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L’Art « gothique », œuvre de France

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L’Art « gothique », œuvre de France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 641-665).
L'ART « GOTHIQUE »
ŒUVRE DE FRANCE

Le pangermanisme n’est pas seulement une doctrine et une entreprise d’accaparement pour le présent et l’avenir ; il ne lui suffit pas de soutenir que l’humanité doit être désormais — et pour son plus grand bien, cela va de soi ! — « organisée » et dirigée, pour ne pas dire plus simplement domestiquée et exploitée, par l’unique Kultur ; il prétend encore démontrer que le passé lui appartient, que tout ce qui s’y est fait de grand et de beau contenait en germe quelque élément « purement germanique, » indispensable levain de l’inerte matière humaine… C’est la thèse que reprenait, le 15 mars 1915, devant ses « dignes concitoyens et concitoyennes ». de Gottingen, le docteur H. A. Schmid, professeur réputé de l’illustre université, car tandis que, sur le front, les chefs bombardent et incendient, que les gaz lacrymogènes et asphyxians, les pompes à pétrole enflammé font scientifiquement, sournoisement, leur ignoble besogne, à l’arrière les théologiens, les érudits et les esthéticiens prêchent, dissertent et enseignent. Toutes les forces du Deutschtum sont méthodiquement déchaînées ; les soldats sont partis pour asservir le monde, les professeurs travaillent à l’annexion rétrospective de toute la civilisation. Leurs paroles aussitôt recueillies, multipliées par l’imprimerie, répandues par centaines de mille brochures à couverture rouge et noir : Deutsche Reden in schwerer Zeit (Paroles allemandes pour les temps difficiles) vont porter jusqu’aux extrémités du pays et chez les neutres la bonne parole et la « vérité, » telles qu’elles doivent être connues… Les arsenaux de la propagande pangermaniste ne sont pas moins bien pourvus et outillés que ceux de l’artillerie.

Chacun, parmi les plus renommés, a son rôle, — chargé tour à tour d’un plaidoyer ou d’un réquisitoire. Celui-ci cherchera dans les vieilles polémiques de nos journaux et de nos partis tout ce qui peut avilir la France « jugée par les Français » — et il nous faut bien avouer qu’il n’a que l’embarras du choix — jusqu’au jour où la France prend elle-même la parole, répond par l’action et n’a qu’à se montrer telle qu’elle est pour confondre, du même coup, tous ses calomniateurs ; tel autre, M. Paul Clemen par exemple, s’acharnera à « prouver » que rien, dans les dévastations de cette guerre, n’est arrivé que par notre faute à nous, Belges ou Français, que les ruines de Louvain, de Malines, de Reims, de Soissons, nous en sommes seuls responsables et coupables (et c’est ainsi qu’un von Bissing rappellera le grand cardinal Mercier au « respect des traités internationaux ! ») Celui-là ira chercher dans lord Byron des argumens contre la politique anglaise ou bien définira, pour ses compatriotes, les raisons et le but de la « Guerre Sainte. » Successivement adaptés à toutes les parties du monde, les thèmes du pangermanisme sont ainsi, des Amériques aux Balkans, exposés, colportés, développés, tantôt sur le mode lyrique, tantôt et plus souvent sous la forme didactique des Vorlesungen de leurs universités où ils furent élaborés. Jamais entreprise mieux concertée ne fut montée contre la simple vérité.

Le professeur Schmid a dû, pour sa part, traiter des Beaux-arts et du germanisme (Deutschtum und bildende Kunst). A vrai dire, il y a plus encore que « germanisme » dans ce mot redoutable et mystique. Deutschtum, c’est la synthèse de toutes les forces profondes et complexes, de toutes les aspirations, de toutes les capacités et rapacités, de tous les rêves de proie et d’orgueil de la race, depuis que le vieux Dieu complice la créa, par un décret et avec privilège spécial, pour dominer et rançonner le monde… Donc, avec une application tranquille et insinuante, le professeur Schmid, — après avoir rappelé et réfuté sommairement la vieille thèse d’un « art international, » indifférent ou supérieur aux frontières, — a entrepris d’expliquer aux très honorés bourgeois et bourgeoises de la Wenderstrasse, immortalisés déjà par Henri Heine au début des Reisebilder, tout ce que le sentiment et la réalisation de la beauté, depuis les origines de la civilisation jusqu’à l’invention du « style moderne, » doivent au génie et à l’organisation du Deutschtum. Je ne crois vraiment pas exagérer sa thèse et sa pensée en la résumant ainsi : « Tout compte fait et à bien voir les choses, profondément, à l’allemande, l’art n’a vraiment fleuri que là où la race germanique a pénétré ou a passé. » Vous êtes un peu surpris ? Regardez de plus près. Qu’eût été l’Italie du Moyen Age, sans les Lombards ? A la Renaissance même, Bellini, Mantegna, — après eux, Titien, — ne sont-ils pas, pour qui sait observer, plus Allemands qu’Italiens ? Un fond de germanisme est partout reconnaissable comme support plus ou moins caché de tous les grands mouvemens d’art et de presque tous les grands artistes. Luca della Robbia et Raphaël (qui avait les cheveux blonds) n’échappent pas plus à cette loi que Michel-Ange, dont le visage trahit les origines germaniques et qui d’ailleurs se réclamait lui-même fièrement d’une ascendance qui le rattachait aux comtes allemands de Canossa. Tous ces grands Italiens, « on ne sait quelles nuances de sensibilité ou d’émotivité les rattachent essentiellement à nous, — c’est Schmid qui parle, — dans leur profondeur et leur originalité natives. » Quoi de surprenant dès lors si, dans les fresques célèbres du Ghirlandajo à Santa Maria Novella, les personnages les plus importans, les figures de premier plan nous rappellent si exactement les types rencontrés dans les cantons et petites villes d’Allemagne où la race s’est conservée la plus pure ? Mêmes observations pour l’Italie du Risorgimento que pour celle du Rinascimento. Les plus grands fondateurs de l’Italie moderne ont, presque tous, quelque attache allemande. Garibaldi ? radical germanique, cheveux blonds !

Voilà le pangermanisme pris sur le fait. Et sans doute, à ce degré de cuistrerie et d’impertinence, il peut paraître inoffensif… Mais il ne faut pas s’y fier. Et voici d’ailleurs un dernier argument à l’appui de cette prise de possession de toute l’histoire de l’humanité au nom de l’Allemagne : qui donc a, mieux que les érudits allemands, travaillé et brassé la matière historique ? et pour ce qui touche plus spécialement à l’Italie, qui donc a plus abondamment étudié, fouillé, pénétré les moindres coins et recoins de l’art italien ? Et il y aurait à examiner si ces grands érudits furent, en effet, les meilleurs connaisseurs et les plus intelligens commentateurs de l’art italien — et de l’art en général… Ce n’est pas aujourd’hui mon objet, mais en lisant Schmid, je me rappelais une conversation de W. Bode avec notre cher Emile Michel. Il s’agissait de Rembrandt et Bode disait : « A présent, j’ai envie d’écrire, tout simplement, un petit livre dans le genre de Fromentin. » Et Emile Michel répondait avec un bon sourire : « C’est une idée : on peut toujours essayer ! »

