L’Anarchie, son but, ses moyens/19

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L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE XIX

Le syndicalisme, la coopération et la propagande anarchiste


XIX

LE SYNDICALISME, LA COOPÉRATION ET LA PROPAGANDE ANARCHISTE

Revirement des anarchistes. — Double erreur. — Les coopératives. — Adaptation des syndicats à leur besogne actuelle. — La foule ne voit que le fait présent. — Pas de finasseries. — Nécessité pour les anarchistes de s’isoler. — Inconvénients. — Facilité à retomber dans la politique. — Diplomates de réunions. — Maladresses. — Souplesse à acquérir. — Notre propagande n’a que des résultats éloignés. — Ce sont les individus que nous devons convertir et non les groupements. — La défense des salaires est légitime en l’état actuel. — Nécessité pour les anarchistes de se faire connaître des travailleurs.

Chez les anarchistes, également, il s’est fait un revirement en faveur de l’idée syndicale. L’ennui, d’abord, des discussions théoriques, le besoin de « faire quelque chose », qui en découlait, une nouvelle orientation des groupes corporatifs qui, commençant à répudier la politique, s’essaient à rechercher les moyens de s’émanciper économiquement.

Mais comme toutes les réactions qui s’opèrent à la suite d’un revirement d’idées, dépassant le point juste, le zèle des nouveaux syndicalistes ou coopérateurs anarchistes ne voient plus de moyens pratiques qu’en la coopération et le syndicalisme.

Selon eux, il faudrait que les anarchistes se vouent entièrement à l'organisation de groupes semblables, y consacrant tous leurs efforts, y apportant toutes leurs forces, de façon que l'idéal, pour eux, devient une chose lointaine, un drapeau, mais qui, comme tous les drapeaux, n’aurait plus que la valeur d’un symbole.

D’autre part, il y a ceux qui, continuant à ne voir dans ces groupements, que des instruments réactionnaires, assurent que ce serait perdre son temps de chercher à y faire de la besogne, et ne veulent pas entendre parler d’y entrer.

Je crois que l’on se trompe des deux cotés. Je crois qu’il y a de la besogne à y faire, mais qu’il faut aussi se garder de s’y laisser absorber. Je crois que l’on peut, lorsqu’on sait s’y prendre, développer ses idées en tous les endroits, et il ne peut y en avoir de meilleur pour nous, qui cherchons à parler aux travailleurs, que les groupements ouvriers.


Pour ce qui concerne les coopératives, je n’en dirais pas grand chose, vu que je crois que c’est là où il y a le moins à faire, surtout pour les coopératives de production qui, du reste, je crois, n’ont plus beaucoup de défenseurs.

Pour réussir, il leur faudrait se mettre absolument sur le pied capitaliste, elles ne pourraient se maintenir qu’à condition d’exploiter, et je ne crois pas que ce soit là, un bon moyen de faire l’apprentissage du communisme et de la solidarité. Ce sont les essais de groupement de camarades essayant de vivre communistement qui les remplacent dans le mouvement anarchiste où la production ne doit pas aller sans la consommation.

Quant à ce qui concerne les coopératives de consommation, je ne vois pas le mal qu’il y aurait à ce que ceux des nôtres en fissent partie.

Ils y trouveraient d’abord — je parle de celles fonctionnant régulièrement — des marchandises meilleures, tout en réalisant une légère économie, deux choses qui ne sont pas pour déplaire à la ménagère.

En outre, fréquentant ce milieu, se mêlant à leurs discussions, les camarades qui en feraient partie, en s’y faisant connaître, en procédant avec tact, pourraient arriver à y émettre leurs idées et se faire écouter.

C’est aux travailleurs que nous voulons parler — puisqu’ils ne viennent pas à nous, pourquoi ne pas aller à eux, en nous mêlant à leurs groupements ?

Seulement les coopératives de consommation, ne pouvant également réussir qu’en fonctionnant capitalistiquement, les anarchistes ne peuvent prendre part à leur organisation.

L’activité des individus est nécessairement bornée par les facultés humaines. On peut participer à divers groupements ayant des modes d’activité différents, mais, toujours l’un l’emporte sur les autres et devient le moteur principal des efforts de l’individu, les autres ne sont plus qu’accessoires.

Du reste, la transformation sociale ne s’opérant pas d’un bloc, mais devant plutôt être la réunion d’une multitude de transformations, je ne crois pas qu'il soit mauvais qu’il y en ait qui essaient de réaliser ce que nous trouvons mauvais. Leurs tentatives sont la confirmation de ce que nous avançons.

Seulement c’est à ceux qui ne peuvent arriver à la conception d’une société débarrassée des entraves capitalistes, que nous devons laisser les moyens termes.


