L’Élection présidentielle aux États-Unis

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L'ELECTION PRESIDENTIELLE
AUX ETATS-UNIS

L’élection qui vient de se faire aux États-Unis, et qui a confirmé le pouvoir du parti républicain en portant le général, Grant à la présidence, n’est point un événement imprévu. Elle n’est le résultat d’aucun mouvement soudain dans l’opinion publique américaine, elle n’est le signe d’aucun changement dans la situation des partis, Il y a longtemps qu’elle se prépare et qu’elle n’est même plus mise en doute par les observateurs sensés. Nous nous hasardions dès l’année dernière à la prédire, alors que le succès partiel et passager du parti démocrate dans les élections locales des états semblait menacer le parti républicain d’une ruine prochaine. A notre avis, l’influence ancienne et populaire de ce grand parti qui avait soutenu la guerre civile et reconstitué l’union nationale n’était et ne pouvait pas être sérieusement atteinte, au moins avant longtemps ; c’étaient les radicaux qui, après avoir achevé leur œuvre, allaient retomber dans leur faiblesse première, et peut-être s’effacer dans l’oubli. Les républicains au contraire, affranchis de l’influence radicale, reviendraient sûrement à leur modération naturelle, à cette politique purement nationale dont les dangers de la guerre civile et la nécessité de frapper l’esclavage à sa racine les avaient détournés quelque temps[1]. La réaction inévitable contre les idées radicales devait être, pensions-nous, lente et mesurée ; ce serait non le revirement soudain d’un peuple étonné de lui-même, et pour ainsi dire honteux de ses propres fureurs, mais le retour graduel des habitudes anciennes et du sang-froid accoutumé chez une nation virile, qui, au milieu de ses actions les plus énergiques, ou, si l’on veut, les plus violentes, n’avait jamais perdu un seul instant le plein usage de sa raison. Enfin nous rendions hommage à cette puissance admirable de l’opinion, qui, dans les pays vraiment démocratiques, entretient sous l’apparence de la confusion la plus grande un ordre moral imperturbable auquel les gouvernemens absolus voudraient vainement prétendre.

Aujourd’hui de grands événemens viennent nous fournir une occasion nouvelle d’admirer la vertu des gouvernemens libres. L’élection du général Grant n’a rien de ces surprises dont un lieu-commun très répandu chez nous menace avec emphase les sociétés où le pouvoir dépend des suffrages populaires, et où la politique nationale est remise sur le tapis tous les jours. C’est par un mouvement insensible que les républicains modérés ont repris l’avantage sur les abolitionistes radicaux. La campagne électorale dont nous allons faire le récit n’est pas, à vrai dire, une réaction, c’est plutôt une ère de justice et de conciliation qui commence. Les prophètes de malheur avaient juré que l’élection coûterait des flots de sang, et qu’elle se ferait au bruit du canon. Jamais au contraire journée électorale n’a été plus calme ; à peine y a-t-il eu quelques désordres à réprimer dans les états du sud. C’est que, malgré tout ce qu’on en peut dire, les élections sont chose sérieuse en Amérique, et que sous tous les gouvernemens un peuple accoutumé à se prendre au sérieux est le seul fondement solide de la tranquillité des états.


I

Il y a un an, l’influence jusque-là souveraine du grand parti républicain semblait gravement ébranlée. Pour la première fois depuis cinq années, et malgré un redoublement d’efforts tout à fait inusité dans les élections locales, la majorité lui avait échappé dans les états du nord. L’avantage remporté par le parti démocrate, bien qu’assez insignifiant encore et dû peut-être en grande partie à des causes secondaires, semblait être le point de départ d’une réaction prévue depuis longtemps. Les majorités démocratiques avaient été généralement très faibles, parfois même incertaines et contestées ; mais, sans compter que cette égalité même accusait le déclin de l’influence républicaine, on voyait de tous côtés les signes avant-coureurs d’un de ces retours d’opinion suivis aussitôt dans les pays libres d’un retour de fortune et de pouvoir. Presque partout les radicaux ardens étaient remplacés dans les fonctions municipales soit par des républicains modérés, soit même par des démocrates. Boston, la ville des négrophiles, la capitale de l’abolitionisme, venait d’élire un maire démocrate. Les républicains de l’Ohio, tout en nommant un gouverneur unioniste, s’étaient prononcés fortement contre l’égalité des races et contre le suffrage des noirs. Il était évident que les chefs radicaux qui dirigeaient depuis deux ans la politique du congrès commençaient à dépasser la mesure et à lasser le sentiment public. Le moment semblait venu pour les démocrates de prendre leur revanche en ralliant tous les mécontens, et en rentrant à la présidence après huit ans d’exil.

