L’Architecture civile de l’ancienne Égypte

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L’Architecture civile de l’ancienne Égypte
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 604-627).


L’Architecture civile
de
l’ancienne Égypte


On n’a pas oublié les pages qu’ici même, il y a quelques mois, M. Eugène-Melchior de Vogüé consacrait à la vie et à la mémoire de Mariette[1] ; dans ce deuil public de la science, dont notre collaborateur s’était fait l’éloquent interprète, nous avons eu du moins cette consolation que l’œuvre entreprise par un illustre Français se continuât par des mains françaises. En même temps que s’installait au Caire l’École française d’égyptologie, la direction du musée de Boulaq et de toutes les fouilles à faire en Égypte était confiée à M. Gaston Maspero, professeur au Collège de France, où il occupe avec tant d’autorité la chaire qui a été créée pour Champollion.

C’était un redoutable héritage que celui de Mariette. Mariette avait des dons de nature éminens et rares ; il avait une originalité de caractère et d’esprit dont étaient frappés tous ceux qui l’approchaient. Son début avait été une de ces inspirations brillantes, un de ces coups d’éclat qui saisissent l’imagination. Il ne s’en était pas tenu là ; depuis ce moment, d’importantes découvertes et de nombreux travaux avaient entretenu et renouvelé sa réputation. Pour tout dire en un mot, il possédait ce que ne réussissent pas toujours à conquérir même les plus méritans, ce je ne sais quoi, plus facile à sentir qu’à définir, qu’on appelle le prestige. Après sa mort, on ne se souviendrait plus que de ses mérites ; on les ferait servir, un jour ou l’autre, à critiquer et à déprécier son successeur. Celui-là, quel qu’il fût, aurait des qualités autres que celles de Mariette ; ce serait assez pour que tous ceux qu’irritent la fortune et le talent du prochain s’accordassent à dénigrer le nouveau venu, pour qu’ils le proclamassent inférieur, par cela seul qu’il serait différent.

Cette comparaison, où la malveillance aurait si beau jeu, M. Maspero ne s’en est point effrayé ; il a eu confiance dans son étoile ou plutôt dans la ferme volonté dont il a déjà donné plus d’une preuve et dans ce dévoûment à la science qui lui a valu l’honneur d’être, jeune encore, entouré déjà de tout un cortège d’élèves. Il s’est fié à cette terre d’Égypte, à cette terre « saturée d’histoire[2], » qui n’a pas encore dit, qui ne dira pas de sitôt son dernier mot. L’événement a justifié et récompensé sa hardiesse. Tous ceux qui le connaissaient lui auraient volontiers fait crédit de quelques mois ou même d’un ou deux ans. Il avait été jusqu’alors un savant de cabinet ; jamais il n’avait remué une motte de terre ; il n’avait point vu l’Égypte. Ne lui fallait-il pas le temps de se mettre au courant de fonctions si nouvelles, de se familiariser avec un milieu où s’agiteraient autour de lui bien des intrigues et où les plus avisés même sont exposés à plus d’un faux pas ? Pouvait-on espérer que, du jour au lendemain, il fût en état de suivre, même de loin, les exemples du plus vaillant et du plus heureux des fouilleurs ? Le mot, nous le savons, n’est pas dans le Dictionnaire de l’Académie, mais n’est-on pas fondé à le risquer, pour désigner une nouvelle forme de l’invention et de la recherche, dans le siècle des Botta et des Layard, des Lepsius et des Mariette, des Cesnola et des Schliemann ?

Ce crédit qu’on lui offrait, M. Maspero n’en a point usé. Dès le printemps, le bruit d’intéressantes découvertes arrivait jusqu’à nous, et, tout récemment, le 22 juillet, l’Académie des inscriptions entendait le successeur de Mariette exposer les principaux résultats de sa première campagne de fouilles. La nécropole de Memphis et celle de Thèbes ont livré de nouveaux secrets à la curiosité des égyptologues ; des monumens ont été retrouvés dont les uns complètent les listes royales et éclairent certaines obscurités de l’histoire politique, tandis que les autres ajoutent beaucoup au peu que nous savions de l’histoire religieuse de l’Égypte. Les pyramides mêmes, muettes jusqu’à présent et que Mariette croyait condamnées à un éternel silence, les pyramides ont parlé. Ces textes de huit cents lignes que l’on vient d’y recueillir, dans les tombes de rois de la Ve et de la VIe dynastie, M. Maspero et ses élèves nous les traduiront bientôt. Voici ce que le maître annonce et proclame dès aujourd’hui, sans craindre d’être démenti par la publication et le déchiffrement des inscriptions : ces documens prouveront que, dès le temps de l’Ancien empire, l’Égypte avait déjà créé, qu’elle adorait déjà tous les dieux en l’honneur desquels se sont élevés plus tard les somptueux édifices des Aménophis, des Seti et des Ramsès. Quelque haut que l’on remonte dans ce passé dont les profondeurs, comme celles d’un gouffre béant, donnent le vertige à l’imagination, toujours on trouve l’Égypte déjà formée, adulte déjà et pourvue de tous ses organes, maîtresse des pensées qu’elle développera et pénétrée des croyances dont elle vivra durant tant de siècles. Il semble que, dans cet étrange pays, la civilisation n’ait pas eu de commencement. Pour mieux dire, les monumens les plus anciens que nous puissions atteindre, en remontant le cours des âges, sont bien loin encore de nous conduire jusqu’aux origines mêmes de cette langue et de cette écriture, de cette religion et de l’art qui en traduit les conceptions ; ils nous laissent, ils nous abandonnent bien en deçà du temps où cette aïeule des nations, aidée par les bienfaits du fleuve qui venait à jour fixe fertiliser ses campagnes, s’est essayée à sortir de la barbarie et a créé la première société policée qu’aient éclairée les rayons du soleil de l’Orient.

Ce sont des tombes et des sarcophages, ce sont des inscriptions et des papyrus funéraires qu’a retrouvés, cet hiver, M. Maspero. L’an prochain, tout en continuant l’exploration de ces nécropoles dont il n’épuisera point les trésors, il se propose de faire, à Thèbes, pour les temples de Medinet-Abou et de Louqsor, ce que Mariette a fait, au même endroit, pour ceux de Karnak et de Deir-el-bahri, ce qu’il a fait ailleurs pour ceux d’Abydos et de Dendérah. Il les dégagera des masures qui les obstruent et des amas de décombres et de sables qui nous cachent encore tant de curieuses dispositions, tant de représentations intéressantes et de textes précieux. Ces travaux, que facilitera, nous l’espérons, l’ordre remis par la France et l’Angleterre dans les finances de l’Égypte, peuvent beaucoup changer et beaucoup ajouter aux idées que nous nous faisons aujourd’hui de l’architecture funéraire et de l’architecture religieuse de l’Égypte. Les résultats auxquels on arrive en étudiant la tombe et le temple conservent donc encore, à certains égards, un caractère provisoire, et il en sera ainsi, surtout pour le temple, jusqu’au moment où tous les grands édifices religieux auront été complètement déblayés et où le plan, où tous les détails en auront été relevés avec plus de soin et d’exactitude qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent.

Il est au contraire un sujet que l’on peut traiter dès maintenant sans avoir beaucoup à craindre ou plutôt beaucoup à espérer des révélations qui pourraient être dues à des découvertes ultérieures : c’est la restitution de l’architecture civile de l’ancienne Égypte. L’architecture funéraire et l’architecture religieuse sont représentées, dans la vallée du Nil, par des monumens nombreux et remarquablement conservés ; on ouvre tous les jours de nouvelles tombes, et il y a encore beaucoup à faire pour que nous connaissions ce qui reste des temples égyptiens aussi bien que l’on connaît les ruines de l’Acropole d’Athènes ou celles du forum romain ; mais du palais, de la maison, le temps n’a épargné que de bien faibles débris, et ce que les historiens nous apprennent au sujet de ces édifices se réduit à bien peu de chose. Ce qui nous aide le mieux à combler jusqu’à un certain point cette lacune, ce sont les peintures et les bas-reliefs des tombeaux. On y voit souvent figurés, soit en élévation, soit en plan, des magasins et des greniers, des maisons et des villas de l’époque pharaonique.

