L’Asie centrale et le réveil de la question d’Orient
- I. Clouds in the East : travels and adventures on the Perso-Turkoman frontier, by Valentine Baker. London 1876; Chatto and Windus. — II. The Roof of the World, being the narrative of a journey over the high plateau of Tibet, to the Russian frontier and the Oxus sources on Pamir, by lieutenant-colonel T. E. Gordon. Edinburg 1876; Edmonston and Douglas. — III. Turkistan : Notes of a journey in Russian Turkistan, Khokand, Bukhara and Kuldja, by Eugène Schuyler. London 1876; Sampson Low.
C’est en vain que de sages conseillers essaient d’arrêter les conquérans dans la voie des agrandissemens : leurs remontrances, comme celles de Cynéas, sont éternellement destinées à demeurer infructueuses. Les conquérans, hommes ou peuples, sont des instrumens dans la main de Dieu, qui se sert d’eux pour mettre en contact des races séparées par la langue, les mœurs et la religion, pour renverser les barrières humaines à l’aide desquelles les nations essaient de s’isoler, et pour renouveler ainsi la face du monde. A un certain moment de la vie des nations, il semble qu’une secrète et irrésistible force d’expansion les entraîne en dehors de leurs frontières et les jette sur leurs voisins; comme chaque pas en avant crée un nouveau voisinage, de nouvelles inimitiés et de nouveaux sujets d’appréhensions, la nation conquérante, à la poursuite d’une sécurité qu’elle n’atteindra jamais, continue à s’étendre par une succession d’agrandissemens, jusqu’à ce qu’elle se trouve en face d’un autre flot humain assez fort pour l’arrêter.
C’est ainsi que Rome et Carthage, étendant, chacune de son côté, leur domination sur des peuples d’une civilisation inférieure ou frappée de décadence, se rencontrèrent en Sicile, et, ne voulant s’arrêter ni l’une ni l’autre, engagèrent cette lutte mémorable, dont le dénoûment assura l’empire du monde aux Romains, désormais sans rivaux. C’est ainsi que, de nos jours, l’Angleterre et la Russie, obéissant toutes les deux à des nécessités du même ordre, et contraintes d’assujettir à leur domination des voisins turbulens et inquiets, ont, par des annexions successives, étendu si loin leur empire, qu’elles sont sur le point de se rencontrer au cœur même de l’Asie. Elles sont déjà assez rapprochées l’une de l’autre pour que le choc de ces deux puissances européennes soit la préoccupation dominante des populations asiatiques. Ce n’est point sans dessein que nous venons de rappeler à ce propos les noms de Rome et de Carthage. En effet, la lutte, si elle s’engage, mettra aux prises, comme autrefois en Sicile, deux systèmes et deux politiques. Puissance maritime et commerciale, l’Angleterre, comme Carthage, laisse volontiers aux populations leurs institutions politiques et religieuses et même leur autonomie; elle s’assure la disposition de leurs forces militaires et le monopole de leur commerce : elle n’essaie ni de coloniser, ni de s’assimiler l’Asie. Les Russes procèdent, comme les Romains, par voie d’absorption successive : ils s’établissent fortement au sein des populations vaincues, ils les désarment et les plient à leurs lois; pour leurs voisins, l’alliance russe, justement redoutée et impossible à refuser, est toujours le présage d’une servitude prochaine.
La proie que poursuivent l’Angleterre et la Russie, c’est le commerce de ces heureuses contrées qui, de temps immémorial, ont été réputées les plus riches du monde, où les fleuves roulent de l’or, où les montagnes recèlent des pierres précieuses, où la nature a réuni ses productions les plus variées, le thé, les épices et la soie, où se fabriquent ces tissus d’une finesse et d’une beauté incomparables que tout l’art de l’Europe est impuissant à égaler. Depuis les croisades, l’Europe, qui s’ignorait elle-même, connaît et répète les noms de Samarcande, Kharizm, Boukhara, Khokand, Balkh et Kashgar. Les contes arabes et persans dont notre enfance est bercée abondent en tableaux de la richesse et de la magnificence de ces villes fameuses. Cet éclat, aujourd’hui disparu, était un éclat d’emprunt; malgré la fertilité de leur territoire, ces villes célèbres devaient la splendeur qu’attestent les récits des écrivains et des voyageurs arabes, et dont témoignent les ruines accumulées dans leur enceinte, à leur situation sur la route des caravanes qui venaient y échanger contre les produits de l’Occident les merveilles de la culture et de l’industrie chinoises. Aucune guerre, aucune révolution n’a pu interrompre ces relations commerciales, aussi anciennes que le monde. Vingt fois des conquérans barbares, entraînant à leur suite des hordes fanatisées, ont promené dans l’Asie centrale, dans la Chine et dans l’Inde la dévastation et la mort; dès que le bruit des armes cessait de retentir, les caravanes reprenaient la route accoutumée, comme on voit au lendemain de la tempête les oiseaux de mer voltiger de nouveau à la surface des vagues apaisées. La puissance qui, reprenant l’œuvre d’Alexandre le Grand, pacifiera l’Asie centrale et y assurera la sécurité des routes commerciales verra se rouvrir à son profit une source de richesse plus abondante et plus certaine que les naines du Mexique et du Pérou.
Avant d’étudier les intérêts et les forces des deux rivaux, il convient de faire connaître le champ-clos où s’engagera la lutte.
Du point où la chaîne de l’Oural commence à s’abaisser, pour descendre graduellement vers la mer Caspienne, part une autre chaîne de montagnes beaucoup plus hautes qui traverse l’Asie dans toute sa largeur et vient finir à l’Océan-Pacifique. C’est l’Altaï, dont les pics les plus élevés atteignent la région des neiges éternelles : les fleuves qui en descendent vont se perdre dans l’Océan-Glacial ou dans la mer du Kamtchatka. L’immense région située au nord de l’Altaï est soumise tout entière, sous le nom de Sibérie, à la domination russe. Parallèlement à l’Altaï court une autre chaîne de montagnes qui part du golfe Persique sous le nom d’Hindou-Koush, prend le nom d’Himalaya quand elle atteint l’élévation des neiges éternelles, et vient finir à la presqu’île de Malacca et à la mer de Chine. Toutes les contrées situées au sud de cette seconde chaîne sont soumises à l’autorité ou à la suprématie de l’Angleterre. Entre les deux chaînes de l’Altaï et de l’Himalaya s’étend l’Asie centrale, c’est-à-dire la Perse, le Turkestan et l’empire chinois, si justement nommé par ses habitans l’Empire du Milieu; mais l’Asie centrale est elle-même divisée en deux régions distinctes. Des plus hauts sommets de l’Himalaya, des vallées de moins en moins élevées descendent vers le nord comme les gradins d’un escalier gigantesque; puis, à partir des plateaux d’Alaï et de Kashgar, le terrain se relève et, par une succession d’autres vallées, remonte graduellement jusqu’aux sommets de l’Altaï. La chaîne centrale à laquelle toutes ces vallées se rattachent prend au sud divers noms : au nord, elle a reçu des Chinois, auxquels elle sert de limite, le nom de Tien-shan ou Huen-shan. Au milieu de cette chaîne s’élève, comme un pilier colossal, un pic isolé, le Tagharma, dont le sommet atteint la hauteur de 7,600 mètres et qui semble soutenir le toit du monde. Le ciel prend en effet, aux yeux des populations de ces vallées, dont l’horizon est partout fermé par les montagnes, l’apparence d’un toit appuyé sur les cimes neigeuses, et ils en ont donné le nom à leur pays. Des eaux qui descendent de ces cimes, les unes courent vers l’ouest, et vont se jeter dans le lac d’Aral ou se perdre dans le Désert-Salé qui entoure la Perse d’une ceinture de sables; les autres, courant vers l’est, vont former les grands fleuves de la Chine, ou aboutissent à des marais au milieu du désert de Gobi, cette immense mer de sables, où les vents soulèvent et promènent sans cesse des dunes gigantesques qui renversent et engloutissent tout sur leur passage. Ces cours d’eau présentent tous la même particularité : presque à sec l’hiver, lorsque l’intensité du froid a fermé les sources qui les alimentent, ils roulent un volume d’eau considérable dès que l’été fait fondre les neiges dans les glaciers. Aussi les caravanes qui veulent passer d’un versant sur l’autre préfèrent-elles la saison d’hiver malgré sa rigueur, parce que les yaks et les moutons qui leur servent de bêtes de somme traversent aisément, sur la glace, les rivières que l’abondance et la rapidité de leurs eaux rendent presque infranchissables pendant l’été. Un autre trait commun à tous les fleuves de l’Asie centrale, c’est que leur volume diminue à mesure qu’ils s’éloignent de leur source, par suite des dérivations qui sont pratiquées pour arroser les terres cultivables. Les deux versans de la chaîne centrale, celui qui regarde la Perse comme celui qui regarde la Chine, sont occupés par des tribus de races et d’origines diverses, mais qui peuvent se ramener à deux types principaux, séparés par la nature de leurs occupations bien plus que par des traits distinctifs. Dans les régions élevées se tiennent les Kara-Kirghiz, qui l’été conduisent leurs troupeaux paître sur les hauteurs, et les ramènent l’hiver autour de leurs villages, dans les vallées les mieux abritées. Le pied des montagnes et la plaine jusqu’à la limite des sables, partout où un cours d’eau permet l’irrigation, sont habités par des tribus de race turque, adonnées à l’agriculture et à l’industrie, lorsque la turbulence de leurs voisins ne les contraint pas à reprendre la vie de maraude et d’aventures. Ces tribus parlent divers dialectes de la langue turque; mais toutes comprennent et parlent le persan. Depuis Abbas le Grand et Nadir-Shah, qui soumirent, tous les deux, à leur domination la presque totalité du Turkestan, la langue persane est demeurée la langue des affaires, et comme un lien commun entre toutes les populations de l’Asie centrale.
Le terrain ainsi reconnu, voyons, en commençant par le versant chinois, quels événemens s’y accomplissent ou s’y préparent.
Toutes les populations du Turkestan professent l’islamisme, mais elles appartiennent, comme les Turcs et les Arabes, à la secte des sunnites, qui considèrent les chiites, ou sectateurs d’Ali, comme des hérétiques, et les détestent presque à l’égal des infidèles. Les Persans, on le sait, sont chiites, et c’est l’inimitié entre les deux sectes musulmanes qui a toujours rendu précaire et de peu de durée la domination de la Perse sur le Turkestan. Nadir-Shah, après l’avoir rétablie, au milieu du XVIIIe siècle, par d’éclatantes victoires, essaya vainement de la consolider. Ce grand homme rêva un moment de réconcilier les deux principales sectes de l’islamisme, en leur faisant adopter, comme moyen terme, la doctrine de Djafar, l’un des douze imans successeurs d’Ali, celle qui s’éloigne le moins de l’enseignement sunnite. Il demanda même au sultan l’autorisation de faire élever à la Mecque, à côté des quatre autels où viennent prier les pèlerins des quatre rites orthodoxes, un cinquième autel qui aurait été celui des Djafariens. La Porte refusa pour ne pas servir les desseins d’un ennemi dont elle avait éprouvé la puissance, et pour ne pas se dessaisir d’un moyen d’influence dans les affaires de l’Asie centrale, où sa suprématie religieuse était acceptée par tous les sunnites. Les faibles successeurs de Nadir-Shah ne surent conserver aucune de ses conquêtes : toutes les tribus du Turkestan reprirent leur indépendance, et recommencèrent à s’épuiser par des luttes acharnées.
Cet état de choses ne pouvait manquer d’attirer l’attention des Chinois, parce que toutes les caravanes qui partent de la Chine à destination de l’Inde, de la Perse et de la Russie doivent franchir sur quelque point la chaîne centrale, dont les tribus turques détiennent toutes les passes. L’empereur Khian-loung, dont le règne, de 1736 à 1795, ne fut qu’une suite de conquêtes, n’eut pas plus tôt dompté la révolte des tribus mongoles, soulevées en 1755 contre son autorité par Dawadgi, qu’il entreprit de soumettre tous les états mahométans voisins de la Mongolie. Ce fut l’œuvre de trois années : Khuldja, Aksou, Kashgar, Yarkand, tombèrent successivement au pouvoir des Chinois. Le sultan de Badakshan, c’est-à-dire de la contrée arrosée par le cours supérieur de l’Oxus et placée par conséquent sur le versant persan, dut se reconnaître tributaire de la Chine et livrer les princes de Kashgar et de Yarkand, qui avaient cherché un refuge dans ses états. La terreur et la consternation se répandirent jusqu’en Perse. En avril 1760, Khian-loung célébra, par une entrée triomphale à Pékin, les succès des armées chinoises. Pour assurer la soumission des populations vaincues, il en déplaça une partie et il établit au milieu d’elles des familles chinoises. Il transporta ainsi une partie de la population du Kashgar, sous le nom de Tarantchis, au-delà de la chaîne du Tien-shan, sur le cours supérieur de l’Ili, où il établit également en 1770 les Torgoutes, tribus cosaques qui quittèrent les bords du Volga pour venir se replacer sous l’autorité chinoise. En 1775, Khian-loung compléta son œuvre en entreprenant de soumettre ou plutôt d’exterminer les populations musulmanes établies dans les vallées inférieures de l’Himalaya, et en réduisant à l’état de vassalité le Cachemir, le Thibet et les divers états de la Birmanie.
La domination chinoise eut pour résultat d’introduire dans le Turkestan oriental une agriculture plus avancée, certaines industries, un degré de civilisation supérieur, et de développer les ressources naturelles du pays. Sous les successeurs de Khian-loung, princes amollis par le luxe et les plaisirs, l’administration chinoise se relâcha de sa sévérité et de sa vigilance : l’islamisme releva peu à peu la tête et reprit silencieusement, au pied de l’Himalaya, son travail de propagande aux dépens du bouddhisme, qui est aux yeux des musulmans une coupable idolâtrie. A partir de 1840, une sourde fermentation sembla s’emparer de toutes les populations mahométanes de l’Asie centrale. Un prince animé d’un sombre fanatisme, Nasrullah, venait de s’asseoir sur le trône de Boukhara, et, dans cette ville sanctifiée par les tombeaux de docteurs vénérés, il avait rétabli et assuré par des supplices l’observation des préceptes les plus rigoureux du Coran. Les pèlerins, qui viennent chaque année par milliers visiter les saints tombeaux, retournaient dans leur pays, exaltés par les prédications ardentes qu’ils avaient entendues, et réchauffaient à leur tour le zèle religieux de leurs compatriotes. L’attitude menaçante de la Russie vis-à-vis de la Porte en 1853 et l’explosion de la guerre de Crimée vinrent ajouter à cette fermentation des populations asiatiques. Ce n’était pas au souverain de Constantinople, c’était au commandeur des croyans, c’était à la foi musulmane que la guerre était déclarée : ces périls de la foi naissaient de l’oubli où étaient tombés les préceptes du Goran et de la coupable faiblesse avec laquelle les croyans acceptaient le joug des infidèles et des idolâtres. Avec le fanatisme religieux se réveillaient, par une connexité naturelle, le désir et le besoin de l’indépendance. L’affaiblissement de l’empire chinois, abaissé et humilié par les victoires des Européens, déchiré et ravagé par la révolte des Taïpings, semblait annoncer l’heure marquée par la Providence pour l’affranchissement des enfans du prophète.