De son côté, le parti démocratique s’était beaucoup amendé depuis trois ans. L’adversité l’avait renouvelé et rajeuni : il avait, comme on dit, fait peau neuve. Tout en résistant aux idées nouvelles, il n’avait cessé de les suivre à distance, et il se laissait entraîner. chaque jour davantage au mouvement de l’esprit public. Ce n’était plus ni cette minorité arrogante qui voulait naguère imposer l’esclavage au congrès et qui niait insolemment l’autorité du gouvernement de l’Union, ni cette faction anti-nationale qui pendant tout le temps de la guerre civile n’avait cessé de demander la paix à tout prix et de se réjouir des succès des rebelles. Instruits par les événemens, convertis par la force des choses, assouplis par leurs revers mêmes, les démocrates semblaient résignés à reconnaître les faits accomplis. Partisans du droit des états et de l’inégalité des races, ils n’avaient renoncé à aucune de leurs opinions anciennes ; mais, les yeux désormais tournés vers l’avenir, ils ne songeaient plus à réclamer contre des changemens irrévocables. Les principes et les préjugés sur lesquels ils s’appuyaient encore étaient restés constamment populaires et comptaient beaucoup de secrets adhérens même parmi leurs adversaires avoués. Peut-être enfin les démocrates modérés représentaient-ils mieux que les républicains la véritable opinion du pays. Ce qui leur nuisait, c’était le souvenir de leur attitude pendant la guerre et de leurs vœux à peine déguisés pour la rupture de l’unité nationale. Tout cela pouvait être effacé par quelques concessions habiles au patriotisme offensé des états du nord. Si surtout ils parvenaient à s’emparer du général Grant, à en faire leur candidat pour l’élection prochaine, ils étaient assurés de redevenir les maîtres, et la présidence était à eux.

Le vainqueur de Richmond était dès lors l’homme indispensable dont tous les partis convoitaient la conquête, et sur lequel ils tenaient les yeux fixés. Jamais candidat populaire n’avait vu ses faveurs aussi ardemment disputées par tous les camps. Chacun sentait que le sort de la campagne électorale était déjà dans ses mains, et que la victoire appartenait d’avance au parti qui aurait l’heur de lui plaire ; mais jusqu’alors ses préférences étaient incertaines, et l’on eût dit qu’il mettait une sorte de coquetterie à intriguer tout le monde à la fois. Si tant est qu’il eût déjà une résolution prise, personne n’en avait encore obtenu la confidence. Par un excès de prudence et de réserve qui pouvait passer pour de l’indécision, et qui n’était au fond que de l’habileté, il évitait soigneusement de se prononcer sur la politique générale, il ne laissait échapper aucune parole qui ressemblât à un engagement ou à une promesse. En vain les deux partis l’assiégeaient de flatteries et de caresses, en vain leurs députations allaient le poursuivre jusque dans sa maison et lui faire subir ces interrogatoires à brûle-pourpoint auxquels tout homme public américain est exposé à chaque heure de sa vie ; il accueillait poliment leurs avances, il les remerciait brièvement de leurs offres de service, mais il éludait leurs questions avec une brusquerie toute militaire, et il se dérobait à l’examen avec une rondeur pleine de finesse. Quand on l’interpellait en public, il se tirait d’affaire en disant qu’il ne connaissait pas l’art de la parole, et qu’il n’avait aucun désir de le cultiver, mais que ses concitoyens l’avaient vu à l’œuvre, et qu’ils pouvaient le juger par ses actions. Quand un ami tâchait de surprendre sa pensée ou de lui arracher un aveu, il détournait très adroitement la conversation. Un jour que M. Wade, le président du sénat, essayait de le sonder et de le gagner à la politique radicale, il s’était mis à parler de chevaux avec une abondance extrême, et M. Wade n’avait pu obtenir qu’il passât à un autre sujet. Comparaissant une autre fois devant une commission du congrès comme témoin dans une enquête grave, et sommé de dire son avis sur des faits qu’il venait de faire connaître : « Est-ce un interrogatoire, s’écria-t-il, que l’on veut me faire subir ? Veut-on par hasard me mettre en jugement ? » Il aimait enfin à répéter qu’il n’était pas un homme politique, qu’il était un soldat, que son métier et son devoir étaient de servir le pays en gardant une rigoureuse obéissance aux lois. Sa conduite d’ailleurs était conforme à ce langage. Dans toutes les fonctions qu’il avait remplies depuis deux ans, et que lui avaient conférées soit le président, soit le congrès, tour à tour ministre, commandant en chef de l’armée, dictateur militaire des états du sud, il n’était pas une seule fois sorti de son rôle ; on ne l’avait jamais vu ni républicain, ni radical, ni démocrate, mettant son autorité au service d’un parti ou de son ambition personnelle ; le futur candidat à la présidence n’avait jamais paru sous le lieutenant-général des armées. On en était réduit aux conjectures pour deviner le choix qu’il allait faire. Les uns fouillaient dans sa vie passée pour y trouver des indices de ses opinions présentes, et ils se rappelaient avec joie que du temps de son obscure jeunesse le général Grant avait appartenu au parti démocratique le plus avancé. Les autres rappelaient sa carrière militaire, les éclatans services rendus par lui à la cause républicaine, et ils ne croyaient pas qu’il pût abandonner la bannière sous laquelle il avait si longtemps combattu. Le général était comme un oracle de qui les deux partis attendaient le mot de leur destinée. Partagés entre l’impatience de savoir enfin sa pensée et l’inquiétude de le voir se tourner contre eux, ils n’osaient ni l’un ni l’autre lui faire violence, et ils respectaient son silence tout en le maudissant. Plus leur perplexité devenait grande, et plus ils étaient empressés à le porter aux nues, à se glorifier par avance d’avoir obtenu son appui.