Quelques représentations de plus, trouvées dans de nouvelles tombes, n’augmenteraient pas beaucoup, ce semble, les ressources dont nous disposons pour tenter cette restauration. Les conclusions auxquelles nous arriverons nous seront d’ailleurs suggérées souvent moins par la vue de ces images parfois confuses et toujours très réduites et très abrégées que par l’étude des conditions persistantes du climat et par celle de rapports et d’analogies dont l’historien doit tenir grand compte en pareille matière.


I

La tombe et le temple donnent une grande idée du goût et de la richesse des monarques égyptiens, ainsi que de la variété et de la puissance des moyens mécaniques dont ils disposaient ; on est donc porté tout d’abord à penser que les palais, par leurs dimensions et par le luxe de leur décoration, devaient être en rapport avec la magnificence des sépultures que ces souverains se préparaient et avec celles des édifices qu’ils érigeaient en l’honneur des dieux desquels ils croyaient tenir leur prospérité et leur gloire. C’est au sein de splendides et pompeuses demeures, faites des plus belles matières dont disposât l’Égypte, que l’imagination se représente les princes qui ont construit les pyramides et creusé les syringes thébaines, qui ont bâti Louqsor et Karnak.

Sous cette impression, les premiers voyageurs qui ont visité la vallée du Nil et décrit ses monumens ont été portés à voir partout des palais, à prétendre en reconnaître les débris dans toutes les ruines imposantes qui n’étaient pas des pyramides ou des hypogées. Pour les auteurs de la grande Description de l’Égypte, Karnak et Louqsor, Médinet-Abou et Gournah sont des palais ; des dénominations comme celle de palais de Ménephtah, appliquées au temple de Seti, à Gournah, se sont transmises de proche en proche et se rencontrent encore dans les livres tout récens, comme l’Histoire de l’architecture, de Fergusson,[3].

Depuis les travaux et le voyage de Champollion, une étude plus attentive des ruines et surtout la lecture des inscriptions hiéroglyphiques ont dissipé cette erreur ; on est d’accord aujourd’hui sur la destination primitive des grands édifices thébains de l’une et de l’autre rive ; on n’en conteste plus le caractère religieux. Tout en admettant cette vérité, certains archéologues n’ont pas encore réussi à s’affranchir tout à fait de l’idée qui a si longtemps été dominante ; ils en gardent quelque chose et soutiennent une opinion moyenne, d’après laquelle l’habitation royale aurait été une dépendance du temple ; ils la cherchent, à Karnak comme à Louqsor, dans les pièces, assez mal conservées, qui se trouvent en arrière du sanctuaire. C’est là, dans ces chambres dont plusieurs étaient soutenues par des colonnes et richement décorées, que le roi aurait eu sa demeure et « sa vie se serait passée dans les cours et les salles hypostyles[4]. »

Parmi tous les documens qui ont été recueillis dans ces parties de l’édifice, il n’en est pas un qui confirme cette hypothèse ; ni dans le reste de la littérature égyptienne, ni même chez les historiens grecs, on ne saurait trouver un texte qui prouve ou qui même tende à faire croire que les rois aient jamais vécu dans le temple ou dans ses dépendances, qu’ils aient habité l’intérieur de l’enceinte sacrée.

Voici d’ailleurs qui est peut-être plus concluant encore que le silence même des textes. Rappelez-vous ce qu’était le temple égyptien avant que le temps en eût émietté les enceintes, troué les murs et défoncé les plafonds. Arrivez, par un effort d’esprit, à vous le représenter dans son état ancien, et vous comprendrez que les rois n’ont jamais dû songer à choisir, comme leur résidence favorite, ces lieux fermés et sombres. Aussi bien que leurs sujets, les princes égyptiens devaient être, pour la plupart d’humeur sereine et gaie ; qu’il s’agisse des grands du royaume ou des humbles et des petits, pas d’expression qui se répète plus souvent dans les textes égyptiens que celle-ci : faire un jour de bonheur. Le palais devait être une maison d’agrément, un lieu de repos ; or était-il rien qui pût être mieux approprié à ces fins que des édifices légers et spacieux, situés hors de la ville, au milieu de jardins amples et touffus, sur le bord du Nil ou de l’un des mille canaux qui en portaient l’onde jusqu’aux limites du désert ? Des balcons, des galeries hautes, des terrasses couvertes, l’œil se promenait sans obstacle sur les plantations voisines, sur le cours du fleuve et sur les campagnes qu’il arrosait, sur les montagnes qui bornaient l’horizon. Les chambres avaient de larges fenêtres ; des volets mobiles, que l’on distingue dans certaines peintures, permettaient d’ouvrir l’appartement à l’air et à la lumière, ou d’y faire la nuit pendant les heures chaudes de l’après-midi. Cette ombre qui, dans les pays d’ardent soleil, est le plus délicieux de tous les biens, on la trouvait encore, à l’extérieur, sous les sycomores et les platanes, autour des bassins où s’épanouissaient les brillantes corolles du lotus ; on la trouvait, embaumée d’odeurs printanières, sous les berceaux de feuillage et les treilles chargées de fruits, ou dans ces kiosques ajourés qui se dressaient, de place en place, sur la rive des étangs. Là, derrière l’abri de haies épaisses et de murs discrets, le roi pouvait appeler à lui son harem, jouir des ébats de ses jeunes enfans et de la beauté de ses femmes. Là, ses campagnes finies, un Thoutmès ou un Ramsès s’abandonnait paresseusement à la douceur de vivre, sans vouloir se souvenir des fatigues de la veille ni penser aux soucis du lendemain ; comme on dirait aujourd’hui en Égypte, il faisait son kief.

Pour cette architecture dans laquelle tout, ensemble et détails, était combiné en vue des jouissances de l’heure présente, on n’avait pas besoin de la pierre ; c’était pour la tombe, c’était pour les temples des dieux, pour ce qui devait durer éternellement, qu’il fallait compter sur l’épaisseur et la solidité du calcaire, du grès et du granit. Le palais n’était qu’une tente dressée pour le plaisir ; il ne réclamait pas d’autres matériaux que le bois et la brique. C’était affaire ensuite au peintre et au sculpteur d’en couvrir toutes les parois de couleurs vives et de riantes images ; c’était à eux de faire resplendir partout, sur les enduits des murs, sur les planches d’acacia, sur les minces colonnettes de cèdre ou de palmier, l’éclat des tons joyeux qui garnissaient leur palette et les reflets brillans de l’or. Le luxe de la décoration était ici le même que dans la tombe et le temple ; la différence était dans le caractère de l’architecture et, par suite, dans ses chances de durée. Eux aussi, dans leur genre, ces édifices étaient tout à fait dignes de la puissance et de la richesse des souverains qui les ont bâtis pour les habiter ; mais on comprend qu’avec un pareil mode de construction ils aient disparu de bonne heure, sans laisser de traces sur le sol de l’Égypte.

Depuis les siècles les plus lointains dont nous ayons gardé mémoire, l’Orient a bien peu changé, malgré l’apparente diversité des races, des empires et des religions qui s’y sont succédé sur la scène ; or on sait quel nombreux domestique y suppose la vie royale et seigneuriale telle qu’elle y a été entendue et pratiquée de tout temps. Le konak du moindre bey, du moindre pacha renferme toute une armée de serviteurs, dont chacun rend bien peu de services. C’est par milliers que se comptent les domestiques qui peuplent le sérail du sultan à Constantinople ou celui du padischah à Téhéran. Ce qu’il y a là d’eunuques et de palefreniers, de balayeurs et de cuisiniers, d’atechdjis, de cafedjis et de tchiboukdjis, personne n’en sait le chiffre exact. Une telle existence, une telle extension de la domesticité suppose d’amples communs où cette multitude puisse se loger tant bien que mal, avec femmes et enfans. Afin de pourvoir à l’entretien de tout ce personnel, il faut aussi des provisions considérables et des réserves toujours prêtes ; il faut des magasins où viennent s’entasser les dons plus ou moins volontaires des sujets, les tributs perçus en nature et les récoltes que produisent les immenses propriétés du souverain. Dans ces vastes enclos dont les hypogées de Tell-el-Amarna nous ont conservé les plans, il y a place pour toutes ces dépendances ; on les y voit, réparties autour d’une succession de cours, s’étendre et se prolonger au loin, en arrière et des deux côtés des bâtimens principaux, de ceux qu’habitaient le souverain et sa famille. Si, dans le cours d’un long règne, cette famille s’augmentait (Ramsès II eut cent soixante-dix enfans, dont cinquante-neuf fils), s’il fallait agrandir le palais pour monter la maison de chacun des princes royaux, rien de plus facile que d’empiéter sur les campagnes voisines et de développer ainsi bâtimens et jardins de plaisance.