L’explosion ne se fit pas attendre. Dans les premiers jours de 1856, les populations musulmanes établies au pied des montagnes du Thibet, à l’extrémité de la province d’Yunnan, la plus occidentale de la Chine méridionale, levèrent l’étendard de la révolte. Un plein succès couronna leurs efforts : la presque totalité de l’Yunnan et de la province voisine, le Sé-tchuen, fut arrachée à la domination chinoise. Les Panthaïs, c’est le nom que prenaient ces insurgés, devenus maîtres de l’importante position de Momien, y installèrent un de leurs chefs avec le titre de sultan. Il a fallu près de dix-sept années à la Chine pour replacer l’Yunnan sous son autorité. Les victoires des Panthaïs déterminèrent le soulèvement d’une autre population chinoise, convertie à l’islamisme, les Dunganis, établis au nord du grand désert et au sud de la Mongolie. En 1862, deux mollahs commencèrent à prêcher la guerre sainte, et, à la tête de quelques centaines de partisans, attaquèrent et prirent la petite ville de Tazgi. Ce fut le point de départ d’une insurrection générale qui embrassa bientôt les deux provinces de Hansu et de Chen-si. La ville d’Amritsi, centre d’un commerce considérable, fut prise d’assaut et saccagée; 130,000 Chinois et Mandchoux y furent passés au fil de l’épée; les immenses bazars et les dépôts de thé que la ville renfermait furent livrés aux flammes. L’insurrection avait également gagné le gouvernement de Khuldja, qui confine à la Sibérie, et où les autorités chinoises avaient découvert, dès 1860, des complots musulmans. Toutes les villes de cette province tombèrent successivement au pouvoir des musulmans, à l’exception de Khuldja, où le gouverneur général chinois s’était renfermé avec 8,000 Mandchoux. Les Dunganis et les Tarantchis se réunirent pour l’assiéger. La ville fut prise d’assaut et la population chinoise massacrée; la garnison mandchoue, réfugiée dans la citadelle, s’y défendit obstinément; lorsqu’elle eut épuisé ses vivres et perdu tout espoir d’être secourue, elle fit sauter la place et s’ensevelit sous les ruines. D’une cité florissante de plus de 30,000 âmes, il ne resta que des décombres. Les Chinois exterminés ou expulsés, la discorde se mit entre les musulmans : les Tarantchis, originaires du Kashgar, établis dans le pays par Khian-loung et adonnés à l’agriculture, voulurent demeurer maîtres de la province, et une lutte s’engagea entre eux et les chefs des Dunganis. Cette lutte se continua avec des fortunes diverses jusqu’en 1870; un corps d’armée russe pénétra alors dans la province, battit successivement tous les prétendans et occupa le pays militairement. En même temps, le gouvernement russe fit savoir à Pékin qu’il était prêt à remettre la province à un commandant chinois, si la cour céleste y envoyait des forces suffisantes pour rétablir et faire reconnaître son autorité. Cette condition n’a pu encore être remplie par la cour de Pékin, soit que l’éloignement et la nécessité de traverser le grand désert y aient mis obstacle, soit qu’elle n’attache pas assez d’importance à cette dépendance lointaine : Tune des plus fertiles contrées de l’Asie centrale demeure donc et demeurera sans doute indéfiniment aux mains de la Russie. Les musulmans de la province de Khuldja se trouvent avoir échangé l’autorité faible et tolérante des Chinois contre le despotisme méthodique et rigide des Russes; mais épuisés par plusieurs années de luttes intestines, ils subissent en frémissant le joug d’infidèles qui, à leurs yeux, ne sont ni moins idolâtres ni moins impurs que les bouddhistes. L’intervention inattendue de la Russie dans le Khuldja, après que cette puissance y avait laissé écraser les forces chinoises, que le moindre secours aurait sauvées, a été déterminée par la crainte de voir une autre puissance mettre fin à la lutte des Tarantchis et des Dunganis et s’emparer de la province. Cette puissance contre laquelle la Russie prenait ses précautions est le nouveau royaume de Kashgar, dont il nous faut retracer la naissance[1].
Depuis sa conquête par Khian-loung, Kashgar était devenu, comme Amritsi, le chef-lieu d’une province relevant du gouverneur général chinois de Khuldja. Au temps de son indépendance, cette province, où la population est presque exclusivement musulmane, était gouvernée par la famille des Khodjas ou descendans de l’apôtre Makdoum-el-Azam, qui était venue de Boukhara apporter l’islamisme dans cette partie du Turkestan. Après la conquête chinoise, les Khodjas dépossédés s’étaient réfugiés sur l’autre versant de la chaîne centrale, dans la province de Khokand, demeurée musulmane et indépendante. De là ils entretenaient des relations avec leurs anciens sujets. Lorsque le mouvement insurrectionnel gagna les populations du Kashgar, elles appelèrent le représentant de la famille Khodja, Bouzoark-Khan, et l’invitèrent à venir se mettre à leur tête. Bouzourk-Khan organisa aussitôt une expédition. Parmi les chefs khokandiens qui mirent le plus d’empressement à se ranger sous sa bannière se trouvait Mohammed-Yakoub-Khan, né à Piskend, dans la province d’Andijan, et qui s’était illustré par l’héroïsme avec lequel, en 1853, il avait défendu contre les Russes la forteresse khokandienne d’Ak-Masjid, dont les vainqueurs ont fait le fort Pérowski. Il avait soutenu vingt-cinq jours de tranchée ouverte, derrière des murs de terre et sous le feu incessant de l’artillerie. C’était un musulman fervent, animé d’une haine profonde contre les Russes, envahisseurs de son pays et ennemis de sa foi; c’était en même temps un chef militaire brave, intelligent et hardi. Il fut le premier à franchir les montagnes et à attaquer les Chinois; en 1964, il enleva d’assaut la ville de Kashgar, fait d’armes dont le retentissement s’étendit jusque dans l’Inde. Installé dans le palais des Khodjas, Bouzourk-Khan, qui n’avait aucune des qualités du commandement et n’avait jamais paru à la tête des soldats, ne songeait qu’à mener la vie fainéante d’un despote oriental; il se montrait indifférent à la poursuite de la guerre sainte, alors que la domination chinoise croulait de toutes parts. Yakoub-Khan n’hésita pas à déposer son maître, et, sous le titre d’atalik ou de général en chef, il reprit les hostilités contre les Chinois. Il leur enleva successivement Ush-Turfan, Aksou et toutes les autres villes du Kashgar. Il délivra ensuite la province d’Yarkand, puis celle de Khotan, réunissant ainsi sous sa domination tout le Turkestan oriental, à l’est jusqu’au désert de Gobi, et au sud jusqu’aux monts Kuen-Iuen, c’est-à-dire jusqu’au petit Thibet. Partout la population chinoise fut contrainte d’émigrer ou d’embrasser l’islamisme. Yakoub-Khan fit également reconnaître son autorité par les tribus des Kara-Kirghiz qui peuplent les montagnes, et même par le petit état d’Ouakan, où se trouvent les sources de l’Oxus, situé par conséquent sur le versant occidental, et tributaire jusque-là des Afghans. Remontant ensuite vers le nord, il profita des dissensions des chefs dunganis pour les soumettre à sa domination, s’empara de Karashar, Kutché, Amritsi et des autres villes de la Mongolie musulmane, et il se préparait à envahir et à annexer à ses états la province de Khuldja, lorsque les Russes se hâtèrent de l’y devancer en occupant militairement le pays au nom du gouvernement chinois.
La création d’un grand état musulman dans le Turkestan devait d’autant plus porter ombrage à la Russie que le fanatisme religieux est le principal obstacle à l’affermissement de la domination russe dans l’Asie centrale. Les gouverneurs-généraux de la Sibérie et du Turkestan refusèrent, pendant plusieurs années, de reconnaître Yakoub-Khan, sous prétexte que les Chinois étaient les alliés des Russes et devaient être considérés par ceux-ci comme les légitimes propriétaires de Kashgar jusqu’à ce qu’ils eussent cédé ou abandonné leurs droits. De plus, en 1868, les Russes construisirent sur la rivière Narym, affluent principal du Syr-Daria, à 30 milles d’une des passes par lesquelles on descend dans le Kashgar, une forteresse importante qui pouvait servir de place d’armes pour une campagne d’invasion. De son côté, Yakoub-Khan, ne cachant pas sa haine pour les Russes, interdisait l’entrée de son territoire aux sujets russes et faisait arrêter à la frontière les caravanes qui venaient, soit de la Sibérie occidentale, soit des autres possessions de la Russie. En même temps, il formait une armée de 40,000 hommes, infanterie, cavalerie et artillerie, dont il confiait l’instruction à des Polonais, déserteurs de l’armée russe, ou à des officiers indigènes de l’armée anglo-indienne. Il établissait à Kashgar un arsenal et de grands ateliers pour la fonte des canons, la fabrication des fusils et des munitions de guerre. Désireux en même temps d’enlever à la Russie les prétextes dont elle s’est invariablement servie pour chercher querelle aux autres souverains du Turkestan, à savoir la suppression du commerce des esclaves et la délivrance des sujets russes retenus en captivité, Yakoub-Khan eut soin d’abolir la servitude et d’interdire aux marchands d’esclaves l’entrée de ses états.
Ce n’était pas là seulement une précaution contre la Russie, c’était en même temps une avance à l’Angleterre, dont Yakoub-Khan désirait obtenir la bienveillance et l’appui. Il envoya dans l’Inde un de ses principaux lieutenans, un Khokandien qui avait toute sa confiance, Akrar-Khan, chargé de recruter des instructeurs militaires et des artisans habiles, mais avec la mission secrète de faire des ouvertures aux autorités anglo-indiennes. La lutte des Kashgariens contre la puissance chinoise avait excité un vif intérêt parmi les musulmans de l’Inde : la caravane qui vient annuellement de Kashgar à Lahore alimentait cette curiosité par ses récits, et le rapide développement du nouvel état ne pouvait manquer d’éveiller l’attention du gouvernement de Calcutta. Celui-ci voulut savoir à quoi s’en tenir sur l’importance et les chances de durée de l’œuvre entreprise par Yakoub-Khan, et il envoya à Kashgar en 1870 un de ses agens les plus habiles, M. Douglas Forsyth, avec la mission ostensible de négocier un traité de commerce, et de chercher les moyens de rétablir les communications interrompues entre l’Inde et le Khotan. Il existe, pour se rendre dans le Khotan, une route relativement facile par la vallée de Cachemir et le Rudok; mais elle oblige à traverser un territoire encore au pouvoir de la Chine, et les autorités chinoises, mises en défiance contre les Anglais depuis les rapports de ceux-ci avec les Panthaïs, ont interdit absolument cette voie aux caravanes. L’objet essentiel du voyage de M. Forsyth était de recueillir des renseignemens complets sur un pays où nul Européen n’avait pénétré depuis Marco-Polo. La mission anglaise s’achemina donc à petites journées : elle put se convaincre que les récits du célèbre voyageur vénitien sur les richesses naturelles de cette contrée n’avaient rien d’exagéré. Elle trouva, à sa grande surprise, une population laborieuse et aisée, un état bien ordonné, un souverain intelligent et actif dont l’autorité est obéie sans hésitation jusque dans les gorges les plus reculées des montagnes. Partout des routes carrossables, avec des relais de poste et des maisons pour recevoir et abriter les voyageurs isolés ou les caravanes peu nombreuses, des ponts bien entretenus sur les principales rivières, et partout aussi une sécurité absolue pour les personnes et les propriétés. Rien ne pouvait différer davantage du tableau que les Anglais avaient sous les yeux dans l’Afghanistan et de la peinture que les Russes se plaisent à faire de leurs nouveaux sujets du Turkestan occidental.
Il est évident que la domination chinoise n’a pas été sans compensations pour le Kashgar. Elle y a introduit une civilisation fort supérieure à celle des autres états turcs; elle y a développé l’agriculture, fertilisé le sol par des irrigations bien entendues et amélioré diverses industries. Les tissus de soie et de laine du Khotan donnent lieu à un commerce très étendu. Yarkand est une ville de plus de 40,000 âmes, avec des rues régulières, des maisons bien bâties et à plusieurs étages, des bazars bien approvisionnés; la population y est industrieuse et active, et l’aisance y paraît être générale. Au dire du docteur Bellew et du colonel Gordon, Yarkand, avec ses habitans affairés, avec ses cafés toujours remplis, ses restaurans où des cuisiniers en robe blanche et tablier blanc servent aux consommateurs, sur de petites tables séparées, les mets les plus divers, avec les étalages de ses bouchers et de ses pâtissiers, ses marchands de gâteaux ambulans, promenant leurs marchandises sur un éventaire et appelant les chalands, avec ses rondes régulières d’agens de police, dissipant les attroupemens, faisant livrer passage aux voitures, vérifiant les poids et mesures des marchands en discussion avec leurs cliens, produit l’impression d’une ville européenne transportée au fond de l’Asie, et ne ressemble en rien aux indolentes cités de l’Inde et de la Perse. Moins peuplée qu’Yarkand, malgré l’étendue considérable de son enceinte fortifiée, Kashgar ne compte guère plus de 25,000 âmes, mais elle n’est pas moins prospère : elle est le centre d’un commerce considérable avec le Khokand et la Chine, et le rendez-vous de nombreuses caravanes. La ceinture de jardins bien cultivés qui l’entoure atteste une agriculture avancée et florissante.
Accueillie partout sur sa route avec les prévenances les plus empressées, la mission anglaise fut reçue à Kashgar par Yakoub-Khan avec les plus grands honneurs; mais l’atalik, tout en promettant de donner au commerce les facilités les plus étendues et d’assurer aux marchands anglo-indiens la protection la plus efficace, témoigna quelque hésitation au moment de se lier à l’Angleterre par un traité en règle. Il appréhendait de donner par là de nouveaux griefs au gouverneur-général du Turkestan, qui lui avait plusieurs fois fait proposer un traité de commerce, qui lui avait même dépêché un marchand, puis un officier russe, le capitaine Rheinthal, et dont il avait toujours éludé les ouvertures. L’atalik soupçonnait que des agens russes cherchaient à réveiller dans la population les sentimens d’attachement à la famille des Khodjas, en faisant ressortir que lui-même et les principaux dignitaires de sa cour élaient des Khokandiens, c’est-à-dire des étrangers. Il se défiait également de la fidélité des Chinois, convertis par force à la foi musulmane. Aussi avait-il mis garnison dans toutes les villes importantes; les gouverneurs de province étaient astreints à venir tous les six mois à Kashgar pour verser à son trésor le produit des impôts et pour rendre compte de leur gestion. En outre, il entretenait dans chaque ville, suivant la coutume persane, un mirza ou correspondant secret chargé de l’informer de tout ce qui se passait et de lui fournir ainsi le moyen de contrôler les rapports des gouverneurs. Malgré cette défiance et ces précautions minutieuses, on s’accordait à reconnaître que l’administration de l’atalik était aussi juste et aussi intelligente qu’elle était sévère : l’ordre et la tranquillité régnaient dans tout le pays, la sécurité des routes était complète, les voyageurs et les étrangers trouvaient partout accueil et protection.