Il va sans dire qu’après cette incursion dans le domaine de l’art italien, le professeur Schmid a beau jeu, ou croit avoir beau jeu, à revendiquer tout ce qui, par suite d’un long et funeste malentendu, porte, dans l’histoire officielle de l’art, le nom de « gothique. » Certes, je ne veux pas l’oublier, la science allemande, celle où survivait encore l’esprit de l’honnête Allemagne de jadis, a travaillé à établir, — après nos Quicherat et nos Viollet-le-Duc, — que cet art gothique, c’est de France qu’il est venu, c’est de l’Ile-de-France qu’il est parti pour commencer la conquête de l’Europe médiévale. Les Dehio, les Dohme, les Goldschmidt, les Weese, les Voge (je les nommerai tous ! ) l’ont dit, — et sur plus d’un point, il est juste encore de le reconnaître, ils ont, — surtout pour la statuaire monumentale, ce grand art essentiellement français, — marqué avec plus de précision qu’on n’avait fait avant eux les étapes, en Allemagne, des grandes influences françaises… Depuis quelques années d’ailleurs, la réaction pangermanique contre cette science impartiale se faisait de plus en plus sentir et nous avions déjà repéré les plates-formes où s’établissait sa grosse artillerie, — qui jamais ne mérita mieux le nom d’artillerie lourde (voir par exemple : die Germanen und die Renaissance in Italien de Wottmann (Leipzig, 1905) et du même : die Germanen in Frankreich (Iéna, 1907). Il s’agit de rattraper aujourd’hui ce que l’on a pu imprudemment concéder. Rien de plus facile ! Oui, accordons que la France a donné à la chrétienté occidentale la forme la plus originale et la plus belle de l’architecture et de la statuaire ; accordons que l’Ile-de-France, le Soissonnais, le Valois, la Picardie en furent le berceau, la terre d’élection… Rien d’étonnant, si ces régions privilégiées furent, plus qu’aucune autre partie du territoire français, pénétrées d’élémens germaniques au temps de la Völkerwanderung. Nous parlerez-vous de la brillante civilisation toulousaine au XIIe siècle ? Toulousains, Languedociens ? Dites plutôt Wisigoths ! Et voilà, du Nord au Midi et de l’Est à l’Ouest, tout le génie français absorbé rétrospectivement par l’unique « Kultur, » expliqué par l’intervention de peuplades iconoclastes qui, parfaitement stériles chez elles, auraient trouvé chez nous, au contact de notre terre et de notre esprit, et après avoir perdu tous leurs caractères ethniques, les aptitudes supérieures dont leurs panégyristes veulent aujourd’hui nous dépouiller à leur profit ! Que nous laisserez-vous, Seigneur !

Dans l’exposé, d’apparence innocente et « objective » de cette doctrine, chaque phrase est comme chargée d’intentions perfides et sournoises. Il s’agit, par exemple, d’indiquer, de rappeler en passant, que la France, après l’avoir créé, a longtemps méconnu, renié son art du Moyen Age[1], que, de nos jours, il s’est trouvé des municipalités sectaires (combien sur l’ensemble du territoire ? ) pour en détruire systématiquement les témoins ; que, d’une façon générale, « l’art français est plus et mieux apprécié en Allemagne qu’en France. » Et le professeur Schmid écrit tranquillement : « Il eût été inouï, chez nous, inconcevable que l’Etat-major allemand eût jamais eu la pensée de transformer les cathédrales gothiques, d’une haute importance artistique ou historique, en postes d’observation ou d’artillerie, au risque d’attirer par-là, sur elles, le feu de l’ennemi, comme la chose se passa en 1870 pour la cathédrale de Strasbourg et maintenant pour celles de Reims et de Soissons… » N’ayez pas la candeur de répondre une fois de plus, avec tout le clergé de ces malheureuses églises, avec Mgr Landrieux, alors archiprêtre de la cathédrale de Reims, aujourd’hui évêque de Dijon, qui a noté au jour le jour tout le détail des bombardemens et solennellement protesté contre les allégations mensongères et obstinément répétées des Allemands, avec M. l’abbé Landais, archiprêtre de Soissons, que jamais, à aucun moment, un poste quelconque ne fut installé dans les tours ; que même, pour enlever à l’artillerie ennemie jusqu’à l’apparence d’un prétexte, on prit la précaution de supprimer les innocentes sonneries des messes quotidiennes. Ne rappelez pas que nous avons de nos yeux vu leurs Taube tourner méthodiquement autour de Notre-Dame de Paris, l’encadrer de leurs bombes, provoquer dans les combles un commencement d’incendie, heureusement conjuré à temps (faudra-t-il leur en savoir gré ? ). Ne leur citez pas enfin tant de textes accablans de leurs théoriciens les plus renommés sur la guerre implacable, sur la terrorisation des non-combattans qui, rendant la victoire plus rapide, diminuera d’autant la durée des atrocités, — ineffable cruauté humanitaire ! — Ils savent très bien, au fond, à quoi s’en tenir ; mais la petite phrase du professeur Schmid aura fourni à la conscience accommodante et en même temps à l’orgueil de ses compatriotes l’argument pharisaïque dont ils avaient besoin.

Non, la France, la vraie France, celle qui vient de se réveiller et de se retrouver dans une merveilleuse réaction de toutes ses forces profondes et héréditaires contre l’assaut de l’ennemi, n’avait pas perdu, autant qu’ils aiment à le dire, le sentiment de sa continuité historique. C’est du fond de son passé que se sont levées dans la lutte présente toutes les énergies, toutes les clartés de la conscience et de l’âme françaises… Et puisque c’est d’art et de monumens que nous parle le professeur Schmid, si « le vague désir de remonter les âges, » qui s’émut au cœur de Michelet enfant dans les salles du Musée des Monumens français, aux Petits-Augustins, est un sentiment relativement moderne, que de textes pourtant je pourrais produire qui établiraient sans réplique que, même aux temps des pires malentendus, des plus funestes incompréhensions, quelques rappels, quelques sommations jaillies du cœur même de notre peuple, ne cessèrent jamais, du XVIe au XVIIIe siècle, d’interrompre la prescription !… Et n’a-t-on pas vu, aujourd’hui, ceux mêmes qui ne l’avaient pas encore senti, comprendre, à la douleur vraiment filiale et spontanée qui s’est levée en eux, que ces vieilles pierres, sur lesquelles s’acharnaient les bombes incendiaires et les obus de gros calibre, étaient les témoins et les dépositaires, sept et huit fois centenaires, des pensées et du génie le plus intime de notre race ? Bien mieux que la clameur d’indignation jaillie de tous les points du monde civilisé, leur propre blessure les a avertis qu’avec elles disparaîtrait quelque chose d’essentiel à la personnalité, à la figure, à la beauté de la France, et la voie douloureuse, bordée de tombeaux et de ruines, qui les a conduits jusqu’à ces grandes victimes, les a ramenés aux sources mêmes de notre histoire et de notre nationalité… Quant à nos combattans, ils n’ont pas eu une minute d’hésitation, sur la signification véritable et profonde de la lutte et du sacrifice ; et l’on pourrait citer les lettres de ceux qui, partis pour « venger Reims, » saluaient au passage, dans la cathédrale de Soissons bombardée, « la France s’offrant dans sa beauté et montrant ses blessures comme pour exalter le courage de ses défenseurs, » et qui donnaient leur vie si pure, si riche de bonheur, dans un sublime élan d’enthousiasme, de « reconnaissance » et de foi patriotiques.