Quelque spacieuse que soit la grande enceinte de Karnak, la royauté égyptienne, telle qu’on se la représente d’après les textes et d’après toutes les analogies, ne s’y fut pas trouvée à l’aise ; toujours elle se serait sentie à l’étroit derrière ces hautes barrières, dans cet espace clos par une ligne inflexible, au milieu de ces montagnes de pierre. Le palais oriental veut un cadre plus souple et plus large. Étudiez-le, des rives du Gange à celles du Bosphore, tel que l’ont fait les nécessités du climat, la vie de harem et l’extrême division du travail ; que vous évoquiez les souvenirs de Suze et de Persépolis, de Babylone et de Ninive, ou que vous visitiez soit les résidences royales d’Agra et de Delhi, dans l’Inde, soit même, sans aller si loin, le Vieux-Sérail, à Constantinople, partout, sous la diversité des ornemens qui varient suivant les siècles et les lieux, vous serez frappé d’un même aspect, d’un même caractère général : le palais est multiple, complexe et, si l’on peut ainsi parler, diffus. Il ne se compose point, comme les palais modernes de l’Occident, d’un édifice unique qui forme un ensemble homogène et se laisse embrasser tout entier par un seul regard ; il ne ressemble point aux Tuileries ni à Versailles. C’est une collection de bâtimens d’importance très inégale et qui ont été construits par des princes différens ; c’est une suite de pavillons que séparent de beaux jardins ou des cours plantées d’arbres ; pour mieux dire, c’est tout un quartier, c’est toute une ville à part, une cité royale, qu’une muraille élevée enveloppe de tous côtés. A l’intérieur, dans la partie la plus voisine de l’entrée, s’ouvrent les riches salles où le maître daigne s’asseoir parfois pendant quelques heures sur son trône ou sur son divan pour donner audience et pour recevoir les hommages de ses sujets ou ceux des ambassadeurs étrangers ; autour de ces pièces, ouvertes à un certain nombre de privilégiés, fourmille tout un peuple d’officiers, de soldats et de serviteurs. C’est ce qui, dans de bien autres proportions que chez le simple particulier, correspond au sélamlik de la maison orientale. Plus loin, derrière des portes jalousement gardées, s’étend et se prolonge le harem ; c’est là que le roi passe tout le temps que ne lui prennent pas la guerre ou les conseils. Tous ces bâtimens laissent entre eux assez d’air et d’espace pour que le roi puisse, s’il en a la fantaisie, rester des mois et des années sans en sortir ; il fait manœuvrer ses troupes dans les vastes cours ; il se promène à pied, à cheval on en voiture dans les allées de ses parcs ; ses thermes et ses étangs lui offrent les plaisirs du bain chaud et froid ; parfois il possède, dans l’enceinte même, des terrains de chasse.

Il y a toujours eu, dans ces facilités et ces séductions, une tentation périlleuse pour le souverain oriental. Combien elle serait longue, la liste des dynasties qui, douées, à leur début, d’une singulière et puissante énergie, se sont, dans le cours de quelques générations, affaiblies et comme endormies dans les délices du palais ! Elles s’y sont si bien énervées qu’un jour est venu où il a suffi du choc le plus léger pour jeter à bas du trône le dernier rejeton d’une ligne de conquérans. Vous vous rappelez l’histoire tragique de Sardanapale et tout ce qu’elle a fait écrire de prose et de vers chez les anciens et les modernes. La critique contemporaine n’en laisse pour ainsi dire rien subsister ; noms, dates, faits, elle a tout mis en doute, et cependant, quand il nous serait bien démontré qu’il faut renoncer à tous les détails consacrés par la tradition, cette histoire n’en resterait pas moins vraie, vraie de cette vérité supérieure et générale qui fait le prix et l’autorité de la légende. C’est par un Sardanapale que finissent presque toutes les races royales de l’Orient, car Sardanapale n’est pas autre chose que l’habitant trop sédentaire du palais et la victime de ses alanguissantes douceurs.

Si nous connaissions mieux, par le menu, l’histoire intérieure de l’Égypte, nous y trouverions certainement plus d’un exemple de ce phénomène : selon toute apparence, c’est ainsi que durent déchoir et s’éteindre les Ramessides. En tout cas, le palais égyptien ne pouvait s’écarter beaucoup du type que nous avons décrit, et ce type, nous en reconnaissons tous les traits caractéristiques dans ces édifices que l’on a jusqu’ici toujours appelés des villas[5]. Vous vous en convaincrez si vous prenez la peine de restaurer, sur le papier, les plus importantes des habitations représentées à Tell-el-Amarna. Cette restitution a ses difficultés ; il faut arriver à bien comprendre les procédés dont se sont servis les Égyptiens pour figurer les édifices. Dans ce que l’on a nommé assez inexactement des plans cavaliers, ils mêlent ces différens tracés du dessin géométral que nous appelons le plan, la coupe et l’élévation ; ils passent, sans nous en avertir, de l’un à l’autre, liberté capricieuse qui s’explique par le désir de montrer à la fois des détails de construction qui, dans la réalité, ne peuvent être aperçus et embrassés par un seul regard. On parvient pourtant à s’y reconnaître par une étude attentive de ces figurations et l’on réussit à se faire une idée assez nette de la manière dont l’édifice était disposé. C’est un ensemble de bâtimens et de plantations qui occupe sur le terrain un très vaste espace. Même ampleur de développement, même variété que dans les palais orientaux d’autrefois et d’aujourd’hui ; même mélange de constructions appropriées à divers usages et de jardins, d’esplanades, de cours spacieuses ; ici des colonnades de pierre, là des colonnes de bois, plus légères et plus sveltes. Ce sont bien là ces demeures immenses qui, dans la ville même ou dans son voisinage immédiat, offraient au souverain tous les plaisirs de la campagne ; il n’était pas un de ses goûts et de ses désirs qui n’y pût trouver, sur l’heure, une pleine satisfaction.

La partie de l’habitation royale qui attire tout d’abord l’attention, dans la plus intéressante des planches où Prisse d’Avennes a donné la copie de ces plans cavaliers, c’est celle qui semble correspondre à ce que l’on appelle en Orient le sélamlik, à des appartemens de réception, comme nous dirions en Occident[6]. Devant l’entrée est une construction dont il est difficile d’indiquer avec certitude la destination. Était-ce un réservoir où se rassemblaient les eaux destinées à abreuver les hôtes du palais et des jardins, était-ce une sorte de corps de garde ? En arrière de ce bâtiment une porte s’ouvre entre deux tours à murs inclinés ; c’est une sorte de pylône ; sur les côtés, deux portes plus étroites. Ces trois portes conduisent dans une grande cour rectangulaire. Sur les deux longs côtés, une suite de chambres ; le petit côté postérieur est la répétition de l’antérieur. Cette cour en renferme une autre, où l’on arrive en traversant un portique ; elle-même, la seconde cour, n’est que l’enveloppe d’une salle à ciel découvert, exhaussée sur plusieurs degrés. Les escaliers par lesquels on y accède sont très visibles sur le plan. Au milieu de cette salle, un petit bâtiment isolé, dont il est difficile de définir le caractère ; peut-être est-ce un de ces autels en forme de tribune qui sont parfois représentés dans les bas-reliefs. Nestor L’Hôte donne le croquis d’un de ces bas-reliefs ; on y voit un homme debout sur une de ces estrades et devant lui une pile d’offrandes. Il signale les restes, encore subsistans à Karnak, d’une construction de ce genre ; c’est un massif quadrilatère auquel on accédait par une rampe en pente douce[7]. C’était peut-être là que le roi accomplissait certaines cérémonies religieuses, soit en la mémoire de ses ancêtres, soit en l’honneur des grands dieux nationaux. Pour parvenir jusqu’à la pièce où se dresse cette sorte d’estrade, il faut d’ailleurs franchir trois enceintes successives ; la sécurité du prince était donc bien protégée par cette triple clôture.