Cette fortune singulière était sans exemple en ce pays. Jamais aucun citoyen, si ce n’est peut-être le glorieux fondateur de la république, n’avait occupé cette situation supérieure d’où il commandait aux partis sans même leur communiquer ses desseins. Dans ce pays de libre langage, de publicité permanente et sans réserve, la taciturnité un peu dédaigneuse qui réussissait si bien au général Grant aurait été regardée chez tout autre comme une insolence intolérable et une espèce de lèse-majesté populaire ; on n’aurait pas manqué d’y voir la marque d’une politique perfide, d’un caractère despotique et ambitieux, l’hypocrisie d’un roué politique qui voulait conserver toutes les chances afin de jouer un double jeu. Voilà probablement ce qu’on aurait pensé, si le général avait été un politicien de profession, un Johnson, un Sumner, un Chase, un Lincoln même, accoutumé aux usages de la vie publique et à la discipline des partis ; mais sa popularité était bien au-dessus de tous ces reproches. Ce qui eût paru un défaut chez les autres passait chez lui pour une vertu. Sa modestie, son désintéressement, sa simplicité proverbiale, forçaient l’estime des partis, dont sa réserve obstinée faisait l’étonnement et le désespoir. Son humeur peu communicative lui prêtait un air mystérieux qui lui donnait plus de prestige aux yeux de la foule. Peu s’en fallait qu’on n’admirât jusqu’à ce laconisme forcé dont il avouait si modestement la cause, et où l’on se plaisait à voir un signe de profondeur. Il semblait que le peuple américain, dégoûté par M. Johnson de l’espèce des présideras orateurs, eût résolu de mettre à sa tête ; un simple homme de bien, sans parti-pris ni prétention d’aucune sortes indépendant de toutes les factions qui se disputaient le pouvoir et incapable de s’en servir dans son intérêt personnel. Les républicains pouvaient être battus, les démocrates pouvaient ressaisir leur ancienne influence ; une seule chose paraissait dès lors certaine, c’est que le lieutenant-général Ulysse Grant serait le prochain président des États-Unis.

Cependant, malgré le doute qui planait encore sur sa résolution finale. il était visible que les sympathies du futur président penchaient vers les républicains modérés. Bien qu’il n’eût jamais pris une attitude hostile à l’égard de M. Johnson, il avait été le serviteur honnête et le fidèle observateur des lois du congrès. Les républicains d’ailleurs étaient ses compagnons d’armes, c’était en les servant qu’il avait illustré son nom, et il n’était pas homme à se séparer d’eux à la légère. Le danger en ce moment venait des républicains eux-mêmes. Tandis que les modérés faisaient de Grant presque un dieu, les violens du parti, qui ne pouvaient le souffrir, risquaient de le rejeter malgré lui dans les bras des démocrates. Les radicaux en effet l’avaient toujours vu d’un mauvais œil. Ils ne pouvaient lui pardonner ses premières tendances, ils se défiaient encore de lui comme d’un converti de la dernière heure, mal dégagé de l’ancienne idolâtrie et toujours sur le point d’y retomber. Ils avaient d’ailleurs contre lui toute sorte de griefs sérieux ou futiles : le général Grant avait été le rival heureux et presque l’ennemi privé de ce héros calomnié, le général Butler, le grand homme de guerre du parti radical, il avait accordé une capitulation honorable au général Lee, il avait montré trop de douceur aux états du sud, il s’était efforcé de rester neutre dans la querelle du président et du congrès. Enfin les radicaux se plaignaient de n’avoir jamais trouvé en lui qu’un serviteur sans enthousiasme et un exécuteur consciencieux, mais un peu froid, de leurs volontés. Ils lui en voulaient par-dessus tout d’être le candidat nécessaire et de fermer la voie à tous ceux qu’ils auraient voulu tirer de leur sein. D’après eux, c’était un homme médiocre, sans fermeté, sans principes, et, comme ils disaient, « sans idées. » M. Wendell Phillips ne pouvait prononcer son nom qu’avec un accent de mépris et de pitié. M. Horace Greeley lui-même déclarait dans la Tribune que, si les républicains nommaient le général Grant, ce serait de leur part un signal de détresse et un acte d’abdication volontaire. Il fallait à tout prix éviter cette honte en opposant à cette candidature pseudo-républicaine la bannière franche et radicale de M. Chase. Dans les réunions préparatoires où avait été mise en avant la candidature du général Grant, les modérés avaient rencontré chez les radicaux une opposition des plus vives. Lors des élections annuelle du club de l’Union league à Philadelphie, le parti de Grant et le parti de Chase s’étaient livré une bataille rangée. Les discours les plus violens avaient été prononcés de part et d’autre, et, les amis de Grant l’ayant emporté sur ceux de Chase, les radicaux s’étaient retirés avec fracas de l’assemblée. Une scission paraissait inévitable, et les démocrates comptaient bien profiter de cette rupture pour s’attacher les républicains modérés et pour s’emparer de leur candidat.