Puisqu’il est devenu un des « faits de la cause, » et que dans ce domaine aussi, nos ennemis, non contens d’en saccager présentement les monumens, prétendent rétrospectivement s’en attribuer la gloire, nous voudrions résumer ici, à grands traits, sans appareil d’érudition et d’archéologie, la naissance de cet art français, de cette « œuvre de France, » — opus francigenum, comme le dénomma tout le Moyen Age occidental ; — essayer de montrer comment les plus caractéristiques qualités de l’esprit français s’y montrent déjà agissantes et efficaces, et que toutes les forces, toutes les aspirations de la pensée chrétienne y trouvèrent, sous une forme vraiment française, une expression plus claire et plus humaine.

Qu’entendait-on, en somme, par ces mots : travail français, opus francigenum ? Que voulait dire l’annaliste qui notait que telle église d’Allemagne, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, venait d’être reconstruite opere francigeno par un architecte venu ex partibus Francisæ, villâ Parisiensi ?… La manière française, ce fut d’abord, tout simplement, une façon plus pratique, plus analytique, si j’ose dire, et plus souple, de construire les voûtes des églises… En quoi consistait-elle ? Un exposé aussi général que celui où nous nous engageons, — non sans témérité, peut-être, — ne saurait comporter de longues explications techniques. Et pourtant, quand on parle d’arts plastiques, c’est-à-dire des différentes manières dont la pensée et l’âme humaine ont marqué de leur empreinte indélébile l’inerte matière, il faut bien entrer dans quelques détails sur les procédés d’exécution qui, non moins que les facteurs moraux, religieux, sociaux, sont à l’origine de tous les renouvellemens des grandes époques de l’art.

Depuis la fin des dernières invasions barbares qui avaient attristé le déclin du règne de Charlemagne et compromis, semblait-il, son prodigieux effort de restauration et de civilisation, aussitôt qu’un embryon d’ordre et de sécurité avait pu se développer, sous la protection des autorités provinciales qui, sur la rude enclume féodale, forgeaient déjà, sans le savoir, les diverses parties de la France future, un des premiers soins du clergé et des fidèles avait été de relever les églises brûlées par les envahisseurs et de ramener les reliques, précipitamment déménagées… Les récits des « translations » occupent dans la littérature du temps une place significative et sont riches en renseignemens sur les croyances, les mœurs et, çà et là, sur l’histoire de l’art.

Au début du XIe siècle, ce mouvement avait déjà pris assez d’extension et les effets en étaient assez appréciables pour qu’un moine de l’ordre de Saint-Benoit, c’est-à-dire d’un des plus grands agens de la civilisation du haut Moyen Age, — qui avait séjourné successivement dans les monastères de Saint-Léger de Champeaux, de Saint-Bénigne de Dijon, de Saint-Germain d’Auxerre et de Cluny, dans les centres d’information et de culture les plus renommés, — pût dresser comme le procès-verbal solennel, précis, poétique et charmant de cette renaissance ou plutôt de cette naissance de l’art chrétien occidental. Il note l’émulation générale à qui élèverait les temples les plus beaux et les plus riches, « comme si le monde, d’un commun accord, avant dépouillé ses antiques haillons, se revêtait d’une blanche robe d’église, » cette reconstruction universelle des sanctuaires, non seulement dans les évêchés et les monastères, mais jusque dans les plus petits villages (seu minora villarum oratoria), et non pas simple reconstruction, mais réfection en quelque chose de mieux (in meliora). On ne relit pas sans charme ce vieux texte de Raoul Glaber, mille fois et justement cité. En quoi consistait cette « amélioration ? » Ce n’était pas simple embellis sèment, mais véritable rénovation. Il s’agissait de remplacer sur les bas-côtés d’abord, puis sur les grandes nefs, les anciennes charpentes de bois par des voûtes appareillées en pierre.

Sur les effets de cette substitution, que la comparaison d’une ancienne basilique romaine avec une église « romane » rend sensible aux yeux et à l’esprit, Quicherat fit, — dans la petite salle des cours de l’ancienne Ecole des Charles de la rue des Francs-Bourgeois, — des leçons qui sont restées, dans mon souvenir, parmi les plus admirables que j’aie jamais entendues. Le premier, il trouva dans le système organique des voûtes un principe, clair et logique, de classification des différentes écoles romanes qui, au cours des XIe et XIIe siècles, eurent à résoudre dans chacune des provinces du futur territoire français cet essentiel problème.

Que de chefs-d’œuvre déjà, au XIIe siècle, étaient sortis de ce grand effort, ceux-là seuls le savent qui ont visité, en pèlerins de notre art national, nos provinces françaises, Auvergne et Languedoc, Saintonge et Poitou, Provence et Bourgogne. De Notre-Dame du Port, de Clermont-Ferrand à Saint-Nectaire, à Orcival, à Saint-Austremoine d’Issoire, — de Saint-Sernin de Toulouse et de Sainte-Foi de Conques, à Saint-Pierre de Moissac et Saint-Caprais d’Agen ; — de Notre-Dame la Grande et Saint-Hilaire de Poitiers à Saint-Pierre d’Angoulême ; — de Sainte-Madeleine de Vézelay et des ruines de l’admirable abbatiale de Cluny à Paray-le-Monial et à Charlieu, — des cloîtres d’Elne, de Saint-Trophime et de Montmajour à Saint-André de Valence… quelle diversité, quelle fécondité ! Mais ces écoles restèrent régionales. Si pieuse que puisse et doive être notre admiration, aucune ne devint la maîtresse universelle, l’Ecole Française par excellence. C’est à celle-ci qu’il était réservé de découvrir, de créer le mode de construction, souple, léger et résistant, qui permettrait à la maison de prières chrétienne de satisfaire à cet intime besoin d’essor, à cette aspiration vers le ciel que, dès les débuts de l’époque romane, on sent s’émouvoir et s’ébaucher par le rythme et la répétition des verticales tendues, dans le demi-jour des nefs, sous les voûtes pesantes. Comment s’opéra cette transformation ? Elle ne fut pas l’effet d’un coup de génie soudain et imprévu, mais d’une lente gestation, d’une élaboration tenace dont les premiers signes ne furent même pas aperçus.

Pendant que naissaient les grandes églises, — la plupart monastiques, — qui restent la gloire de ces puissans ateliers provinciaux, le Nord de la France, et spécialement le cœur même du domaine royal semblait être, était « en retard. » Ni les maçons, ni les imagiers n’y avaient encore rien produit de comparable à ce que l’Auvergne, le Languedoc ou la Bourgogne avaient vu paraître ; mais, sous cette apparente inertie, un grand avenir se préparait.

Au problème de la construction des voûtes, de la résistance aux pesées et aux poussées verticales et obliques que leurs supports ont à subir, quatre solutions principales (si l’on néglige le détail et si on laisse de côté la question très spéciale des coupoles sur pendentifs), toutes inspirées ou renouvelées de la brillante et si « pratique » architecture romaine, avaient été adoptées : berceau continu épaulé sur tout son parcours par les voûtes en quart de cercle, formant comme un étai ininterrompu, des tribunes ouvertes au-dessus des bas-côtés ; berceau divisé en travées égales par des arcs, dits doubleaux, comme par autant de cintres en pierre survivant aux cintres en bois ayant servi à la construction et par les supports de ces arcs ; — voûtes d’arête, à pénétration, dont les Romains avaient tiré d’incomparables partis (voir celles des Thermes de Cluny à Paris), mais dont l’appareillage présentait les plus grandes difficultés et que les plus hardis architectes bourguignons n’avaient osé essayer que sur les bas-côtés ; — enfin, pour diminuer les dangers des poussées obliques des voûtes et les rapprocher autant que possible de la verticale, on donna souvent aux voûtes des grandes nefs et à leurs doubleaux, la forme d’un arc aigu, « brisé » (ou « en tiers-point »). Et il faut noter en passant que la langue commune, en appliquant à ces arcs le nom d’ogive, a créé d’inextricables confusions et déplorablement contribué à la tenace inintelligence d’un système de construction qui était la clarté et la raison mêmes, étant ne du bon sens et de la raison de nos maçons français.