M. Forsyth était trop intelligent pour ne pas voir, du premier coup d’œil, que les succès de Yakoub-Khan tenaient à la valeur personnelle de l’homme, et que son œuvre périrait avec lui si la dynastie qu’il essayait de fonder ne recevait d’une consécration politique et religieuse un prestige et une autorité propres à frapper l’esprit des populations. M. Forsyth suggéra donc à l’atalik de demander cette consécration au chef religieux de tous les sunnites, au commandeur des croyans, au gardien du tombeau du prophète, et d’envoyer à cet effet à Constantinople un des princes de sa famille. Non-seulement cet envoyé recevrait des autorités anglo-indiennes toute facilité pour accomplir sûrement et promptement ce lointain voyage, mais l’appui de l’Angleterre lui serait assuré à Constantinople. Ce conseil, donné secrètement, fut goûté de l’atalik, et à peine M. Forsyth avait-il regagné l’Inde, que le confident le plus intime de Yakoub-Khan, Seyd-Mohammpd-Tora, s’y rendait sur ses pas pour conclure avec le gouvernement anglo-indien le traité de commerce dont les bases avaient été posées à Kasbgar. Cette négociation terminée, il s’embarquait à Bombay, emportant de riches présens pour la cour de Constantinople.
Dès que les Russes eurent connaissance de la présence de M. Forsyth à Kashgar et de l’accueil qu’il y recevait, ils résolurent la perte de l’atalik. L’attaquer eux-mêmes, sans motif, eût été donner un juste grief à l’Angleterre, et ils ne pouvaient annexer à leurs possessions des contrées qu’ils affectaient de considérer comme appartenant aux Chinois, leurs alliés. Ils suggérèrent à leur protégé, le khan de Khokand, d’entreprendre la conquête du Kashgar et de réunir cette province à ses états, lui promettant toute espèce d’assistance. Khudayar-Khan était obligé de ménager les Russes parce qu’il ne se soutenait sur le trône que par leur compromettant appui; mais il les détestait et il se serait reproché de contribuer à la chute d’un prince qui pouvait être le vengeur de la foi et le libérateur des vrais croyans. Non-seulement il déclina les offres intéressées des Russes, mais il fit donner un avis secret à Yakoub-Khan en l’engageant à prendre une attitude plus conciliante vis-à-vis de la Russie. Cet avis, joint aux préparatifs belliqueux que les Russes faisaient au fort Narym, détermina Yakoub-Khan à écrire au général Kaufmann, gouverneur-général du Turkestan, que, si les négociations pour un traité de commerce n’avaient point abouti, c’est qu’on avait affecté de ne pas le traiter en souverain en lui faisant porter des messages par des marchands asiatiques; mais que, si on lui envoyait un dignitaire russe, comme on faisait pour les khans de Khokand et de Boukhara, il s’empresserait à son tour de faire partir un envoyé pour Tashkend. A la réception de cette lettre, le général Kaufmann envoya à Yakoub le baron Kaulbars, auquel il adjoignit un officier du génie et un topographe, chargés d’étudier les passes qui conduisaient dans le Kashgar, et un négociant qui pût faire un rapport sur les ressources du pays. Ce fut ainsi que le rusé Asiatique amena les Russes à le reconnaître officiellement comme souverain. Yakoub-Khan montra une grande fermeté dans les négociations : « Il ne méconnaissait, disait-il, ni la grandeur, ni la puissance de la Russie; mais, comme tous les braves, il mettait sa confiance en Dieu, et il ne refuserait jamais le combat, parce qu’il serait heureux de mourir pour sa foi! » Il ne consentit à signer le traité de commerce que lorsque les Russes eurent discontinué tout préparatif et tout envoi de matériel au fort Narym.
Le traité fut signé le 10-22 juin 1872; Yakoub-Khan, reconnu souverain indépendant, sollicita et obtint la faveur d’envoyer un dignitaire de sa cour à Saint-Pétersbourg pour saluer le tsar blanc. Le mollah Tarap arriva donc à Saint-Pétersbourg dans l’été de 1873, fut reçu en audience par le tsar, fut conduit aux revues et traité avec la plus grande considération. L’amélioration de ses rapports avec la Russie ne fit pas illusion à l’atalik sur le péril qui le menaçait, et il prit soin de rétablir et d’augmenter les forts destinés à fermer les passes qui conduisent du Turkestan occidental ou du gouvernement de Khuldja dans ses états. Il attendait impatiemment des nouvelles de Constantinople. Quelque flatteur que fût pour le sultan l’hommage qui lui était rendu du fond de l’Asie, la Porte hésita à l’accueillir de peur de déplaire à la Russie; elle ajournait sans cesse sa décision, et, sans l’appui de l’Angleterre, il est douteux que la mission de Seyd-Mahmoud-Tora eût abouti. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois d’attente que l’envoyé d’Yakoub-Khan put quitter Constantinople, emportant le firman qui étendait sur le Kashgar le protectorat de la Porte et conférait à l’atalik le titre d’émir.
Une seconde mission anglo-indienne attendait dans la vallée de Cachemir le retour de Seyd-Mahmoud-Tora pour l’accompagner à Kashgar. M. Forsyth, devenu sir Douglas Forsyth, était encore le chef de cette mission, dont l’objet ostensible était d’échanger les ratifications du traité de commerce et de porter à Yakoub-Khan des présens du vice-roi, mais dont l’objet réel était d’assister à la proclamation de l’atalik en qualité d’émir. En pieux musulman, Yakoub-Khan se prépara à cette solennité par un pèlerinage au tombeau d’un des apôtres de l’islamisme dans ces contrées. La cérémonie, dont la présence d’officiers anglais en uniforme releva singulièrement l’éclat, eut lieu, avec la plus grande pompe, à la célébration de la fête religieuse du Curban, le 28 janvier 1874. Le firman d’Abdul-Aziz fut lu publiquement : Yakoub-Khan se reconnut le vassal et le protégé du sultan, dont il ordonna que le nom figurât désormais dans la khutba, c’est-à-dire dans la prière pour le souverain régnant, qui se récite quotidiennement dans les mosquées. Il fit distribuer à tous les assistans et à ses troupes des tillas, monnaie d’or valant environ 11 shillings, qui portaient le nom d’Abdul-Aziz et la mention : royaume protégé de Kashgar. Le titre d’émir, conféré à Yakoub-Khan par la plus haute autorité politique et religieuse de l’islamisme, l’élevait au niveau des plus puissans souverains musulmans de l’Asie. La légitimité de son pouvoir, après cette consécration, était désormais au-dessus de toute contestation aux yeux des vrais croyans : la méconnaître devenait un crime religieux en même temps qu’un acte d’insubordination. Le prestige d’Yakoub-Khan s’en accrut d’autant plus que la présence de sir Douglas Forsyth et de son brillant cortège ne pouvait manquer d’être considérée comme le gage des sympathies de l’Angleterre. La mission anglaise, dont faisait partie un des aides-de-camp du vice-roi de l’Inde, le colonel Gordon, prolongea son séjour à Kashgar : le capitaine Biddulph alla explorer la passe qui conduit, à travers la chaîne du Tien-shan, dans la province de Khuldja. Le colonel Gordon, de son côté, poussa jusqu’à 30 milles du fort Narym, par la passe qui mène dans le Khokand. Il n’est pas à présumer que les officiers anglais aient résisté à la tentation de donner à Yakoub-Khan, ne fût-ce que par amour de l’art, quelques conseils pour la mise en état de défense des forts qui ferment les deux routes par lesquelles un corps d’armée russe peut pénétrer dans le Kashgar.
Ces conseils, s’ils ont été donnés, n’étaient point intempestifs, car les Russes n’eurent pas plus tôt connaissance de ce qui s’était passé à Kashgar qu’ils résolurent de renverser Yakoub-Khan, afin de ne point lui laisser le temps de consolider sa puissance et de devenir trop dangereux. Des approvisionnemens furent acheminés vers le fort Narym, qui devait être la base des opérations contre le Kashgar, et les préparatifs se poursuivaient avec activité lorsque l’insurrection du Khokand vint détourner le coup qui menaçait le nouvel émir. Après que l’insurrection eut été comprimée au milieu de flots de sang, les autorités russes recherchèrent avec grand soin quelle part le souverain de Kashgar pouvait y avoir eue, soit par des encouragemens, soit par des envois d’hommes ou d’argent. Elles ne parvinrent à découvrir aucun fait dont elles pussent se faire un grief et un prétexte pour attaquer Yakoub-Khan. La perte de celui-ci n’en était pas moins résolue dans l’esprit des principaux fonctionnaires russes. Unanimes à en proclamer la nécessité, ils n’étaient divisés que sur les moyens à employer. Les officiers se prononçaient pour la conquête immédiate et l’annexion du Kashgar tout entier. Les dépenses d’une pareille entreprise, après la coûteuse expédition contre Khiva et l’insurrection du Khokand, l’inconvénient d’ajouter aux possessions si étendues de la Russie tous les territoires réunis sous l’autorité d’Yakoub-Khan, l’appréhension de provoquer des observations et des plaintes de la part de l’Angleterre, paraissaient, aux yeux des fonctionnaires plus élevés, des objections sérieuses à une action directe de la Russie. Le retour du Kashgar et de ses dépendances sous la domination chinoise paraissait une solution préférable, les Chinois étant des voisins paisibles et peu disposés à encourager une explosion du fanatisme musulman. Il fallait seulement déterminer la cour de Pékin à faire valoir ses droits et à rétablir son autorité sur ces régions lointaines. La Russie paraît y être parvenue, car une armée chinoise s’est mise en marche depuis plusieurs mois pour attaquer le Kashgar. Yakoub-Khan est allé à sa rencontre, et, en ce moment même, les forces chinoises et musulmanes sont en présence dans le pays des Dunganis. Si la fortune, qui a jusqu’ici couronné tous les efforts d’Yakoub-Khan, ne l’abandonne point, et qu’il réussisse à repousser l’invasion chinoise, son rôle dans les événemens dont l’Asie centrale peut devenir le théâtre sera considérable.
Les possessions russes dans l’Asie centrale, en dehors de la Sibérie et du Caucase, embrassent une superficie de 400,000 milles anglais carrés, c’est-à-dire un territoire égal à celui de l’Autriche-Hongrie, de l’Allemagne, de la Hollande et de la Belgique réunies. La création de cet immense empire est presque exclusivement l’œuvre des quinze dernières années. En effet, depuis la mort de Pierre le Grand, l’attention et les efforts de la Russie se sont tournés surtout du côté de l’Europe : la transformation de la Russie en puissance européenne, l’absorption de la Pologne et le démembrement de l’empire turc, tels ont été les objets principaux de la politique russe. Jusqu’à une date relativement récente, le gouvernement de Saint-Pétersbourg se contentait d’une suzeraineté à peu près nominale sur les tribus nomades qui, sous le nom général de Kirghiz, promenaient leurs troupeaux des confins de la Perse à ceux de la Sibérie, et des bords du Volga à ceux de la mer d’Aral. Quelques marques de vassalité et la liberté du passage pour les caravanes asiatiques qui fréquentaient la foire de Nijni-Novgorod, voilà tout ce que la Russie exigeait des tribus les plus voisines de son territoire européen. C’est seulement après 1810 que le gouvernement russe, pour tirer parti des richesses minérales de l’Oural, établit une colonie de paysans russes autour des mines de sel d’Iletsk, et érigea en district administratif un territoire peu étendu, abandonné jusque-là aux nomades. Les premières colonies de Cosaques établies dans la Sibérie méridionale, le long de l’Yrtish, ne datent que de 1824. L’empereur Nicolas est le premier souverain qui se soit préoccupé sérieusement et avec suite de développer la puissance russe en Asie. Il ouvrit des relations directes avec l’empire chinois, et tantôt par les négociations, tantôt par la force des armes, il essaya d’assurer à la Rassie le commerce de la Chine orientale par la vallée de l’Amour et par Kiakhta, et le commerce de la Chine occidentale et de la Mongolie par Semipalatinsk, Buktarmy et Petropaulosk, qui lui doivent sinon leur fondation, au moins leur existence réelle et leur développement. Si, de ce côté, les efforts de l’empereur Nicolas n’ont pas été couronnés d’un plein succès, la création de routes carrossables et l’organisation d’un service régulier des postes dans toute l’étendue de la Sibérie n’en ont pas moins été des germes féconds qui commencent à fructifier[2]. Désireux de doter la Russie d’une industrie nationale, Nicolas devait chercher à assurer des débouchés à cette industrie naissante. Si elle était trop faible pour affronter la concurrence de l’Europe occidentale, n’était-il pas possible de lui ouvrir les marchés de l’Asie? Or, tandis que les marchands des contrées les plus reculées de l’Asie circulaient librement dans toute l’étendue de l’empire russe, et y recevaient partout accueil et protection, les marchands russes ne pouvaient s’aventurer dans les steppes sans s’ex- poser à être pillés et souvent à être réduits en esclavage. Deux états musulmans s’étaient peu à peu arrogé une suprématie effective sur tous les nomades de l’Asie centrale. Le khan de Khiva se considérait comme le souverain de tous les Kirghiz établis entre la mer Caspienne et la mer d’AraL Les khans de Khokaad, depuis que ce pays s’était soustrait à la domination chinoise, avaient assujetti au tribut tous les Kirghiz établis au nord de la mer d’Aral et du Syr-Daria, l’Iaxarte des anciens. Les Khokandiens avaient fermé toutes les passes des montagnes par des forts en terre, d’où ils faisaient des incursions fréquentes dans la Sibérie occidentale, pillant et emmenant en captivité les sujets russes.
L’empereur Nicolas prit des mesures énergiques pour mettre fin à cet état de choses. Les nomades furent refoulés du Volga à l’Oural, puis de l’Oural à l’Emba, et un fort fut élevé en 1834 sur les bords de la mer Caspienne pour arrêter les incursions des Kirghiz et des Turcomans, vassaux de Khiva. Une ligne de postes fortifiés, gardés par des Cosaques de l’armée d’Orenbourg, fut établie du fleuve Oural au fleuve Ili, et prolongée ensuite jusqu’au Torgal, puis jusqu’à l’Irghiz, pour aboutir finalement à la mer d’Aral. En même temps, la région au sud de l’Yrtish fut organisée administrativement, et au centre de chaque district furent établies des colonies de paysans russes, protégées par des forts. Les postes avancés de la domination russe furent même portés jusque dans la vallée de l’Ili. Les nomades, dont le domaine se trouvait diminué à la fois au nord et à l’ouest, ne voulurent pas d’abord accepter la suprématie russe. Un chef des Kirghiz sibériens, Khazimof, réussit à réunir dans un effort commun les tribus du gouvernement d’Orenbourg et celles de la Sibérie occidentale, et, de 1838 à 1844, soutint pendant six années contre les forces russes une lutte qui ne prit fin qu’avec sa vie. Deux ans plus tard, les Kirghiz de la Grande Horde, las des exactions des Khokandiens, se placèrent d’eux-mêmes sous la domination russe. Pour protéger ces nouveaux sujets, il fallut porter plus au sud les avant-postes russes : une nouvelle province, celle de Semiretch, fut créée dans la vallée de l’Ili; elle reçut pour capitale une forteresse, Vierny, qui est devenue en vingt ans une ville de 12,000 âmes et un centre commercial important. On reconnut bientôt qu’il était impossible de laisser les passes de montagnes aux mains des Khokandiens, et que, pour assurer la sécurité de la nouvelle province, il fallait porter la frontière russe par-delà les monts Alatau, jusqu’à la rive droite du Syr-Daria. Cela ne se pouvait faire qu’au prix d’une lutte contre les Khokandiens. Quelques détails géographiques deviennent ici nécessaires.