Sur le plan égyptien que nous avons en vue, à droite de l’édifice que nous venons de décrire, on en voit un autre plus vaste, mais d’un arrangement plus simple ; une aire plantée les sépare, et il n’y a point entre les deux de communication apparente. En avant, même pylône précédé de la même construction rectangulaire ; puis une ample cour dont trois faces présentent une double série de chambres qui prennent jour soit sur la cour même, soit sur un portique. C’est sans doute là le harem ; là logeaient le prince, ses femmes et ses enfans. Sur les côtés et en arrière, disposés autour d’autres cours, des magasins, des écuries et des étables, puis des jardins. Le plus beau de ces jardins, au milieu duquel se creuse une longue pièce d’eau, se trouve en arrière du pavillon royal ; de place en place se dressent des kiosques, des belvédères, des constructions légères où l’on devine, au mode d’assemblage indiqué par le dessinateur, l’emploi du bois. Partout des portiques sous lesquels devaient se grouper et reposer la nuit les gens de service. Où étaient les salles de réception, ce que l’on appellerait aujourd’hui le divan ? Nous ne les avons reconnues dans aucun des plans qui nous ont passé sous les yeux ; mais il ne faut pas oublier que ces plans, mutilés en beaucoup d’endroits, n’ont été reproduits jusqu’ici que par fragmens. Ils mériteraient d’être l’objet d’une publication plus complète.

Telle est, croyons-nous, l’idée qu’il convient de se faire du palais égyptien, d’après les analogies historiques et d’après l’ensemble de ces données graphiques. Si nous ne nous sommes pas trompés, on comprendra que nous nous refusions à voir les restes d’un palais proprement dit dans la ruine qui a si souvent été dessinée et photographiée sous le nom de pavillon royal de Medinet-Abou ou de pavillon de Ramsès III. Il serait difficile de donner, par la seule description, une idée de l’aspect et de la disposition de cet élégant et singulier édifice ; il faut l’étudier dans les plans que Lepsius en a donnés, après les auteurs de la Description de l’Égypte. En venant de la plaine, on rencontre d’abord deux logettes de garde, terminées, comme le mur d’enceinte où elles sont insérées et comme le pavillon lui-même, par des créneaux. Les deux piliers qui s’appuyaient contre les logettes et entre lesquels était comprise la porte subsistent encore ; une grille devait fermer le passage ; on peut la restituer avec vraisemblance, d’après les peintures thébaines. La porte franchie, on se trouvait en présence de deux hautes ailes en forme de pyramides tronquées, et d’un corps de bâtiment qui s’élevait entre les deux, percé d’un passage, au fond d’une cour qui va se rétrécissant par ressauts successifs. En hauteur, l’édifice se compose d’un rez-de-chaussée et de deux étages ; qui étaient réunis par des escaliers.

Ce pavillon est tout couvert de bas-reliefs et de textes hiéroglyphiques, et pourtant on discute encore sur sa destination. Le meilleur moyen de résoudre le problème, n’est-ce pas d’en demander la solution à notre expérience d’historien et de voyageur, n’est-ce point de nous rappeler ce que nous savons des conditions persistantes de la vie royale, telle que l’ont toujours comprise et pratiquée les souverains orientaux ? Aujourd’hui encore, on le sait, il en est bien peu qui, le lendemain de leur avènement, n’aient pas la fantaisie de se bâtir un palais neuf. C’est ce qu’avaient fait, en Syrie, l’émir Beschir, à Beit-ed-din, dans le Liban, et Djezzar-Pacha, près de Saint-Jean-d’Acre ; c’est ce qu’en Égypte même Méhétnet-Ali et ses successeurs ont fait à Choubra et ailleurs encore, autour du Caire et d’Alexandrie. De même à Constantinople, Mahmoud et Abd-ul-Medjid ont employé, en constructions ruineuses, les dernières ressources de l’empire. Tout est viager en Orient ; le fils n’y habite presque jamais la maison de son père. Eux aussi, les pharaons, comme les rois de Babylone et de Ninive, devaient être atteints de cette manie ; or, pressés qu’ils étaient de jouir le plus tôt possible de l’œuvre improvisée à grands frais, ils ne pouvaient manquer d’en chercher l’emplacement dans la zone des terrains susceptibles d’irrigation. Là, n’importe où, sur les bords du Nil ou de l’un de ses bras, on aurait bien vite élevé, à force de corvées, les remblais qui mettraient les édifices à l’abri des hautes crues, ; autour d’eux, les arbres, le pied dans la terre humide, pousseraient presque aussi vite que les bâtimens. En quelques années, le palais, promptement terminé, serait déjà tout enveloppé d’une fraîche ceinture de rians parterres et d’ombrages épais.

Quand on pouvait disposer, à cet effet, de toute la plaine, pourquoi donc aurait-on été se placer au-dessus du niveau de l’inondation, là où l’on aurait eu grand’peine à faire pousser une maigre végétation, à force de bœufs attachés à la roue du sakyeh ou de fellahs occupés à manœuvrer les cordes du chadouf ? Pourquoi se serait-on volontairement rapproché de ces rochers de la chaîne libyque qui, frappés par le soleil pendant tout l’après-midi, réfléchissent jusque dans la nuit la chaleur dont ils sont imprégnés ? Les édifices de Medinet-Abou sont situés à la base même de la colline de Gournet-el-Mourraï, qui, vers le sud de la nécropole thébaine, se détache du corps de la montagne et s’avance, comme un promontoire, dans la direction du fleuve, jusqu’à l’extrême frontière des cultures.

Ce n’est donc pas là qu’on aurait été chercher le site d’un palais ; ajoutons que, de toute manière, on n’en aurait pas trouvé la place dans l’espace qu’occupe l’aire du pavillon. Cet espace est étroitement limité, sur la droite, par le temple de Thoutmès et ses propylées, et, en arrière, par le temple de Ramsès ; aussi les dimensions de ce bâtiment paraissent-elles très petites, surtout en comparaison de celles qui ont été données au splendide et vaste édifice qu’il précède. La plus grande largeur du pavillon ne dépasse point 25 mètres, et il n’a que 22 mètres de long. L’édifice se compose de deux corps de logis, et la cour qui les sépare prend un bon tiers de la superficie totale. A eux tous, les trois étages n’ont guère dû jamais fournir plus d’une dizaine de pièces, dont quelques-unes sont plutôt des cabinets, comme nous dirions, que de vraies chambres. Avec toute la simplicité de nos habitudes, une famille bourgeoise d’aujourd’hui, pourvu qu’elle fût un peu nombreuse, y serait à la gêne ; comment un pharaon, avec tout son cortège d’inutiles, aurait-il pu jamais songer à s’y installer, comment s’y serait-il jamais senti à l’aise ?

Si ce n’était pas une habitation, qu’était donc l’édifice qui se dresse en avant du temple que le vainqueur de tant de peuples conjurés contre l’Égypte a consacré sa propre gloire ? Jetez les yeux sur les bas-reliefs qui le décorent au dedans comme au dehors, et vous reconnaîtrez qu’il mérite, en tout état de cause, ce nom de pavillon royal qui lui a été donné par les savans français. C’est le souvenir, c’est l’image du roi Ramsès qui le remplit tout entier. Dans l’intérieur, vous y voyez des scènes de harem. Ramsès est chez lui, au milieu de sa famille. Ici l’une de ses filles lui apporte des fleurs dont il respire le parfum ; là il joue aux dames avec une autre ; ailleurs il reçoit des fruits d’une troisième, dont il caresse le menton en signe de remercîment. Sur les murs extérieurs, vous avez des scènes de guerre. Avec l’assistance de son père Ammon, Ramsès terrasse ses ennemis ; à chacun d’eux le sculpteur a donné, avec une merveilleuse fermeté de ciseau, le costume, les armes, les traits particuliers qui le distinguent. Tous sont renversés, tous vont périr sous les coups du triomphateur.