Car l’ogive, ou plutôt la croisée d’ogives, fut l’invention propre des architectes qui, — dans la région franco-picarde, comprenant l’Ile-de-France, le Valois, le Soissonnais, une partie du Beauvaisis, de la Picardie, et dont Senlis serait à peu près le centre, — depuis le début du XIIe siècle, et même dès la fin du xie, travaillèrent à voûter les petites églises, d’où, par une conséquence logique mais qu’ils étaient bien loin de prévoir, devaient procéder les grandes cathédrales. Essayons d’indiquer les caractères du système nouveau. Dans chaque travée, entre les doubleaux, jeter deux arcs transversaux se croisant en diagonale de façon à former une armature indépendante de la voûte, dont chacun des compartimens viendra se poser sur ce squelette, cette charpente de pierre permanente formée par les nervures des arcs doubleaux et ogifs combinés ; simplifier ainsi singulièrement le travail de l’appareillage, retouver en les allégeant tous les avantages des voûtes d’arête, localiser, canaliser si l’on peut dire, les poussées jusque-là diffuses, qui viendront dès lors aboutir au point précis où l’architecte aura organisé les supports et les résistances convenables, n’est-ce pas là l’œuvre d’esprits clairs, d’un bon sens habile à débrouiller les complications où d’autres se perdaient, à résoudre les difficultés par une analyse rigoureusement conduite des données du problème ? Et telle fut, en son principe, la trouvaille d’où allait naître une grande architecture, hardie, « sublime » au sens étymologique du mot, la plus originale que le monde ait jamais admirée.

Où se fit exactement et pour la première fois cette invention ? A vrai dire, comme elle sortit d’un besoin général, il est fort possible que dans la série des tâtonnemens et des essais poursuivis de toutes parts, elle se soit présentée à l’esprit de plus d’un appareilleur obsédé par le même problème… Mais ce qui est incontestable, évident, et ce qui seul, à vrai dire, importe, c’est qu’il n’existe qu’une région où l’on puisse suivre, comme dans un terrain de germination spontanée et en même temps d’expérimentation méthodique, l’élaboration progressive, l’adaptation raisonnée du procédé nouveau, le développement de ses conséquences, la pleine démonstration de ses possibilités, sous l’action incessante d’une claire logique créatrice, et cette région est justement celle où, jour à jour, la Providence et l’histoire avaient préparé « douce France. » C’est dans les campagnes de l’Oise, du Vermandois, du Parisis, du Valois, par les belles journées du printemps, — quand de toutes parts se gonflent les bourgeons et s’épanouit la végétation qui servit de modèle aux ornemanistes affranchis par la découverte de la nature de toutes les composites grammaires décoratives jusque-là en vigueur, — qu’il faut aller se donner la joie de ce spectacle. A chaque détour de la route, un clocher vous invite et chaque sanctuaire vous révèle dans la disposition de son plan, de sa construction, dans le dessin des profils de ses arcs et le système de leur support, une recherche, un progrès, l’intervention d’une pensée active, ingénieuse et suivie. Le paysage est ennobli et comme consacré par cette présence universelle et réelle du travail humain voué à la plus noble tâche. C’est là que la civilisation française a ses titres de noblesse les plus authentiques, et c’est là naturellement qu’ont toujours porté, avec une rage significative, les coups des ennemis de cette civilisation. Avec quelle piété, après le grand jour de la libération et de la purification du territoire, nous reprendrons les pèlerinages en ce moment interdits, avec quelle émotion plus reconnaissante, de quels yeux mouillés de larmes, nous reverrons — et dans quel état ! — de Morienval à Tracy-le-Val, de Saint-Leu d’Esserent à Noyon, de Noël-Saint-Martin à Ourscamp, de Saint-Yved de Braisne à Soissons et à Laon, ces sanctuaires, deux fois saints, plus chers après l’outrage et la blessure, où la France créa pour la chrétienté une beauté nouvelle !


Il y eut un lieu, un jour précis où l’effort accumulé, le travail obscur et fécond de deux générations d’humbles architectes « français » se révéla dans les circonstances les plus solennelles, aux yeux de ceux qui, entre tous les contemporains, avaient qualité et autorité pour les comprendre et en tirer tous les effets utiles. Un des plus grands hommes du XIIe siècle, si riche en personnalités puissantes, l’abbé Suger avait, de son abbaye royale de Saint-Denis en France, observé tous les symptômes de cette élaboration d’un système nouveau. Du jour où il avait pris le commandement de la grande abbaye, — si vastes que fussent ses pensées, multiples ses charges, lourdes ses responsabilités, ministre d’Etat, théologien, administrateur d’immenses domaines, — il n’avait pas eu de soin plus constant et plus cher que l’agrandissement et l’embellissement de sa chère vieille église, qu’il croyait être encore celle de Dagobert. Ad augmentandum et amplificandum nobile manuque divina consecratum monasterium, il avait jour à jour réuni les ressources nécessaires, préparé les voies et moyens. De ses voyages à Rome et en Italie, il avait conservé le secret désir de faire transporter, pour le futur sanctuaire qu’il méditait, les colonnes des Thermes de Dioclétien ! — mais il savait aussi que la terre de France est riche en matériaux (la simple pierre de liais n’a-t-elle pas été jusqu’au XVIe siècle pour nos maçons et nos imagiers la servante la plus docile, la collaboratrice la plus franche et la plus noble ? ) et la découverte, la mise en exploitation des carrières de Pontoise l’avaient rempli de joie.

Au cours de tous ses voyages, à Saint-Benoit-sur-Loire, à la Charité, à Cluny, en Saintonge, en Aquitaine (quand il avait dû accompagner l’héritier présomptif de la couronne de France, à la rencontre d’Éléonore d’Aquitaine, sur l’ordre de son bien-aimé roi et ancien condisciple Louis VI), il avait observé, noté tout ce qui pouvait servir son grand projet. S’il avait embauché de tous côtés des peintres verriers, des fondeurs, des mosaïstes, des orfèvres, des sculpteurs, c’est dans le pays le plus proche, dans la région où naissait la nouvelle architecture, où la collégiale de Poissy et l’église Saint-Maclou de Pontoise commençaient de s’élever, qu’il avait pris ses maçons. Dès 1140, on avait pu ouvrir les nouvelles portes de la façade, — plus larges parce qu’il avait été profondément ému par les nombreux accidens survenus aux jours des grands pèlerinages autour des reliques des saints martyrs — et l’on avait travaillé activement à la construction du déambulatoire et du chœur. Il a noté lui-même que, le 19 janvier 1443, tandis que, avant le lever du jour, l’évêque de Chartres célébrait à Saint-Denis la messe conventuelle, une épouvantable tempête s’était déchaînée sur le pays. On en était au point où les piliers et les arcs doubleaux et ogifs déjà construits n’attendaient plus que la couverture des voûtes ; leurs nervures de pierre découpaient sur le ciel le réseau de leurs compartimens rigides, — c’est-à-dire tout l’appareil de la nouvelle architecture, — et Suger passa quelques heures d’angoisse à se demander s’ils résisteraient à la fureur des vents ennemis… Tantus oppositorum ventorum impetus prælatos arcus… perfringebat… Tout tremblait (miserabiliter tremuli), mais tout résista, et la démonstration fut ainsi providentiellement faite que l’appareil nouveau était aussi solide que souple et pratique. On acheva de poser sur les arcs la couverture des voûtes ; on mit en place les admirables vitraux pour lesquels-Suger lui-même avait ordonné tout un programme iconographique et rédigé en vers latins un savant et mystique commentaire, et le 11 juin 1144,


