L’Anarchie, son but, ses moyens/21

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L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE XXI

La grève générale


XIX

LA GRÈVE GÉNÉRALE

Arrêt de la vie sociale. — La grève générale ne demande pas le concours de capitaux. — Impuissance de la force bourgeoise devant la grève générale. — Elle démontre l’impuissance du parlementarisme. — Si les travailleurs savaient vouloir et se solidariser. — Les débuts de la grève générale. — Le 1er  mai. — Le rôle néfaste des politiciens. — La première tentative de grève générale. — Le rôle du gouvernement. — Manque de vigueur. — Le rôle des groupements corporatifs et le rôle des partisans de l’émancipation individuelle.

Mais si les grèves partielles sont impuissantes à amener l’amélioration des travailleurs, une entente complète de tous les corps de métier aurait une toute autre portée.

Il n’y aurait même pas besoin de tous les travailleurs, ni de tous les métiers.

Que l’on s’imagine, par exemple, l’arrêt des mineurs, des mécaniciens et employés de chemins de fer, des travailleurs de quelques autres corporations similaires, c’est l’arrêt de l’industrie, des transactions, de toute la vie sociale. Cela demanderait peu d’efforts de la part des travailleurs, moins qu’une grève partielle qui peut durer des mois, tandis que huit jours de grève générale seraient la ruine pour nombre de capitalistes.

Tout ouvrier qui travaille, en s’y préparant à l’avance, peut économiser de quoi rester quinze jours à se croiser les bras. Et avant qu’il ait vu la fin de sa réserve, les capitalistes auraient capitulé.

Même ne se faisant que pour la réalisation des réclamations anodines qui forment l’idéal actuel des travailleurs, la grève générale ne tarderait pas à amener l’affranchissement des travailleurs, car ceux-ci voyant la facilité qu’ils auraient à faire capituler leurs exploiteurs, ne tarderaient pas à devenir de plus en plus exigeants.

Si le mécanicien refusait de guider sa locomotive, si le mineur refusait d’extraire la houille, si le facteur refusait de distribuer la correspondance[1], si le télégraphiste, le téléphoniste, refusaient de transmettre les dépêches, d’assurer les communications, si le boulanger refusait de cuire du pain, s’imagine-t-on la détresse des bourgeois devant cette inertie ? Ce serait la mort des affaires.

On fusille ceux qui descendent dans la rue, mais où trouver le prétexte pour en faire autant à celui qui se contenterait de rester chez lui ? On emprisonne bien, dix, vingt, cinquante, cent individus, dans les circonstances exceptionnelles, mais comment emprisonner ceux qui se contentent de dire : voici ce que nous voulons, nous ne travaillerons que lorsque vous nous l’aurez accordé, et resteraient chez eux, jusqu’à ce qu’ils l’auraient obtenu.

On emprisonnerait pour faire de l’intimidation ? mais les travailleurs devenant plus conscients de leur force, les vexations pourraient bien se tourner contre ceux qui les pratiqueraient.


Si jamais les travailleurs arrivaient à comprendre la force formidable dont ils disposeraient, si jamais ils arrivaient à s’entendre et à savoir se solidariser, c’en serait fait de l’exploitation bourgeoise. Ils ne voudraient plus se laisser exploiter par ceux qui sont incapables de rien faire sans leur concours.

Et comme la possibilité de la grève générale démontre bien l’impuissance du parlementarisme.

Jusqu’à ce jour, il n’a pu rien produire en faveur des travailleurs ; les lois sur le travail qu’il a élaborées, lorsque, par hasard, elles n’étaient pas toutes en faveur des exploiteurs, et avaient la prétention de faire quelque bien aux travailleurs, ont été impuissantes à le produire ; car l’organisation économique de la société est plus puissante que les lois qu’elle peut édicter.

Ainsi les parlementaires vantent comme un immense progrès pour les travailleurs, la possibilité de ne travailler que huit heures, et ont inscrit cette réforme sur leurs programmes électoraux, sans que l’on puisse savoir quand cela sera réalisé.

Ne voilà-t-il pas plus de quarante ans que nos républicains au pouvoir ont inscrit à leur programme, la suppression du budget des cultes, l’ abolition des armées permanentes, réformes qu’ils nous affirmaient immédiatement réalisables sous l’empire, et qu’ils nous refusent aujourd’hui qu’ils sont au pouvoir, sous prétexte qu’elles seraient prématurées.

Avec la grève générale, inutile d’attendre la bonne volonté d’un parlement, inutile d’attendre des lois qui ne peuvent rien réformer si ceux à qui elles doivent profiter n’ont pas l’énergie nécessaire de faire triompher la manière de faire qu’elles doivent sanctionner.

