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L’Éducation en France depuis le XVIe siècle

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L’Éducation en France depuis le XVIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 414-433).
L'EDUCATION EN FRANCE
DEPUIS LE XVIe SIECLE

I. Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle ; Paris, 1879, 2 vol. — II. H. Spencer, de l’Education intellectuelle, morale et physique, trad. française ; Paris, 1878. — III. Bain, Education as a science ; Londres, 1879.

Jamais peut-être les questions d’éducation et d’enseignement ne se sont plus imposées aux préoccupations de la France que depuis quelques années. A plusieurs reprises déjà, d’autres et de plus autorisés que nous ont entretenu les lecteurs de la Revue des réformes qui s’accomplissent ou qu’il serait désirable de voir s’accomplir à tous les degrés de l’enseignement ; nous ne risquerons pas d’affaiblir, en le répétant, ce qu’ils ont dit excellemment, notre seul but est de rappeler ici, à propos d’un travail récent et remarquable, les phases diverses qu’a parcourues, depuis trois siècles, l’histoire de l’éducation en France, et de dégager, s’il se peut, du conflit des systèmes, les points essentiels de la science pédagogique.


I

Ce ne sont pas les écoles qui ont manqué au moyen âge ; ce fut l’intelligence de ce qu’il convient d’y enseigner, ce fut aussi et surtout cet amour tendre, éclairé, de l’enfance, sans lequel l’œuvre sacrée de l’éducation est impossible. Philosopher sur les mots et les pensées sans examiner les choses elles-mêmes ; subtiliser, piétiner sur place, disputer à perte de vue, telle fut pendant près de cinq cents ans la principale occupation de l’esprit humain. On a pu, à la suite de Leibniz, recueillir quelques parcelles d’or pur dans le fumier de la scolastique : il reste vrai que toute cette longue époque fut à peu près stérile pour le progrès intellectuel. Elle a produit de grands hommes, mais pas une œuvre qui ait mérité de traverser les siècles. La discipline était dure, comme les temps. Le fouet régnait en maître sur l’écolier ; vainement quelques âmes élevées protestaient. Un abbé parlait à saint Anselme des enfans dont il faisait l’éducation : « Ils sont, disait-il, méchans et incorrigibles ; jour et nuit nous ne cessons de les frapper, et ils empirent toujours ; — Eh quoi ! répondit Anselme, vous ne cessez de les frapper ! Et quand ils sont grands, que deviennent-ils ? Idiots et stupides. Voilà une belle éducation qui d’hommes fait des bêtes ! .. Si tu plantais un arbre dans ton jardin et si tu l’enfermais de toutes parts de façon qu’il ne pût étendre ses rameaux, quand tu le débarrasserais au bout de plusieurs années, que trouverais-tu ? Un arbre dont les branches seraient courbées et tortues, et ne serait-ce pas ta faute pour l’avoir ainsi resserré immodérément ? »

Trois siècles plus tard, les recommandations du pieux Gerson ne sont pas plus écoutées. La seule différence, dit un historien, c’est qu’en cent ans la longueur des fouets a doublé. Montaigne ne parle qu’avec indignation des internats de son époque : « Ce sont de vrayes geaules de jeunesse captive ;… vous n’oyez que cris et d’enfans suppliciez et de maistres enyvrez en leur cholère… » — On sait que, malgré la douceur générale de leur discipline, les jésuites conservèrent religieusement l’usage du fouet. Seulement ils ne l’administraient pas eux-mêmes ! un correcteur spécial, qui ne faisait pas partie de l’ordre, était chargé de ce soin. Les fils des plus grands seigneurs n’échappaient pas à cette humiliante punition, Saint-Simon raconte que le fils du maréchal de Boufflers, à qui elle fut infligée, en tomba malade de désespoir. Tous n’étaient pourtant pas absolument égaux devant les verges des bons pères ; on fouettait le petit Boufflers, parce que l’ordre n’avait rien à craindre d’un maréchal ; on ne fouettait pas, pour une faute aussi grave, les fils d’Argenson, parce qu’un lieutenant de police est toujours un homme à ménager.

On pourrait presque mesurer le progrès des idées sur l’éducation d’après la place qu’y occupent les punitions corporelles. Quelle opinion de la dignité humaine peut avoir le maître qui se croit le droit de traiter comme un animal l’enfant confié à ses soins ? Et quel respect de soi-même et des autres sera capable de concevoir celui à qui l’on aura fait accepter comme légitime l’humiliante brutalité de pareils châtimens ? Ils ne sauraient subsister sous aucun prétexte dans les écoles d’une société aux yeux de qui l’enfant contient déjà le citoyen et l’homme libre. Aussi n’est-ce pas sans quelque surprise que nous voyons un esprit aussi libéral que M. Bain faire encore figurer ce genre de peines sur la liste des punitions. Il veut, sans doute, qu’on en use le plus rarement possible ; il propose même de confiner dans des établissemens spéciaux les élèves qu’aucune autre discipline ne pourrait amender ; mais il recule, et nous le regrettons, devant une interdiction absolue qui, pour nous, s’impose avec l’évidence et la nécessité d’un principe.

Au XVIe siècle, de grandes intelligences protestent éloquemment contre le système d’éducation du moyen âge, et posent déjà les fondemens de la pédagogie moderne. Il suffit de rappeler les noms glorieux de Rabelais et de Montaigne. Comme le large rire et les bouffonneries énormes du premier font bonne justice des subtilités pédantesques de la scolastique, des commentaires fastidieux, interminables, qui avaient pris la place des chefs-d’œuvre originaux, de l’abus de l’érudition et des citations, du latin barbare, du français latine de ces escholiers de Lutèce qui « déambulent par les compites et quadrivies de l’urbe pour capter la bénivolence de l’omniiuge, omniforme, et omnigène sexe féminin ! » Quelles journées bien remplies que celles du jeune Gargantua sous la conduite de son précepteur Ponocrate ! Elles commencent à quatre heures du matin, par une prière au « grand plasmateur de l’univers, » et jusqu’au soir, pas une minute n’est perdue. Les exercices variés du corps s’y mêlent heureusement aux travaux de l’esprit. Le grec, que le moyen âge avait négligé, qu’Abélard n’avait jamais su, et que les théologiens, pour se dispenser de l’étudier, appelaient la langue des hérésies, prend le pas sur le latin. D’ailleurs, au-dessus de l’enseignement purement formel et littéraire, Rabelais met volontiers celui des sciences. Par ses propres observations et les remarques que lui suggère son précepteur, Gargantua s’instruit comme en se jouant des propriétés des objets qui s’offrent à lui, à table, en promenade, en récréation : ce sont déjà les leçons de choses, qui jouent un rôle si considérable dans la pédagogie contemporaine. Arithmétique, géométrie, astronomie, musique, Gargantua apprend tout de même, par moyens sensibles, par méthodes amusantes ; pour la botanique, on en fait « en passant par quelques prez ou aultres lieux herbus, visitans les arbres et les plantes, les conférans avec les livres des anciens qui en ont escript… et en emportant les pleines mains au logis. » Pas de leçons directes, nul enseignement positif, didactique. Le maître se contente d’exciter la réflexion personnelle de l’élève, de l’orienter vers le vrai, lui laissant le plaisir et le profit d’y marcher tout seul.