Annus millenus et centenus quadragenus
Quartus erat Verbi, quando sacrata fuit,


comme il l’a noté, en présence du jeune Roi, de la Reine, d’un grand nombre de barons et d’abbés représentant les plus illustres monastères de la chrétienté, de cinq archevêques et de quatorze évêques, on procéda à la translation des reliques et à la consécration du chœur… Ce fut le plus beau jour de la vie de Suger, et c’est une des grandes dates — la plus grande peut-être — de l’histoire de l’art français.

Dès lors, le branle est donné ; l’architecture française est officiellement reconnue ; la doctrine est proclamée. Ce système de construction sur croisée d’ogives qu’elle vient de révéler au monde apparaîtra si efficace que le biographe de Philippe-Auguste, voulant, montrer l’importance de l’intervention du Roi comme défenseur de l’Eglise, écrira qu’il en fut « l’arc ogif, » c’est-à-dire le plus parfait soutien : « catholicæ ftdei validus defensor et ogis. » L’ère des grandes cathédrales va commencer.


Il n’est pas inutile de rappeler ici qu’au moment même où il présidait aux premiers travaux du nouveau Saint-Denis, Suger avait soutenu contre saint Bernard une polémique fameuse. Fallait-il adopter pour les églises le luxe coûteux dont beaucoup de puissans monastères avaient donné l’exemple ? Dans une lettre à l’abbé Guillaume, vers 1130, saint Bernard avait protesté, tant au nom du bon sens que de l’économie, contre certains motifs décoratifs où s’était complu l’art roman (monstres enchevêtrés par exemple autour des chapiteaux, survivances barbares) et aussi contre la dépense excessive qui enlevait autant d’aumônes aux pauvres. Suger s’éleva vivement contre cette thèse, qui, si elle avait triomphé, aurait peut-être compromis tout l’essor de l’art chrétien. Certes, il y a de fort belles églises cisterciennes, — leur sévérité, leur nudité n’enlève rien à l’harmonie grave et solennelle d’e leurs lignes architecturales, Pontigny en reste un admirable exemple ; — mais quand on pense que saint Bernard allait jusqu’à redouter comme un élément soit de distraction pour le fidèle soit de dépense inutile, la polychromie décorative des vitraux (vitreæ albæ fiant) et la polyphonie des chants liturgiques auxquels les moines de Cluny avaient donné une magnifique extension, comment ne pas se réjouir de l’échec de sa réforme ? Nul plus que Suger n’avait pris au sérieux la parole du Psalmiste : Domine, dilexi decorem domus tuæ. Il revient sans cesse sur ce point : « Que chacun abonde dans son sens ; mais quant à moi, je le confesse, pour la célébration de la sacro-sainte Eucharistie, rien ne sera jamais trop précieux et trop cher (quæcumque carissima, sacro-sanctæ Eucharistie administratione… desservire debeant). D’autres (c’est saint Bernard) nous objectent que la pureté du cœur et de l’esprit suffisent… Sans doute, mais si cette pureté est indispensable, il n’est pas inutile d’y ajouter la beauté des objets du culte et ce respect de la nature matérielle que notre Sauveur a daigné joindre à son essence immatérielle. » Et il résumait sa doctrine dans les inscriptions multipliées sur l’édifice, dont l’une, sur les portes de bronze, disait :


Mens hebes ad verum per materialia surgit.


C’est toute la théorie de l’art idéaliste.

À côté de Suger, comment ne pas nommer le délicieux Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, grand humaniste, charmant précurseur d’une véritable renaissance ? Ses lettres sont émaillées de citations d’Horace ; mais si, par aventure, quelque vers trop païen lui revient à la mémoire, il le supprime ; tace religua, écrit-il à la place, par exemple quand, célébrant la douceur de ses retraites champêtres au plus profond des forêts,


Me doctarum hederæ prœma frontium
Dis miscent superis, me geélidum nemus,


il s’interrompt tout à coup pour ne pas avoir à ajouter :


Nympharumque leveés cum Salyris chori.


Il défend avec une admirable éloquence toutes les formes de l’art religieux ; la musique d’abord : comme le Psalmiste, il veut qu’on célèbre le Seigneur avec la lyre, la harpe, le citharion, les voix bien sonnantes et les trompettes retentissantes ; la sculpture et la peinture ensuite : il rappelle avec délectation les « peintures décentes » qui décoraient son oratoire… Ces deux contradicteurs eurent raison, sans trop de peine semble-t-il, du grand fondateur de l’ordre de Cîteaux… Et celui-ci d’ailleurs par le lyrisme mystique de ses apologies de la Sainte Vierge, par l’influence décisive qu’il eut sur le développement du culte de Marie contribua puissamment à renouveler, à multiplier les sources de l’iconographie qui allait trouver dans les imagiers des Notre-Dame de Soissons, de Noyon, de Senlis, de Laon, de Paris, de Chartres, de Reims, d’Amiens et de Rouen d’admirables interprètes.