Tandis que les républicains s’affaiblissaient par leurs divisions dans les états du nord, ils se fortifiaient chaque jour davantage dans les états du sud, où ils hâtaient de toute leur puissance l’organisation des nouveaux gouvernemens d’état conformes au plan de reconstruction du congrès. Ce sud, naguère si intraitable, qu’on n’avait pu dompter que par la dictature, se transformait comme par miracle, et semblait changer à vue d’œil sous la main de ces puissans magiciens qu’on appelait les gouverneurs militaires. Non-seulement on ne doutait plus de son concours aux élections prochaines, si on l’autorisait à y prendre part, mais les républicains modérés devaient encore y céder la place aux républicains extrêmes, et, si ces derniers parvenaient à la présidence, ce ne pouvait plus être que par le secours des états du sud. Par quel étrange revirement de fortune les opinions radicales, exilées du sol natal, trouvaient-elles refuge et assistance au cœur du pays ennemi ? par quel contraste inexplicable la patrie de la sécession, le foyer du parti démocrate, était-il devenu la forteresse et l’espoir du radicalisme ? On le comprendra aisément, si l’on se donne la peine de se rappeler les lois établies l’année dernière pour la reconstruction des états du sud[2].

Ces lois en effet n’étaient pas, comme on pourrait le croire, de simples décrets dictatoriaux pour assurer la sujétion de l’ancien pays rebelle, elles avaient un but plus élevé et plus difficile. Elles ne se proposaient rien moins que la conversion soudaine des états du sud aux idées républicaines et radicales. Par la concession des droits politiques à tous les hommes loyaux sans distinction de race, par l’exclusion systématique de tous les serviteurs du gouvernement confédéré, par l’usage arbitraire de ce droit d’exclusion confié aux autorités fédérales, elles assuraient une majorité presque certaine aux hommes de couleur et aux radicaux venus du nord pour les diriger. Ce corps électoral ainsi composé était convié dans chaque état à nommer une assemblée constituante, à voter une constitution, à élire une législature, à rétablir toutes les formes d’un gouvernement libre, à la condition de ratifier d’abord toutes les volontés du congrès. On conçoit que sous un pareil régime les radicaux n’eussent rien à craindre des nouveaux gouvernemens des états du sud, et qu’ils fussent pressés de les rétablir pour les faire entrer en ligne de compte dans le grand combat qu’ils allaient livrer.

Aussi redoublaient-ils d’efforts pour emporter d’assaut les premières élections des assemblées constituantes. Dans plusieurs états tels que l’Alabama, le Mississipi, la Louisiane, la Caroline du sud, la population noire était si nombreuse, et il y avait tant de citoyens blancs exclus du suffrage, que les républicains radicaux ne pouvaient point douter de leur succès. A la Nouvelle-Orléans par exemple, on ne trouvait guère qu’un électeur blanc contre deux électeurs noirs ; mais dans la Géorgie, dans la Caroline du nord, dans la Virginie, la disproportion n’était pas la même, et la victoire des républicains n’était pas tout à fait aussi certaine. Vingt orateurs noirs envoyés par le comité central de Washington couraient partout, excitant leurs frères : ils s’adressaient même aux petits blancs, qu’ils essayaient de gagner par toute sorte de promesses extravagantes, telles que le partage des terres, la suppression des impôts, la répudiation de toutes les dettes publiques. Les noirs se rassemblaient en armes, et menaçaient de chasser les blancs du scrutin. Les démocrates venaient de subir un double échec dans la Virginie et dans la Caroline du nord ; ils se disposaient presque partout à abandonner une partie trop inégale, et leurs candidats découragés allaient se retirer sans combat.

La situation des hommes du sud était alors extrêmement cruelle. Depuis bientôt trois ans que la guerre civile était finie et que leur pays était en révolution permanente, ils n’avaient pas goûté encore un seul instant de repos. Depuis trois ans que la paix était rétablie, ils n’avaient pas eu à essayer moins de trois ou quatre systèmes de reconstruction et autant de formes de gouvernement, toutes improvisées et emportées en quelques jours au gré des boutades du président ou des caprices souverains du congrès. Ballottés entre ces deux puissances hostiles qui se les disputaient comme une proie, ils avaient souffert plus que personne de leurs conflits. L’anarchie entretenue par ces disputes éternelles, les haines de races, aigries à plaisir par les factions qui en tiraient parti, la misère, la famine, tous ces fléaux de la guerre civile prolongés pendant trois ans, leur avaient laissé une telle fatigue qu’ils se résignaient presque à abandonner toutes leurs anciennes prétentions en échange d’un gouvernement qui leur assurât une paix véritable. Aussi avaient-ils accueilli presque avec joie ces lois rigoureuses du congrès qui, assujettissant les états du sud à cinq proconsuls militaires, avaient au moins l’avantage de les soumettre à une autorité régulière et Ferme. A présent qu’on parlait de leur rendre les libertés qu’on leur avait prises, on allait, sous prétexte de rétablir l’indépendance de leurs institutions locales, les priver de cette protection devenue nécessaire, et les livrer sans défense à des ennemis tout-puissans. La guerre des races allait se ranimer sous une forme nouvelle, et c’était après l’avoir décimé par le moyen des incapacités électorales que l’on appelait le parti des blancs à l’épreuve inégale du vote. On permettait aux émissaires du parti radical d’exaspérer la race noire par des prédications fanatiques, et l’on refusait à leurs adversaires humiliés jusqu’à la protection innocente d’un droit de suffrage égal et libre. On ne se contentait pas de leur enlever la jouissance de leurs droits politiques, on combattait jusqu’à leur influence morale sur l’esprit des électeurs noirs. Les radicaux organisaient contre eux une croisade sous la conduite de quelques démagogues et de quelques aventuriers venus du nord, ou même de ces anciens sudistes qui s’appelaient mangeurs de feu du temps de la guerre, renégats aujourd’hui à leur propre cause, et empressés à se faire pardonner par leurs violences nouvelles le souvenir de leurs violences passées. L’un de ces chefs de bandes, un ancien clergyman du nom d’Hunnicut, qui publiait en Virginie un journal radical à l’usage des nègres, se faisait accompagner d’une escorte armée, comme un satrape, et postait une garde noire à la porte de sa maison. Par l’influence illimitée qu’ils possédaient sur la classe servile, ces hommes allaient devenir les véritables rois des états du sud. Ils allaient entrer au gouvernement, occuper toutes les magistratures, distribuer toutes les places à leurs lieutenans. Le simulacre d’élection que le congrès venait de leur enjoindre ne servirait qu’à légaliser l’oppression révolutionnaire. Telles devaient être aux yeux des hommes du sud les conséquences de la reconstruction prochaine. Autant les radicaux pouvaient la souhaiter, autant les hommes du sud devaient la craindre, et l’on conçoit bien avec quelle peine ils se résignaient à la subir.