Ne demandez pas à Rabelais une exposition précise des moyens les plus propres à atteindre l’idéal qu’il propose ; il n’a que des vues, des pressentimens de ce que doit être l’éducation moderne. Mais ces vues sont admirables. Malheureusement, tous les enfans ne sont pas de la taille de Gargantua. Il faut être un géant pour engloutir ainsi toutes les sciences par morceaux énormes, et supporter sans plier l’incessant travail qu’exige un tel appétit. Puis Gargantua, comme plus tard Emile, est aux mains d’un précepteur qui ne s’occupe que de lui : condition à peu près irréalisable, s’il s’agit de précepteurs tels que Ponocrate ou Rousseau. Une théorie de l’éducation, pour être pratique, doit valoir pour le plus grand nombre ; elle ne doit exiger ni que le disciple soit placé dans des circonstances ou doué de qualités exceptionnelles, ni surtout que le maître soit plus difficile à rencontrer ou à former que l’élève.

Non moins énergiquement que Rabelais, Montaigne proteste contre le pédantisme, la dialectique du moyen âge et l’érudition livresque. « Qui a pris, s’écrie-t-il, l’entendement en la logique ? Où sont ses belles promesses ? Veoit-on plus de barbouillage au caquet des harengières qu’aux disputes publiques des dialecticiens ? .. Que fera l’escholier si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme ? — Le iambon fait boire, le boire désaltère ; parquoy le iambon désaltère. — Qu’il s’en mocque ! » — Il maudit la scolastique pour avoir encombré la philosophie de ronces et d’épines, et veut qu’on arrive à la sagesse « par des routes ombreuses et gazonnées. »

Ce que Montaigne réclame avant tout, c’est une éducation générale, qui développe harmonieusement toutes les facultés qui font l’homme : les qualités particulières qui font le spécialiste ne seront cultivées qu’après. L’essentiel, c’est que les intelligences soient rendues capables de tout comprendre, les cœurs d’aimer tout ce qui est beau et bon. « Que doivent apprendre les enfans ? Ce qu’ils doivent faire étant hommes. » Ce mot, emprunté à Plutarque, résume, comme le dit M. Compayré, toute la pédagogie de Montaigne. Son idéal, ce n’est ni le grammairien, ni le logicien, mais le gentilhomme ; le XVIIe siècle dira : l’honnête homme. Et dans cette éducation vraiment humaine, l’objet principal, c’est la morale. « On nous meuble la tête de science ; de jugement et de vertu, peu de nouvelles. » — La belle affaire qu’un enfant soit devenu bon latineur de collège ! « Si son âme n’en va un meilleur bransle, s’il n’a pas le jugement plus sain, i’aymerois autant qu’il eust passé le temps à iouer à la paulme ; au moins son corps en serait plus alaigre. »

Bref, pour Montaigne, les lettres et les sciences sont un moyen, non un but. Vérité difficilement contestable, si l’on s’en tient à la première éducation du jeune homme ; mais la haute culture intellectuelle exige des études plus approfondies, plus désintéressées que celles dont se contente l’auteur des Essais. Passé le temps du collège, Montaigne devient un modèle et un guide dangereux. Il n’a goûté des sciences « que la crouste légère, un peu de chasque chose, à la françoise. » Il demande en général les livres « qui usent des sciences, non ceulx qui les dressent. » Il trouve à ces mêmes sciences beaucoup ci d’étendues et d’enfoncemens fort inutiles. » Il devance même Rousseau dans son fâcheux paradoxe sur l’influence corruptrice du savoir. « L’estude des sciences amollit et effémine les courages plus qu’elle ne les fermit et aguerrit. »

Esprit superficiel, délié, promenant sa curiosité sur toutes choses sans en approfondir aucune ; âme modérée et douce, indulgente et surtout tolérante, estimant que c’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif ; » également incapable de rien entreprendre contre l’honneur et de se laisser entraîner au souffle des passions ou de l’enthousiasme ; d’un égoïsme aimable et raffiné ; peu sensible, à l’amour de la famille et de la patrie : voilà l’élève de Montaigne. Certes, un tel homme saura conserver dans la vie l’équilibre qui sauve des grandes infortunes ; je ne doute pas qu’il ne rencontre cette sorte de bonheur que donne l’indifférence sereine du scepticisme ; il aura même sa dignité à lui, celle qui vient du méprisses choses basses, frivoles et vulgaires, de l’harmonie des facultés, de la paix avec soi-même. J’ai peur seulement que sa vertu ne soit singulièrement immobile et négative, et que les parties hautes du devoir, soit dans la famille, soit dans la société, ne paraissent d’un accès bien rude à sa débile énergie. Il pourra vivre heureux au milieu d’une époque troublée, à l’écart des luttes intestines dont la clameur vient expirer au seuil de son château : il n’est pas l’homme de nos démocraties contemporaines, où l’activité sans trêve est la loi, et la fraternité, l’idéal.


II

Deux institutions résument au XVIIe siècle l’histoire de l’éducation publique en France : les collèges des jésuites et les petites écoles de Port-Royal.

Nous dirons peu de chose des premiers. Leur esprit, leurs méthodes, leur but, sont suffisamment connus. Ils furent dès l’origine à peu près tels qu’ils sont aujourd’hui ; leur immobilité est leur puissance et leur condamnation. On sait que les jésuites n’ont cultivé avec succès que l’enseignement secondaire ; l’instruction élémentaire du peuple, ils s’en défient ; tout pour eux se subordonne à la foi, et quelle meilleure sauvegarde pour la foi du plus grand nombre que son ignorance ? Aussi lit-on dans leurs Constitutions ce passage caractéristique : « Nul d’entre ceux qui sont employés à des services domestiques pour le compte de la société ne devra savoir lire et écrire, ou, s’il le sait, en apprendre davantage ; on ne l’instruira pas sans l’assentiment du général, car il lui suffit de servir en toute simplicité et humilité Jésus-Christ, notre maître. » Quant à l’enseignement supérieur, il y faut un amour désintéressé du savoir, une indépendance d’esprit que la corporation ne pouvait ni connaître, ni encourager. Leur vrai terrain, c’est l’éducation moyenne, celle qui convient aux classes privilégiées de la nation. Discipline à la fois ferme et douce, usage fréquent des récompenses et des distractions, représentations dramatiques qui sont en même temps pour les élèves des leçons de tenue et de bonnes manières ; académies dans toutes les classes, où se développent d’une façon fâcheuse la vanité littéraire et le goût de la discussion ; large part faite aux exercices du corps, natation, équitation, escrime, et même aux arts d’agrément, rares sorties dans la famille et courtes vacances pour les internes ; surveillance sévère des externes même, à qui l’on interdit d’assister aux spectacles, aux grandes réunions, aux exécutions, sauf aux exécutions d’hérétiques, maisons spacieuses, bonne nourriture, salles propres et presque élégantes : — tels furent dès le début les moyens, quelques-uns dignes d’éloges, un plus grand nombre puérils ou dangereux, tous efficaces à divers titres, par lesquels l’envahissante société sut attirer les fils de famille qui, plus tard, devenus riches et puissans, pourraient la combler de faveurs et de bienfaits.