Quatre états, à ce moment, étaient rangés en demi-cercle autour de la mer d’Aral, qui est bornée à l’ouest et au nord par un vaste désert de sable. Le premier, en commençant par l’est, était le khanat de Khokand, qui comprenait toute la vallée du Syr-Daria, et dont les villes les plus importantes après la capitale étaient Khodjent, placée au coude que forme le fleuve lorsqu’après avoir couru de l’est à l’ouest il tourne vers le nord pour aller rejoindre l’extrémité septentrionale de la mer d’Aral, et au nord de Khodjent Tashkend, qui a souvent été le siège d’une principauté indépendante. Au sud du khanat de Khokand, au-delà des monts Zarafshan, qui séparent la vallée du Syr-Daria de celle de l’Amou-Daria, l’Oxus des anciens, était le khanat de Samarcande, récemment conquis par les émirs de Boukhara, qui l’avaient annexé à leurs possessions. En tournant à l’ouest, on trouvait Boukhara, dont l’émir Nasrullah avait fait l’état le plus puissant de l’Asie centrale, soumettant à sa domination toutes les principautés établies sur le cours supérieur de l’Oxus ou sur les bords de ses affluens. Enfin, au-delà de l’Oxus, dans une oasis protégée par une ceinture de sables, l’orgueilleux khan de Khiva disputait à l’émir de Boukhara la possession des bouches de l’Oxus, et prétendait étendre sa domination jusqu’à la mer Caspienne et jusqu’à la Perse. Tous ces états ont senti successivement le poids des armes russes.
Le premier pas des Russes dans l’Asie centrale fut marqué par la construction en 1847 du fort Raim à l’embouchure du Syr-Daria dans la mer d’Aral. Ce fort était le dernier anneau de la chaîne de postes fortifiés et de colonies de Cosaques qui partait de l’Oural et avait pour objet de couper toute communication entre les Kirghiz établis dans le voisinage de la mer Caspienne et les Kirghiz de la Sibérie. Deux navires démontés furent apportés pièce par pièce en 1848 au fort Raim et servirent à l’exploration de la mer d’Aral, au milieu de laquelle les Russes découvrirent des îles étendues, non-seulement inhabitées, mais complètement inconnues des populations riveraines. L’établissement des Russes à l’embouchure du Syr-Daria fut une nouvelle cause de conflit avec les Khokandiens. La lutte s’engagea : elle eut pour conséquence de faire tomber successivement au pouvoir des Russes les forts que les Khokandiens avaient établis sur le cours inférieur du fleuve; elle se termina par la prise de la forteresse khokandienne d’Ak-Masjid, enlevée d’assaut en 1853 par le colonel Pérovsky. Les généraux russes résolurent alors de prolonger la ligne de postes fortifiés qui s’arrêtait à Raim jusqu’à la rencontre de celle qui avait été établie au sud de l’Yrtish pour protéger les Kirghiz sibériens. On aurait ainsi constitué une ligne non interrompue de postes militaires depuis l’Oural jusqu’à la Mongolie, et rétabli, après plusieurs siècles d’intervalle, une des routes créées par Djinghis-Khan pour servir au commerce de la Chine avec l’Europe et la Perse. La guerre de Crimée vint ajourner à dix années l’exécution de ce dessein. L’insalubrité du fort Raim, inondé à chaque crue du fleuve, contraignit les Russes à transférer à Kazala, à la tête du delta du Syr-Daria, leur principal établissement militaire, qui est devenu une ville florissante. Ils reconstruisirent et armèrent à l’européenne Ak-Masjid, appelée fort Pérovsky, du nom de son vainqueur, et le fort khokandien de Jalek, devenu le fort no 2, demeura pendant quelques années leur poste le plus avancé. Les Russes se tinrent sur la défensive, assaillis constamment par les Khokandiens, qui désiraient rétablir leur suprématie sur les Kirghiz. Cette lutte incessante donna lieu à quelques faits d’armes héroïques. Au mois d’octobre 1860, le colonel Kolpakofsky, abandonné à ses seules forces pour défendre la vallée de l’Ili et n’ayant avec lui que 800 hommes et 6 canons, surprit dans le défilé d’Urzun-Agatch une armée khokandienne, forte de près de 15,000 hommes, et la mit en pleine déroute.
En 1864, les autorités russes résolurent de mettre à exécution le plan demeuré en suspens depuis 1853. Les gouverneurs-généraux des provinces d’Orenbourg et de la Sibérie occidentale se concertèrent : une colonne de 1,200 hommes, sous les ordres du colonel Verevkin, partit d’Orenbourg, tandis qu’une colonne de 2,500 hommes quittait la Sibérie sous les ordres du colonel Tchernaïef. La première s’empara de la ville sainte de Turkestan, qui renferme le tombeau d’Achmet-Yasavi, l’apôtre de l’islamisme dans ces contrées et le patron particulier des Kirghiz. Ce tombeau est l’objet d’un des pèlerinages les plus célèbres de l’Asie; il est renfermé dans une immense mosquée construite par Tamerlan à la suite d’un pèlerinage qu’il avait fait lui-même à la tombe de l’apôtre pour appeler les bénédictions du ciel sur son futur mariage avec la belle Tukal-Khanym. En même temps que Turkestan succombait, Aulié-Ata était enlevée d’assaut par le colonel Tchernaïef, et les deux colonnes réunies venaient mettre le siège devant Tchemkent, qui fut également prise d’assaut en octobre 1864. Cette dernière conquête mettait les Russes en possession de tout le cours inférieur du Syr-Daria et suffisait à l’exécution de leurs projets; mais le colonel Tchernaïef, dépassant ses instructions, résolut de profiter de la guerre civile qui déchirait le Khokand : il s’empara encore des forteresses de Niazbek et de Tchinaz pour couper les communications de Tashkend avec Khokand et avec Khodjent, et au printemps suivant il parut brusquement devant Tashkend. Grâce à la puissance de l’artillerie russe, une ville de plus de 100,000 âmes se rendit à un petit corps d’armée de 2,000 hommes.
Pendant que les Russes marchaient de succès en succès, l’émir de Boukhara, à la tête d’une armée, rétablissait sur le trône du Khokand son protégé Khudayar, déjà chassé deux fois par ses sujets, et, pour prix de ce service, il retenait la province de Khodjent. Il aurait voulu également s’approprier la province de Tashkend, et son ambition déçue l’entraîna dans une collision avec les Russes. On a raconté ici même[3] comment la bataille d’Irdjar, en 1866, détruisit le prestige de la puissance boukharienne, et eut pour conséquence la prise de Khodjent et l’annexion de la province entière aux possessions russes. Celles-ci étaient déjà devenues assez importantes pour que le gouvernement de Saint-Pétersbourg reconnût la nécessité de leur donner une organisation particulière, La province de Semiretch fut détachée de la Sibérie occidentale, et forma, avec les nouvelles conquêtes de la Russie, le gouvernement du Turkestan, à la tête duquel fut placé un gouverneur-général investi des pouvoirs les plus étendus, et notamment du droit de négocier directement avec les états asiatiques et de conclure avec eux des traites sans l’intervention de la chancellerie impériale. Le général Kaufmann ne tarda pas à être appelé à cette haute fonction, qu’il occupe encore.
Une trêve avait suivi la bataille d’Irdjar : il fut impossible d’obtenir l’adhésion de l’émir de Boukhara au traité qui avait été négocié en son nom. Ce prince ne discontinuait pas les préparatifs militaires que lui imposait le fanatisme surexcité de ses sujets, et néanmoins il n’osait commencer les hostilités. Les mollahs de Boukhara, las de ses hésitations, profitèrent d’un pèlerinage qu’il fit pendant les fêtes religieuses du Kurban-Baïram, et proclamèrent en son absence la guerre sainte contre les infidèles. Le gouverneur-général réunit aussitôt les forces dont il pouvait disposer; mais au lieu de demeurer sur la défensive, comme il en avait l’instruction formelle, il fit envahir par les troupes russes la vallée du Zarafshan. Samarcande fut pris; mais à pine la petite armée russe s’était-elle éloignée pour aller à la rencontre de l’armée boukharienne que la ville se souleva et attaqua la citadelle, où il n’était resté que les malades et une garnison de 700 hommes. Tout le pays était en insurrection; les communications de la colonne expéditionnaire avec Tashkend étaient coupées, et si la victoire de Zera-Buleh et la dispersion de l’armée de l’émir n’avaient permis de dégager Samarcande et n’avaient arrêté le soulèvement général qui se préparait, la domination russe dans l’Asie centrale se serait trouvée gravement compromise. Par un traité en date du 5 juillet 1838, l’émir céda à la Russie la province de Samarcande tout entière et s’engagea à payer une indemnité de guerre de deux millions. Le gouverneur-général aurait pu mettre fin au règne de Mozaffer-Eddin et annexer aux possessions russes le Boukharie entière : il n’osa méconnaître à ce point les volontés de l’empereur Alexandre. Le soulèvement de Samarcande lui prouvait d’ailleurs qu’il ne pouvait entreprendre de retenir sous le joug Boukhara et les autres villes du pays sans y mettre de fortes garnisons et sans demander à Saint-Pétersbourg une augmentation considérable des troupes russes en Asie. Il préféra réduire l’émir de Boukharie à l’état de vassal : il soutint ce prince contre la révolte qui éclata comme une protestation contre la conclusion de la paix, et lorsqu’il jugea utile de détrôner les beys de Sharisabs, il donna leurs états à l’émir, qui les réunit aux siens.
Pour s’assurer la tranquille possession de Samarcande, les Russes soumirent, en 1870, et annexèrent toute la vallée supérieure du Zarafshan, Falgar, Matcha, Fareb et Magian, jusqu’aux glaciers où. le fleuve prend sa source. Grâce à cette annexion, ce qui demeurait du khanat de Khokand devint presque une enclave des possessions russes, et toute communication se trouva coupée entre Kashgar et Boukhara. Restait Khiva, qui n’avait point encore senti les atteintes de la puissance russe et dont le souverain puisait dans cette immunité la plus folle présomption. Les tentatives faites par les Cosaques, pendant le XVIIIe siècle, pour s’emparer de Khiva avaient toujours misérablement échoué. Une expédition russe, conduite par le général Pérovsky, n’avait pas eu un meilleur résultat en 1839 : arrêtée dans sa marche par un froid rigoureux, elle n’avait pu franchir la distance qui sépare la mer Caspienne de Khiva : elle avait dû revenir à son point de départ en laissant derrière elle un quart de son effectif, 9,000 chameaux sur 10,000, ses munitions et tous ses bagages. Ces souvenirs rassuraient le khan de Khiva, et l’empêchaient de tenir compte des observations et des menaces des autorités russes. Les Kirghiz s’étant soulevés en 1870 et 1871, il n’hésita pas à les encourager dans leur rébellion, et à leur envoyer des secours. Un châtiment était nécessaire, et en octobre 1872 on fit marcher contre Khiva, sous les ordres du colonel Markozof, un corps détaché de l’armée du Caucase. Le colonel Markozof remonta le cours de l’Attrek; mais dès qu’il eut quitté les bords du fleuve pour s’engager dans le désert, la soif et les privations décimèrent sa petite troupe, et il fut obligé de battre en retraite. Ce nouvel échec compromettait trop gravement le prestige de la puissance russe pour qu’il ne fût pas indispensable de le réparer immédiatement. Le général Kaufmann se rendit à Saint-Pétersbourg, et, malgré l’opposition du prince Gortchakof, qui prévoyait et appréhendait des observations de la part de l’Angleterre, il obtint le consentement de l’empereur à une nouvelle expédition. Un grand conseil de guerre fut tenu à Saint-Pétersbourg. Il y fut décidé que Khiva serait attaqué de trois côtés. Un corps de l’armée du Caucase, sous les ordres de Markozof, devait partir des bords de la mer Caspienne; un corps de l’armée d’Orenbourg, sous les ordres du général Verevkin, devait marcher sur Khiva à travers les steppes; enfin, le corps principal, sous la conduite du général Kaufinann, devait partir de Djizakh, dans la province de Tashkend, traverser le désert de Kyzilkhum en se dirigeant vers le cours inférieur de l’Oxus, non loin duquel est l’oasis de Khiva. Près de 25,000 chameaux avaient été réunis pour ces trois corps d’armée, Khiva étant à 200 lieues de Tashkend, à 310 d’Orenbourg et à 180 de la mer Caspienne. L’événement prouva que l’on n’avait point exagéré les précautions. Le détachement du colonel Markozof s’égara dans le désert et dut revenir sur ses pas, tant le nombre des malades l’avait affaibli ; il dut abandonner dans sa retraite traite son matériel et ses bagages et enterrer dans le sable une partie de son artillerie. Pareil sort faillit arriver au corps d’armée principal, commandé par le général Kaufmann en personne : ses bagages, et une grande partie du matériel et des munitions durent être laissés au milieu du désert de Kyzilkhum, sous la garde d’un détachement, pendant que le reste des troupes poussait à marches forcées vers l’Oxus, qui fut franchi avec difficulté. Si l’émir de Boukhara, au lieu de venir en aide aux Russes s’était déclaré contre eux et avait coupé leurs communications, le corps d’armée du général Kaufmann aurait péri par la faim et la soif, La colonne partie d’Orenbourg arriva seule en bon état à Koungrad, sur la mer d’Aral, qui avait été désigné comme rendez-vous général. Ce fut elle qui attaqua la ville et qui y pénétra la première. Le khan se rendit à discrétion. Le général Kaufmann lui accorda la paix, mais aux plus dures conditions. Toute la partie de ses états située sur la rive droite de l’Oxus fut annexée aux possessions russes; l’émir de Boukhara reçut un district qui était depuis longtemps un sujet de contestation entre les deux principautés. Le khan se reconnut le vassal du tsar blanc, La navigation de l’Oxus fut réservée exclusivement aux Russes, sans le consentement desquels les barques des Khiviens et des Boukhariens ne pouvaient plus ni descendre ni remonter le fleuve. Les privilèges commerciaux les plus étendus étaient assurés aux sujets russes, dont les contestations avec les sujets du khan devaient être soumises au jugement de l’autorité russe la plus rapprochée. Une indemnité de guerre de 2,200,000 roubles fut stipulée, et comme cette somme eût épuisé le pays, le paiement, avec les intérêts à 5 pour 100, en fut réparti sur une période de vingt années; le premier versement devait avoir lieu en décembre 1873, et le dernier en novembre 1893. Comme un conseil de gouvernement avait été formé dans lequel des fonctionnaires russes devaient siéger à côté des dignitaires khiviens, il est facile de voir qu’une pareille paix n’était qu’une annexion déguisée. On est fondé à croire que, sans les engagemens pris au commencement de 1873 par le comte Schouvalof, lorsqu’il fut envoyé à Londres pour donner des explications au gouvernement anglais, le khanat de Khiva serait devenu tout entier une province russe.