L’explication que ne suffit pas à fournir la disposition de l’édifice, ne convient-il pas de la chercher dans cette perpétuelle mise en scène de la personne royale, partout présente, partout figurée dans la variété des occupations privées et publiques qui remplissent la vie du souverain ? Le retour constant de cette même image, qui du haut en bas occupe tout le champ des murs, nous avertit, ce semble, que le pavillon n’est, lui aussi, qu’un monument commémoratif. C’est une ingénieuse et brillante addition faite à la partie extérieure et publique de la tombe, au cénotaphe. Ailleurs celui-ci ne se compose que du temple, de ses cours et de ses pylônes ; mais ici, pour distinguer son œuvre de celle de ses prédécesseurs et pour laisser à la postérité une plus haute opinion de sa puissance et de sa magnificence, le prince a jugé bon d’ajouter au temple un autre édifice qui se groupe avec lui de la manière la plus heureuse et qui lui sert en quelque sorte de vestibule. Où a-t-il pris la donnée première et la silhouette de cette construction qui, pour nous, est unique en son genre ? Il nous est difficile de le dire ; peut-être parmi ces bâtimens divers, répartis sur une vaste étendue de terrain, qui formaient par leur réunion les palais des pharaons, y en avait-il qui présentaient à peu près cet aspect. Mariette est pourtant d’un autre avis. À plusieurs reprises, il est revenu sur cette question, et voici son dernier mot à ce sujet : « Vu de loin et dans le paysage, l’idée que le pavillon de Ramsès évoque par les lignes générales de son architecture, c’est celle de ces tours triomphales (migdol) dont les bas-reliefs de Karnak, de Louqsor, du Ramesséum et de Medinet-Abou même nous ont conservé l’image et que les rois faisaient élever sur leurs frontières, à la fois comme. ouvrages de défense et comme souvenirs de leurs victoires. Un monument d’architecture militaire, et non un monument d’architecture civile, tel serait le pavillon de Medinet-Abou[8]. » Le roi guerrier par excellence ne pouvait se rappeler au souvenir des hommes par un édifice qui représentât plus fidèlement le caractère et l’originalité de son règne, d’un règne de combat, qui devait laisser l’Égypte rassasiée et fatiguée de gloire militaire.

Quel que soit le type, palais ou forteresse, auquel on doit rattacher plus particulièrement le pavillon, de toute manière c’était ici qu’il convenait de l’étudier avec quelque détail. Le pavillon fait bien partie d’un ensemble funéraire et il s’élève en avant d’un temple, mais, à tout prendre, les dispositions en sont imitées de celles qui caractérisent les édifices habités par les vivans. L’aménagement n’en est ni celui de la tombe, ni celui du temple ; il relève d’un tout autre principe. C’est ainsi que nous avons, dans le pavillon, des superpositions de pièces que ne comportent ni les édifices funéraires, ni les édifices religieux. Tout au contraire, la forteresse et la maison s’accommodent également bien de ces étages multiples. Il en est de même pour l’éclairage des appartenons. La tombe aime les ténèbres, et le temple lui-même se contente d’une lumière très discrète, qui, par endroits, est presque la nuit. Pour prier, dans la chapelle de la tombe ou dans le sanctuaire d’Osiris, on s’accommodait fort bien du demi-jour crépusculaire d’un intérieur fermé ; mais, pour vaquer aux devoirs et aux plaisirs de la vie active, il fallait y voir clair. On trouve donc ici des fenêtres, de vraies fenêtres, dont quelques-unes fort larges. Rien n’est plus rare en Égypte, dans les bâtimens que nous a laissés l’époque pharaonique ; mais c’est que presque tous ces bâtimens sont des tombeaux ou des temples. Quant à l’architecture civile, elle avait, en Égypte, à satisfaire aux mêmes besoins que partout ailleurs ; il lui avait donc fallu, pour y réussir, avoir recours à des moyens qui ne diffèrent pas sensiblement de ceux qui ont été mis en œuvre chez d’autres peuples et dans d’autres temps ; nous en avons ici la preuve.

L’emploi de la fenêtre n’est d’ailleurs pas la seule particularité de construction par laquelle se distingue le pavillon de Medinet-Abou ; nous signalerons encore les consoles, d’un assez fort relief, qui font saillie sur la cour, entre le premier et le second étage. On a prétendu qu’elles auraient servi à soutenir des mâts au moyen desquels on aurait tendu un vélarium au-dessus de cette cour ; mais ni dans les planches gravées qui représentent cet édifice, ni dans les photographies, nous n’avons réussi à trouver la moindre trace des trous qui auraient servi à l’insertion de ces supports.

Quelle qu’ait pu être la destination de ces consoles, ce qu’elles ont de très curieux, ce sont les bustes en ronde bosse qui sont interposés entre les deux dalles dont elles se composent. Ces personnages paraissent couchés à plat ventre sur la dalle inférieure, où s’appuient leurs bras ; leurs têtes se redressent avec effort pour soutenir la dalle supérieure, au-dessus de laquelle est ménagé dans le mur une sorte de tableau. Si frustes que soient maintenant ces images, on y reconnaît ou plutôt on y devine encore, à l’attitude des figures, prosternées et comme écrasées sous ce fardeau, des vaincus, des prisonniers, semblables à ceux qui, dans les bas-reliefs, s’allongent et s’aplatissent sur le sol, la nuque pressée sous le pied de leur vainqueur. Ce motif est ici des mieux choisis et tout à fait à sa place, dans un édifice qui, par le caractère général de sa disposition et de ses lignes, tient tout à la fois de la forteresse et de l’arc de triomphe.

Quel que soit le type architectural dont s’est inspiré le constructeur du pavillon, il est difficile d’admettre que l’on ait jamais tiré parti d’un pareil édifice. Le monument n’a point été bâti, croyons-nous, pour être habité d’une manière permanent ; mais il n’en faudrait pas conclure que ces pièces si bien éclairées et si richement décorées n’aient pas été utilisées, qu’elles ne l’aient pas été tout au moins à certaines heures et dans certaines circonstances déterminées. Les planchers du premier et du second étage ont disparu ; mais ce qui prouve qu’ils ont existé, ce sont les escaliers, qui subsistent encore en partie. Les planchers étaient en bois, les escaliers en pierre. Un aménagement aussi complet semble indiquer que l’on voulait pouvoir, au besoin, se servir de toutes les pièces, de celles d’en haut comme de celles d’en bas. Il est possible que l’on ait mis ces appartemens à profit pour les réunions de princes et de vassaux que ramenait, plusieurs fois par an, l’accomplissement des rites funéraires. Dans ces salles, richement meublées, les personnages d’un certain rang pouvaient tout à f aise se rassembler et se grouper suivant certaines règles traditionnelles, en attendant le moment où ils joueraient leur rôle dans la cérémonie qui se préparait.

Si le pavillon de Medinet-Abou n’a pas droit au titre de palais, si nous ne devons pas y chercher la royale demeure où Ramsès III venait se reposer dans l’intervalle de ses rudes campagnes, l’étude que nous avons entreprise ne nous en a pas moins fourni quelques renseignemens qui ont leur intérêt ; elle nous a fait saisir sur le vif certaines des conditions qu’imposait au constructeur tout programme d’architecture civile. On s’attend peut-être à nous voir décrire ici, au même titre, un monument plus célèbre, ce fameux Labyrinthe, dont parlent avec tant d’admiration tous les voyageurs grecs, Hérodote, Diodore et Strabon[9], mais nous ne sommes même pas sûrs qu’il faille reconnaître les restes du Labyrinthe dans les ruines qui ont été découvertes et décrites par Jomard et Caristie, puis, plus tard, étudiées à nouveau par Lepsius, ruines qui se trouvent à 7 kilomètres vers l’est-sud-est de Medinet-el-Fayoum, sur le versant oriental de la chaîne Libyque, en un point où l’on peut bien placer les bords du lac Mœris, tel que permettent de le reconstituer les recherches de Linant-Pacha. Mariette n’admettait pas que ce fussent là les débris du vaste édifice qui comptait parmi les sept merveilles du monde. « Je sais, nous disait-il un jour, où est le Labyrinthe ; il est caché sous les moissons du Fayoum, et je le ferai sortir de terre, si Dieu me prête vie. »

Quoi qu’il en soit, les ruines présentent un tel aspect de confusion, que tous les voyageurs qui visitent ce site renommé éprouvent une véritable déception, a Si l’on escalade, dit Ebers, la pyramide en briques d’un gris poudreux, mais jadis revêtue en plaques de granit luisantes, qui se dressait, au dire de Strabon, à l’extrémité du Labyrinthe, et si l’on contemple les ruines qui s’étendent à ses pieds, on constate que l’immense palais, dans lequel les chefs des nomes de l’Égypte se rassemblaient à certaines époques autour du roi, avait la forme d’un fer à cheval ; mais c’est tout ce qu’on distingue, car le milieu et l’aile gauche de l’édifice sont entièrement détruits, et, à droite, le pêle-mêle de chambres et de salles écroulées où plonge le soleil, et que les gens d’El-Haouâra prennent pour le bazar abandonné d’une ville disparue, se compose de misérables briques grises en limon desséché. Seuls, les murs de quelques chambres en pierre dure et quelques fragmens de grandes colonnes subsistent avec leurs inscriptions ; elles nous ont appris que ces constructions dataient d’Anemenha III, de la douzième dynastie[10]. »

Si Lepsius a retrouvé le véritable emplacement du Labyrinthe, le plan qu’il donne des bâtimens dont il a relevé les traces ne cadre guère avec la description de Strabon et avec ce que les anciens nous apprennent de la magnificence de l’édifice et de la grande dimension de ses matériaux. Quant au texte du géographe grec, il ne nous donne ni mesures de hauteur ni mesures de longueur ; dans de telles conditions, tenter une restauration de cet ensemble architectural serait faire œuvre de pure fantaisie.