Quant à leur enseignement proprement dit, il se préoccupe exclusivement de la forme ; le but suprême, c’est d’écrire élégamment en latin. « La langue maternelle, la langue vulgaire, comme on disait alors, est interdite jusque dans les conversations. C’est seulement les jours de fête et en guise de récompense que les écoliers sont autorisés à converser entre eux comme s’ils étaient encore à la maison. » L’explication des auteurs qui, dans les premiers temps, se faisait elle-même en latin, se borne à peu près à signaler les règles de grammaire, les élégances et les figures de style. L’histoire n’est introduite qu’accidentellement dans les classes, à l’occasion d’un texte latin ou grec. L’histoire de France et l’histoire moderne sont entièrement bannies. L’histoire est tellement suspecte aux jésuites, qu’un de leurs pères soutient « qu’elle est la perte de celui qui l’étudie ; » et dans leurs facultés de théologie, ils n’enseignaient même pas celle de l’église. De sciences, sauf, un peu de géométrie, il n’en est pas question. La philosophie est celle d’Aristote, mais d’Aristote énervé, délayé, défiguré par les commentaires des pères Tolet et Fonseca. Ce sera l’étude de trois années, et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle il ne sera rien changé à ce gothique programme.

Les classiques eux-mêmes ne sont pas présentés aux élèves dans toute l’intégrité de leur pensée saine et forte. On ne se contente pas de les expurger, on les découpe par petits morceaux, on les réduit en excerpta. Bien plus, on les travestit, on les transforme, bon gré, malgré, en propagateurs de la foi. « L’interprétation des auteurs, dit le père Jouvency, doit être faite de telle sorte que, quoique profanes, ils deviennent des hérauts du Christ (Christi prœcones quodam modo fiant). » N’oublions pas enfin que c’est des jésuites que date l’importance attribuée dans l’enseignement secondaire aux vers latins, ingénieuse et laborieuse mosaïque où la préoccupation des mots remplace trop souvent celle des idées.

Inutile d’insister sur les résultats d’un tel système. Ses méthodes, artificielles, superficielles, ne pouvaient former que des gentilshommes aimables, non des caractères virils, des esprits élevés, des citoyens. Voici le jugement de M. Bersot sur ce système d’éducation, tel qu’il fut pratiqué autrefois : « Pour l’instruction, voici ce qu’on trouve chez eux : l’histoire réduite aux faits et aux tableaux, sans la leçon qui en sort pour la connaissance du monde, les faits mêmes supprimés ou changés, quand ils parlent trop ; la philosophie réduite à ce qu’on appelle la doctrine empirique, et que M. de Maistre appel ait la philosophie du rien, sans danger qu’on s’éprenne de cela ; la science physique réduite aux récréations, sans l’esprit de recherche et de liberté ; la littérature réduite à l’explication admirative des auteurs anciens et aboutissant à des jeux d’esprit innocens… A l’égard des lettres, il y a deux amours qui n’ont de commun que le nom ; l’un fait les hommes, l’autre de grands adolescens. C’est celui-ci qu’on trouve chez les jésuites ; ils amusent l’âme. »

Tout opposées furent les tendances de Port-Royal, dont les petites écoles n’eurent jamais, il est vrai, le succès des collèges des jésuites. Le gouvernement, sans doute, leur fut hostile, jusqu’au jour où il les ferma violemment ; mais le rigorisme janséniste contribua pour sa part à éloigner les élèves. Il est pourtant difficile d’exagérer l’importance des réformes introduites par MM. de Port-Royal dans l’enseignement secondaire, et la célèbre circulaire de M. Jules Simon, du 26 septembre 1872, s’en est, ce semble, largement inspirée. Ils ont rendu d’abord à la langue française et aux exercices français la place qui leur revient de droit. Ils veulent que dans les classes élémentaires on exerce l’enfant à composer, dans l’idiome maternel, « de petits dialogues, de petites narrations ou histoires, de petites lettres, en leur laissant choisir les sujets dans les souvenirs de leurs lectures ; on leur fera aussi raconter sur-le-champ ce qu’ils auront retenu de leurs lectures. » Par là, Port-Royal fait appel au jugement plutôt qu’à la mémoire de l’enfant ; il cherche à solliciter l’éveil de la réflexion personnelle, ce que les jésuites regardaient comme un danger. Aux grammaires en latin, où les règles étaient présentées dans une versification tour à tour inintelligible et grotesque, il substitue les grammaires de Lancelot, claires, méthodiques, écrites en bon français, et ce Jardin des racines grecques dont nous avons encore récité les naïves décades, Il introduit la traduction parlée, faite de vive voix par le professeur ou par les élèves. Il témoigne peu de sympathie pour le thème, qu’il remplace dans les basses classes par la version, et dans les classes plus élevées il ne l’admet qu’à titre d’exercice oral. C’est une des modifications réclamées par la circulaire de 1872. Il n’aime pas les morceaux découpés dans les auteurs anciens ; comme plus tard Bossuet, Lancelot et Arnauld exigent que l’élève lise longuement le même ouvrage, « qu’il nourrisse longtemps son esprit du même style. » A Port-Royal, on n’encourage la composition latine qu’avec réserve et prudence, et l’on s’attache moins aux mots qu’aux idées. Enfin, par une initiative hardie, on supprime à peu près le vers latin. « C’est ordinairement un temps perdu, dit Arnauld, que de donner des vers à composer au logis. De soixante-dix ou quatre-vingts élèves, il y en peut avoir deux ou trois de qui on arrache quelque chose ; le reste se morfond ou se tourmente pour ne rien faire qui vaille. » Ce sont presque les termes de la circulaire de M. Jules Simon.