De tous les états voisins de la mer d’Aral, le Khokand, bien que démembré par la perte successive de la rive droite du Syr-Daria, et des provinces de Tashkend et de Khodjent, conservait seul une sorte d’indépendance. Le souverain de cet état, Khudayar, qui avait connu deux fois les amertumes de l’exil, était décidé à ne point aventurer sa couronne dans une lutte dont l’exemple de ses voisins lui avait révélé tout le danger. Il était demeuré sourd aux propositions d’alliance et aux demandes de secours qu’il avait reçues de tous les khans attaqués ou dépouillés par les Russes. Il se conduisait en tout comme un vassal de la Russie, plutôt que comme un souverain indépendant. Il se contentait d’accabler ses sujets d’impôts, voulant, avec une prévoyance que les événemens ont justifiée, s’assurer une fortune qui le rendît indifférent aux coups du sort. Ses sujets lui auraient peut-être pardonné ses exactions et ses cruautés : mais ils ne pouvaient lui pardonner sa servilité vis-à-vis des infidèles, et l’abandon dans lequel il avait toujours laissé la cause des vrais croyans. Une première insurrection éclata en 1873 dans la partie montagneuse du pays : elle fut comprimée. De nouveaux soulèvements, en 1874, avortèrent également; mais au mois de juillet 1875, la nouvelle que les Russes se préparaient à attaquer le Kashgar, l’arrivée à Khokand d’une mission chargée de reconnaître les routes du pays et les passes des montagnes, enfin le bon accueil fait par Khudayar à cette mission, exaspérèrent le fanatisme des populations. Une nouvelle insurrection éclata dans la montagne, et le fils aîné du khan, ISasreddin, fut un des premiers à aller rejoindre les insurgés, pour lesquels les villes d’Ush, Namengan, Andijan et Assaké se prononcèrent immédiatement. Le beau-frère et le propre frère de Khudayar, et les corps d’armée envoyés contre les insurgés, se joignirent à ceux-ci. Enfin, la veille du jour où Khudayar devait prendre le commandement en personne, son second fils et le reste de ses soldats passèrent à l’ennemi. Khudayar n’eut d’autre ressource que de quitter sa capitale en toute hâte, avec la mission russe et avec son harem et ses trésors, et de prendre la route de Tashkend, poursuivi chaudement par ses anciens sujets.
La guerre sainte fut aussitôt proclamée, et une grande agitation s’empara de toutes les provinces soumises à la domination russe. Les Khokandiens firent un effort désespéré. Ils réussirent à enlever plusieurs postes russes et à couper les communications de Tashkend avec Khodjent et avec Samarcande. Ils assiégèrent Khodjent, et leurs cavaliers poussèrent jusqu’aux portes de Tashkend, où l’inquiétude fut très grande : on y redoutait un soulèvement de la population indigène. Telle était la surexcitation des esprits, que les propres serviteurs de Khudayar, qui n’avaient dû leur salut qu’à la protection des Russes, parlaient tout haut dans Tashkend en faveur de l’insurrection et appelaient de leurs vœux la destruction des infidèles. Les autorités russes se hâtèrent de faire partir Khudayar et sa suite pour Orenbourg.
Le général Kaufmann, qui était sur les confins de la Sibérie, accourut et rassembla toutes les forces disponibles. Khodjent fut débloqué. La principale armée khokandienne fut battue et dispersée à Makram et la ville de Khokand ouvrit ses portes sans résistance. La plupart des villes ayant fait leur soumission, le général Kaufmann crut cette aventure terminée : il conclut avec Nasreddin un traité par lequel il laissait la couronne à ce prince moyennant la cession de Namangan et de toute la province située au nord du Syr-Daria, et une indemnité de guerre de 3 millions de roubles. Mais les principaux chefs de l’insurrection étaient loin d’avoir perdu courage : ils s’étaient réfugiés dans les montagnes où ils recrutaient de nouvelles forces, et les Russes s’étaient à peine retirés que le pays se soulevait de nouveau. Khokand chassait Nasreddin pour avoir traité avec les infidèles. Il fallut recommencer la campagne, reprendre une à une toutes les villes, et quelques-unes plusieurs fois parce qu’elles se révoltaient aussitôt après le départ des troupes russes. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois qu’on réduisit le pays à l’obéissance et que l’on contraignit les derniers chefs de la révolte à faire leur soumission. Une occupation complète du pays était jugée nécessaire, il parut plus simple de le réunir aux possessions russes. Le décret d’annexion fut signé par l’empereur Alexandre, le 2 mars 1876, et le khanat de Khokand devint, à partir de ce jour, la province de Fergana. Les fils de Khudayar et les principaux chefs de l’insurrection furent gardés prisonniers à Tashkend: quant à Khudayar, il continue de vivre à Orenbourg avec la fortune qu’il a sauvée et qu’on n’évalue pas à moins de 25 millions. Il y donne des bals et des dîners somptueux aux autorités russes, dans l’espoir de se faire des amis et des protecteurs, et d’obtenir par leur crédit la restitution de son trône. Jamais espoir ne fut moins fondé.
L’annexion du khanat de Khokand ajouta aux possessions russes un territoire de 60 lieues de long sur 30 de large, d’une admirable fertilité. Le climat est celui du midi de la France. Les céréales, les fruits, le raisin, y sont récoltés en abondance; mais les principaux produits du pays sont le coton et la soie. Les montagnes qui séparent le Khokand du Kashgar renferment du cuivre, du plomb, du minerai de fer et des turquoises. Ces richesses naturelles n’ont pas peu contribué à déterminer l’annexion, dans l’espérance que les impôts à percevoir sur un pays aussi riche pourraient combler le déficit croissant du budget du Turkestan. Les forces russes, qui ne dépassaient pas 36,000 hommes en 1872, avaient dû être augmentées en prévision de l’expédition de Khiva; l’insurrection du Khokand ne permit pas de les diminuer, et aujourd’hui c’est à peine si une armée de 50,000 hommes suffit à assurer la soumission de l’immense région que la Russie a rangée sous ses lois. Le jour n’est pas loin d’ailleurs où il faudra pourvoir à l’occupation permanente de Boukhara et de Khiva.
Le traité avec ce dernier état a produit les résultats que la politique russe en attendait. Méprisé de ses sujets pour avoir traité avec les infidèles, le khan a encore été obligé de les écraser de taxes pour payer la contribution de guerre qui lui a été imposée. Pour comble de malheur, il s’est vu enlever, en 1875, une partie notable de ses ressources. Il considérait comme ses vassaux les Turcomans qui fréquentent les bords de la mer Caspienne, et il percevait sur eux un tribut. Un ukase, motivé sur la nécessité d’assurer une protection efficace aux colonies russes nouvellement établies sur la côte asiatique de la mer Caspienne, a déclaré territoire russe et érigé en gouvernement-général toute l’étendue de steppes comprise entre l’Emba et l’Attrek. Les Turcomans, qui y font paître leurs troupeaux, sont désormais réputés sujets russes, et c’est à la Russie qu’ils devront payer tribut. Le khan de Khiva, placé entre le mécontentement croissant de ses sujets et la crainte de ne pouvoir remplir ses engagemens, a demandé, dans le courant de 1876, à échanger ses états contre une pension. Le réveil de la question d’Orient et l’appréhension de précipiter un conflit avec l’Angleterre ont seuls empêché le gouvernement russe de consommer l’annexion de Khiva ; mais cette solution n’est que différée, et le jour n’est pas éloigné où Mohammed-Rahim ira rejoindre Khudayar à Orenbourg.
Que vaut cet empire si rapidement créé? La Russie trouvera-t-elle dans la possession de l’Asie centrale la compensation des sacrifices d’hommes et d’argent qu’elle a faits pour conquérir cette immense région, et qu’il lui faudra faire encore pour la maintenir sous le joug ? Un observateur intelligent et désintéressé a émis des doutes sérieux à cet égard. M. Eugène Schuyler, qui appartient à l’une des familles les plus anciennes et les plus considérables de l’état de New-York, a représenté pendant plusieurs années les États-Unis à Saint-Pétersbourg. Possédé d’un goût très vif pour l’archéologie et la numismatique, il a consacré la plus grande partie de l’année 1873 à parcourir l’Asie centrale, et, à l’exception de Khiva, il n’est aucune ville importante qu’il n’ait visitée. La protection empressée des autorités russes a aplani devant lui tous les obstacles et lui a ouvert toutes les portes. Parlant le russe et ayant une teinture des langues orientales, préparé à ce voyage par la fréquentation assidue de tous les savans russes qui se sont occupés de l’Asie, il a pu voir plus vite et mieux que personne. La relation de son voyage, publiée à Londres en 1876, n’est point une œuvre littéraire, mais elle est remplie d’observations, de faits et de chiffres puisés aux sources les plus sûres, et elle contient un tableau fidèle de l’administration russe en Asie. Cela eût suffi pour en assurer le succès ; les événemens politiques sont venus lui donner un surcroît d’intérêt, et cinq éditions en ont été épuisées en quelques mois. M. Schuyler appréhende que l’Asie centrale ne soit longtemps encore une lourde charge pour les finances déjà obérées de la Russie. Le budget du Turkestan s’est toujours soldé en déficit, et l’écart entre les recettes et les dépenses s’accroît en proportion de l’augmentation des forces militaires. On ne peut attendre un revenu considérable d’une population de 2 millions 1/2 d’âmes dont une notable partie est vouée à la vie pastorale. M. Schuyler n’évalue pas au-delà de 150 millions de francs la valeur totale des marchandises de transit qui sont apportées par les caravanes, et qui peuvent être soumises au droit de douane ou de passage du quarantième, c’est-à-dire de 2 1/2 pour 100. Quant à l’agriculture, il ne la croit pas en état de se développer et de nourrir une population plus nombreuse; il n’estime pas à 10 pour 100 de la superficie totale l’étendue des terres cultivées ou susceptibles d’être mises en culture, le reste du sol étant ou envahi par les sables ou occupé par les montagnes.
On ne peut se défendre de taxer ces appréciations d’un peu de pessimisme : elles sont en contradiction avec le témoignage unanime des anciens sur la fertilité de cette région, et avec les relations des auteurs et des voyageurs du moyen âge. Nous ne parlons pas seulement des Arabes et des Latins, dont les brillantes peintures pourraient être mises sur le compte de l’imagination, mais surtout des Chinois, dont les descriptions ont une précision et une exactitude que M. Schuyler a souvent constatées. Le voyageur américain rapporte lui-même un dicton universellement répandu dans l’Asie centrale, qu’autrefois un chat aurait pu aller de Kashgar à Samarcande sans quitter un instant les murs des jardins. D’où seraient sorties ces armées formidables, ces avalanches d’hommes que les conquérans asiatiques ont précipitées tour à tour sur l’Inde, sur l’Asie-Mineure et même sur la Russie? D’où ces villes immenses, dont tant de récits attestent la splendeur et dont les vastes enceintes enferment tant de monumens à demi détruits et tant de monceaux de ruines, auraient-elles tiré leur subsistance, si l’étendue du sol cultivable avait été aussi restreinte? Il suffit de lire l’esquisse que M. Schuyler a tracée de l’histoire de ces régions, cette interminable série de guerres, de discordes intestines, de révoltes et de révolutions de palais, pour se convaincre que nulle part l’humanité n’a été outragée par une aussi effroyable consommation d’hommes. Tous les petits despotes de l’Asie centrale ont été des bourreaux, versant le sang à flots, par vengeance, par cupidité ou par caprice. Toutes leurs guerres ont eu la rapine pour objet, le pillage, l’incendie et la destruction pour conséquences. La domination russe, comme autrefois la domination chinoise, apportera à ces contrées la paix, la tranquillité matérielle, la sécurité des personnes et des propriétés, la liberté des routes. Les caravanes seront plus nombreuses et feront des voyages plus fréquens, la population croîtra dès qu’elle ne sera plus mise en coupe réglée par un despotisme sans souci de la vie humaine. Il suffira de relever les barrages renversés, de déblayer les canaux obstrués ou comblés pour rétablir l’admirable système d’irrigation dont les traces sont partout visibles, et pour rendre à l’agriculture la plus grande partie des terres envahies par le sable. M. Schuyler rend témoignage de l’état florissant dans lequel il a trouvé les colonies de paysans russes établies dans la Sibérie occidentale. Quelques années ont suffi à transformer des districts entiers, à y développer la culture des céréales et à y faire naître le commerce. Pourquoi les mêmes résultats ne seraient-ils pas obtenus dans le Turkestan, lorsque la Russie aura eu le temps d’y introduire le même système de colonisation?
L’humanité et la civilisation n’ont qu’à s’applaudir des progrès de la puissance russe en Asie. Une domination humaine et éclairée est substituée à un despotisme sanguinaire et cupide. Ce ne sont pas seulement les produits européens qui pénètrent en Asie à la suite des soldats et des fonctionnaires russes, ce sont aussi les arts, les habitudes et, peu à peu, les idées de l’Occident. Tashkend est demeurée le siège du gouvernement : sa position centrale la destinait à ce rôle. En quelques années une ville européenne est sortie de terre, à côté de la ville turque, autour du palais et des magnifiques jardins du gouverneur-général. L’hiver, on habite les maisons; mais l’été venu, chacun se transporte dans son jardin, au bord du Tchirtich, et s’y fait dresser une grande tente en feutre, sur le modèle de celles des Turcomans, qui peuvent se diviser en compartimens. Ces abris légers sont impénétrables au soleil : le voisinage de l’eau procure quelque fraîcheur, et il suffit de relever quelques draperies pour profiter du moindre souille d’air. Tous les voyageurs, le colonel Baker aussi bien que M. Schuyler, reconnaissent qu’il n’est point d’habitation préférable à ces tentes de feutre pour braver les ardeurs d’un été asiatique.
Le gouverneur-général vit entouré d’un faste royal : il se fait traiter comme un souverain. S’il sort, c’est à cheval ou en carrosse, précédé et suivi d’un nombreux et brillant état-major : la voiture de sa femme et de ses filles est toujours accompagnée par une escorte de cavalerie. S’il rentre à Tashkend après une absence, on dresse sur sa route des arcs de triomphe et des trophées, on tire des salves d’artillerie, et on célèbre son heureux retour par des réjouissances publiques et des feux d’artifice. Les indigènes se prosternent sur le passage de l’yami-padicha (le vice-empereur), Si de tels honneurs sont rendus au gouverneur-général, et si celui-ci traite d’égal à égal avec les orgueilleux souverains de l’Asie, quelle idée les Orientaux ne doivent-ils pas se faire du tsar blanc, dont le gouverneur-général n’est que le serviteur? N’est-ce pas avec raison que ses sujets le prétendent le plus puissant souverain de la terre? On peut conjecturer que c’est la connaissance du prestige dont les Russes ont su entourer leur maître aux yeux des Orientaux qui a déterminé et le voyage du prince de Galles et la fastueuse cérémonie de la proclamation de la reine Victoria en qualité d’impératrice des Indes.
La petite cour de Tashkend est soumise à la même étiquette que celle de Saint-Pétersbourg : l’ordre des préséances y est rigoureusement observé, et le cérémonial des levers, des réceptions officielles et des présentations est réglé avec la plus minutieuse et la plus irréprochable précision. Cette cour en miniature a aussi, au dire de M. Schuyler, ses rivalités, ses cabales et ses intrigues. Les chefs des différens services administratifs, qui jouent le rôle de ministres, se disputent l’influence : les fonctionnaires civils et militaires se jalousent réciproquement. On met mille ressorts en jeu pour obtenir un poste lucratif ou le commandement d’une expédition. Ce qu’un ministre anglais a appelé plaisamment la fièvre de Sainte-Anne, c’est-à-dire la passion des décorations et de l’avancement, sévit avec fureur. C’est à qui découvrira quelque méfait d’une tribu nomade ou d’un bey quelconque pour être chargé du châtiment et recevoir au retour un grade ou une croix de Sainte-Anne. A une certaine période de la conquête de l’Algérie, cette fièvre ne nous était pas complètement inconnue. M. Schuyler est sévère pour les officiers et les fonctionnaires qu’il a vus à l’œuvre dans le Turkestan. Le gouvernement russe envoie volontiers dans cette possession lointaine les esprits inquiets et aventureux, les caractères indisciplinés, les fils de famille dont le jeu ou quelque fredaine ont rendu la position difficile, les fonctionnaires pauvres ou ruinés qui ont besoin de faire ou de rétablir leur fortune. L’administration russe n’a donc pas seulement importé dans le Turkestan ses habitudes tracassières et paperassières, elle y a conservé de fâcheuses traditions d’improbité. Les concussions seraient fréquentes et couvertes d’un voile indulgent. Les fonds de l’état seraient gaspillés et souvent détournés par des administrateurs infidèles : les mêmes fournitures figureraient plusieurs fois sur les feuilles de paiement. Des fortunes illicites seraient faites aux dépens de la nourriture et de l’habillement des troupes. Ce sont là des désordres regrettables, inséparables peut-être d’une organisation hâtive, car la conquête a marché si vite qu’il a fallu en quelque sorte improviser une administration dans les provinces soumises. Ce n’est pas là ce qui peut mettre en danger la domination russe, et M. Schuyier reconnaît d’ailleurs qu’un ordre plus rigoureux et une comptabilité plus sévère commencent à s’établir.
