilles éphémères qui virent le jour, donner créance à cette conception de l’anarchie, par des affirmations plus ou moins fantaisistes que ceux qui avaient intérêt à présenter l’idée sous un jour faux, s’empressaient de donner comme le credo anarchiste.

Les uns, parce qu’ils confondaient l’organisation avec l’autorité; les autres, parce que se réclamant de l’individualisme pur, trouvaient que ce serait aliéner leur liberté d’accepter que l’on pût dire qu’ils étaient organisés, protestaient comme de beaux diables, lorsqu’on parlait de groupements et d’organisation.

Ce qui, du reste, n’empêchait pas les uns ni les autres de se réunir avec d’autres camarades, de travailler en commun — lorsqu’ils ne se disputaient pas — aux actes de propagande qui leur semblait convenir à leur état d’esprit.

— « Ce n’est pas de l’organisation, » disaient-ils à ceux qui leur faisaient remarquer leur contradiction; « c’est de l’entente, libre, » ajoutaient les plus récalcitrants.

Entente, organisation, mots différents désignant une même façon de procéder. Passons. — A force de discuter sur les mots, on finit par tomber dans la métaphysique, et c’est le danger toujours menaçant dans les discussions de théories. Et ce qu’elle sert à embrouiller les questions les plus simples !

---

Mais s’il y a un fait certain, c’est celui-ci : étant donnés la vie de l’homme, son développement moral, intellectuel, industriel, il ne peut plus vivre autrement qu’en société. Le retour à l’état isolé, en famille ou clan, serait la décadence pour lui.

Cependant il n’y a nulle utilité à former de grandes agglomérations comme nos grandes villes modernes. Les individus pourront, je crois, se disséminer sur la surface de la terre, en petits groupes d’affinités autonomes. Ce qui leur sera indispensable, c’est de se tenir toujours en relations très étroites avec tous les autres groupes pour l’échange des produits de leur activité, et de leurs idées.

L’association est un besoin intellectuel pour l’homme, car, pour développer son cerveau, il a besoin d’échanger ses idées avec d’autres — beaucoup d’autres; — comme ce lui est un besoin matériel de s’associer pour l’emploi de l’outillage compliqué que les ressources de son imagination ont mis à sa disposition.

Réduire le temps nécessaire à la production des objets indispensables à la satisfaction des besoins matériels, ou pour agrandir celui consacré à l’étude, à l’observation ou aux loisirs; faire que le travail nécessaire ne soit plus qu’une hygiène, au lieu d’une peine comme il l’est à présent, c’est le but de l’évolution humaine, et cela conduit à l’association.

C’est pourquoi, chaque fois que l’être humain veut accomplir quelque chose, il se voit forcé d’associer les efforts à ceux d’autres êtres pensant comme lui, pour donner à son travail la plus grande extension possible, tout l’effet qu’ils peuvent comporter. Et c’est ce que sont forcés de faire, quoi qu’ils disent, ceux qui nient l’utilité du groupement.

Mais ces efforts que l’on apporte en commun, en vue de leur faire rendre la plus grande somme d’effets possible, il faut, pour atteindre son but, les coordonner dans l’action collective, prendre chacun la place qui lui convient, ou lui semble la plus propre à son genre d’activité.

Que les uns dénomment cela organisation, les autres entente, qu’importe le nom, si la chose s’accomplit. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire plus d’une fois, ce n’est pas de se payer ou s’effrayer des mots, mais de savoir ce qu’ils cachent.


Il faut avouer cependant que cette crainte, de quelques-uns, d’être englobés dans une organisation autoritaire fut, quelquefois, justifiée par la tendance que certains « organisateurs » avaient de vouloir centraliser les efforts, croyant qu’ils les rendraient plus efficaces en les canalisant en une direction unique.

Nous sommes si mal dépêtrés de la gangue autoritaire, que, à chaque fois que l’on essayait de grouper les individus, on voyait resurgir dans ces fédérations, que l’on voulait vastes, des comités centraux, des programmes communs, minimum, par conséquent, et autres rouages autoritaires que l’on se figurait avoir transformés, parce que l'on y accolait de nouvelles formules, parce qu’on les affublait de noms nouveaux.

Mais, à défaut de l’esprit d’initiative qui doit se développer encore pour être ce qu’exigent les idées anarchistes, la haine de l’autorité, la crainte de se trouver enrégimenté malgré soi, fit que les anarchistes surent éviter le danger, et que les tentatives échouèrent.

Mais on tomba dans l’excès opposé. Après une certaine période d’activité, les groupes se disloquèrent; plus nombreux croissaient les anarchistes, plus rares se faisaient les groupes, moins actifs étaient ceux qui résistaient ou se formaient.

Il faut dire que les persécutions policières ont grandement aidé à cette dislocation des groupes : avoir la perspective que, sitôt que l’on sera connu comme anarchiste, l’on aura sans cesse des policiers à ses trousses, inquisitionnant chez vos voisins, jusque chez votre patron, et que l’on sera marqué pour les rafles futures, n’avait rien qui puisse attirer les gens.

Sans compter les petites localités où ces vexations peuvent faire mettre l’individu à l’index du patronat, le condamner à la misère, lui et les siens.

Mais une autre cause encore a contribué à l’insuccès des groupes; c’est cet état d’esprit qui, chez la plupart des anarchistes, leur fait espérer une réalisation immédiate de leurs conceptions, croire à une transformation magique de l’état social actuel, ne voulant s’atteler qu’à des besognes grandioses, négligeant de voir les points de détails qui, eux, peuvent être immédiatement réalisés et, une fois réalisés, aider à la réalisation d’autres plus importants.