L’innovation la plus importante peut-être de Port-Royal fut la constitution de l’enseignement des filles. Ici néanmoins le résultat général fut moins heureux, parce que l’esprit monastique et la rigidité janséniste dominèrent. Les religieuses n’admettaient qu’un nombre restreint de petites filles, principalement des pauvres et des orphelines, qu’elles recueillaient dès l’âge de trois ou quatre ans, jusqu’à seize ans au plus tard. On leur apprenait avant tout la religion et la vertu, puis à lire, à écrire, « à travailler en linge et à d’autres ouvrages, et non de ceux qui ne servent qu’à la vanité. » Mais l’amour très sincère et parfois touchant des sœurs pour leurs pupilles est comme paralysé par l’obsession de la perversité essentielle de la nature humaine et par l’idée fixe de la mortification nécessaire. On se défie de tout, de la parole, de la conversation, de la sociabilité, surtout des affections qui n’ont pas Dieu pour objet. Silence absolu imposé aux élèves, surveillance incessante, obligation de ne jouer ou de ne se promener que par groupes, interdiction des soins de toilette, pour qu’on ne s’habitue pas à « orner un corps qui doit servir de pâture aux vers, » proscription de toutes les manifestations extérieures de l’amitié, — tels sont les traits par où se révèle le rigorisme de Port-Royal. Et pourtant, en dépit de l’esprit de secte, la tendresse innée de la femme pour l’enfant reprend ses droits. Quelle sollicitude maternelle dans ces quelques lignes du Règlement : « Il faut exhorter les élèves à se nourrir suffisamment pour ne pas se laisser affaiblir ; c’est pourquoi on prend bien garde si elles ont assez mangé… Aussitôt qu’elles sont couchées, il faut les visiter dans chaque lit particulier, pour voir si elles sont couchées avec la modestie requise, et aussi pour voir si elles sont bien couvertes en hiver. »

L’instruction proprement dite tient peu de place dans l’éducation des petites filles de Port-Royal. La lecture, l’écriture, l’évangile, le catéchisme, la théologie, un peu d’arithmétique les dimanches, voilà tout ce qu’elles apprennent. Sachons gré aux religieuses jansénistes de leur zèle et de leurs efforts, mais constatons que pendant toute la durée de l’ancien régime, l’éducation des filles, abandonnée aux mains des congrégations, tout imprégnée de l’esprit religieux et monastique, resta fort en arrière de celle des garçons.

Il est impossible de quitter le XVIIe siècle sans rappeler les noms de Bossuet et de Fénelon. Tous deux, avec des succès inégaux et des aptitudes fort diverses, furent des précepteurs éminens. Dans le plan d’éducation pour le dauphin, Bossuet apporta cette hauteur de vues, cette noblesse qui sont comme l’essence de son génie. On a dit que la grandeur du maître écrasa la débile intelligence du disciple. Bossuet cependant descendit jusqu’aux plus humbles détails de son métier de pédagogue. N’est-il pas touchant de voir l’incomparable orateur rédiger lui-même une grammaire latine où, par une innovation qui n’était pas alors sans hardiesse, les règles sont présentées en prose française ? Bossuet sent toute l’utilité de l’histoire, surtout de l’histoire de France, et, pour l’enseigner, il ne craint pas de remonter aux sources, « empruntant, dit-il, aux auteurs les plus dignes de confiance tout ce qu’il avait jugé le mieux propre à faire comprendre au prince la suite des événemens et des affaires. » Il n’apprécie pas moins l’importance de la géographie, dont il se garde bien de faire ce qu’elle est trop souvent, une simple nomenclature. « Nous l’étudions en jouant et comme en faisant voyage, examinant les mœurs, surtout celles de la France, nous arrêtant dans les plus fameuses villes, pour connaître les humeurs opposées de tant de divers peuples qui composent cette nation belliqueuse et remuante. » Comme professeur de philosophie, il a donné sa mesure dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même et dans la Logique. Ce qui fait peut-être le plus d’honneur à Bossuet, c’est que dans sa pensée, l’éducation dont il avait tracé et rempli le magnifique programme ne devait pas rester le privilège de l’héritier du trône ; il rentrait dans ses espérances qu’elle « fût rendue commune à tous les Français. »

Une merveilleuse souplesse d’esprit, une douceur persuasive, une grâce et une tendresse pénétrantes, et, il faut bien le dire, une rare intelligence chez le disciple, assurèrent à Fénelon un des plus beaux triomphes qu’ait jamais remportés l’éducation. Si personne, au XVIIe siècle, ne surpasse Bossuet pour la théorie de l’instruction, nul n’égale Fénelon pour les qualités pratiques du pédagogue. On sait ce qu’il réussit à faire du duc de Bourgogne, né, dit Saint-Simon, avec un naturel d’une violence et d’une fougue à faire trembler. Un point important à signaler, c’est que Fénelon se montre partisan de l’instruction publique, « Les enfans, dit-il, appartiennent moins à leurs païens qu’à la république, et doivent être élevés par l’état. » — « Il faut établir, dit-il encore, des écoles publiques où l’on enseigne la crainte de Dieu, l’amour de la patrie, le respect des lois, la préférence de l’honneur aux plaisirs et à la vie même. » Les plus grands théologiens de l’ancienne monarchie ont d’ailleurs reconnu le droit de l’état à donner l’enseignement. Ce fut la doctrine expresse de saint Thomas. C’est seulement, fait observer M. Compayré, le jour où l’état s’est affranchi de la tutelle de l’église, que les docteurs ecclésiastiques ont subitement vu dans le droit de l’état une prétendue usurpation sur celui de la famille. Tant il est vrai que l’intérêt est rarement étranger à l’établissement des principes !


III

On est surpris de la place effacée qu’occupe dans l’histoire de l’éducation en France, aux XVIe et XVIIe siècles, l’Université de Paris. Elle est devenue le sanctuaire de la routine ; elle se ferme obstinément à l’esprit nouveau, à la philosophie de Descartes ; elle manque de professeurs au point qu’elle est souvent obligée d’ouvrir ses rangs à des transfuges de la société de Jésus, et qu’un recteur, Demonstier, propose, en 1645, de faire élever, aux frais de l’Université, un certain nombre d’enfans distingués qui, par la suite, pourraient devenir régens ou précepteurs. C’est la première idée d’une école normale. Écrasée par la concurrence des jésuites, l’Université ne voit rien de mieux à faire qu’à les imiter timidement et de loin. Les résultats n’étaient pas beaucoup meilleurs, et vers 1675, Louis XIV adressait ces sévères paroles aux représentans de ce corps dégénéré : a La manière dont la jeunesse est instruite dans les collèges de l’Université laisse à désirer ; les écoliers y apprennent tout au plus un peu de latin ; , mais ils ignorent l’histoire, la géographie et la plupart des sciences qui servent dans le commerce de la vie. »