Leur dernière ressource était l’abstention, et ils résolurent de s’abstenir en masse. Puisqu’ils renonçaient à obtenir la majorité des suffrages, l’abstention était pour eux le seul moyen d’échapper à la reconstruction fatale. Si plus de la moitié des électeurs refusait de voter, l’élection serait légalement nulle. L’abstention produirait ainsi, provisoirement du moins, tous les effets d’une victoire. Le plan de reconstruction serait écarté ou ajourné à des temps plus faciles. A supposer même qu’elle manquât son but, cette conduite avait d’autres avantages. En s’unissant dans une protestation muette à leurs concitoyens exclus du suffrage, les conservateurs du sud formaient un parti puissant, et faisaient mieux ressortir l’injustice d’un gouvernement appuyé sur les passions d’une minorité grossière, mais, si seulement ils pouvaient retarder l’œuvre des radicaux jusqu’à la grande élection présidentielle, les démocrates, rentrant alors au pouvoir, arriveraient, à temps pour les délivrer.

Cette dernière espérance ne fut pas non plus de longue durée. Dans le Mississipi, dans l’Arkansas, dans la Caroline du nord même, les élections durent être recommencées faute du nombre de voix nécessaires. Déjà le congrès irrité s’occupait de prendre des mesures péremptoires contre cette « rébellion » d’une espèce nouvelle. A l’instigation de M. Thaddeus Stevens, toujours fécond en inventions de ce genre, la chambre des représentans décidait que la majorité relative suffirait désormais dans les élections des gouvernemens du sud. D’ailleurs les opérations électorales s’étaient poursuivies sans encombre, elles avaient mis presque partout le parti radical au pouvoir. Les nègres étaient venus en armes, conduits par leurs nouveaux maîtres, et ils avaient voté comme un seul homme pour les candidats de leur parti. A Savannah par exemple, deux ou trois mille noirs et neuf blancs seulement avaient pris part à l’élection. Les élus étaient presque tous des hommes nouveaux et obscurs, soit des radicaux venus pour chercher fortune, soit des aventuriers sans pudeur et sans foi, soit des démagogues ignorans sortis des classes les plus grossières. En Louisiane, dans la convention qui venait d’être nommée, deux délégués conservateurs étaient seuls pour tenir tête à seize hommes de couleur et à seize radicaux blancs. Dans l’Alabama, où la « convention constitutionnelle » était déjà réunie, elle comptait quatre conservateurs contre une centaine de radicaux. Dès l’ouverture de la session, elle avait pris contre les anciens rebelles des mesures d’exclusion si violentes que les radicaux de Washington eux-mêmes s’étaient vus forcés de la retenir. Le congrès n’avait plus qu’à les laisser faire, et grâce à la loi de reconstruction, grâce à la vigilance des gouverneurs militaires chargés de la faire respecter, les états du sud allaient se réorganiser d’eux-mêmes et rentrer l’un après l’autre dans le giron du gouvernement fédéral.

Ainsi s’évanouissaient une à une les dernières espérances des sudistes vaincus, tandis que la domination du parti radical s’appesantissait chaque jour sur leur pays. Par un de ces reviremens singuliers qui sont communs dans l’histoire des peuples, le nord et le sud semblaient avoir changé de rôles : l’esprit révolutionnaire s’emparait des états du sud au moment où l’esprit conservateur se réveillait dans les états du nord avec une énergie nouvelle. L’homme noir devenait tout-puissant dans les états du sud à l’heure même où ses anciens protecteurs devenaient impopulaires dans les états du nord. Un radicalisme démagogique allait régner sur les états du sud tandis qu’au nord le reproche de radicalisme atteignait presque les républicains modérés. Le parti qui en Virginie se faisait représenter par un Hunnicut avait besoin à Washington de s’abriter, pour conserver son prestige, derrière le nom glorieux du général Grant. L’assemblée enfin qui disposait si lestement des droits et des libertés des hommes du sud ne parvenait point à déposer de la présidence l’homme qui conspirait avec eux.