Et c’est faute d’avoir su donner un aliment à l’activité de ceux qui s’y présentaient, que les groupes n’ont su se maintenir.


Quelque convaincu que l’on soit, on a besoin de

voir d’autres individus pensant comme vous, de discuter avec eux, de se tenir au courant de ce qui se fait, de ce qui se dit. C’est dans la discussion et la controverse que l’on puise des arguments nouveaux, et le besoin d’agir.

Quelque actif que l’on soit, votre activité ne peut se maintenir qu’en se retrempant dans l’activité des autres. Des groupes d’hommes, réunis par un idéal commun, se dégage un état d’esprit qui vous fait voir les choses sous un jour plus favorable, et entreprendre des choses qui, isolément, vous paraîtraient impossibles.

Et puis, qu’est-ce que la conviction qui n’agit pas ? - C’est très bien de se libérer des préjugés, d’abominer l’autorité et l’exploitation, mais elles ne crouleront que sous les coups; il faut que ceux qui sont arrivés à en comprendre l’ignominie, essaient de la faire comprendre aux autres.

Cela, évidemment, peut se faire, et se fait individuellement. C’est une besogne qui a son importance, et n’est nullement à dédaigner. Mais pour que marche une idée, il lui faut une activité générale se traduisant par des signes extérieurs de propagande.

En certains cas, dix initiatives qui s’unissent, sont bien plus fortes que travaillant isolément. C’est pour ces cas qu’il est urgent d’unir toutes les bonnes volontés.

Et pour former des groupes de propagande, il n’est nul besoin de se faire connaître, d’en publier les convocations.

Sans faire de l’association secrète, qui empêche à trois, quatre, cinq, dix camarades qui se connaissent de se réunir, de discuter ensemble, et d’accomplir de la propagande publique sans avoir besoin de se faire connaître tous. Il y a bien sur dix camarades, un qui, plus indépendant que les autres, peut se charger des démarches où il faut se faire connaître.

Et la besogne ne manque pas. La propagande fournit, dans tous les actes de la vie sociale, matière à activité. C’est aux individus à voir ce qui les attire le plus.

Le principal n’est pas le nombre des adhérents, mais qu’ils soient d’accord sur ce qu’ils veulent faire, avec la ferme résolution de travailler à sa réalisation, quels que soient le temps et la patience à y apporter; car, ne l’oublions pas, ce qui, avec l’esprit d’initiative, manque le plus aux individus, c’est la persistance et l’esprit de suite.

Lorsqu’on a décidé de travailler à quelque chose, on le voudrait voir s’accomplir immédiatement; l’on se décourage lorsqu’on s’aperçoit que, parfois, les années sont nécessaires à la réalisation d’une chose, oubliant que, temps et patience, (La Fontaine l’a déjà dit) peuvent suppléer aux moyens qui nous manquent.


En dehors de la besogne que l’on peut y faire, les groupements auraient cette autre utilité que l’on apprendrait à s’y connaître à se serrer davantage les coudes. Ainsi, il est arrivé, et cela peut se reproduire, comme dans les incidents de l’affaire Dreyfus qu’une poignée de braillards, comme ceux de la Ligue des Patriotes, furent maîtres de la rue, parce que, organisés, embrigadés, ils se connaissaient, savaient qui était contre ou avec eux; tandis que les révolutionnaires, éparpillés dans la foule, isolés, ne se connaissant pas, n’osaient remuer quand ils auraient pu le faire avec fruit, et étaient ainsi réduits à l’impuissance, faute de pouvoir se compter.

D’autant plus que, chaque groupe peut bien avoir son but spécial déterminé, mais l’activité de l’être humain peut s’adonner à plusieurs objets à la fois, chaque individu pourrait faire partie de plusieurs groupes, de sorte qu’il pourrait ainsi s’établir une chaîne ininterrompue d’un individu à l’autre.

Quant à dénombrer les actes de propagande en vue desquels ces groupements pourraient se former, impossible de les énumérer, c’est la forme que peut prendre l’activité de l’individu à le déterminer, et au besoin à les faire naître.

Pour ne citer que les plus courants : secours aux familles des victimes de la répression, création de caisses pour venir en aide aux grèves, publications de placards, d’affiches, de brochures, — je ne cite pas la création de journaux, car c’est toujours par là que débutent la plupart — appui à apporter à ce qui existe, organisation de conférences, création de bibliothèques pour faire circuler les volumes et brochures parmi ceux de votre entourage.

Et même pour notre profit personnel. L’état de nos ressources, au plus grand nombre, ne nous permet pas d’acheter tout ce qui paraît et mérite d’être lu; en se groupant à cinq, dix, plus ou moins, en s’astreignant à une petite cotisation hebdomadaire, on peut ainsi se procurer sinon tout ce qui paraît, au moins la plus grande partie, et parfaire notre éducation et celle des autres. Sans compter qu’en ayant l’habitude de se voir, avec d’autres il finit par en surgir un besoin d’activité qui vous fait mêler davantage au mouvement.

Il pourrait également se former des groupes ayant pour but l’achat des livres, journaux et brochures anarchistes pour placer dans les bibliothèques publiques.

Ceci est pour la diffusion des idées. Il y a également ce qui aurait pour but de transformer nos façons de faire et celles du milieu; pour l’aide et la défense de ceux qui commenceraient. Combien de choses nous paraissent impossibles à faire actuellement, combien de préjugés et d’institutions qui semblent indéracinables et que demain on pourra tenter de combattre.

La grève des locataires, la grève des contribuables, la grève des conscrits, la grève de l’état-civil. que sais-je ?

Ce qu’il faut, c’est la volonté d’agir. Quand nous en sentirons le besoin, nous n’aurons plus que l’embarras dans le choix des directions que devra prendre notre activité.