II

Le palais n’est qu’une maison plus belle et plus grande que les autres ; c’est une maison qui se distingue des habitations privées par ses dimensions et par le luxe de sa décoration. Sous cette réserve, les observations que nous a suggérées le palais s’appliquent à la maison. Le simple particulier, dans la mesure des ressources dont il disposait, devait tenir à s’assurer les mêmes commodités et les mêmes agrémens que le souverain et que les princes héréditaires des nomes. La construction et l’aménagement de sa demeure devaient s’inspirer des mêmes nécessités, répondre à des habitudes semblables et tenir compte des mêmes conditions de milieu et de climat ; la maison était une réduction du palais.

Si, comme nous le disent Diodore et Josèphe, la population de l’Égypte proprement dite, d’Alexandrie à Philœ, montait encore, dans le premier siècle de l’empire romain, à sept millions d’âmes, il y a lieu de croire que l’Égypte était plus peuplée au temps de sa plus grande prospérité, ainsi par exemple sous les princes de la XVIIIe et de la XIXe dynastie[11]. Une grande partie du peuple égyptien vivait dans des bourgs et dans de petites villes ouvertes ; il y avait, de plus, sur certains points, des agglomérations urbaines très considérables. Sais, Memphis et Thèbes étaient de fort grandes villes ; tout nous le prouve, la manière dont en parlent les anciens, le vaste espace que couvrent les ruines de ces cités et l’étendue de leurs nécropoles.

Les textes, grecs ou égyptiens, ne nous fournissent d’ailleurs presque aucun renseignement sur l’aspect des villes égyptiennes et sur la manière dont les bâtimens s’y groupaient, non plus que sur les dimensions moyennes que présentaient, en hauteur et en largeur, les habitations urbaines. Les voyageurs grecs ne paraissent pas avoir rien vu là dont ils fussent assez frappés pour croire utile d’en garder le souvenir. Pour ce qui est de l’emplacement des villes antiques, on ne l’a guère étudié encore à ce point de vue, et peut-être n’y a-t-il pas lieu de beaucoup compter, à cet égard, sur les résultats de recherches ultérieures. En tout pays, la maison est d’ordinaire faite de petits matériaux ; elle ne résiste donc pas à l’action prolongée des intempéries ; il vient toujours un moment où ses élémens se désagrègent. De la plus ample et la plus riche demeure il ne, subsiste alors que quelques tas de décombres tellement informes que le plus habile n’en saurait rien tirer.

Pour qu’il reste quelque chose de la maison, il faut des circonstances tout à fait exceptionnelles ; il faut que, comme à Pompéi, elle soit enveloppée dans une poudre légère et molle qui en remplisse tous les creux. Parfois pourtant, même après avoir disparu, la maison laisse des traces qu’il est intéressant de relever. C’est ce qui arrive quand l’aire des pièces qui en composaient le rez-de-chaussée a été taillée dans la roche vive ; il en est ainsi sur plusieurs des collines jadis comprises dans l’enceinte de l’ancienne Athènes. Ni l’une ni l’autre de ces conditions favorables ne se rencontre dans la vallée du Nil.

Sans doute, aussi bien et mieux peut-être que la cendre du Vésuve, le sable de l’Afrique nous aurait gardé les habitations égyptiennes, si, par suite de quelque grand bouleversement du sol, il était venu s’amonceler sur les ruines de Memphis ou de Thèbes : on sait de quel linceul protecteur il a recouvert les tombes voisines des pyramides ; mais, à la différence des demeures de la mort, les maisons des vivans étaient construites à peu de distance du fleuve et non sur le bord du désert. Ni les villes ni les villages n’étaient allés s’établir sur ces plateaux où le vent amoncelle la poussière et où par places affleure la pierre calcaire. On ne peut donc guère espérer trouver en Égypte ni villes mortes ensevelies sous le sable, ni même ces empreintes fidèles de la maison détruite que garde parfois le roc dans les pays de montagnes.

Situées sur la rive ou non loin d’elle, les villes avaient besoin d’être mises, par un exhaussement artificiel du sol, au-dessus du niveau des crues annuelles ; c’est ainsi qu’encore aujourd’hui, en Égypte, tous les villages qui ne sont pas assis sur les racines de la montagne surmontent des tertres artificiels.

On avait conservé le souvenir des grands travaux qui avaient été entrepris, dans les siècles de prospérité, pour préparer aux villes cette espèce de soubassement qui leur était nécessaire ; d’après Hérodote et Diodore, Sésostris et Sabacon, c’est-à-dire les grands princes thébains et les conquérans éthiopiens, se seraient occupés de relever les lieux habités[12]. Par les fouilles exécutées sur le site de plusieurs cités antiques, on a pu se rendre compte de la manière dont étaient conduits d’ordinaire ces travaux. Sur l’emplacement du quartier que l’on voulait créer, on construisait des murs très épais en briques crues, qui s’allongeaient sur le sol, à une certaine distance les uns des autres, en lignes parallèles ; on en bâtissait d’autres qui étaient perpendiculaires aux premiers, de manière à dessiner sur le terrain une sorte de damier ; on remplissait ensuite les intervalles avec de la terre, avec de la pierre, avec tout ce que l’on avait sous la main. C’était sur cette espèce de socle que posaient les fondations des édifices. La maison trouvait là une base solide que ne lui eût pas fournie la terre meuble de la plaine ; elle y gagnait aussi en agrément et en salubrité. C’est ainsi que paraissent avoir été construites les villes de Memphis et de Thèbes.

En général, c’est là tout ce que tranchées et sondages ont permis de constater ; les matériaux dont se composaient les maisons sont tombés en poussière ou bien ont été employés à nouveau, tant qu’ils ont pu servir, par les générations qui se sont succédé sur cette terre toujours habitée, toujours populeuse. Ce qui a encore contribué à rendre cette destruction plus rapide et plus complète, c’est l’habitude qu’a le fellah d’exploiter à sa manière tous les tertres où il reconnaît la trace d’anciennes demeures ; il en tire une terre très riche en débris organiques dont il fait grand cas comme engrais et qu’il répand sur ses cultures.

Le seul point de la vallée du Nil où se laissent encore distinguer quelques traces des dispositions de la ville antique, c’est l’emplacement de la capitale que s’était bâtie Aménophis IV quand il avait quitté Thèbes et son dieu Ammon[13]. Selon toute apparence, cette capitale, qu’un caprice royal avait fait naître, aurait été abandonnée bientôt après ; on ne sait même pas le nom qu’elle portait, et depuis lors il n’y a jamais eu près de là que de petits villages qui n’ont pas suffi à détruire les restes des bâtimens. Ceux-ci, comme le montre une planche de Prisse, couvrent encore le sol de leurs décombres ; ils sont tous en briques. On a pu relever, en gros tout au moins, le plan de quelques-unes de ces habitations ; mais ce que l’on reconnaît le mieux, c’est la direction des voies de la cité d’Aménophis. Il y a une grande rue parallèle au fleuve et qui est large d’environ 25 mètres ; d’autres rues, plus étroites, paraissent la couper à angle droit ; dans quelques-unes, deux chariots pouvaient à peine passer de front. Le quartier principal était au nord, dans le voisinage d’une vaste enceinte rectangulaire qui renfermait le temple du dieu nouveau, du disque solaire. On remarque dans cette partie de la ville les débris d’importantes demeures, pourvues de cours spacieuses. Il y a surtout, à l’ouest de la grande rue, un édifice que Prisse appelle le palais ; on y remarque de nombreux piliers de brique serrés les uns contre les autres. Ces piliers étaient-ils destinés à supporter les planchers et à les préserver ainsi de l’humidité du sol ? Pour répondre à cette question, il faudrait des renseignemens plus précis. Dans le sud de la ville, ce sont au contraire de petites maisons, toutes contiguës les unes aux autres, qui ne sont représentées que par des pans de murs et des tas de décombres. C’était le quartier des pauvres.