II

Il est peut-être bien tard pour revenir aujourd’hui sur ce fameux procès d’impeachment, qui causa en Amérique une émotion si vive, en Europe un si profond étonnement, et qui faillit coûter le pouvoir au président qui l’avait lui-même provoqué. La personnalité de M. Andrew Johnson n’est désormais plus en cause. L’élection du général Grant vient de lui porter un coup décisif, et dont il ne se relèvera plus. Il peut maintenant aller grossir la liste des anciens présidens oubliés, et tout ce qu’il doit en effet désirer, c’est que le peuple américain l’oublie. Le maintien ou la déposition du président Johnson n’était d’ailleurs, il faut le dire, à l’époque où le procès eut lieu, qu’une question d’ordre secondaire, intéressant la discipline intérieure du gouvernement plus que la conduite des affaires, et, si j’ose employer cette expression en parlant d’un pays où il n’y a ni cour ni prince, une querelle de palais qui ne pouvait exercer qu’une influence indirecte sur la politique générale du pays. Cependant, comme ce procès a été le champ de bataille où les deux partis se sont escrimés pendant plusieurs mois, comme les radicaux y ont attaché longtemps toutes leurs espérances et toutes leurs ambitions électorales, comme enfin il a été le signal et l’occasion de leur défaite, il est nécessaire de le rappeler ici brièvement. Ce récit du moins ne peut manquer d’offrir un certain intérêt de curiosité au lecteur français, peu accoutumé à voir la personne même du chef du gouvernement paisiblement mise en question dans une cour de justice, à quelques pas de son palais.

Quand le congrès se réunit au mois de novembre de l’année dernière, le comité d’impeachment nommé dans la session précédente était encore à l’ouvrage. Les radicaux n’avaient nullement renoncé à renverser le président de son fauteuil. Au contraire, plus l’opinion s’éloignait d’eux, et plus cet acte de puissance leur semblait nécessaire, plus ils songeaient à reconquérir l’autorité par un coup d’audace. Après plusieurs tentatives infructueuses pour trouver des motifs au procès, ils allaient s’emparer des chefs d’accusation que M. Johnson venait de leur fournir par la destitution du secrétaire d’état de la guerre, M. Edwin Stanton. Ce ministre, désagréable au président à cause de ses opinions radicales, avait été chassé sommairement du cabinet et remplacé provisoirement par le général Grant, en violation directe du tenure of office bill, qui soumettait tous les changemens administratifs, même ceux qui se feraient dans le ministère, à l’approbation préalable du sénat. Ce nouveau grief, ajouté à tant d’autres, parut suffisant au comité pour déterminer une accusation. Cinq de ses membres contre quatre votèrent la poursuite immédiate de l’affaire, et le rapporteur, M. Boutwell, en fit aussitôt la proposition à la chambre.

Le moment d’ailleurs était favorable. M. Johnson préparait son message annuel, et il avait dit à qui voulait l’entendre que ce serait un coup de foudre contre le congrès. La chambre des représentans, qui contenait 145 députés républicains contre 46 députés démocrates, n’accueillerait sans doute pas avec beaucoup de patience la nouvelle incartade du président. D’abord toutefois le projet fut reçu froidement. Le rapport de M. Boutwell provoqua un mélange d’applaudissemens et de sifflets qui n’était pas d’un bon augure. On écouta au contraire avec beaucoup d’attention le rapport contradictoire de MM. Eldrige et Marshall, les deux membres démocrates de la commission. Quant aux deux républicains modérés (MM. Wilson et Woodbridge) qui avaient voté contre l’accusation, ils déclarèrent que la conduite de M. Johnson, bien que politiquement et moralement condamnable, ne prêtait pas à une condamnation légale, et que « les fautes politiques devaient être jugées devant l’urne électorale et non devant la haute cour. » Il fut évident pour tout le monde que l’assemblée était de leur avis. Le général Grant, appelé à donner son témoignage à la chambre, sans sortir une seule fois de sa réserve, s’était abstenu de toute dénonciation contre le président, et semblait plutôt désireux de le justifier. À toutes les questions qui lui étaient posées sur les faits de la cause, il avait répondu avec une franchise et une fierté toutes militaires, au risque de se brouiller lui-même avec le congrès. Il déclarait qu’il était de compte à demi dans quelques-unes des fautes que l’on reprochait à M. Johnson, qu’il avait respecté l’immunité des officiers confédérés protégés par la capitulation de Richmond, qu’il avait souhaité le rétablissement de l’ordre civil dans les états du sud, qu’il avait été d’avis de dispenser les fonctionnaires du serment quand on n’en pouvait trouver de loyaux qui fussent en même temps capables. D’autres témoignages non moins puissans, celui de M. Stanton lui-même, étaient venus fortifier l’opinion du général Grant. M. Wilson demanda l’ordre du jour, et M. Boutwell lui-même avoua qu’il était peut-être plus sage, de fermer les yeux sur l’inconduite du président.