L’Université reprend quelque vigueur au XVIIIe siècle sous la direction de Rollin. Mais le Traité des études, œuvre d’une âme excellente, vaut plutôt par l’inspiration morale que par la largeur et la nouveauté des idées. Croirait-on que Rollin s’excuse encore de la liberté grande qu’il a prise d’écrire son livre en français ? Il semblait alors qu’un universitaire ne pût s’exprimer convenablement qu’en latin, et d’Aguesseau, félicitant Rollin, lui disait : « Vous écrivez en français comme si c’était votre langue naturelle. » Former le goût, voilà, en matière d’instruction, l’objet principal de Rollin : idéal incomplet et un peu mesquin, il faut l’avouer. L’histoire est négligée, les sciences confondues dans la philosophie et étudiées surtout en vue de l’édification. En revanche, une place d’honneur est attribuée au vers latin. — Là où Rollin est admirable, c’est dans les détails de pédagogie, et de discipline scolaire. Sachons-lui gré tout spécialement d’une bonne pensée relative à la suppression des peines corporelles. Il proscrirait l’usage des verges, n’étaient certains textes de la Bible qui leur paraissent favorables. Il voudrait bien se convaincre que la Bible là-dessus ne dit pas ce qu’elle semble dire, et tiraillé, entre sa douceur naturelle et ses scrupules d’orthodoxie, il conclut qu’on ne fouettera l’enfant que dans les cas extrêmes.

Si dans une revue, quelque rapide qu’elle soit, des théories de l’éducation en France, il est impossible de ne pas prononcer le nom de Rollin, ce n’est pas lui pourtant, est-il besoin de le dire ? qui représente l’esprit pédagogique de son siècle. Une révolution profonde s’accomplit dans les idées, et Rollin, bien éloigné d’être un révolutionnaire, est plutôt un homme du passé. Le vrai théoricien de l’époque, c’est Rousseau. Les grandes vérités qu’il mêle à ses paradoxes sont trop connues pour que nous insistions sur les unes et sur les autres. Contentons-nous de signaler le caractère exclusivement laïque de la nouvelle éducation, et l’importance attribuée à l’analyse psychologique des instincts de l’enfant. Au plus célèbre des disciples de Rousseau, Pestalozzi, revient l’honneur d’avoir senti le premier un autre besoin des temps nouveaux, celui de répandre l’instruction dans les masses profondes du peuple, et la gloire plus grande encore d’avoir dévoué toute sa vie à cette œuvre sainte et imprimé par son exemple une impulsion qui ne fera que grandir après lui. Enfin, plus de vingt-cinq ans avant la révolution française, l’opposition parlementaire contre les jésuites et l’expulsion de l’ordre en 1762, consomment la ruine de l’esprit clérical et préparent l’éducation nationale que vont fonderies grandes institutions de la révolution et de l’empire.

M. Compayré a remis dans un beau jour les figures un peu oubliées de La Chalotais et du conseiller Rolland. Le premier est l’auteur d’un Essai sur l’éducation nationale qui parut un an après l’expulsion des jésuites. Séculariser l’instruction, tel est le but principal que poursuit La Chalotais. Fermement attaché aux principes du gallicanisme, comme tous les parlementaires d’alors, il montre avec une énergie qu’on n’a pas dépassée depuis, l’incompatibilité qui existe entre une éducation civile et vraiment nationale, et des éducateurs dont le chef est à Rome. Il va plus loin ; il veut que l’on confie la jeunesse à des hommes qui, citoyens et pères de famille, puissent enseigner, pour les avoir pratiquées eux-mêmes, les vertus civiques et domestiques, et n’aient pas d’intérêt distinct de celui de leur pays. Jusque-là, la prévention était plutôt en faveur du célibat des maîtres.

La Chalotais signale avec une implacable sévérité tous les défauts, toutes les lacunes de l’enseignement des jésuites, aussi bien que de l’enseignement universitaire. « Sur mille étudians qui ont fait ce qu’on appelle leurs cours d’humanités ou de philosophie, à peine en trouverait-on dix en état d’exposer clairement et avec intelligence les premiers élémens de la religion, qui sussent écrire une lettre, discerner une bonne raison d’une mauvaise. On n’acquiert dans nos collèges, dit-il encore, aucune connaissance de notre langue, on n’y enseigne qu’une philosophie abstraite qui ne renferme pas les principes de la morale. » — Témoignages importans, dit avec raison M. Compayré, que l’on devrait au moins contrôler, avant d’admirer sur parole l’instruction des anciens temps, avant de déclamer sur la décadence des études !

La Chalotais ne se borne pas à la critique, il propose tout un plan détaillé d’éducation, où nous signalerons, parmi les dispositions les plus remarquables, l’enseignement simultané et parallèle de l’histoire et de la géographie, une place importante attribuée à l’histoire naturelle, trop négligée même de nos jours, l’ajournement jusqu’à l’âge de dix ans des études classiques, enfin l’introduction de deux langues vivantes, « l’anglais pour la science, l’allemand pour la guerre. »

La Chalotais est principalement un polémiste : Rolland est avant tout un organisateur. Son Mémoire sur l’instruction publique contient déjà les premiers linéamens de l’université impériale. A lui revient l’honneur d’avoir posé pour la première fois le principe que l’instruction doit être appropriée aux besoins des différentes classes de la société. En conséquence, il propose d’établir quatre degrés. d’instruction. Le plus élémentaire doit être à la portée de tous sans exception. « La science de lire et d’écrire, qui est la clef de toutes les autres sciences, doit être universellement répandue ; sans elle, les instructions des pasteurs sont inutiles, et la lecture peut seule imprimer d’une façon durable ce qu’il est important de ne jamais oublier. » Paroles significatives dans la bouche d’un homme de l’ancien régime ! Et il ajoute : « Le laboureur qui a reçu une sorte d’instruction n’en est que plus attentif et plus habile. » Au-dessus des écoles de campagne, Rolland demande l’établissement de « demi-collèges », avec deux ou trois classes, trois ou quatre professeurs, et dont les meilleurs élèves iraient compléter leurs études dans les collèges de plein exercice ; enfin les universités, avec leurs facultés spéciales, constituent l’enseignement supérieur.

Création d’une École normale, sous le titre de Maison d’éducation pour former les maîtres, d’inspecteurs généraux, délégués par les facultés pour visiter chaque année tous les collèges ; d’un directeur supérieur d’éducation, résidant à Paris, sorte de ministre de l’instruction publique[1], sous les ordres immédiats du ministère de la justice ; subordination des universités de province à celle de Paris qui devient le chef-lieu de l’enseignement ; uniformité dans les programmes pour parvenir à l’uniformité dans les mœurs et dans les lois : telles sont les principales innovations du remarquable projet de Rolland, le plus vigoureux champion avant 1789 des droits de l’état en matière d’éducation, l’un des véritables fondateurs de l’université du XIXe siècle.