Nous ne pouvons même pas faire cette distinction pour Thèbes ; nous ignorons où étaient les palais royaux et les demeures des grands. Tout ce que nous savons, c’est que la ville proprement dite était sur la rive droite ; ses maisons enveloppaient les deux groupes d’édifices religieux que nous désignons aujourd’hui sous les noms de Louqsor et de Karnak. Elles étaient séparées en quartiers, par de grandes voies, dont quelques-unes étaient bordées de sphinx et conduisaient du fleuve aux temples principaux ou de Louqsor à Karnak ; c’étaient les δρόμοι dont parlent souvent les écrivains grecs ; d’autres voies sont désignées par les papyrus démotiques sous le titre de βασιλική ῥύμη, rue Royale[14]. Les pâtés de maisons que circonscrivaient ces avenues étaient coupés de ruelles étroites. L’ensemble de ces quartiers de la rive droite formait la ville proprement dite, la Diospolis des Grecs, ainsi nommée à cause du grand temple d’Ammon qui en formait le centre. La rive gauche était une sorte de faubourg, habité surtout par tout ce peuple d’embaumeurs et de prêtres qui vivait des morts, par tout ce qui tenait, de près ou de loin, à l’industrie des pompes funèbres, comme nous dirions aujourd’hui. Toute cette ville de l’Occident était, au temps des Lagides et des Romains, appelée les Memnonia[15]. Nous n’essaierons pas de comparer et de discuter les quelques indications que nous ont données les Grecs sur l’étendue de Thèbes ; fussent-elles moins vagues et moins contradictoires, elles ne nous renseigneraient pas sur la densité de la population[16]. Diodore raconte qu’il y aurait eu à Thèbes des maisons de quatre et de cinq étages ; mais il ne les a pas vues, et c’est au règne de son fabuleux Busiris qu’il les attribue[17]. Dans les représentations figurées, on ne trouve pas de maisons qui aient plus de trois étages, et encore est-ce l’exception ; d’ordinaire on ne rencontre qu’un rez-de-chaussée, un premier étage et une terrasse couverte. Il paraît peu probable que, même dans les grandes voies, les maisons les plus luxueuses présentassent sur la rue une ligne de belles façades ; on se figure plutôt Thèbes et Memphis comme les villes orientales d’aujourd’hui, avec leurs rues bordées de longs murs aveugles ou de massifs de maçonnerie qui ne sont percés que de rares ouvertures. Les maisons que nous offrent les bas-reliefs y paraissent souvent entourées d’une muraille crénelée ; elles s’élèvent au milieu d’une cour ou d’un jardin[18]. Dès que leur propriétaire avait quelque aisance, elles devaient, comme la maison arabe ou turque, fuir le bruit de la rue et réserver pour l’intérieur de l’enceinte toute l’élégance et la variété de bâtimens appropriés aux divers usages de la vie domestique. Toute maison un peu riche devait ainsi couvrir un assez vaste espace. Rappelez-vous ce que nous disent les anciens des champs et des vergers qui étaient compris dans l’enceinte de Babylone ; il est vraisemblable qu’une grande partie de la surface qu’enveloppaient les murs de Thèbes était de même occupée par les plantations dont aimaient à s’entourer les demeures des gens de la haute classe et par les dépendances qu’elle comportait, communs, magasins et greniers.

Dans la maison, située au milieu d’un vaste jardin, que représente une peinture thébaine qui a été souvent reproduite d’après Rosellini[19], faut-il, comme on l’a fait généralement, voir une maison des champs, une villa royale ? Nous, ne le pensons pas ; il nous paraît possible que, dans ce que nous appellerions les quartiers aristocratiques de Memphis ou de Thèbes, les propriétés des grands aient eu ce développement et que l’habitation s’y soit entourée d’aussi beaux ombrages. Nous apercevons aussi des arbres et des treilles dans plusieurs autres maisons figurées sur les parois des tombes ; elles sont séparées du dehors par un mur où est percée une large porte.

Les maisons mêmes des pauvres paraissent avoir eu d’ordinaire leur cour, au fond de laquelle s’élevait une construction qui ne comportait qu’un rez-de-chaussée et une terrasse où l’on montait par un escalier extérieur ; c’est ce que nous présente un petit modèle de maison appartenant au musée du Louvre. Cette disposition est encore celle de la plupart des maisons dans les villages de l’Égypte contemporaine.

Dans les maisons plus vastes, les chambres étaient rangées autour d’une cour et régulièrement distribuées sur deux ou trois de ses côtés ; on a un exemple de cette disposition dans l’édifice que nous avons décrit plus haut sous le nom de palais. D’autres fois, comme dans quelques-unes de ces maisons de Tell-el-Amarna, dont le plan se lit encore à terre, elles ouvraient sur un long corridor. Les chambres du rez-de-chaussée servaient aux besoins du ménage, tandis que celles des étages supérieurs étaient habitées par la famille. Au sommet de l’édifice était une terrasse, souvent garantie du soleil par un toit léger, soutenu par des colonnettes de bois et peint de couleurs brillantes. La partie de la terrasse qui n’était pas couverte portait un large auvent en planches, espèce de ventilateur dans le genre des mulcafs arabes et qui servait comme eux à établir un grand courant d’air dans la maison. Quelquefois une partie de la maison faisait une saillie en manière de tour. Enfin, certaines habitations sont couronnées par un parapet surmonté d’un cordon de créneaux arrondis. Dans les grandes maisons, la cour était précédée d’une sorte de porche soutenu par deux colonnes à bouton de lotus, que, les jours de fêtes, on décorait de banderoles. Le nom du propriétaire était peint sur le linteau de la porte. D’autres fois, on y lisait une sentence hospitalière comme celle-ci : La bonne demeure.

« Les maisons étaient faites de briques crues, composées de terre grasse, broyée avec de la paille hachée ; ces briques ont en général un pied de long sur un demi-pied de large. Les plafonds des grandes pièces étaient en bois indigènes ou étrangers ; les petites pièces étaient souvent voûtées. Les portes et les fenêtres étaient d’ordinaire à deux battans ; elles s’ouvraient en dedans et se fermaient à l’aide de verrous et de loquets. Quelques-unes avaient des serrures en bois, dans le genre de celles qui sont usitées de nos jours en Égypte. La plupart des portes intérieures n’avaient qu’une simple tenture d’une étoffe légère. Quant à la décoration, les peintures des hypogées peuvent seules nous en donner une idée. Les murs étaient revêtus de stuc et peints de scènes religieuses ou domestiques. Les galeries ou les colonnes du porche étaient coloriées de façon à imiter la pierre ou le granit. Les plafonds étaient décorés d’entrelacs, de méandres et d’ornemens de toute espèce, tandis que sur les planchers étaient étendues des nattes tressées en jonc de couleur[20]. » L’ameublement était aussi élégant que commode ; on peut en juger et par les objets conservés dans nos musées et surtout par les meubles de toute espèce qui sont figurés dans les peintures de certaines tombes et surtout dans celles de la syringe de Ramsès III. L’intérieur de la maison égyptienne n’était pas aussi nu que celui de la maison orientale moderne ; on y voyait partout des sièges avec ou sans bras, des tables de formes variées, des plians, des tabourets où poser les pieds, des consoles sur lesquelles étaient posés des vases pleins de fleurs, des cabinets où l’on serrait les objets de prix. La vie de la haute société égyptienne n’était pas seulement une vie civilisée, c’était une vie élégante et raffinée. Le grand seigneur contemporain des Thoutmès et des Ramsès ne se serait pas contenté, comme le pacha ou le bey turc, de divans et de tapis, de matelas que l’on serre pendant le jour dans les armoires et que la nuit on étale sur le sol ; il avait son lit, souvent incrusté de métal ou d’ivoire ; il avait, comme nous, son mobilier.