Il ne suffit pas d’un procédé nouveau pour créer un art vivant et expressif : il faut que l’invention de ce procédé coïncide avec un profond mouvement des esprits et des cœurs, qu’elle puisse être mise au service d’un grand besoin social, d’un programme moral sorti du plus intime de l’âme nationale. Si le XIIIe siècle est un grand siècle français, si le vieux Schnaase a pu écrire qu’après le siècle de Périclès il n’en est pas de plus grand dans l’histoire de l’humanité, c’est que dans les cathédrales françaises vinrent se combiner et s’épanouir toutes les forces actives du pays et de la race ; et l’intérêt passionnant qu’offre leur étude est de suivre, dans leur construction et les mille détails de leur statuaire, non seulement le développement d’un système donnant par une sorte de logique active toutes les conséquences contenues dans son principe, mais aussi l’illustration magnifique et plastique d’un grand moment de la pensée chrétienne sous sa forme française. Après que l’invention des arcs ogifs eut été complétée par de nouveaux organes d’appui et de butée, la pile et l’arc-boutant, et qu’il fut bien évident que — la solidité de l’édifice étant assurée par un jeu équilibré de poussées et de résistances — les murs devenaient inutiles et pouvaient sans aucun danger être remplacés par les sublimes verrières qui renouvellent à toutes les heures du jour le mystère et l’enchantement de leurs symphonies colorées, on vit, de décade en décade, s’enhardir la science des constructeurs et l’essor de l’église. Les tribunes qui, à Senlis, à Noyon, au transept méridional de Soissons, à Laon, à Paris, dans toutes les cathédrales commencées dans la seconde moitié du XIIe siècle, chargeaient encore les bas côtes, disparaissent dès le début du XIIIe. Le grand architecte inconnu de la nef de Notre-Dame de Chartres les trouve incommodes ; elles pèsent comme un poids mort, gênent la force ascensionnelle de l’édifice ; ceux de Reims et d’Amiens, Jean d’Orbais et Robert de Luzarches, quelques années plus tard, allègent encore le dessin général de la nef, élèvent les collatéraux débarrassés de ce fardeau à une hauteur jusque-là inconnue, ouvrent plus larges et plus hautes les fenêtres, tracent avec une légèreté plus élégante les meneaux et les roses qui encastreront les vitraux dans leurs sertissures de pierre, montent les voûtes jusqu’à 40 et 45 mètres, impriment à la masse formidable cet élan dont chaque membre du puissant organisme est animé et multiplie harmonieusement l’impression. Aussi, sous saint Louis, au moment où l’on ajoute à Notre-Dame de Paris ses splendides transepts, juge-t-on que la cathédrale métropolitaine paraît trop archaïque et timide en comparaison de ses cadettes ; — on descend alors les fenêtres de la nef aussi bas qu’il est possible, — mais les voûtes des tribunes s’opposent à ce rajeunissement ou du moins le limitent, et c’est dans les prodigieuses roses des deux transepts, c’est dans la Sainte-Chapelle, qui semble faite d’air, de verre et de lumière, que les maîtres de l’Ile-de-France pourront montrer qu’ils ne sont inférieurs en science ni en audace à leurs confrères de Champagne et de Picardie.

Notez d’ailleurs qu’à chaque moment de cette évolution, et parce qu’elle est comme le développement et le jeu d’un vivant organisme, chaque œuvre, prise en soi, se compose harmonieusement et semble définitive. C’est seulement en la comparant à ce qui l’a précédée et à ce qui l’a suivie que nous nous rendons compte de l’espèce d’émulation qui, d’un chantier à l’autre, semble animer les architectes vers des solutions toujours plus hardies. Le rythme de la croissance nous devient alors sensible et, du transept méridional de Soissons, ce chef-d’œuvre parfait de grâce virginale, de mesure, d’harmonie, j’oserais dire « racinienne », à la nef d’Amiens, nous assistons, émerveillés, au travail toujours divers et toujours homogène d’un même esprit, d’une même raison qui sont l’esprit même et la raison de France.

Esprit, logique, raison… Viollet-le-Duc disait volontiers « rationalisme » et l’on voit la nuance qui, tout de suite, fausse la vérité historique en introduisant dans l’étude de notre art du XIIe et du XIIIe siècle je ne sais, ou plutôt je sais trop, quel sous-entendu de polémiques rétrospectives. D’après lui, les constructeurs et les décorateurs laïques de nos cathédrales auraient été plus ou moins des précurseurs de la Révolution et il croyait trouver dans l’inscription libertas, gravée sur l’écu d’une des statuettes du porche septentrional de Chartres, comme le mot d’ordre de leurs revendications (or, il s’agit tout simplement d’une Béatitude et la liberté qu’elle proclame est celle que donne la vérité : cognoscetis Veritatem et Veritas liberabit vos). L’art laïque français aurait donc été une réaction violente contre l’art « monastique, » contre l’art « roman » épuisé et que les populations auraient « repoussé parce qu’il était l’expression vivante de ce pouvoir monastique contre lequel s’élevait l’esprit national ; » les ateliers laïques se seraient servis de l’art « comme d’un moyen d’exprimer leurs aspirations lontemps contenues. » Les grandes cathédrales enfin auraient été le résultat d’une alliance entre le haut clergé séculier et les communes : les évêques mettant cette entente à profit pour ressaisir leur autorité spirituelle amoindrie par les trop puissans monastères, affaiblir la féodalité territoriale et consolider leur puissance temporelle ou tout au moins leur influence prépondérante dans les villes.

C’est rapetisser, c’est fausser complètement la vérité historique, en l’espèce si claire et si belle. Certes, dans toutes les parties de la cathédrale, on sent passer comme un grand souffle vivifiant et nouveau. La nature y pénètre, elle renouvelle le vieux décor, complexe et stylisé, fait d’élémens inégalement assimilés et amalgamés selon les écoles, empruntés à l’antiquité, à l’Orient, aux vieux fonds celtique et barbare, à d’abstraites formules géométriques, auxquelles se substitue progressivement une flore de plus en plus naturelle et vivante. C’est d’abord l’arum, les fougères, l’iris, le nénuphar, le cresson, — toutes les plantes d’eau communes dans les bois marécageux de l’Oise ; puis interviennent, s’épanouissent et s’enroulent autour des chapiteaux des essences plus variées, de dessin plus souple, plus capricieux que les aroïdecs : chêne, érable, vigne, liseron, scabieuse, violette, mauve, fraise, oseille, persil, tout ce que les prairies, les champs, les bois, les herbes du chantier lui-même offraient à la fantaisie des ornemanistes, dès lors affranchis de tout modèle d’emprunt et penchés vers la nature fraternelle. On croit voir s’épanouir partout ce « printemps diapré de fleurs, verdoyant de feuillages » (floribus variis vernantem, gramine foliisque virentem) que le moine Théophile exhortait les artistes à multiplier sur les murs de la maison de Dieu pour inviter la créature à louer son Créateur et à le proclamer admirable dans ses œuvres (creatorem Deum in creatura laudant et mirabilem in operibus prædicant…).

En même temps, dans l’ébrasement des profonds portails, aux tympans, dans les statuettes des voussures, dans les petits bas-reliefs anecdotiques des soubassemens, se déploient progressivement les effets simultanés d’une adresse technique de plus en plus souple et d’un esprit d’observation de plus en plus curieux de la vie, hardi à l’interroger. Un évêque de Mende, Guillaume Durand, à la fin du siècle, notait avec bonhomie, et sans paraître y attacher aucune signification inquiétante, cette émancipation, et il s’en remettait à Horace pour reconnaître aux artistes comme aux poètes un droit égal de choisir et d’oser : quidlibet audendi. Les conciles eux-mêmes n’avaient-ils pas proclamé que si la discipline et la doctrine appartiennent à l’Eglise, l’art est abandonné aux artistes ?

Il est tout à fait inutile de chercher ailleurs que dans la continuelle expansion de l’art et de l’esprit entrés en contact avec la nature l’explication de cette liberté croissante qui n’enlève rien de son orthodoxie à la doctrine dont les imagiers sont les interprètes, les libres traducteurs ; elle les guide sans les asservir ; ils la rendent, par leurs transpositions, plus accessible aux illettrés, plus vivante et plus populaire ; ils sont comme les éditeurs autorisés d’un grand catéchisme pittoresque et plastique que la mère de François Villon lira plus couramment que les livres. Comment parler d’une réaction contre les ordres monastiques, d’un antagonisme entre leur art de cloître et un art « laïque » alors qu’ils avaient, en la personne d’un de leurs chefs, du grand Suger, présidé officiellement à la naissance de celui-ci ? alors que, tant Clunisiens que Cisterciens, ils furent les agens les plus actifs de sa propagation en dehors des frontières et firent élever eux-mêmes, pour leur compte, quelques-uns des chefs-d’œuvre de l’architecture nouvelle : Pontigny, Longpont, Saint-Wandrille, Ourscamp, cette admirable abbatiale cistercienne dont les ruines se dressaient encore il y a quelques mois dans un incomparable et1 fraternel décor d’arbres et de verdures et que les obus ont détruite. On peut dire que l’âme même de l’art français, les principes du système d’où il procède, y étaient comme condensés, avec une précision élégante et forte, une indicible évidence, dans le jeu des piliers robustes et le réseau des arcs profilés sur le ciel.