IV

Il ne saurait être ici question d’exposer, même brièvement, ce qu’ont fait pour l’éducation nos grandes assemblées révolutionnaires, la constituante, la législative, la convention. Leur œuvre, vaste, multiple, est encore en partie vivante, et sur nombre de points nous ne pourrions que souhaiter la réalisation de ce qu’elles ont conçu et décrété.

La révolution comprit du premier jour toute l’importance de l’éducation pour un pays qui veut être libre. Plusieurs projets de réorganisation furent présentés à l’assemblée nationale. Quelques oratoriens, ralliés aux idées nouvelles, allaient fort loin ; l’un d’eux, Paris, réclamait l’instruction obligatoire, l’instruction gratuite à tous les degrés pour les indigens, et des traitemens considérables (1,600 livres) pour les instituteurs. Plus timide, Mirabeau repousse l’instruction obligatoire et le monopole universitaire, il se contente de demander pour l’enseignement secondaire classique un collège par département, et pour l’enseignement supérieur, un lycée national unique, à Paris. Cent élèves de moins de trente ans, de plus de vingt ans, envoyés par les départemens, seraient, pendant trois années, élevés aux frais de l’état dans cette grande école et y recevraient l’enseignement le plus varié et le plus complet. Méthode et grammaire, économie publique et morale, histoire universelle ; géométrie et algèbre, mécanique, physique générale, histoire naturelle, chimie, physique expérimentale, physiologie ; hébreu, grec, latin, italien, espagnol, anglais, allemand : telles devraient être les matières de l’instruction. Avec une vue juste et élevée de ce que doit être l’enseignement supérieur, Mirabeau déclare que « la chaire de méthode sera la base de l’enseignement du lycée national. »

Bien autrement hardi et complet fut le projet présenté par Talleyrand en septembre 1791, au nom du comité de constitution. Talleyrand proclame que l’instruction est due à tous ; en conséquence, il y aura des écoles partout, dans le plus humble village comme dans les plus grandes villes. Chacun sera libre d’enseigner ; l’existence d’une corporation avec privilège exclusif est contraire à l’égalité. Enfin, on enseignera tout ce qui peut être enseigné : « Dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu’il soit possible de tout apprendre. »

La Déclaration des droits de l’homme devient, dans le projet de Talleyrand, le catéchisme de l’enfance. Connaître, aimer, perfectionner la constitution, sont les trois choses essentielles : la morale ne vient qu’après. Cette morale, il va sans dire, est indépendante de tout dogme religieux. L’instruction primaire est donnée dans des écoles établies à chaque chef-lieu de canton ; elle est gratuite, mais non obligatoire. Dans chaque arrondissement, une école de district, répondant à peu près à nos collèges d’enseignement secondaire ; dans quelques chefs-lieux de département, des écoles spéciales- pour la morale évangélique, le droit, la médecine, l’art militaire ; enfin à Paris, un établissement unique d’enseignement supérieur, l’institut national, où s’achèvera la culture des jeunes gens qui se destinent aux lettres, aux sciences et aux arts. — Les femmes ne sont pas oubliées ; Talleyrand demande pour elles des maisons d’éducation publique, destinées à remplacer les couvens.

Ce projet, remarquable malgré quelques défauts et quelques lacunes, n’obtint pas l’attention qu’il méritait. L’assemblée législative, à qui il avait été renvoyé par la constituante, chargea Condorcet de lui présenter un nouveau rapport. Lu dans les séances des 20 et 21 avril 1792, ce rapport est digne du nom illustre de son auteur. L’instruction, selon Condorcet, est le principal instrument de la moralité et du progrès, et l’on sait que pour lui la perfectibilité humaine est indéfinie. Par un respect peut-être excessif de la liberté, Condorcet veut que l’état se désintéresse absolument de l’éducation politique : il doit se contenter de présenter aux enfans la constitution comme un fait, non comme une chose sacrée et inviolable ; à plus forte raison devra-t-il, sous peine d’attentat aux droits de la famille, s’abstenir de tout enseignement religieux, On peut trouver, d’autre part, que Condorcet se laisse quelque peu aller à la chimère quand il demande non-seulement une éducation identique pour les deux sexes, mais encore une éducation donnée en commun. Il pense que les mœurs gagneront à un rapprochement journalier qui dissipera les illusions entretenues par la distance et amortira l’effervescence des sens surexcités par l’isolement. — Les écoles mixtes ont du bon pendant le premier âge ; mais ne serait-il pas dangereux de prolonger le contact ? Et que penser de l’espoir caressé par Condorcet d’utiliser l’amour comme moyen d’émulation dans les classes ?

L’organisation scolaire proposée par Condorcet se distingué heureusement de celle de Talleyrand en ce qu’elle multiplie les établissemens d’instruction, augmente le nombre des écoles primaires, enrichit les programmes d’études et inaugure un large système de décentralisation de l’enseignement supérieur. — On devait s’attendre qu’un savant illustre réduirait dans l’enseignement secondaire la part du latin et subordonnerait les lettres aux sciences. Enfin l’homme aux yeux de qui l’instruction est le grand promoteur du progrès ne pouvait manquer d’en réclamer la gratuité.

La convention s’abandonna d’abord à l’utopie. Deux projets sages, libéraux, un peu timides même, de Lanthénas et de Lakanal, furent rejetés dans l’ombre par l’apparition d’un écrit posthume de Lepelletier de Saint-Fargeau, qui fut chaleureusement accueilli. Imitateur peu original de la constitution Spartiate et de la république de Platon, Lepelletier veut « que tous les enfans, les filles comme les garçons, les filles de cinq à onze ans, les garçons de cinq à douze ans, soient élevés en commun, aux frais de l’état et reçoivent pendant ces six ou sept années la même éducation. » Il y a plus, non-seulement la nourriture, mais le costume seront identiques. C’était aussi l’idéal de Saint-Just ; il demande que jusqu’à seize ans les garçons soient nourris par l’état. Il est vrai que le régime est frugal : des raisins, des fruits, des légumes, du laitage, du pain et de l’eau. Le costume est de toile en toute saison. Plus libéral pourtant que Lepelletier, Saint-Just ne soumet pas les filles à la même discipline et préfère qu’elles soient élevées dans la famille.

Enfermés dans de grands collèges de cinq à six cents internes, les enfans des deux sexes sont uniformément astreints par Lepelletier aux travaux manuels. Ils cultiveront la terre. Si le collège n’en a pas assez à sa disposition, on les conduira sur les routes pour, y entasser ou y répandre des cailloux. Quant aux exercices intellectuels, ils sont les mêmes que Condorcet avait déjà inscrits dans son programme : lecture, écriture, calcul, morale, économie domestique, récits d’histoire. Rousseau ne pouvait être oublié : jusqu’à douze ans, l’enfant n’entend parler que de la morale philosophique universelle ; à lui le soin de faire plus tard entre les différentes religions positives un choix réfléchi.