La cause de l’impeachment semblait encore une fois perdue, quand elle reçut de la Maison-Blanche un secours qui faillit la relever. Le nuage qui s’y amoncelait depuis quelque temps vint crever avec fracas sur le Capitole. M. Johnson en un mot avait envoyé son message au congrès. Au lieu de se tenir dans la réserve prudente que les circonstances devaient lui commander, il semblait n’avoir vu là qu’une occasion nouvelle d’insulter ses adversaires. Dans ce document soi-disant officiel, et qu’il avait rédigé avec son intempérance ordinaire, il les menaçait ouvertement de la force, s’ils tentaient de le déposer. « En ce cas, disait-il, le président devrait assumer les hautes responsabilités de sa charge et sauver la nation à tout hasard. » Un tel langage venait à propos pour justifier la mesure que la chambre hésitait à prendre. On eût dit que M. Johnson craignait la clémence des radicaux, et qu’il se réjouissait à la pensée de soulever de nouveau la guerre civile.

Cette ridicule bravade faillit en effet changer les dispositions de la chambre. Pendant quelques heures, elle fut presque résolue à sévir. L’ordre du jour proposé par M. Wilson fut retardé par une suite de propositions dilatoires ; enfin l’assemblée prit le parti le plus sage, qui était de rire du président et de ses menaces. Un des représentans proposa plaisamment « que, pour éviter les conflits fâcheux que le président semblait prévoir, le corps de pages, qui composait actuellement la seule force militaire du congrès, fût immédiatement dissous. » Après une petite escarmouche oratoire, le rejet de la procédure fut voté par 118 voix. On remarqua que les représentants des états de l’est, naguère si grands partisans des mesures violentes, votèrent presque tous contre l’accusation : sur 10 députés du Massachusetts, 2 seulement la soutinrent ; ce furent les gros bataillons des états de l’ouest qui persistèrent jusqu’au bout dans cet acte de représailles inutile. C’était là un indice certain du vent qui soufflait sur l’opinion publique et qui l’éloignait chaque jour davantage de la politique à outrance des radicaux.

Après cette première alerte, tout était redevenu calme. Le président, glorieux de son attitude, mais secrètement humilié du dédain que lui avait montré la chambre, avait laissé le sénat réintégrer paisiblement le ministre Stanton aux bureaux de la guerre. Le prudent général Grant, toujours attentif à observer rigoureusement la lettre des lois, avait relu soigneusement le tenure of office bill, et s’était convaincu de la validité des droits du congrès. Il s’était retiré devant son compétiteur malgré les ordres formels du président, et il échangeait à cette heure avec l’irascible ML Johnson une série de lettres aigres-douces qui comblaient de joie les radicaux. Ceux-ci d’ailleurs prenaient leurs précautions contre la prochaine bourrasque : le nouveau bill de reconstruction de M. Bingham achevait d’annuler l’autorité du président en rassemblant tous les pouvoirs militaires entre les mains du lieutenant-général. Pour paralyser la cour suprême, qu’il regardait non sans raison comme une ennemie, le congrès avait décrété, sans beaucoup de souci de la légalité, que désormais il faudrait à la cour une majorité des deux tiers pour infirmer une décision législative. Revenant ensuite sur cette mesure, mais seulement pour l’aggraver, il songeait à retirer à la cour jusqu’au pouvoir de trancher les questions légales en elles-mêmes, et le sénat faisait passer malgré le veto du président une loi qui, l’assimilant aux tribunaux ordinaires, bornait sa juridiction aux cas particuliers qui lui seraient soumis. Cette espèce d’usurpation sur l’autorité judiciaire allait inquiéter les conservateurs et aliéner aux radicaux la bienveillance du juge suprême, M. Chase ; mais elle laissait le président sans défense, et rendait sa déposition plus qu’inutile. Si dans le comité d’impeachment M. Thaddeus Stevens et quelques fanatiques s’évertuaient encore à découvrir de nouveaux motifs d’accusation, il était évident que la modération du congrès en ferait justice, et qu’il ne commettrait pas la maladresse de frapper un ennemi terrassé.

Cette procédure d’impeachment, cent fois abandonnée et cent fois reprise, avait fini par ne plus paraître sérieuse. Bien des gens se refusaient à y voir autre chose qu’un épouvantail dressé de temps à autre pour effrayer l’habitant de la Maison-Blanche et pour le contenir dans le devoir, Il n’était pas vrai toutefois que ce projet ne fut qu’une vaine menace. C’était une intrigue savante par laquelle les radicaux espéraient arriver à la présidence et empêcher l’élection du général Grant. S’ils n’avaient eu d’autre objet en vue que la prompte réorganisation des états du sud et l’exécution plus facile des lois du congrès, ils auraient compris qu’il était bien tard, que c’était désormais une rigueur superflue, et qu’ils n’avaient pas besoin de recourir à ce moyen violent, puisqu’il ne restait plus rien à faire, et qu’ils étaient partout les maîtres. Si au contraire ils n’avaient eu d’autre désir que de se venger d’un ennemi mortel et de lui mettre une marque d’infamie ineffaçable, ils se seraient dit que leur dédain l’humiliait bien davantage, et qu’ils n’avaient rien à gagner à en faire une espèce de victime intéressante en lui conférant les honneurs du martyre. Dans l’un et l’autre cas, cette condamnation, prononcée dans la dernière année de son pouvoir, à quelques mois des élections qui devaient lui désigner un successeur, n’aurait pu être qu’un acte de colère irréfléchie. Pour qu’un vieux tacticien comme M. Thaddeus Stevens, des hommes d’état expérimentés comme M. Sumner et M. Wade, des politiciens habiles comme les autres chefs radicaux du sénat et de la chambre, y portassent cet acharnement véritablement singulier, il fallait que la déposition du président se rattachât à quelque grand projet relatif à l’élection prochaine et à la candidature du général Grant.