Il suffirait d’ailleurs, pour écarter toute idée d’antagonisme et d’hostilité, de constater l’accueil que les imagiers laïques firent à saint François. A peine l’ordre des Frères Mineurs avait-il pénétré en France, on voit aux tympans de nos cathédrales, à la porte du Jugement dernier, au premier rang de ceux que saint Pierre va introduire dans la Jérusalem céleste, un petit Franciscain dans sa robe de bure, la corde autour des reins. Comment le délicieux « troubadour du bon Dieu, » le poète et le docteur inspiré qui, par l’amour, réconcilia l’ordre de la nature et celui de la grâce, le chantre de notre sœur l’eau et de notre frère le soleil, l’ami des artistes, n’aurait-il pas trouvé le chemin de leur cœur ? Le charmant rêveur qui, dans les travaux des Mois de la cathédrale d’Amiens, s’est assis sous un arbuste en fleurs où chante un petit oiseau, l’illustration des Jours de la création au porche septentrional de Chartres ont toute la grâce, la fraîcheur et la tendresse d’un poème franciscain !

C’est là, dans cette illustration de l’histoire et de la doctrine chrétiennes par l’imagination et la main de nos tailleurs de pierre, « gens de petite extrace, » dira Villon, que nous voyons sur les vitraux et dans les manuscrits coiffés du petit bonnet des artisans et vêtus comme les gens du peuple, qu’il faut se donner la joie de suivre, après l’avoir vu à l’œuvre dans la construction de la cathédrale, la révélation de l’esprit français. Simplification, clarification, filtrage de tous les apports, complexes en leur richesse et confus en leurs origines, des diverses écoles romanes, élimination des conventions, des procédés arbitraires qui, tant pour la construction du corps humain que pour le traitement des draperies, tendaient à devenir des routines d’atelier, telle est d’abord le premier signe de son intervention. Du portail royal de Chartres à la porte occidentale de Senlis, des plus anciens travaux de Sens et de Laon au tympan et aux soubassemens de la porte de la Vierge à Notre-Dame de Paris, c’est merveille d’assister, en moins d’un quart de siècle, à ce « débrouillement » et à cette évolution. Avec quelle aisance, dès lors et jusqu’à la fin du siècle, la sculpture française se prêtera à toutes les données du programme, à toutes les sollicitations des thèmes religieux ! Pour raconter, depuis la création jusqu’au Jugement dernier, l’histoire du monde, groupé, discipliné sous le regard de Celui qui l’ordonne et qui le jugera, — pour donner une apparence vraisemblable à tous les hérauts de l’épopée chrétienne depuis les prophètes de l’Ancien Testament jusqu’aux apôtres et aux saints confesseurs de la foi ; — pour évoquer, au seuil des cathédrales, les grands évêques qui introduisirent le christianisme dans le diocèse et prêchèrent l’Evangile à travers les provinces (un saint Martin, un saint Firmin, un saint Rémi, un saint Nicaise) ; — pour mettre sous les yeux des fidèles en vivantes figures le Sauveur lui-même, sa nativité, son enfance, sa prédication, puis son apparition comme Roi de Majesté redoutable au grand jour du Jugement et, à côté de lui, la Vierge Mère que l’imagination populaire fit de plus en plus fraternelle, « humaine, » et dont les Miracles Notre-Dame (ces recueils consacrés à sa gloire et dont les manuscrits abondent) avaient multiplié les interventions et les intercessions en faveur de l’humanité pécheresse et souffrante, nos ateliers imaginèrent, créèrent tout un peuple innombrable de statues… Nous commençons à peine à en démêler la diversité, à en classer les groupes. Incorporée à l’architecture, participant de son rythme, mêlée à son organisme, conditionnée par lui et trouvant dans cette subordination bienfaisante bien plus de grandeur et de beauté monumentale qu’elle n’y subit de contrainte, cette statuaire exprime par ses mille formes la pensée, l’âme même qui habitent le temple. C’est là sa vraie signification, sa destination certaine. — Les quelques « grotesques » qu’on a pu relever çà et là, et dont on a beaucoup exagéré le nombre et l’importance, témoignent seulement de la verve décorative et populaire des bons compagnons qui les taillèrent.

Ce n’étaient ni des « docteurs, » ni des « esthètes » et le moderne dilettantisme romantique les a défigurés étrangement dans sa poésie conventionnelle et de clinquant. Voyez-les au travail sur le vitrail qu’ils donnèrent à Notre-Dame de Chartres et où ils sont représentés au vif. Bons ouvriers à leur besogne ; l’un vient d’achever une statue de roi et juge de l’effet ; l’autre, satisfait sans doute de son œuvre, se détourne pour prendre sur une étagère de la « hutte » un bon verre plein de vin rouge, que le peintre verrier se plut à faire d’un beau rubis transparent et vermeil et il le vide d’un seul coup… Ils savaient et aimaient leur métier ; ils avaient dans leur corporation — incomparable école d’apprentissage et de formations technique et artistique — des règlemens, des devoirs et des droits bien assurés ; ils trouvaient dans la pensée contemporaine, dans la foi commune, le support puissant, l’inspiration féconde de leurs œuvres, pour l’exécution et l’invention plastique desquelles ils conservaient d’ailleurs une liberté dont elles-mêmes témoignent abondamment. Et, sans souci d’originalité laborieuse et factice, participant en toute sécurité de toutes les forces et disciplines de leur temps, ils apportaient au chef-d’œuvre commun la collaboration de leur génie dont ils ne tiraient pas vanité, qu’ils ignoraient peut-être.

Loin donc d’être née d’une scission, d’une sorte de révolte, la cathédrale fut le chef-d’œuvre d’une véritable union sacrée. Tous les états de la société, depuis le Roi jusqu’au dernier membre de la corporation ; toutes les connaissances du temps, toutes les forces profondes de la vie nationale à un moment privilégié de son histoire vinrent y collaborer, s’y exalter en s’y amalgamant. La charte de fondation de Notre-Dame d’Amiens n’employait pas une vaine formule de chancellerie, mais enregistrait une réalité féconde, en constatant pour cette grande entreprise l’accord unanime du clergé et des citoyens sous l’inspiration même de Dieu : Accedente consensu Ambianensis cleri et populi, tanquam eis fuisset a Domino inspiratum.