Les travailleurs veulent être libres de discuter leurs intérêts, de les défendre contre les patrons ? Eh bien, qu’ils n’attendent pas, pour le faire, qu’une loi les y autorise ; qu’ils affirment leurs droits en accomplissant ce qu’ils veulent faire, sans la loi, au besoin contre la loi elle-même.

Nous savons déjà que ne travaillent-ils que huit heures ou qu’ils en travaillent dix, les travailleurs n’en seront pas moins exploités.

Seulement, s’ils croient eux-mêmes que c’est un avantage, et ça peut l’être si, en même temps qu’ils se refuseraient à l’accélération de travail que les exploiteurs ne manqueraient pas de leur imposer, avec la diminution des heures de travail, les travailleurs de chaque atelier, dans chaque corporation, prenaient la ferme résolution de ne travailler que huit heures par jour, à leur allure ordinaire, en exigeant le même salaire.

Pour forcer le patron à y adhérer, il ne leur manque que la cohésion, et la pratique de la solidarité, qu’ils travaillent à l’acquérir. Nous avons vu que la grève générale, en suspendant toute l’activité sociale, les forcerait à accepter tout ce qu’on leur imposerait.


Lorsque, il y a une quinzaine d’années, on commença à parler de la grève générale — ce fut, je crois, parmi les anarchistes, le camarade Tortelier — j’accueillis cette idée plutôt avec scepticisme.

Assurément, je la trouvais excellente, comme arme de guerre contre l’exploitation ; mais comme au fond, ce n’était ni plus ni moins que l’idée de révolution sous une autre forme, il n’en faudrait pas moins préparer les esprits à l’idée de reprise de possession du sol et de l’outillage, leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas s’arrêter à une simple amélioration. « Cela ne demandera pas un moindre travail de propagande. Pourquoi appeler grève générale ce que nous nommons révolution ? » me disais-je.

J’oubliais que rien ne vient d’une pièce et qu’une idée peut ne pas faire fortune présentée sous un certain aspect et progresser vivement présentée d’une autre façon.

L’idée cependant fit son chemin, renforcée par une autre qui se fit jour presque en même temps : la date du 1er  mai, choisie pour que, chaque année, à la même époque, les travailleurs de tous pays, s’unissant dans une action commune, désertent l’atelier ce jour-là, chômant en signe de protestation contre le capital et l’exploitation.

Idée grandiose qui pouvait être féconde en résultats, en habituant les travailleurs à se sentir solidaires, et pouvant, progressivement, les amener à l’idée d’une grève générale universelle. Mais les politiciens veillaient ! ils s’emparèrent de l’idée. De protestation contre l’exploitation qu’elle était, ils en firent un jour de fête octroyé par les exploiteurs, se passant en déclamations, en pèlerinage vers les pouvoirs publics, afin de fournir à quelques-uns l’occasion de se mettre en tête des foules, de les diriger et de pérorer.

Sous leur influence néfaste, le mouvement a été étouffé. Et, même comme fête, n’a plus aucune vitalité. Peut-être, un jour, y aura-t-il moyen de le reprendre en son idée première.


Pour ce qui concerne la grève générale. Je ne sais s’ils reconnurent qu’il était impossible de dévoyer le mouvement ; en tous cas, dès l’abord, ils lui furent hostiles et en combattirent l’idée de toutes leurs forces.

Mais elle fut accueillie avec faveur par beaucoup de ceux qui, sincèrement, cherchaient à sortir de la société infecte qui nous enserre ; elle fit son chemin dans les milieux ouvriers, dans les groupes corporatifs et fut discutée dans les congrès.

Beaucoup de ceux — dont j’étais — qui, en premier, l’avaient accueillie avec indifférence, la jugeant impraticable, finirent par s’y rallier en la voyant faire son chemin, et se dessiner réalisable à bref délai.

Mais les événements se sont chargés de nous démontrer que la réalisation en était bien plus proche encore que nous pensions.

A la fin de l’année 98, à Paris, en six semaines, sans préparation aucune, sans entente, sans préméditation, on fut sur le point de voir les travailleurs refuser, presque unanimement, de courber plus longtemps le dos sous les exigences patronales ; les uns réclamant un simple adoucissement à leur exploitation, d’autres, faisant grève par simple solidarité, pour faire cause commune avec ceux qui avaient déjà commencé.