Il en est de même pour les syndicats. Tels qu’ils sont, à l’heure actuelle, ils représentent pour les travailleurs un groupement naturel, et une sérieuse arme de défense.

Si, en France, ils avaient été moins politiciens, et s’étaient plus sérieusement occupés des intérêts corporatifs, ils auraient pu rallier les forces vives des corporations, et devenir une puissance avec laquelle le patronat aurait eu à compter.

Mais, pour rendre les services, qu’en attendent ceux qui en font partie, les syndicats ne peuvent être autre chose qu’ils ne sont. La majorité des travailleurs croyant qu’une augmentation de salaire, ou une diminution des heures de travail, est le summum de réclamations qu’elle peut réaliser, les syndicats ne peuvent combattre que pour ce qui peut passionner ses membres.

On comprend donc tout de suite que si les anarchistes peuvent pénétrer dans les syndicats, ils ne peuvent guère présider à leur formation, pas plus qu’à leur fonctionnement.

La grosse masse étant réfractaire à nos idées, si nous lui proposions de former des syndicats devant s’occuper de 1 expropriation capitaliste, elle resterait tout aussi réfractaire que lorsque nous lui parlons de révolution.

Le gros de la foule va toujours à ceux qui lui promettent des réformes immédiates. Ses calculs ne vont pas au delà du temps présent. La moindre amélioration, même lorsque ses effets ne peuvent être que temporaires, la séduira beaucoup mieux que des progrès plus durables s’ils ne doivent s’accomplir que dans un avenir incertain.

Pour s’attirer les sympathies des foules, et les amener à la compréhension des idées qu’on leur soumet, il ne faut faire avec elles, ni finasseries, ni diplomatie compliquée.

Ne croyant pas que le fait d’obtenir des marchandises un peu meilleur marché que chez le détaillant, ou de gagner dix sous de plus par jour, soient un bien grand pas de fait vers l’affranchissement général et définitif, les anarchistes ne peuvent aller dire aux gens :

« Nous voulons la transformation sociale; les réformes que l’on vous préconise ne valent rien, mais puisque vous êtes trop bêtes pour le comprendre, et ce que nous voulons serait trop long à obtenir pour votre impatience, nous allons, pour vous amener à nous, faire semblant d’accepter ces réformes que nous jugeons ne rien valoir ».

En admettant qu’on lui farde un peu plus ce langage, la foule ne comprendrait rien à ces subtilités, et penserait que, tout en ne valant rien, les réformes valent cependant quelque chose, et croirait à son émancipation par le coopératisme ou l’augmentation des salaires.

Il n’y a donc que ceux qui croient à l’efficacité de ces choses qui puissent grouper les gens, en leur promettant, en toute conscience, que leur émancipation sortira de leur application, et se livrer avec toute l’ardeur désirable aux besognes nécessaires pour la conquête ou la réalisation de ces réformes; laissons-les donc y travailler, pour nous contenter, nous, d’aller chercher, parmi les éléments qu’ils commencent à dégrossir, ceux aptes à nous comprendre.


Lorsqu’ils commencèrent à s’affirmer en tant qu’anarchistes, ceux-ci se trouvèrent en lutte avec tous les partis. Commençant seulement à élaborer leur programme, il était nécessaire pour eux de se maintenir à l’écart de tout mouvement qui ne représentait pas absolument leur idéal en toute son intégrité.

Il fallait qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes, et de leur but pour avoir la possibilité de résister à la force d’absorption des groupements ambiants. De là, l’abstention complète des anarchistes à l’égard du mouvement ouvrier.

Mais ce désintéressement dans la question eut des inconvénients énormes. Des grèves importantes se produisirent, sans que les anarchistes qui, cependant, à tous égards, représentent le mouvement véritablement ouvrier, pussent y exercer aucune action.

S’étant tenus trop à l’écart du mouvement ouvrier proprement dit, ils en étaient inconnus; les politiciens purent s’en faire les directeurs, y allant porter leur action déprimante et dévirilisante, sans qu’aucune voix eût le loisir de s’y faire entendre pour mettre chaque chose à son point.

Aujourd’hui, l’idée s’est synthétisée, a pris corps; une ligne de conduite générale s’en dégage nette et précise, indiquant ce qui est conforme à l’idée, ce qui s’en éloigne. Les anarchistes doivent perdre cette tendance qu’ils ont de se croire une aristocratie intellectuelle, cette propension à ne voir, en ceux qui ne pensent pas comme eux, que de simples tardigrades dont il ne vaut pas la peine de s’inquiéter.