Soutenu par Robespierre, qui présenta lui-même un projet presque identique, le plan d’éducation de Lepelletier fut vivement combattu par l’abbé Grégoire. Il plaida, non sans éloquence, la cause de l’éducation domestique et fit observer qu’on ne pouvait assimiler à la petite cité de Sparte, qui contenait peut-être vingt-cinq mille individus, un vaste empire qui en renferme vingt-cinq millions. Danton se prononça contre l’instruction obligatoire, impérative, comme on disait alors ; il se contenta de demander qu’il y eût « des établissemens où les enfans seraient instruits, logés et nourris gratuitement, et des classes où les citoyens qui voudraient garder leurs enfans chez eux pourraient les envoyer. » Ce moyen terme fut adopté ; mais le décret ne reçut même pas un commencement d’exécution. Les propositions les plus étranges se succédaient. Le délire d’égalité inspirait la défiance de toute haute culture intellectuelle. On ne voulait plus d’une aristocratie de savans et de philosophes, d’un privilège pour les villes au détriment des campagnes. Barère demande la suppression des livres, « de toutes ces paperasseries qui encombrent le genre humain, » et Coffinhal criait à Lavoisier : « Tais-toi ; la république n’a pas besoin de chimie. »

Ces aberrations furent passagères, et, après le 9 thermidor, la convention, plus calme, se remit à l’œuvre. Le rapport sur l’instruction primaire fut encore rédigé par Lakanal. Il fut adopté et devint la loi du 27 brumaire an III. Les matières de l’enseignement étaient : la lecture et l’écriture, la Déclaration des droits de l’homme et la constitution, des instructions élémentaires sur la morale républicaine, les élémens de la langue française soit parlée, soit écrite, les règles de calcul simple et de l’arpentage, des instructions sur les principaux phénomènes et les productions les plus usuelles de la nature, le recueil des actions héroïques et les chants de triomphe. — Les écoles, à raison d’une par mille habitans, étaient divisées en deux sections, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. Les maîtres, nommés par le peuple et agréés par un jury d’instruction, devaient recevoir annuellement, les hommes i, 200 fr., les femmes 1,000 fr. Les assemblées républicaines ont toujours compris la nécessité de rétribuer largement les instituteurs du peuple.

Le projet de Lakanal rencontra d’énergiques oppositions. Un conventionnel, le médecin Baraillon, s’éleva contre l’identité d’enseignement pour les deux sexes. A quoi bon pour les filles l’étude de l’arpentage ? Il proposait à la place « quelques règles de médecine sur la menstruation, les couches, les suites de couches, » questions délicates à traiter devant des petites filles ! Mieux inspiré, il demandait la fondation d’écoles de canton, où l’on ajouterait à l’enseignement élémentaire des communes la grammaire française, l’arpentage, la physique, l’hygiène, l’art vétérinaire et l’histoire de la révolution. — Ce sont comme les premiers linéamens de l’enseignement primaire supérieur.

Le principe de l’obligation fut repoussé, et la convention alla même jusqu’à autoriser tous les citoyens à ouvrir des écoles particulières ; il est vrai qu’elle les soumettait à la surveillance des autorités constituées. Mais, dans cette dernière période de son existence, la convention ne borna pas sa sollicitude à l’enseignement primaire : l’instruction supérieure reçut une vigoureuse et féconde impulsion. Les dates ici sont éloquentes : fondation de l’École polytechnique, 11 mars 1794 ; de l’École de Mars, 1er juin 1794 ; du Conservatoire des arts et métiers, 29 septembre 1794 ; de l’École normale, 30 octobre 1795 ; l’année suivante, c’est le tour du Bureau des longitudes et de l’Institut national de musique. Enfin, en 1795, sur le rapport de Daunou, la convention décrétait l’établissement d’écoles centrales destinées à remplacer les collèges d’enseignement secondaire, et dont la prospérité, il faut le dire, fut généralement médiocre, puis d’un Institut national, « qui devait être comme l’abrégé du monde savant, comme le corps représentatif de la république des lettres. » Il était divisé en trois classes, et comprenait : 1° les sciences physiques et mathématiques ; 2° les sciences morales et politiques ; 3° la littérature et les beaux-arts.

Ce fut le dernier effort de la grande assemblée. Peu de temps après, elle prononçait sa propre dissolution, emportant la gloire impérissable d’avoir doté la France du premier système d’éducation nationale qu’elle ait connu. Les principes qu’elle a légués à l’avenir furent plus féconds encore que ses institutions. La première, elle a proclamé le droit et le devoir de tout citoyen d’être instruit et éclairé, et que c’est là l’un des articles fondamentaux de la charte d’un peuple libre.

Nous ne pousserons pas plus loin cette révision, entreprise en compagnie d’un guide toujours judicieux, attachant et parfaitement informé. On sait de reste ce que fut l’Université impériale, quelles préventions nourrirent Napoléon Ier et la restauration à l’égard de l’instruction primaire ; comment, enfin, celle-ci fut organisée par la loi de 1833. Rappelons qu’à cette date le droit des pères de famille ne paraissait pas aux meilleurs esprits de nature à faire reculer le législateur devant le principe de l’obligation, et V. Cousin, rapporteur à la chambre des pairs de la loi Guizot, prononçait ces paroles mémorables, bien dignes d’être méditées aujourd’hui : « Une loi qui ferait de l’instruction primaire une obligation légale, ne nous a pas paru plus au-dessus des pouvoirs du législateur que. La loi sur la garde nationale et celle que vous venez de faire sur l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique. Si la raison de l’utilité publique suffit au législateur pour toucher à la propriété, pourquoi la raison d’une utilité bien supérieure ne lui suffirait-elle pas pour faire moins, pour exiger que des enfans reçoivent l’instruction indispensable à toute créature humaine, afin qu’elle ne devienne pas nuisible à elle-même ou à la société tout entière ? »


V

Des pages précédentes se dégagent comme d’elles-mêmes les idées qui doivent aujourd’hui dominer toute théorie de l’éducation. Elle doit avant tout tendre à imprimer dans les esprits les connaissances qui plus tard leur seront indispensables pour accomplir leur destinée d’hommes et de citoyens. En conséquence, elle sera largement utilitaire, en prenant ce mot dans son acception la plus élevée. Il ne s’agit pas de cette utilité étroite et mesquine dont l’idéal est de remplir mécaniquement telle ou telle fonction sociale ou de gagner beaucoup d’argent, mais de cet intérêt supérieur qu’a tout homme à posséder des notions exactes et précises pour la conduite de la vie. À ce point de vue, la culture littéraire n’est pas moins utile que la culture scientifique, s’il est vrai qu’elle forme, assouplit, affine l’instrument par lequel ces notions sont acquises et mises en œuvre, qu’elle développe le jugement, le raisonnement, l’imagination dans la mesure et selon la direction convenables. C’est là son rôle éminent, sa raison d’être durable, et si les études classiques doivent continuer à tenir une grande place dans notre système d’enseignement, ce n’est pas que le but suprême soit pour nous d’écrire élégamment en latin, c’est que les deux grands idiomes de l’antiquité nous semblent encore les meilleurs modèles de logique naturelle, et que les immortelles intelligences qui les ont parlés ont exprimé en perfection quelques-unes des vérités philosophiques et morales qui, étrangères à l’espace et à la durée, sont en quelque sorte le patrimoine commun du genre humain.