La grande puissance intellectuelle que représentaient les universités n’y resta pas étrangère. Jamais le renom de la France et de Paris ne brilla d’un plus grand éclat dans le monde. Certes, les grandes écoles monastiques avaient été des foyers dont le rayonnement s’était étendu loin au-delà de leurs limites. Celle de Saint-Benoit-sur-Loire, qui fut d’abord Fleury-sur-Loire, dès les temps carolingiens, avait porté au loin sa réputation et ses lumières (luciferam famam de speciali Schola Floriacensi) ; les écoles de Chartres, par l’organisation précoce de l’enseignement du trivium et du quadrivium, avaient valu à leur cathédrale l’honneur de montrer aux voussures de sa porte royale la première illustration sculpturale des arts libéraux ; mais Paris prit au XIIIe siècle une incontestable suprématie. Il n’est pas certain que Dante y soit venu, malgré la légende ; mais saint Thomas d’Aquin, Roger Bacon, Albert le Grand comptèrent parmi ses écolâtres. Otto de Freising, dans la préface de sa Chronique, constate que désormais les « sciences ont émigré dans les Gaules ; » César d’Heisterbach, dans ses Dialogues, proclame que la cité de Paris est la source de la science universelle, fous totius scientiæ ; Guillaume d’Armorique admire la foule des étudians avides d’apprendre qui se presse autour des chaires magistrales, nec legimus tantam aliquando fuisse scholarium frequentiam Athenis vel Ægypto !… Les rues du quartier des écoles « retentissaient à tous les carrefours d’un fracas de disputes. » Jacques de Vitry, dans son Histoire occidentale, compare Paris à une source d’eaux vives fécondant les vergers spirituels de toute la terre : Civitas Parisiensis, fons hortorum et pnteus aquarum vivarum irrigabat universæ terræ superficiem. La France est « le four où cuit le pain intellectuel de l’humanité. »

De toutes parts, on compile les Sommes, dont saint Thomas d’Aquin rédigea la plus célèbre, mais dont les manuscrits innombrables montrent qu’elles répondaient à un besoin universel des esprits de classer, d’inventorier, d’ordonner, comme dans une Encyclopédie méthodique, tous les trésors diffus des connaissances du temps. — Et l’iconographie de nos cathédrales correspond aux grandes divisions du Speculum universale de Vincent de Beauvais, le précepteur de saint Louis.

La scolastique, qui s’enliza plus tard en de vaines formules mécaniques, fut d’abord un magnifique effort pour conquérir la foi, pour la posséder par l’intelligence autant que par la conscience, et cette double recherche de la foi par l’intelligence et de l’intelligence par la foi, fides quærens intellectum, intellectus fidem, cette noble dialectique éleva, délia, féconda les esprits. les pauvres imagiers qui, certes, n’avaient pas suivi les cours des universités, en reçurent indirectement le bénéfice ; leur libre interprétation, leur vivante transposition plastique de l’histoire sacrée ne fut pas sans en garder comme un reflet.

Enfin, privilège suprême, le trône de France fut occupé par un Saint, et son prestige intellectuel et politique se compléta s’ennoblit d’une pure splendeur morale. Après le vainqueur de Bouvines, qui avait abattu l’orgueil et désarmé la rapacité d’un Otton, on vit à la tête du royaume, au milieu de l’Europe et des violences déchaînées, un représentant authentique de la loi divine de justice et d’amour, vivante dans son cœur et réalisée dans sa vie, — capable certes de parler fortement et de haut à un Frédéric II, mais abandonnant de son plein gré à l’Angleterre des villes qu’il pouvait, — que, politiquement, il devait peut-être garder, — et qu’il cédait par amour de la paix et respect de l’équité… C’est la plus belle des victoires, la seule à jamais assurée… Et ici encore on retrouve, dans le Saint Maurice de Chartres ou le Saint Martin, dans les admirables statues des saints chevaliers et des apôtres de la charité, comme un pur reflet de l’idéal moral qui, pour la plus grande gloire et le plus grand bien de la France, fut incarné dans son roi au moment même où elle donnait au monde les chefs-d’œuvre de ses cathédrales.

Pour achever de dégager les caractères de « l’œuvre de France, » il faudrait instituer avec celle d’Allemagne une comparaison. Allez, — par la pensée, — de Reims à Bamberg ; confrontez les statues des deux cathédrales, celles qui, comme la Synagogue, l’Église, la Sainte Elisabeth de la Visitation et la Sibylle, sont en étroite connexion. Je ne sais quelle dureté dans l’expression, quelle sécheresse ou quelle application plus gauche et quel manque de mesure et d’eurythmie dans les draperies vous avertiront bientôt du changement de régime et d’école. Même ce qu’ils nous ont directement emprunté, ils l’ont défiguré, et quand on arrive aux Vierges sages et aux Vierges folles de Magdebourg et d’Erfurt, on est en pleine caricature boche.

Il faudrait aussi, — s’il était possible d’embrasser ici d’un coup d’œil toute la suite, tout le déroulement de l’histoire de notre art français, — examiner de très près les modalités qu’il traversa, après l’incomparable période dont nous avons essayé d’indiquer les caractères généraux ; — voir si, à l’époque du « gothique flamboyant » par exemple, ou bien après l’établissement en Bourgogne de l’atelier d’un très grand sculpteur étranger Claus Sluter, dont l’influence fut profonde, certes, mais pas aussi universelle qu’on l’a dit, il n’y eut pas chez nous réaction instinctive du vieux fond de bon sens, de mesure, — de l’esprit et du « goût » français, — contre les exagérations, les complications, les partis pris conventionnels qui avaient agité et creusé de tant de plis et replis soulevés les lourdes draperies des statues, tandis que l’art allemand s’y abandonnait avec je ne sais quel pédantisme et quelle application violente… Ce serait une nouvelle enquête que nous ne saurions aborder dans cet article, mais dont les conclusions ne seraient pas inutiles, si elles devaient nous amener à mieux comprendre comment, à travers tous les changemens des modes, des circonstances, des théories régnantes et des influences contradictoires, un irréductible « esprit » se laisse toujours reconnaître présent et efficace dans toute « œuvre de France. » Depuis les maîtres de nos cathédrales jusqu’à Nicolas Poussin (qui voulait qu’on mit « de la raison partout ») et à Corot, il existe, on pourrait dégager, une tradition « française. » En nous rendant ainsi de plus en plus capables de comprendre et d’aimer d’un bout à l’autre de son histoire toute la raison et toute la beauté de notre art, on pourrait du même coup, peut-être, introduire un peu de clarté, d’ordre et de précision dans la conscience des artistes d’aujourd’hui, troublés par tant de « systèmes, » hésitans entre des traditions trop souvent mal connues et mal défendues et des nouveautés plus apparentes que réelles, soucieux d’une « originalité » dont ils ignorent la véritable source et résolus pourtant à se consacrer, après la guerre, au travail sacré d’où devra sortir une France de plus en plus digne, par son art, par ses œuvres, par sa « vertu, » de l’héroïsme de ses soldats et de la gloire de son passé.


ANDRE MICHEL.

  1. Il n’entre pas dans le plan de cet article de rechercher si l’on ne pourrait relever dans la « littérature » allemande de l’époque classique presque autant de témoignages que dans la nôtre de l’inintelligence et du mépris de cet art, alors universellement méconnu. Joachim von Sandrart, un des auteurs les plus « représentatifs » (au point de vue de l’histoire de l’art), dédiant à l’Électeur de Brandebourg (1675) sa Teutsche Akademie, croyait devoir excuser ses vieux Allemands (unsere alle Teutsche) d’avoir longtemps « erré dans le labyrinthe de l’architecture gothique, » et le chevalier A. Mengs écrira (en 1781) : « En ces temps malheureux qu’on peut regarder comme le sommeil du monde, qui ne s’est passé qu’en rêves funestes, l’art fut entièrement négligé, ainsi que tout ce qui est louable. »