D’aucuns croient pouvoir s’immiscer dans les groupements syndicaux pour s’emparer de leur organisation, en flattant leurs idées de réformation, s’imaginant qu’ils pourront ensuite les diriger dans la voie de la révolution.

Cela c’est encore une façon de faire de la politique, et ils risquent fort d’y perdre tout au moins leur temps, sinon de s’y embourber.

Pour pouvoir y parler librement, pour s’y faire écouter fructueusement, il faut y déployer, certainement, beaucoup de souplesse, de tact et de ténacité, mais non de la ruse finassière dont les résultats, tôt ou tard, risquent de se tourner contre votre habileté.


C’est le désir de s’adresser aux travailleurs qui,

en temps d’élection, fait sortir de leur apathie, les camarades les plus indolents en temps ordinaire, et mener la propagande abstentionniste dans les réunions électorales.

Mais, dans ces réunions, ce n’est déjà plus l’ouvrier que l’on rencontre. Ce sont des politiciens, des hommes qui se figurent être maîtres de leurs destinées, parce que les candidats viennent, platement, se prosterner devant eux.

Tous, ils ont en poche un projet — de réforme sociale serait trop peu pour eux, mais — de politique générale; ce sont les relations diplomatiques et internationales qu’ils visent à régenter.

Discutant gravement sur les âneries que viennent leur faire avaler les politiciens de profession, ils s’imaginent être de profonds Metternich, des Talleyrand ou des Richelieu, et parlent de libérer les autres peuples, sans s’apercevoir qu’ils sont eux-mêmes pillés, grugés, exploités, subissant les pires empiétements d’une centralisation qui, bientôt, voudra réglementer leurs actes les plus intimes.

Le public des réunions, électorales surtout, est, certainement, le plus indécrottable qui soit, tandis que ceux qui, déjà, se réunissent pour lutter par eux-mêmes contre l’exploitation, s’ils ont les travers des autres, indiquent cependant un état d’esprit qui ne demande qu’à être cultivé.

Seulement beaucoup de nos camarades lorsqu’ils entrent, dans un groupe ou dans une réunion, pour faire de la propagande, n’écoutant que leurs désirs et leur tempérament, se figurant être déjà dans un milieu anarchiste, se mettent à y agir et y discuter comme s’ils avaient affaire à des gens qui, déjà pensant presque comme eux, vont d’emblée, accepter leurs arguments et se ranger immédiatement à leur opinion.

D’autre part, lorsque dans ces groupes il se discute l’action qui doit leur être particulière, ces mêmes camarades se mettent à combattre, et cela parfois très maladroitement, les mesures proposées, faisant de l’obstruction, essayant d’empêcher ce qu’ils désapprouvent, croyant qu’il ne s’agit que d’être dans le vrai et de parler pour que tout le monde voie clair.

Il n’en va pas ainsi malheureusement. Une idée ne pénètre pas si vite les cerveaux. Et le zèle intempestif d’un camarade le fait souvent considérer comme un brouillon ou un ennemi, et repousser l’idée qu’il veut développer. Alors, jetant le manche après la cognée, il déclare qu’il n’y a rien à faire dans ces milieux pourris.

Si, il y a à faire, il s’agit seulement de savoir s’y prendre, et, surtout, nous dépouiller de nos préventions, aussi bien que de nos illusions qui nous font voir les choses comme la lorgnette qui éloigne ou rapproche l’objet regardé, selon le bout par lequel on regarde.


Ce que, à mon sens, devrait viser l’anarchiste qui entre dans un syndicat, ce n’est pas de peser directement sur son action, mais sur les conceptions de ceux qui le composent.

Il faudrait d’abord qu’il consente à faire un stage où, se contentant de voir, d’observer, de se rendre utile au groupe dans les choses qui lui semblent logiques, il se ferait ainsi apprécier et connaître de ceux qu’il veut convertir, en même temps qu’il apprendrait lui-même à les connaître, ce qui lui indiquerait la façon d’agir avec eux pour faire de la bonne besogne.

Une fois ce travail préliminaire accompli, il pourrait commencer à sortir plus en grand ses idées ; mais qu’il n’aille pas espérer les faire accepter en bloc, et croire que ses discours vont orienter l’action du groupe en la direction qu’il voudrait lui imprimer. A vouloir voler trop haut on risque de rendre la chute plus lourde.

Ce qu’il faut surtout éviter, c’est de se poser en adversaires de la majorité, d’essayer d’entraver la marche du groupe ; cela fait toujours mauvais effet, et vous aliène les gens.