Un péril plus sérieux est le mécontentement des populations écrasées d’impôts, inquiètes pour leur foi religieuse, et fidèles à des traditions et à des préjugés que l’administration russe heurte sans ménagement. La nouvelle domination, succédant à une longue période de guerres civiles, a été d’abord accueillie comme une délivrance par la population des villes, parce qu’elle apportait avec elle la paix, la fin de continuelles tueries et le terme des exactions incessantes des beys. Ces sentimens n’ont pas tardé à se modifier. Par des proclamations lues aux populations assemblées dans les bazars, les Russes avaient solennellement promis de s’en tenir à la dîme, à la taxe sur les terres et au droit d’entrée dans les bazars; ces impôts étaient les seuls qui devaient être perçus, ils ne devaient pas être augmentés et les bases n’en devaient pas être changées. Aucune de ces promesses n’a été tenue; de proportionnels au rendement des récoltes, les impôts ont été rendus fixes : chaque district doit payer tous les ans la même somme, même quand les récoltes ont été faibles ou ont manqué absolument. En même temps que les anciens impôts étaient rendus plus lourds par un mode de perception inusité, de nouvelles taxes étaient établies en vue de subvenir à des dépenses locales. Quelques-unes, comme la taxe pour l’entretien des routes, ont une destination utile; mais l’Asiatique, peu sensible à des améliorations qu’il n’a point désirées et qu’il n’apprécie pas encore, ne fait point de distinction entre les impôts perçus pour le gouvernement et les taxes appliquées aux dépenses locales : il ne considère que le montant total des sommes exigées de lui par le fisc, et il trouve que la nouvelle administration est plus onéreuse pour lui que celle de ses anciens maîtres. Ce sentiment est d’autant plus naturel que certains préfets russes ne se font pas faute d’ajouter aux impôts réguliers quelques menues perceptions qu’ils opèrent pour leur compte, et d’appliquer à leurs besoins personnels, à l’ameublement de leurs habitations ou à l’entretien de leurs jardins le produit des taxes locales.
Les Russes ont fait table rase des institutions politiques qu’ils ont trouvées établies dans le Turkestan. Au-dessous du khan gouvernant directement un district et suzerain de tout le territoire, régnait dans chaque ville un bey, dont la dignité était l’apanage d’une famille, et qui administrait librement son petit état à la charge d’accompagner son souverain à la guerre, de lui payer un tribut et de lui envoyer souvent des présens. Sous l’autorité du bey, les aksakals administraient les petites localités et les villages. C’était la féodalité pure; les populations étaient façonnées à ce régime, dans lequel toute famille considérable avait son rang et trouvait sa place: il leur suffisait que le détenteur de l’autorité, à tous les degrés de la hiérarchie, conformât sa conduite aux maximes du Koran. Les exécutions les plus cruelles, ordonnées par un khan contre des ennemis vaincus pour assurer les fruits de la victoire, ou contre des rebelles pour punir une révolte, n’ôtaient rien à sa popularité, étant autorisées par la loi religieuse. À ce régime tout féodal, les Russes ont substitué brusquement leurs institutions locales, si profondément démocratiques. A côté de leurs préfets, ils ont établi des assemblées provinciales électives; l’aksakal est devenu l’élu de ses concitoyens, il reçoit un traitement sur les fonds de la commune, il a un conseil municipal électif; le vote des taxes locales et la fixation du budget appartiennent aux assemblées provinciales et communales. Les fonctions des juges indigènes ont elles-mêmes été mises à l’élection. Habitués à voir toute autorité venir d’en haut, les Asiatiques ne comprennent rien au système électif, ils supplient les fonctionnaires russes de leur désigner qui ils doivent élire, et ils ne voient dans les institutions dont on les a dotés que des instrumens d’exactions. Tous les membres des familles influentes se tiennent à l’écart des élections et des fonctions électives, de peur de compromettre leur dignité ou leur popularité, et les Russes se trouvent avoir atteint un but contraire à celui qu’ils poursuivaient.
La haine de la domination étrangère est entretenue et attisée par l’antagonisme religieux. Les populations du Turkestan sont ardemment musulmanes. Le vendredi, les 300 mosquées de Tashkend suffisent à peine à contenir les croyans qui viennent accomplir les rites de la jumma. Des ordres religieux et des confréries sans nombre ra- vivent sans cesse le zèle des fidèles. Les Russes n’apportent aucun obstacle à l’exercice du culte musulman, mais ils ne cachent point assez le dédain qu’ils ressentent pour lui : sans respect pour les préjugés et les croyances de leurs sujets, ils pénètrent dans les mosquées, s’y promènent librement et se donnent le spectacle des cérémonies qui s’y accomplissent. Ils n’hésitent point à s’emparer des édifices religieux pour les approprier à des services publics : c’est ainsi qu’à Samarcande une mosquée a été transformée en salle à manger et en salle de billard pour les officiers de la garnison. La population considère ces actes comme autant d’outrages à ses croyances. Aussi les autorités russes ont-elles été obligées, à Samarcande et à Tashkend même, d’interdire les prédications que les derviches avaient l’habitude de faire en public, parce que ces prédications étaient toujours suivies de désordres. Les fêtes religieuses et les pèlerinages sont pour elles un sujet constant d’inquiétude, et elles surveillent avec la plus grande attention toute tentative pour établir des rapports avec Constantinople. Un de leurs premiers griefs contre l’émir de Boukhara fut d’avoir, sous prétexte de pèlerinage à La Mecque, envoyé son neveu Mohammed-Jarissak à Calcutta et à Constantinople. Ayant découvert en 1872 qu’un certain Abdul-Haï avait été reçu à Constantinople comme envoyé de l’émir, le gouverneur-général fît de cette mission l’objet d’une correspondance menaçante, et l’émir dut prendre l’engagement formel de s’abstenir désormais de tout rapport direct avec le commandeur des croyans. Malgré ces précautions, les haines religieuses couvent sourdement, et leur intensité se trahit de temps en temps par quelque explosion, comme le soulèvement de la ville de Khodjent en 1872, En 1875, les émissaires des Khokandiens pénétrèrent jusque dans Tashkend, et le bey de Makram séjourna deux jours à Khadjent sans qu’aucun avis fût donné aux Russes. Pour faire courir aux armes une partie de la population, il suffira toujours que la guerre sainte soit prêchée par une voix autorisée. Si les Russes donnent suite aux projets qu’ils paraissent avoir formés d’attribuer au trésor public le revenu des vacoufs, c’est-à-dire des biens affectés à l’entretien des mosquées et des fondations religieuses, et de revendiquer pour l’état la nue propriété des terres en transformant les propriétaires actuels en simples tenanciers, des collisions sanglantes sont inévitables. Les succès rapides et constans que les Russes ont obtenus, malgré l’énorme disproportion des forces engagées, s’expliquent par l’effet que les armes de précision et la nouveelle artillerie produisaient sur des masses indisciplinées et aussi mal armées que possible; mais le courage et l’esprit guerrier de la race turque ne sauraient être mis en doute, et déjà l’insurrection du Khokand, comprimée seulement après plusieurs mois de lutte, a montré quels dangers pourraient résulter de la révolte simultanée de plusieurs provinces. Si l’Angleterre, plus prévoyante, avait fourni aux souverains indépendans du Turkestan des armas et quelques bons instructeurs, elle eût créé à peu de frais un obstacle sérieux aux progrès de la Russie.
La domination russe dans l’Asie centrale a donc ses côtés vulnérables dans le fanatisme religieux des populations qu’un souverain étranger peut soulever et dans l’appui inappréciable que la moindre force disciplinée apporterait à une insurrection. Aussi la Russie prend-elle ses précautions : elle ne songe à s’emparer des biens vacoufs que pour ruiner et faire tomber les institutions religieuses du Turkestan, et se créer un domaine qui lui permette d’introduire dans l’Asie centrale le système de colonisation qui lui a si bien réussi dans l’Oural et dans la Sibérie. Chaque colon, assujetti au service militaire, est un soldat de plus qui se bat non plus seulement pour l’honneur du drapeau, mais pour sa famille et pour sa terre. En même temps, elle appelle à son aide toutes les ressources de la civilisation. Le service télégraphique s’étend déjà jusqu’à Tashkend et Khodjent. On étudie l’établissement soit d’un chemin de fer direct d’Orenbourg à Kazala, soit d’un embranchement partant de Tashkend pour aller rejoindre la ligne qui desservira toute la Sibérie. Un autre projet vivement appuyé consisterait à ramener dans son ancien lit l’Oxus, qui se jetait autrefois dans la mer Caspienne, et à établir ainsi une voie navigable à travers la steppe. En attendant, un service de caravanes franchit en vingt jours la distance de Krasnovodsk, sur la mer Caspienne, à Khiva. Toutes ces entreprises profiteront à la civilisation en même temps qu’elles consolideront la puissance russe, mais la force principale de celle-ci est dans les qualités qui font du soldat russe le plus admirable instrument de conquête et de colonisation. Docile autant que brave, facile à contenter, supportant sans se plaindre toutes les fatigues et toutes les privations, prêt à tout, le soldat russe construit les routes, déblaie les canaux et rétablit les digues, il fabrique les briques dont il bâtit ensuite les murailles des forts et les casernes qu’il doit habiter; il confectionne ses cartouches et ses projectiles; il est maçon, charpentier ou fondeur suivant le besoin de l’heure présente, et le lendemain du jour où il sera congédié il conduira avec bonheur la charrue, en bénissant Dieu qui lui a donné des bras vigoureux, et son père le tsar qui lui a donné un carré de terre. Avec de tels instrumens à sa disposition, la puissance russe ne reculera jamais : il lui suffit de quelques années pour rendre définitive la conquête de toute terre où elle a mis le pied.
« L’attitude de l’Angleterre vis-à-vis de la Russie relativement à l’Asie centrale n’a pas toute la dignité désirable. Ce ne sont perpétuellement que questions, protestations, demandes d’explications et même menaces, — au moins dans les journaux et au sein du parlement, — mais jamais un seul acte. On a jeté les hauts cris au sujet de l’expédition de Khiva; mais quand l’occupation a été un fait accompli, les mêmes hommes et les mêmes journaux ont déclaré n’y voir aucun mal... il semblerait plus sage et plus digne, au lieu de harasser sans cesse la chancellerie russe par de petites tracasseries, de faire savoir franchement à la Russie quelles limites elle ne doit pas dépasser dans sa marche en avant. Un état de mutuelle suspicion ne présage rien de bon pour les relations des deux gouvernemens. » Ce jugement sévère, porté sur la politique anglaise par M. Schuyler, est manifestement un écho des sentimens qui règnent à Saint-Pétersbourg; mais les oscillations de la politique anglaise entre la fermeté et la faiblesse sont la conséquence des fluctuations parlementaires qui amènent alternativement au pouvoir les hommes de l’école de Manchester, partisans avoués de la paix partout et à tout prix, et les tories, plus jaloux de maintenir au dehors la puissance et l’influence de l’Angleterre. Suivant les uns, la Russie forme dans l’Asie centrale une pépinière de soldats pour la conquête de l’Inde; suivant les autres, elle prépare de nouveaux cliens pour les filateurs anglais. Comment avec une pareille divergence de vues le langage et la conduite pourraient-ils demeurer les mêmes?
Les Anglais ne sont pas moins injustes que leurs rivaux lorsqu’ils accusent la politique russe de manquer de franchise et de bonne foi. Ils mettent en opposition la célèbre circulaire du prince Gortchakof, de 1866, et les conquêtes qui l’ont suivie, les engagemens pris par le comte Schouvalof au commencement de 1873 et l’annexion d’une partie du territoire de Khiva aux possessions russes. La contradiction que les faits semblent établir entre les promesses et les actes n’est pas intentionnelle. Les documens officiels et surtout les instructions adressées à diverses reprises aux autorités du Turkestan le démontreraient surabondamment. La chancellerie de Saint-Pétersbourg, dont l’attention est tournée presque exclusivement vers l’Occident, et qui est obligée de compter avec l’Angleterre dans le règlement de toutes les questions européennes, n’est point disposée à compromettre le succès des plus graves et plus importantes négociations pour la satisfaction d’ajouter à l’immense empire du tsar le territoire de quelque peuplade turcomane. Les instructions envoyées dans le Turkestan interdisent invariablement toute annexion nouvelle ; mais les gouverneurs-généraux, abusant de l’éloignement où ils sont de l’autorité centrale et des pouvoirs étendus qu’il faut bien leur laisser, n’hésitent jamais à placer leur propre gouvernement en face d’un fait accompli qu’ils lui laissent la tâche d’expliquer et de justifier. Les complications locales, les nécessités militaires, l’entraînement de la conquête, ne permettent pas de s’arrêter. Les recommandations de la chancellerie russe ne sont pas plus écoutées à Tashkend que celles du parlement et de Downing-Street ne le sont à Calcutta. Chaque pas que les deux empires font en avant coûte sa couronne à quelque khan de l’Asie centrale ou à quelque rajah de l’Hindoustan.