On paraît avoir toujours employé le toit plat ; il agrandissait en quelque sorte la maison ; il fournissait à ses hôtes une pièce de plus, un commode lieu de rendez-vous pour jouir de la vue du fleuve et de la fraîcheur des soirées ; on devait y dormir dans certaines saisons. En revanche, les greniers et les magasins étaient presque toujours couverts de coupoles. Ceux qui se terminent par une terrasse paraissent une exception. Ces voûtes, bâties en briques, devaient être assez épaisses ; on obtenait, grâce à elles, une température plus constante et moins élevée, qui était favorable à la conservation des denrées. On voit, souvent, dans les bas-reliefs, ces greniers se suivre par longues files ; leur nombre est sans doute destiné à donner une idée de la richesse du propriétaire. Certains de ces greniers semblent n’avoir d’ouverture que vers le milieu de leur hauteur ; c’était par une rampe extérieure que l’on atteignait la baie large et basse par laquelle on y déchargeait le grain.

Les Égyptiens avaient des maisons de campagne aussi bien que des maisons de ville ; mais les procédés de construction et les dispositions étaient les mêmes. La maison du paysan ne pouvait différer beaucoup de celle de l’artisan et du manœuvre des quartiers pauvres de la cité ; quant à la villa du riche, si elle se distinguait de celle qu’il avait dans les beaux quartiers de Thèbes ou de Memphis, c’était seulement par la plus grande abondance des eaux, par des ombrages plus épais et des parcs plus spacieux. L’Égypte, les peintures nous le prouvent, avait poussé très loin le luxe des jardins ; on allait jusqu’à mettre en pot les arbres précieux, comme nous le faisons pour les orangers[21].

Ces arbres étaient parfois d’origine exotique. La grande régente Hatasou, de la XVIIIe dynastie, a fait représenter, sur les murs du temple qu’elle a construit à Thèbes et que l’on appelle Deir-el-Bahari, le transport des trente-deux arbrisseaux à parfum que sa flotte lui rapportait, avec d’autre -butin, du pays de Pount, c’est-à-dire de l’Arabie méridionale ou de la côte des Somalis. C’est donc à cette reine que, vers le XVIIe siècle avant notre ère, on doit le premier essai connu d’acclimatation. Combien de choses que les modernes croient avoir inventées et qu’ils n’ont fait que retrouver et renouveler ! M. Maspero ne prouvait-il pas tout récemment, que l’Égypte avait connu jusqu’à l’un de ces maux dont s’effraient parfois nos grandes sociétés industrielles et dont elles croient être les premières à souffrir, qu’elle avait connu les grèves d’ouvriers ?


GEORGE PERROT.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. L’expression est de M. Caro, dans le discours qu’il a prononcé en recevant à l’Académie française M. Maxime Du Camp.
  3. A History of architecture in all countries, from the earliest times to the present day, 4 vol. in-8o, 1874. Fergusson (t. Ier, p. 118) propose pour Karnak le terme de temple-palais ou de palais-temple.
  4. Du Barry de Merval, Études sur l’architecture égyptienne (1875), p. 271.
  5. Nestor L’Hôte, ce fin connaisseur, qui a deviné si souvent ce que les études égyptologiques ne pouvaient pas encore démontrer au temps où il visitait l’Égypte, a éprouvé à Tell-el-Amarna la même impression : « Des détails non moins intéressans, dit-il, nous font connaître la distribution et en quelque sorte le plan à vol d’oiseau des palais du roi, les portiques et les propylées qui y donnaient accès, les chambres intérieures, magasins et offices, les cours, jardins, réservoirs, enfin tout ce qui composait l’ensemble d’une demeure royale. » (Lettres écrites d’Égypte en 1838 et 1839, in-8o, 1840 p. 64-65.)
  6. Histoire de l’art égyptien, d’après les monumens, 2 vol. grand in-folio, et un volume de texte in-4o, Arthus Bertrand, 1879. Les planches ne sont pas numérotées, ce qui rend les citations difficiles.
  7. Lettres écrites d’Égypte, p. 62. Dans d’autres de ces plans de Tell-el-Amarna, chez Prisse, on voit représentées, à plus grande échelle que dans celui dont nous avons restauré une partie, plusieurs de ces estrades qui paraissent couvertes d’offrandes variées. L’une d’elles est précédée d’un escalier.
  8. Itinéraire, p. 213.
  9. Hérodote, II, 148 ; Diodore, i, 61 ; Strabon, XVII, 37.
  10. Ebers, l’Égypte, du Caire à Philœ, p. 174.
  11. Diodore, I, 31, 6. Josèphe (la Guerre des Juifs, II, 16, 4) parle de sept millions cinq cent mille âmes, sans compter les habitans d’Alexandrie.
  12. Hérodote, II, 137 ; Diodore, I, 57.
  13. Quand, à l’exposition universelle de 1878, Mariette avait restauré une maison égyptienne d’autrefois, les premières données du thème qu’il avait développé lui avaient pourtant été fournies par les vestiges d’une maison antique relevés par lui-même à Abydos. Le plan à terre de cette maison était marqué par des bases de murs dérasés à une hauteur d’un mètre au plus ; il s’en était servi pour établir l’ordonnance et les divisions de l’édifice. Le reste lui avait été fourni par les peintures et les bas-reliefs. Ce pavillon est figuré dans la Gazette des beaux-arts du 1er novembre 1878. M. à Rhone (l’Égypte antique) y analyse les principaux élémens que Mariette avait combinés dans cet essai de restitution.
  14. On aura une idée de la disposition de ces voies principales par l’esquisse topographique d’une partie du plan de l’ancienne Thèbes que donne Brugsch-Bey dans la Revue égyptologique de M. E. Révillout, 1880 (pl. 12 et 13).
  15. Dans leur langue, les Égyptiens appelaient les édifices tels que le Ramesséum ou Médinet-Abou mennou, les monumens qui restent éternellement pour rappeler un souvenir. Les Grecs tirèrent de ce mot leur terme μεμνόνια, car ils pensaient reconnaître dans mennou le nom du héros homérique Memnon, auquel ils attribuaient également les fameux colosses de la plaine de Thèbes. (Ebers, l’Égypte ; du Caire à Philœ, p. 280.)
  16. Diodore (I, 45, 4) parle de 140 stades (25,950 mètres) de tour, sans dire si dans sa pensée ce chiffre s’applique seulement à la ville de la rive droite ou à la ville et à son faubourg de la rive gauche. Strabon (XVII, 46) dit que, de son temps, « on peut se figurer quelle était anciennement l’étendue de cette cité, car une partie de ses monumens subsiste et couvre un espace qui ne mesure pas moins de 80 stades en longueur (τὸ μῇκος). » Cette indication donnerait l’idée d’un périmètre bien plus vaste encore que celui de la ville dont parle Diodore. Ce dernier prête à Memphis 150 stades de tour (I, 50, 4).
  17. Diodore, I, 45, 5.
  18. Dans le Roman de Satni, traduit par M. Maspero (Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques, 1878), voici comment est décrite (p. 162) la maison qu’habite à Bubaste la fille d’un prêtre de haut rang : « Satni alla à l’occident de la ville, jusqu’à ce qu’il rencontrât une maison qui était fort haute. Il y avait un mur tout autour ; il y avait un jardin du côté du nord ; il y avait un perron devant la porte. »
  19. On la trouvera dans un ouvrage qui est entre les mains de tous ceux qui s’occupent de l’Égypte, dans Wilkinson, the Manners and Customs of ancient Egyptians, t. 1er, p. 377.
  20. Gaillabaud, Monumens anciens et modernes. Style égyptien. Maisons. Pour plus de détails, on n’a qu’à consulter le chapitre V de Wilkinson, Manners and Customs, etc.
  21. C’est dans de grands vases en terre cuite que devait être engagé le pied ’ es arbres pour lesquels on prenait cette précaution ; partout, dans le Midi, on emploie à cet usage l’argile au lieu du bois.