Peu s’en fallut que la vie sociale ne se trouvât arrêtée par la cessation générale du travail par ceux qui sont chargés d’alimenter, de fournir au luxe et à la paresse de ceux qui s’intitulent l’élite.

Surprises par les événements, les corporations ne se mirent en grève que les unes après les autres, les dernières entrant en lutte, alors que les premières avaient déjà du mal à tenir plus longtemps, le syndicat des chemins de fer, surtout, fut trop long à se décider.

Et puis, aussi, l’intervention du gouvernement républicain qui, fidèle à son rôle de défenseur des privilèges du capitalisme, violant sans scrupule sa propre légalité, vola à la poste des lettres qui appelaient les employés de chemin de fer à la cessation du travail.

A cela, il ajouta la terreur en faisant perquisitionner à grand fracas chez les principaux membres du syndicat, en faisant occuper militairement les principales gares, comme il avait déjà, au début de la grève commencée par les terrassiers, bondé de soldats les rues de Paris.

La grève se continua encore quelque temps par la cessation du travail par de nouvelles corporations, mais, décapitée, elle avait perdu son intensité, et n’était plus qu’une série de grèves particulières. Il y a, dans cette grève, un coté qui m’est toujours resté inexplicable, c’est la facilité avec laquelle il s’étendit. Les terrassiers ne se furent pas sitôt déclarés en grève que la troupe était à Paris. Puis, comme une traînée de poudre, une foule de corporations étaient en grève, sans qu’il en eût été question auparavant.

Certes, à ce moment, une tentative d’émeute dans Paris, aurait bien fait l’affaire d’une foule de gens, y compris ceux de l’état-major ; des bruits coururent que l’on cherchait à embaucher des individus pour la provoquer. Mais en admettant que la grève eut été « facilitée » par ceux qui avaient intérêt à faire du « désordre, » il y a ceci à retenir ; c’est que sans y avoir été préparées, du jour au lendemain, des corporations furent en grève qui, pour obtenir une amélioration, qui, par solidarité, et que la grève générale fut sur le point d’être faite.


Et le gouvernement ne fût pas intervenu, en faisant avorter la grève des chemins de fer, qu’il n’en serait pas sorti grand’chose, je crois.

Mal engagée, les corporations ne lâchant le travail que l’une après l’autre, les dernières venant alors que les premières en grève étaient à bout de ressource, et n’en ayant guère pour leur compte, le mouvement manquait de coordination et de précision. Sa spontanéité avait manqué de vigueur. Les esprits manquaient de préparation.

Il fut cependant assez sérieux pour que le gouvernement prît le trac, s’empressant de jeter sur les plateaux de sa balance égalitaire, le poids de son « armée nationale, » démontrant « par le fait » quelle est l’utilité des armées permanentes.

Avortant de lui-même, ce mouvement prématuré pouvait apporter un coup fatal à l"idée de la grève générale. Avortant par l’intervention du gouvernement, ce ne fut que partie remise, l’échec une leçon qui démontra aux travailleurs que l’idée de grève générale n’est pas aussi utopique qu’on le leur a enseigné, qu’il leur suffirait de s’entendre et de s’y préparer pour réussir ce qu’ils n’ont fait qu’ébaucher.

Et lorsque les travailleurs se seront exercés à se servir de cette arme, ils apprendront en même temps qu’ils ne doivent pas se cantonner en des réclamations de simples augmentations de salaire, en de simples adoucissements aux conditions du travail, cela ne serait que déplacer le mal.

Il faut que, parallèlement, à l’idée de grève générale, celles de la destruction de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la liberté complète de l’individu, de la pratique de la solidarité la plus absolue fassent leur chemin, enseignant aux hommes que la lutte sociale n’est qu’un moyen utile pour les émanciper, puisque l’ordre social actuel basé sur la force, ne leur laisse pas d’autre alternative, mais que ce n’est que pour arriver à l’aide mutuelle et à l’harmonie.

C’est le rôle des groupements corporatifs de travailler à la propagation de l’idée de grève, de l’idée de lutte, par tous les moyens, contre le patronat et l’exploitation ; aux partisans d’une transformation sociale à travailler à l’éducation individuelle, à l’élargissement des cerveaux, qui mettra les individus à même de savoir se servir de l’arme qui est mise à leur disposition.

À eux de travailler à la diffusion de leur idéal de justice et de concorde qui, en indiquant aux individus le but à réaliser, les éclairera sur le choix des moyens d’y atteindre.


  1. Depuis que cela a été écrit, une grève de facteurs a eu lieu, qui a duré deux jours, venant démontrer, ce que pourrait faire la force d’inertie, si on savait l’employer.