Il faudrait, à chaque fois que le groupe est pour s’engager en une action qui ne peut aboutir à aucun résultat positif, se contenter de faire la critique de la proposition, donner les raisons qui vous la font trouver mauvaise, en faire prévoir les effets et conséquences ultérieurs, engageant ceux, à qui l’on s’adresse, à bien réfléchir sur ce qu’ils vont faire, et de se rappeler qu’ils auront été avertis lorsque les résultats négatifs prévus se produiront.

Il est inutile d’insister pour convaincre les gens immédiatement. Trop d’insistance les indispose le plus souvent. Il faut laisser au temps, à l’expérience et à la réflexion, le soin d’agir.

Notre seul but doit être de semer des idées partout où nous nous trouvons, d’y poser des jalons pour les réflexions futures ; d’amener à notre idée, chemin faisant, ceux qui, soit par tempérament, soit par travail cérébral préalable, sont aptes à saisir plus vite l’idée émise, mais n’espérons pas les conversions en masse ; c’est aller au devant des déceptions.

Ce n’est qu’en arrivant à modifier progressivement les conceptions individuelles du groupe que l’on arrive à modifier l’état d’esprit général.


Notre programme anarchiste doit rester intact. Ne pas participer en quoi que ce soit à la comédie politique, combattre toute réforme en démontrant qu’elle est, ou inefficace ou impraticable. Il n’y a pas d’autre action pour un anarchiste convaincu.

Mais, lorsqu’il s’agit de la défense des salaires, tout en reconnaissant que cela ne changera rien à l’organisation sociale, nous pouvons, sans compromission — nous le devons, même, participer à la lutte.

Lorsqu’il s’agit pour le travailleur de résister à un surcroît de misère, il n’y a pas de réforme sociale qui, pour lui, tienne devant la nécessité de défendre le peu qu’il a. Il va au plus pressé, vu que, une diminution ou une augmentation de salaire, représentent, pour lui, une aggravation de misère, ou une amélioration immédiate.

En nous mêlant à cette lutte, cela ne doit être pour nous, cela est évident, qu’une occasion d’affirmer nos conceptions, en expliquant aux travailleurs que nous nous mêlons à leur besogne, parce que nous comprenons, qu’en un tel moment, ils ont davantage besoin d’aide que de conseils ; mais que notre conviction est que, même réussissant à se faire augmenter, leur situation, au bout de peu de temps, ne tardera pas à revenir à ce qu’elle était auparavant, les circonstances ambiantes ne tardant pas à annihiler les effets de l’augmentation obtenue.

Il faudrait leur dire que ces questions pour lesquelles ils se passionnent, les croyant le but définitif de leurs efforts, ne sont que les premières escarmouches de la lutte qu’il leur faudra soutenir pour assurer leur émancipation et leur bien-être ; qu’il faudra, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en arrivent à une transformation complète de l’ordre social qui les étreint ; que les avantages qu’ils pourront obtenir ne sont utiles qu’à ouvrir la voie à d’autres plus décisifs qu’ils n’aperçoivent pas encore, mais qui se présenteront à eux au fur et à mesure de la lutte.

« Tâchez d’obtenir de vos exploiteurs », devrons-nous leur dire, « toutes les concessions que vous pourrez leur arracher ; mais, sachez-le, elles n’auront aucune efficacité durable, tant que persisteront la propriété individuelle et l’autorité. Vous ne serez affranchis que lorsque vous aurez supprimé ces deux plaies ».


Seulement pour pouvoir leur tenir ce langage, et s’en faire écouter, je le répète, il faut être connu des travailleurs, il faut avoir su s’en faire apprécier, leur avoir fait comprendre que, si nous avons un idéal différent du leur, ce n’est pas en ennemis que nous nous présentons dans leurs groupes, mais en alliés sincères, actifs.

Et le moyen de se faire apprécier d’eux, c’est de prendre part à leurs groupes corporatifs, de s'y rendre utile dans les choses qui habituent le travailleur à lutter contre les exploiteurs, en dehors de la politique.

De ne jamais se poser en adversaires systématiques de leur action, même lorsqu’ils s’embarquent sur une mauvaise voie. Notre rôle devant se borner à leur faire entrevoir le côté négatif de leurs efforts, nous contentant du rôle de la Cassandre antique, en leur affirmant, à tous moments, que c’est l’état social, tel qu’il existe, qui doit être détruit, quitte à venir, au moment de la déception, leur rappeler nos prédictions.

En développant beaucoup de tact, beaucoup de patience et d’adresse, on peut faire de la bonne besogne dans les syndicats surtout, moins dans les associations coopératives, peut-être, mais y recruter quelques adhérents tout de même. En même temps que cela nous prépare à avoir un pied dans les conflits économiques futurs, en nous mêlant déjà à ceux que nous voulons convaincre.