Les deux gouvernemens ont cherché s’il ne leur était pas possible d’écarter, par un partage anticipé de l’Asie centrale, tout sujet de rivalité et toute occasion de conflit. Au commencement de 1869, dans un entretien avec le baron Brunnow, ambassadeur de Russie, lord Clarendon, tout en déclarant que le gouvernement britannique n’avait pas sujet de s’inquiéter des rapides progrès de la Russie dans l’Asie centrale, ajouta qu’il y avait néanmoins quelque chose affaire pour calmer l’émotion et les soupçons du peuple et des journaux anglais. Il suggéra donc la détermination entre les possessions des deux empires d’une zone intermédiaire dont la neutralité serait reconnue et garantie par l’Angleterre et la Russie. Le prince Gortchakof accueillit favorablement cette ouverture et proposa comme zone neutre l’Afghanistan. Cela ne faisait point le compte de l’Angleterre, qui protégeait et pensionnait l’émir de Caboul, et qui l’avait rétabli sur le trône d’où il avait été renversé, afin d’avoir la haute main dans l’Afghanistan. À la suite d’une entrevue que lord Clarendon eut à Heidelberg avec le prince Gortchakof, le cabinet anglais décida l’envoi à Saint-Pétersbourg de M. Douglas Forsyth, qui était fort au courant des affaires de l’Asie centrale et des vues des autorités anglo-indiennes. Le gouvernement de Calcutta proposait de garantir, non pas l’indépendance complète, mais l’existence et l’autonomie d’une ceinture de petits états indigènes autour des deux empires, Khélat, l’Afghanistan et Kashgar devant demeurer sous l’influence de l’Angleterre, Boukhara et Khokand sous celle de la Russie. Ce projet fut écarté, mais l’on tomba d’accord que la Russie s’interdirait toute ingérence dans les affaires de l’Afghanistan, et que l’Angleterre prendrait le même engagement au sujet de la région située au nord de l’Afghanistan et abandonnée à l’action exclusive de la Russie. Il fut convenu encore que l’on entendrait par Afghanistan tous les territoires qui avaient reconnu l’autorité ou la suzeraineté de Dost-Mohammed. Il s’agissait d’en déterminer les limites exactes, et de part et d’autre on demanda des renseignemens en Asie. La négociation traîna pendant deux années, malgré les efforts du gouvernement anglais pour arriver à une solution. Enfin le 17 octobre 1872 lord Granville adressa à lord Loftus, pour être communiquée au gouvernement russe, une dépêche portant que le gouvernement anglais, n’ayant reçu aucun renseignement de la part du gouvernement russe, avait dû prendre un parti d’après les meilleurs renseignemens qu’il avait pu se procurer, et s’était arrêté à considérer comme appartenant à l’émir de Caboul : 1o le Badakshan avec sa dépendance, le district d’Ouakhan, le lac Sirikul à l’est et la rivière Koktcha jusqu’à sa jonction avec l’Oxus, devant former la frontière nord de cette province afghane dans toute son étendue ; 2o le Turkestan afghan, comprenant les districts de Kondouz, Khulm et Balkh, et ayant pour frontière au nord la ligne de l’Oxus, depuis le confluent de ce fleuve et de la rivière Koktcha jusqu’au poste de Khoja-Saleh inclusivement, sur la route de Balkh à Boukhara : l’émir afghan ne pourrait rien revendiquer sur la rive gauche de l’Oxus au-dessous de Khoja-Saleh ; 3o les districts intérieurs d’Aksha, Seripoul, Maimené, Shibberjan et Andkhoï, ce dernier devant former l’extrême frontière de l’Afghanistan au nord-ouest, et le désert qui s’étend au-delà appartenant à des tribus turcomanes indépendantes ; 4o l’Afghanistan occidental avec Hérat et ses dépendances, dont les limites du côté de la province persane de Khorassan étaient trop notoires pour avoir besoin d’être spécifiées.
En réponse, le prince Gortchakof commença par communiquer au gouvernement anglais un rapport du général Kaufmann et un mémorandum rédigé par M. Struve, dans lequel on contestait que le Badakshan et l’Ouakhan fassent soumis à l’autorité de l’émir de Caboul; mais le gouvernement russe avait intérêt à accepter les propositions anglaises, qui lui abandonnaient les points les plus intéressans pour la Russie, la région occupée par les Turcomans Tekkès et l’oasis de Merv. Aussi, dans une nouvelle note, le prince Gortchakof déclara-t-il retirer toute objection relativement au Badakshan et à l’Ouakhan, « pour faire plaisir au cabinet anglais. » Il ajoutait: « Nous sommes d’autant mieux disposés à donner au gouvernement anglais cette marque de courtoisie, que ce gouvernement s’engage à user de toute son influence sur Shir-Ali-Khan pour l’amener à garder une attitude pacifique, comme aussi pour lui faire abandonner toute mesure d’agression et tout projet de conquête nouvelle. Il est indispensable que cette influence s’exerce. Elle repose non-seulement sur l’ascendant matériel et moral de l’Angleterre, mais sur les subsides que Shir-Ali reçoit d’elle. En cet état des choses, nous voyons dans l’assurance que nous donne l’Angleterre une garantie effective du maintien de la paix. » Les choses paraissaient ainsi réglées; mais, lorsque cette correspondance fut communiquée au parlement et publiée, on demanda quelle était l’étendue de l’engagement dont parlait la note du prince Gortchakof, et si l’Angleterre était tenue à une intervention armée pour contraindre l’émir à demeurer en paix avec ses voisins. M. Gladstone déclara à la chambre des communes, le 23 avril 1873, que l’Angleterre n’avait assumé aucune responsabilité et que l’exercice de son influence devait se limiter à l’emploi des conseils et des avis amicaux. Le gouvernement russe envisagea cette déclaration comme un abandon formel de l’arrangement projeté, la Russie ne pouvant garantir l’inviolabilité du territoire afghan si l’Angleterre ne s’engageait de son côté à contraindre les Afghans à respecter les territoires situés au-delà de l’Oxus, territoires appartenant aux Vassaux de la Russie, mais que celle-ci considérait déjà comme siens. Le journal officiel de Saint-Pétersbourg fit au sujet du discours de M. Gladstone la déclaration suivante : « Si l’Angleterre a conservé sa liberté d’action, la Russie a aussi conservé la sienne ; en conséquence, les deux gouvernemens n’ont point réellement contracté l’un vis-à-vis de l’autre d’obligations gênantes qui puissent avoir pour effet de les placer dans une fausse position. En réalité, les choses demeurent donc exactement au point où elles en étaient avant les négociations de 1869 et de 1872, sauf qu’on s’est mis d’accord relativement aux limites de l’Afghanistan. A moins d’un nouvel arrangement, la Russie a parfaitement le droit, en cas de troubles sur les rives de l’Oxus, de franchir le fleuve et de châtier les troupes et les provinces de Shir-Ali. »
Pour comprendre la portée de cette déclaration, il faut savoir que la Russie tient en réserve à Samarcande un prince afghan, le neveu et l’ancien concurrent de Shir-Ali, Abdurrhaman, qui lui a disputé pendant cinq années la souveraineté de l’Afghanistan, et qui avait réussi, en 186(5, à le chasser de Caboul. L’appui de l’Angleterre sauva seul Shir-Ali en détachant de son rival un certain nombre de chefs afghans. Vaincu définitivement en 1869, Abdurrhaman se réfugia d’abord à Meshed, en Perse, puis il se rendit à Samarcande, où les Russes lui ont permis de séjourner et lui font une pension de 25,000 roubles. Abdurrhaman a dit à M. Schuyler qu’il lui suffirait d’obtenir de la Russie quelques canons et 100,000 roubles pour opérer une révolution à Caboul, où il se flatte d’avoir conservé tous ses partisans, renverser Shir-Ali et tourner toutes les tribus afghanes contre l’Angleterre, en faisant appel à leurs passions religieuses. (]n autre neveu de Shir-Ali, Iskander-Khan, avait également cherché un refuge dans les possessions russes. Celui-là fut envoyé à Saint-Pétersbourg, où il reçut un brevet de lieutenant-colonel dans les hussards de la garde. De son côté, l’Angleterre trouverait aisément, en cas de besoin, un prétendant pour chacun des khanats turcomans.
Les deux gouvernemens sont demeurés depuis 1873 dans un état de suspicion mutuelle, évitant soigneusement de se donner l’un à l’autre aucun grief. Aux demandes de secours et aux propositions d’alliances des khans de Khiva et de Boukhara, l’Angleterre a répondu par le conseil de vivre en bonne intelligence avec la Russie. Le gouverneur-général du Turkestan n’écrit jamais à l’émir de Caboul sans joindre à ses lettres une traduction en anglais, marquant ainsi sa conviction que toute sa correspondance est communiquée aux autorités de Calcutta. L’année dernière, un officier anglais, le capitaine Burnaby, qui parle les largues de l’Orient, avait obtenu du ministère de la guerre de Russie un passeport pour le Tuikestan; il lui avait seulement été recommandé de ne pas sortir du cercle des possessions russes, et cette recommandation était motivée sur l’impossibilité de le protéger en dehors des localités soumises à l’action directe de la Russie. Cédant à une irrésistible curiosité, le capitaine Burnahy se déroba à la surveillance dont il était l’objet et gagna Khiva à cheval. Les autorités russes ne cachèrent pas leur mauvaise humeur, et comme l’incartade du capitaine Burnaby coïncidait avec le réveil de la question d’Orient, le cabinet de Londres, averti par son ambassadeur, envoya par le télégraphe au capitaine Burnaby l’ordre non-seulement de quitter Khiva, mais de revenir immédiatement en Angleterre. Cet incident a fait l’objet d’une demande d’explications dans la séance de la chambre des lords du 12 mars 1877.
Au nord de l’Oxus, tous les voyageurs sont considérés comme des espions anglais, et au sud du fleuve comme des espions russes. Ce ne doit pas toujours être à tort : en 1866, lorsque l’Afghanistan était en révolution et que la Russie était en guerre avec Mozaffer-Eddin, khan de Boukhara, le gouverneur-général du Turkestan envoya un agent indigène, Jubal-Khan, porter des assurances de sympathie aux chefs afghans qui venaient de se soulever contre Shir-Ali et de l’expulser de Caboul; au même moment, un lettré hindou, attaché au service civil du gouvernement anglo-indien, s’acheminait vers Boukhara par Djellalabad et Caboul, sous prétexte de négoce, pour étudier la situation des choses en Boukharie. On se surveille donc réciproquement avec une extrême vigilance. Il fallut un ordre exprès du grand-duc Michel pour que le colonel Baker pût visiter le port et la forteresse de Chikislar, que les Russes établissent sur la mer Caspienne, à l’embouchure de l’Attrek. M. Schuyler, bien qu’ayant apporté de Saint-Pétersbourg les plus hautes recommandations, éveillait la défiance des petits fonctionnaires du Turkestan par son désir de tout voir. D’un autre côté, il fut fort surpris de se voir demander un entretien particulier par un Hindou établi dans le bazar de Tashkend et qui l’avait entendu parler anglais. Comme M. Schuyler naturellement ne produisit aucun signe de reconnaissance, la conversation se borna à un éloge de la justice des Anglais et à des plaintes de la mauvaise foi des habitans de Tashkend. Les sentimens des deux armées sont faciles à deviner. Dans son récent ouvrage sur l’Asie centrale, le colonel Terentief parle de la domination anglaise comme d’un chancre immonde sur le beau corps de l’Inde; il regrette que ce chancre n’ait pu être extirpé en 1857, par la révolte des cipayes, et il exprime l’espoir que l’opération sera recommencée avec l’assistance des Russes, et que cette fois elle réussira. Le colonel Baker accuse les Russes de calomnier les Turcomans afin de donner à leurs propres usurpations le vernis d’autant de services rendus à la civilisation. Le capitaine Burnaby demande qu’on organise un soulèvement général des populations asiatiques contre les Russes.
L’attitude réciproque de l’Angleterre et de la Russie est la grande, pour ne pas dire l’unique préoccupation des populations asiatiques. La croyance est universelle en Orient qu’une lutte entre les deux empires est inévitable et prochaine. Le colonel Baker a pu le constater pendant le voyage d’exploration qu’il a fait dans le nord de la Perse en 1873. Le colonel n’a pu se rendre à Merv et à Hérat, comme il se l’était proposé, les autorités persanes s’étant opposées à ce qu’il poussât aussi loin; mais il est allé jusqu’à la limite du désert. Partout il a trouvé les chefs kurdes très au courant des affaires de l’Asie centrale, et il a été frappé et du sens politique qu’ils montraient et de la rapidité et de la sûreté de leurs informations. Ces chefs entretiennent dans les contrées voisines des correspondans secrets, appelés mirzas, qui les mettent au courant des événemens politiques, et leur font passer des avis soit par les caravanes, soit, en cas d’urgence, par des messagers particuliers. Tous ces chefs étaient convaincus que le colonel Baker avait une mission du gouvernement anglais; ils l’interrogeaient sur les intentions de l’Angleterre et sur l’appui qu’on pourrait attendre d’elle quand on aurait à se défendre contre les Russes. Quelques-unes des conversations que rapporte le colonel sont très intéressantes. En voici une avec Alayar-Khan, gouverneur héréditaire de la province de Dereguez :
« — Il ne faut plus parler, continua Alayar-Khan, de la Perse, de l’Afghanistan ou de Boukhara. Il n’y a plus réellement que deux puissances en Asie, l’Angleterre et la Russie, et d’ici quelques années tous les autres états seront des vassaux de l’une ou de l’autre. Vous me parlez de l’Afghanistan comme d’un état indépendant. Vous ne ferez croire cela à personne en Asie. Nous savons très bien que Shir-Ali doit être plus ou moins le vassal de l’Angleterre ou de la Russie. Croyez-vous que nous ne connaissions pas l’importance de Hérat? Quoi que vous puissiez dire ou croire, il n’y a pas un bazar dans l’Hindoustan où l’on ne considérât votre règne comme fini, le jour où cette ville tomberait dans les mains des Russes... Que deviendriez-vous si tous les Hindous se tournaient contre vous, comme ils le feraient certainement si les Russes étaient à Hérat? Je crois à vos richesses, mais non au nombre de vos soldats. Vous reconnaissez que la Russie a une armée beaucoup plus nombreuse que la vôtre. Cela importe peu tant qu’elle est loin, mais elle se rapproche de plus en plus. Votre sûreté consiste à la tenir loin de vous, et cependant vous la laissez s’avancer avec une prodigieuse rapidité : vous en porterez la peine d’ici quelques années, mais il sera trop tard. Voyez quel chemin elle a fait depuis dix ans. Encore dix années, et elle sera à votre frontière, et ne croyez pas que votre peuple demeurera tranquille dans l’Hindoustan, quand elle sera là. Non, vous aurez constamment des intrigues et des guerres. Je crois que vous gouvernez bien, — on le dit ainsi, — et beaucoup mieux que les Russes; vous essayez de faire du bien au peuple que vous avez conquis. Mais vous l’avez conquis, et il désirera un changement. Il pourra s’en repentir plus tard, mais cela ne l’empêchera pas de se tourner contre vous.
« Je parlai de l’Afghanistan comme d’une barrière qui s’opposerait à un voisinage trop rapproché. Il se mit à rire. « — Croyez-vous que les Afghans tiendront un seul moment devant les Russes; 10,000 Russes iront quand ils voudront de Kizil-Arvat à Candahar. Non, nous ne pouvons rien contre eux aujourd’hui. Tout a changé : nous ne pouvons lutter contre vos nouveaux canons, et nous n’avons pas d’instruction militaire. Des troupes anglaises pourraient arrêter les Russes; les Afghans ne le peuvent pas. D’ailleurs, ajouta-t-il, croyez-vous que tous les Afghans seraient pour vous? Ils sont prêts à tout faire pour de l’argent. Vous les paieriez? les Russes aussi. La moitié serait avec vous, l’autre moitié avec les Russes; mais cela n’a pas d’importance. Ils ne pourraient tenir ni contre vous, ni contre les Russes; mais, — et ici il appuya fortement, — comment comptez-vous empêcher la Russie de prendre Hérat, une fois qu’elle sera à Merv? Est-ce que vous allez envoyer des troupes à Hérat?
« — On n’y songe pas pour le moment, lui dis-je, et la Russie n’est pas encore à Merv.