La cause de la littérature et de la langue nationales, celles des langues vivantes, de l’histoire et de la géographie, sont aujourd’hui gagnées ; mais comprend-on que jusqu’à la révolution elles aient eu besoin d’avocats, et qu’on ait si longtemps fermé l’oreille aux voix qui revendiquaient, pour ces études indispensables, droit de cité dans les programmes de l’éducation française ?

A côté de l’enseignement purement littéraire, une importance croissante est attribuée à l’enseignement scientifique. Nous n’irons pas jusqu’à dire, avec M. H. Spencer, que le peintre, le musicien, ont absolument besoin de connaître les théories physiques de la lumière et du son ; nous lui accorderons cependant que la science ne nuit pas nécessairement à l’inspiration de l’artiste. Nous lui accorderons surtout que des notions élémentaires, mais précises et exactes, de médecine et d’hygiène, de psychologie positive et pratique, ne sauraient être inutiles à ceux ou à celles qui auront plus tard à élever de jeunes enfans. « Quand un père qui a agi d’après de faux principes adoptés sans examen s’est aliéné l’affection de ses fils, les a poussés par sa sévérité à la révolte, à la ruine morale, et a fait son propre malheur, il pourrait, ce semble, faire cette réflexion : que l’étude de l’éthologie eût mieux valu pour lui que celle d’Eschyle. Quand une mère pleure son premier né qui a succombé aux suites de la fièvre scarlatine, et qu’un médecin sincère lui dit ce qu’elle soupçonne déjà, que son enfant aurait guéri si sa constitution n’avait pas été d’avance affaiblie par l’abus de l’étude, quand elle est écrasée sous le double poids de la douleur et du remords, c’est une bien faible consolation pour elle que de pouvoir lire Dante dans l’original. »

L’éducation moderne tient grand compte du développement corporel. Elle a répudié l’ascétisme du moyen âge, et, instruite par la physiologie, elle sait que toute culture excessive et prématurée de l’intelligence, en surexcitant l’activité du cerveau, produit infailliblement des troubles plus ou moins profonds dans les fonctions digestives, circulatoires, respiratoires, amène l’arrêt de croissance, le rachitisme, des maladies de toutes sortes, par suite, la dégénérescence de la race. L’exercice méthodique des différens muscles par la gymnastique, mieux encore, l’expansion d’énergie physique accompagnée de plaisir que provoquent les jeux naturels de l’enfance, sont d’une utilité que personne ne songe plus à contester. On a compris que, si l’objet suprême de l’éducation n’est pas de former des athlètes, néanmoins l’intelligence est d’autant mieux préparée pour les luttes de la vie qu’elle trouve à sa disposition un corps plus vigoureux.

Depuis Rousseau, il n’est plus permis de méconnaître la nécessité pour l’instituteur de modeler son enseignement sur l’évolution spontanée de l’esprit. L’enfant est d’abord tout sens ; c’est par le concret, le particulier, le sensible, qu’on parviendra à fixer son attention si mobile et si distraite au début. De là l’importance des leçons de choses, universellement adoptées aujourd’hui dans nos écoles primaires. De là la convenance d’ajourner à douze ou treize ans l’étude des règles abstraites de la grammaire, d’attribuer à des âges différens la partie expérimentale et la partie théorique des sciences physiques, naturelles, historiques, sociologiques ; d’utiliser de bonne heure les dispositions de l’enfance pour les arts du dessin, de commencer par une culture en quelque sorte esthétique avant de faire appel aux puissances logiques de l’entendement. C’est la marche naturelle, non-seulement de l’individu, mais de l’espèce, et toute éducation qui prétend en suivre une autre est frappée par avance de stérilité.

Le passage du concret à l’abstrait, du particulier au général, du sensible à l’intelligible, est peut-être le moment le plus important pour le développement de l’esprit. On ne saurait le préparer avec trop de soin. Le hâter serait tout perdre. L’instituteur ne peut qu’aider la nature, et nul artifice pédagogique ne remplacera des facultés encore endormies. Dans son livre récent de l’Éducation considérée comme science. M. Bain abonde sur ce point en recommandations, j’allais dire en recettes, qui, pour être un peu minutieuses, n’en sont peut-être que plus profitables.

On comprend de nos jours que la femme doit recevoir une éducation sinon identique, du moins analogue à celle de l’homme : l’instruction laïque des filles, ébauchée par la convention, apparaît de plus en plus comme un des moyens essentiels pour assurer à la fois la stabilité et le progrès des institutions sur lesquelles repose une société vraiment libérale et démocratique.

Enfin le grand principe de la gratuité et de l’obligation de l’instruction primaire s’impose de plus en plus aux bons esprits. Que dans un pays de suffrage universel un citoyen puisse manquer, soit par la pénurie, soit par la négligence ou l’égoïsme de ses parens, des connaissances indispensables à l’exercice de ses droits, et soit condamné plus tard à croupir dans une ignorance aussi nuisible aux autres qu’à lui-même, voilà ce qu’on ne saurait soutenir sans méconnaître l’une des prérogatives les. plus sacrées de l’homme libre, l’une des exigences les plus impérieuses de l’intérêt public.

C’est au nom du même intérêt qu’on revendique aujourd’hui pour l’état, non pas le monopole de l’instruction à tous les degrés, mais un contrôle sérieux et permanent. On comprend, avec les parlementaires du XVIIIe siècle et les grandes assemblées de la révolution, que le maintien de l’unité nationale exige une éducation nationale, profondément empreinte d’un esprit de moralité séculière, de patriotisme et de progrès. Une large diffusion de l’enseignement supérieur, avec pleine indépendance. des méthodes et des doctrines, jusqu’au point où les fondemens des mœurs et les institutions vitales de toute société seraient directement ébranlés : voilà par où s’achève, selon nous, un système de pédagogie dont le passé nous a légué l’ébauche, dont l’application de plus en plus complète doit être l’œuvre maîtresse du présent et la plus chère espérance de l’avenir.


L. CARRAU.

  1. La première idée de cette création appartient à l’abbé de Saint-Pierre.