« — Mais elle y sera et avant peu, si vous ne la devancez pas. Vous parlez de la frontière des Afghans, mais où est cette frontière? Elle est tantôt ici et tantôt là; cela dépend de l’homme qui règne à Hérat et à Caboul. La rivière Mourghab descend de l’Afghanistan à Merv. Vous savez bien que, dans ces régions-ci, où il y a de l’eau, des troupes peuvent se mouvoir. Les bords du Mourghab sont fertiles. Jusqu’à quelle distance de Hérat laisserez-vous les Russes s’avancer et s’établir sur ce fleuve? Vous dites que ce ne sera pas de sitôt; mais cela viendra, et vous aurez à combattre quand il sera trop tard, au lieu que, si vous agissiez aujourd’hui, cette heure fatale ne viendrait pas. »
La relation du colonel Baker et le mémoire politique et stratégique qu’il y a joint ont révélé au public anglais l’importance de Merv et de la vallée du Mourghab. Là est en effet le danger pour l’Angleterre. Certains écrivains russes ont accusé l’Angleterre de vouloir se servir du Kashgar et du Pamir pour attaquer les possessions russes, et d’avoir exagéré la difficulté des communications entre ce pays et l’Inde pour endormir la vigilance de sa rivale. Ces accusations sont de pures fantaisies. D’abord le Pamir n’existe ni comme état, ni même comme province. Le colonel Gordon a établi que pamir est un nom générique donné par les Kara-Kirghiz à toute vallée suffisamment abritée et suffisamment pourvue d’eau pour qu’ils y puissent hiverner avec leurs troupeaux. Les rapports du colonel Gordon et des capitaines Trotter et Biddulph, appuyés de relevés opérés sur le terrain, démontrent que la passe de Karakorum, à peine accessible aux caravanes, ne peut servir ni aux Anglais pour attaquer le Turkestan, ni aux Russes pour attaquer l’Inde. Un corps d’armée, avec ses bagages et son artillerie, ne saurait entreprendre de franchir une passe située à 5,500 mètres au-dessus du niveau de la mer, à laquelle on n’arrive qu’en gravissant une longue suite de glaciers, et qu’une poignée d’hommes résolus défendrait contre les forces les plus nombreuses.
Les Anglais n’ont pas non plus sujet de redouter sérieusement qu’une armée russe, après avoir remonté l’Oxus jusqu’à sa sortie des gorges du Badakshan, s’engage dans un pâté de montagnes, coupé de vallées profondes, pour atteindre Caboul et gagner ensuite la passe de Khyber et entrer par là dans le Pendjab. Ils ont fait eux-mêmes l’expérience de ce qu’il peut en coûter à une armée pour prendre une pareille route ; encore les difficultés du terrain sont-elles moindres entre Caboul et Peshawer qu’entre Caboul et Balkh. Les caravanes mettent treize jours de Boukhara à Balkh, treize jours de Balkh à Caboul, et douze jours de Caboul à Peshawer. Elles peuvent aller en vingt jours de Boukhara à Caboul, en laissant Balkh de côté et en passant par Khoultn; mais cette dernière route serait absolument impraticable pour les voitures et l’artillerie. Restent donc les deux routes par lesquelles ont passé tous les conquérans de l’Inde depuis Alexandre le Grand : celle qui conduit par Hérat et la passe de Bolan au cœur de la vallée de l’Indus, et celle qui longe les côtes du Golfe-Persique jusqu’à l’embouchure du même fleuve.
La sécurité dont les politiques de l’école de Manchester font profession à l’égard des projets de la Russie pouvait s’expliquer lorsque la Russie, pour attaquer l’Inde, devait faire franchir à une armée les steppes qui séparent Orenbourg de la mer d’Aral, ou faire passer cette armée par la Sibérie et lui faire traverser ensuite le Turkestan pour arriver à l’Oxus. Les difficultés qui ont failli faire échouer l’expédition contre Khiva seraient insurmontables pour une armée un peu nombreuse : l’Asie tout entière ne fournirait pas assez de chameaux pour préserver cette armée de la soif dans la traversée du désert. On soutenait avec quelque fondement que les préparatifs d’une expédition contre l’Inde exigeraient tant de temps et tant d’efforts que l’Angleterre aurait tout le loisir de se mettre en état de défense. Les choses ont singulièrement changé depuis que la Russie a créé des établissemens importans sur la côte orientale de la mer Caspienne, entrepris de soumettre à ses lois les Turcomans Takkès, et projeté l’occupation de Merv, dont Alayar-Khan expliquait si bien l’importance au colonel Baker.
Pour transporter une armée de Moscou à la mer Caspienne, la Russie peut se servir à la fois du chemin de fer et des bateaux à vapeur du Volga. La flotte de la mer Caspienne transporterait en quelques jours cette armée et son matériel, soit à Krasnovodsk, dotée d’un port admirable par son étendue, sa profondeur et sa sûreté, soit à l’embouchure même de l’Attrek au port de Chikislar. Vingt jours de marche au plus, en suivant la vallée de l’Attrek et le pied de la chaîne du Kurren-Dag, à travers un pays bien pourvu d’eau et abondant en pâturages et en ressources, conduiraient cette armée à Merv, sans fatigue et sans privations. A Merv, séparée de Boukhara seulement par huit jours de marche, elle trouverait les renforts et le matériel dont le gouverneur-général du Turkestan aurait pu disposer; elle renouvellerait ses approvisionnemens et elle marcherait ensuite sur Hérat en deux divisions par la vallée du Mourghab et par la vallée de l’Hériroud. Hérat pris, la route de l’Inde serait ouverte. Si, dans cette entreprise, la Perse était l’alliée de la Russie, comme cela est à présumer, une partie des forces russes débarquerait à Asterabad, et par Sharoud et.Meshed atteindrait la vallée de l’Hériroud par une route encore plus facile et plus courte. La marche d’une armée russe sur l’Inde ne peut donc plus être considérée comme un pur rêve d’alarmiste. Les deux puissantes rivales sont maintenant assez rapprochées l’une de l’autre pour que, si la guerre venait à éclater entre elles, l’Asie centrale devienne forcément un de leurs champs de bataille, soit que chacune d’elles provoque un soulèvement parmi les vassaux de l’autre, soit qu’elles mettent directement aux prises des forces européennes.
Les hommes d’état de l’Angleterre doivent comprendre aujourd’hui combien le gouvernement anglais a été imprévoyant et malavisé lorsqu’il a rompu en 1838 avec la politique traditionnelle de leur pays en Orient. Avertie par les projets de Napoléon et de Paul Ier, l’Angleterre avait voulu faire de la Perse le boulevard de l’Inde, et au prix d’un subside annuel de 6 millions elle s’était assuré une influence prépondérante à la cour de Téhéran. Non-seulement le subside fut supprimé, mais l’Angleterre contraignit par la force des armes le shah à renoncer à la conquête de Hérat, que les souverains de la Perse avaient toujours considéré comme une dépendance de leur empire. Le rétablissement de la puissance persane ne pouvait avoir aucun inconvénient pour l’Angleterre. Foyer de l’hérésie chiite, la Perse ne pouvait exercer aucune influence dangereuse sur les musulmans de l’Inde, qui sont sunnites : le même antagonisme religieux a toujours rendu précaire la domination de la Perse sur Hérat et sur les tribus turcomanes. La Perse ne pouvait donc pas devenir redoutable, et si elle avait été laissée libre de satisfaire son ambition en rétablissant sa suprématie sur les petits états qui l’avoisinent et sur les tribus turcomanes répandues depuis Merv jusqu’à la mer Caspienne, la Russie n’aurait eu aucun prétexte pour pénétrer dans cette région. En défendant les droits de la Perse, l’Angleterre aurait assuré sa propre sécurité. L’expédition anglaise dans le Golfe-Persique a brisé aux yeux des Asiatiques le prestige de la puissance persane : elle a jeté la Perse humiliée et effrayée dans les bras de la Russie, son ancienne ennemie, qui a pris habilement le rôle d’alliée, abandonné par l’Angleterre, et dont l’influence depuis lors domine exclusivement à Téhéran. Les écrivains anglais sont unanimes aujourd’hui à recommander à leur gouvernement l’alliance de la Perse : il faut encourager ce pays à faire valoir ses droits et à rétablir son autorité dans la vallée de l’Attrek, sur les Turcomans Tekkès et sur Merv; comme si ces droits avaient plus de valeur que ceux que l’Angleterre a refusé de reconnaître quand il s’est agi de Hérat. L’Angleterre n’a rien à offrir à la Perse pour la détacher de l’alliance russe. La Russie au contraire peut promettre à la Perse Hérat en cas de guerre avec l’Angleterre, et en cas de guerre avec la Turquie la province de Bagdad, c’est-à-dire la vallée de l’Euphrate, ou la province arménienne de Meshed-el-Ali, dont la capitale renferme le tombeau d’Ali, objet de la vénération de tous les Persans. Ces deux provinces ont fait l’objet de toutes les guerres entre la Turquie et la Perse, et à satisfaire les convoitises de sa vassale la Russie gagnerait de s’ouvrir la route de l’Inde par le Golfe-Persique.
Quelles mesures défensives l’Angleterre peut-elle prendre pour conjurer les dangers qui la menacent? Indépendamment d’une alliance étroite avec la Perse, le colonel Baker, dans son mémoire, recommandait au gouvernement anglais de s’assurer les sympathies des tribus turcomanes en leur achetant tous les chevaux nécessaires à l’armée de l’Inde. Ces tribus seraient amenées à reconnaître la suzeraineté de l’Afghanistan, et quelques bons instructeurs transformeraient les Turcomans en une excellente cavalerie qui couperait les communications et intercepterait tous les convois d’une armée d’invasion. Des résidens anglais, établis à Caboul, Condahar et Hérat, surveilleraient la politique de l’Afghanistan, qui serait rattaché à la cause de l’Angleterre par la création de chemins de fer et le développement de son commerce. Les dépôts de l’armée russe, à Samarcande, étant plus rapprochés de Hérat que les Anglais ne le sont à Shikarpour, l’Angleterre devrait user du droit que lui donnent ses traités avec l’Afghanistan et occuper fortement Quettah, en avant de la passe de Bolan, afin d’être certaine de devancer à Hérat toute force ennemie, qu’elle vînt de la Perse ou du Turkestan. Le colonel Baker réclamait enfin une réorganisation complète de l’armée de l’Inde, et une augmentation considérable de l’artillerie de cette armée.
Le gouvernement anglais a déjà commencé à agir. Il ne considère plus que l’annexion du Scinde et la possession des bouches de l’Indus aient suffisamment garanti l’Inde des dangers d’une invasion par la côte du Golfe-Persique. Les chefs de toutes les tribus du Beloutchistan viennent donc d’être réunis à Kélat : un subside annuel leur a été assuré, et ils ont pris l’engagement de ne plus inquiéter les populations du Scinde et de faire cause commune avec l’Angleterre contre la Perse ou contre tout autre ennemi. Des négociations ont été ouvertes et se poursuivent encore à Peshawer avec l’émir de Caboul pour déterminer d’une façon plus précise les obligations du souverain de l’Afghanistan vis-à-vis de la puissance à laquelle il doit sa couronne. La mort presque soudaine de l’envoyé de Shir-Ali et la maladie du plénipotentiaire anglais, sir Lewis Pelly, ont inopinément suspendu la conclusion de l’arrangement préparé. Enfin le gouvernement anglais presse l’exécution des chemins de fer de l’Inde, qui doivent être un de ses moyens de défense les plus efficaces. Lorsque les autorités anglo-indiennes croyaient n’avoir besoin que d’assurer la soumission du Scinde et du Pendjab, elles avaient autorisé la construction d’un chemin de fer du port de Kurrachi à Kotri, tête du delta de l’Indus, et d’un autre chemin de fer conduisant de Delhi à Lahore et à Moultan sur l’Indus. Elles avaient refusé d’autoriser l’établissement d’un chemin de fer entre Kotri et Moultan, comme une entreprise prématurée et une dépense inutile : elles estimaient que la navigation de l’Indus pouvait satisfaire à tous les besoins commerciaux du Pendjab; elles avaient également repoussé tous les prolongemens et tous les embranchemens qu’on avait proposé d’ajouter à ces deux voies ferrées. Tout autres sont les idées qui inspirent maintenant l’administration anglaise. La ligne de Delhi au Pendjab a été prolongée, aux frais du gouvernement, jusqu’à Peshawer, à 6 milles de la passe de Khyber. La ligne de jonction entre Kotri et Moultan se construit également aux frais du gouvernement, et rien n’est épargné pour qu’elle puisse être livrée à l’exploitation avant la fin de l’année 1877. Enfin les ordres ont été donnés pour faire les études et commencer au plus tôt la construction d’un embranchement qui conduirait de cette ligne à la passe de Bolan. Le jour n’est donc pas éloigné où une ligne non interrompue de chemins de fer desservira dans toute son étendue l’immense vallée de l’Indus et permettra de transporter en quelques heures à l’une des deux passes qui conduisent dans l’Afghanistan les troupes débarquées à Kurrachi, le port le plus rapproché de l’Angleterre par la voie de Suez. L’Angleterre a d’autant plus intérêt à développer son réseau de voies ferrées dans cette région, que l’ouverture des premiers chemins de fer du Pendjab a déjà exercé la plus heureuse influence sur la conduite des tribus afghanes de la frontière. Assurées d’un débouché facile et avantageux pour leurs grains et leurs bestiaux, ces tribus renoncent de plus en plus aux habitudes de maraude, qui leur attiraient de sévères châtimens, pour s’adonner à l’agriculture et au commerce, qui les enrichissent. Les chemins de fer que l’Angleterre construit dans l’Inde consolident donc doublement sa domination sur ce pays : ils établissent un lien entre les intérêts indigènes et les siens; ils fortifient ses lignes de défense.
C’est là la considération capitale. Dans la lutte entre l’Angleterre et la Russie, si elle s’engage, tous les avantages seront pour la puissance qui pourra le plus facilement et le plus rapidement porter ses forces sur des points stratégiques déterminés : le Golfe-Persique, Hérat et Caboul. De cette vérité incontestable découle, par une conséquence forcée, une modification profonde dans les intérêts et la politique de l’Angleterre. Les hommes d’état turcs, malgré la sagacité politique qui distingue leur nation, se sont mépris complètement dans leurs calculs, lorsqu’ils se sont obstinés jusqu’au dernier jour à regarder l’assistance de l’Angleterre comme forcément acquise à leur pays. Leur erreur est venue de ce qu’ils ne tenaient pas compte de deux grands faits qui se sont accomplis depuis 1854, et qui ont déplacé pour l’Angleterre le nœud de la question d’Orient. Ces deux faits sont l’ouverture du canal de Suez et les progrès de la Russie dans l’Asie centrale. Lorsque la Russie n’avait pas dépassé l’Emba à l’ouest et la vallée de l’Ili à l’est, lorsque la vallée de l’Euphrate paraissait la seule route qui pût conduire une armée russe dans l’Inde, et lorsque les vaisseaux anglais ne pouvaient arriver dans le Golfe-Persique que par le cap de Bonne-Espérance, c’était dans la Mer-Noire et à Constantinople qu’il fallait défendre l’Inde. Aujourd’hui que la Russie n’a plus besoin d’emprunter le territoire de la Turquie ni même celui de la Perse, et qu’une marche de soixante-dix jours peut amener une armée russe des ports de la Caspienne dans la vallée de l’Indus, il faut que l’Angleterre puisse lutter de vitesse avec son ennemie, et la Turquie ne lui est plus d’aucune utilité. C’est à Suez et à Alexandrie que sont désormais les avant-postes de l’Inde. On ne fera admettre par aucun Anglais, pas même par M. Gladstone, que le salut de l’empire anglo-indien puisse être mis en péril par l’hostilité, ou même par la neutralité du souverain de l’Egypte. La route de la Mer-Rouge ne saurait être fermée, même un seul jour, aux forces anglaises. La sécurité de l’Inde demande donc que l’Angleterre dispose, à proximité de Suez, d’un grand port où puisse stationner une flotte capable de défendre et le canal et le chemin de fer de la Basse-Egypte. Si la Russie franchit les Balkans ou si elle cherche à mettre la vallée de l’Euphrate entre les mains de la Perse, sa vassale, l’Angleterre sera le lendemain à Suez et à Alexandrie.
CUCHEVAL-CLARIGNY.