Personne n’ignorait avec quel chagrin ils voyaient cette candidature inévitable se fixer dans l’esprit du peuple » et s’imposer malgré eux au choix de leur parti. Tout le monde savait avec combien d’inquiétude ils assistaient au progrès constant des opinions conservatrices, et regardaient venir l’époque fatale où ils seraient forcés de renoncer au pouvoir, ou de servir eux-mêmes au second rang sous la conduite des modérés. Depuis quelque temps, ils n’avaient pas d’autre pensée que d’écraser le modérantisme dans son germe, soit par un coup d’éclat qui mît fin à tout ménagement, soit par une surprise qui rejetât ces faux frères dans les rangs de leurs ennemis. Ils se disaient que, s’ils s’emparaient du pouvoir, les modérés reviendraient à eux et leur rendraient la direction du parti, qu’il suffisait de leur forcer un peu la main pour les retrouver fidèles, qu’enfin le moment était venu pour eux de secouer l’opinion publique par un acte de vigueur ou de retomber peu à peu dans l’isolement et dans l’oubli. Or tout cela ne pouvait se faire que par la prompte déposition du président. S’ils parvenaient à faire prononcer la déchéance, c’était à un des leurs, au président du sénat, M. Wade, que la succession du pouvoir exécutif était légalement dévolue. De ce moment-là tout changeait de face : M. Wade devenait le candidat des républicains pour l’élection prochaine, il appuyait les radicaux de son patronage, il peuplait l’administration de ses créatures, il était élu président des États-Unis, et les radicaux s’assuraient pour quatre ans la possession du pouvoir, tandis que le général Grant se réfugiait piteusement dans le camp démocrate à la tête d’une poignée de modérantistes mécontens.

Telle était l’intrigue hardie que les leaders du congrès avaient conçue, et que l’on désignait déjà partout comme « la grande conspiration radicale, » conspiration toute publique, tramée au Capitole à portes ouvertes, et dont les auteurs ne se cachaient guère. Pour le moment, les oreilles du congrès étaient fermées à toute proposition belliqueuse, et M. Stevens entassait en vain ses réquisitoires dans les cartons du comité d’impeachment, mais les radicaux préparaient leurs armes en attendant le moment de l’action. Ainsi le sénateur Edmunds, prévoyant que l’affaire pourrait traîner en longueur, proposait de déposer provisoirement l’accusé pendant la procédure, afin qu’on pût sans retard s’approprier ses dépouilles et installer M. Wade à la Maison-Blanche. La cour suprême, ce gardien rigoureux de la légalité, avait été désarmée d’avance par les deux lois que nous avons citées. Enfin toutes les batteries étaient prêtes, et il ne manquait plus qu’une étincelle pour y mettre le feu. Les hommes prudens espéraient que le président se tiendrait désormais sur la défensive, et obligerait ses adversaires à respecter la trêve apparente qui le protégeait contre leurs coups. Les radicaux, qui le connaissaient bien, ne craignaient rien de pareil, et ils se reposaient sur lui du soin de fournir à l’accusation un aliment nouveau. Ce fut en effet M. Johnson dont la maladresse leur offrit comme à plaisir l’occasion qu’ils guettaient pour l’accabler.

Le ministre Stanton servit comme la première fois de prétexte à la guerre. Le président voyait avec colère que l’on osât braver son autorité jusque dans son cabinet et lui imposer malgré lui un ministre qui lui était odieux. Il résolut encore une fois de s’en délivrer à tout prix. Le 21 février, M. Stanton était à son ministère quand l’adjudant-général Lorenzo Thomas se présente avec un ordre écrit du président : c’était la destitution de M. Stanton et la nomination de M. Thomas lui-même au poste de ministre ad interim. M. Stanton refuse de se rendre à cette injonction, rappelle son inférieur à l’obéissance hiérarchique, proteste contre l’illégalité qu’on veut commettre, et demande enfin du temps pour réfléchir. Aussitôt il écrit au congrès pour annoncer l’étrange nouvelle : on lui répond de tenir bon, quoi qu’il arrive, et on lui promet de le soutenir.

Ce coup d’état en miniature remplit tout le monde d’étonnement ; en un instant, la capitale, peu accoutumée à de pareils spectacles, en fut informée d’un bout à l’autre, et retentit de clameurs contre le président. M. Johnson ne pouvait être accusé d’avoir agi à la légère. Il violait en pleine connaissance de cause les dispositions du tenure of office bill, qui ne l’autorisaient qu’à proposer au sénat la destitution de M. Stanton et la nomination du nouveau ministre. C’était de propos délibéré qu’il rouvrait cette question déjà jugée, et qu’il portait à l’autorité législative un défi plein d’insolence. Sans doute il voulait en finir, pousser les radicaux à quelque mesure violente et engager un duel à mort avec le congrès. Peut-être espérait-il regagner sa popularité perdue en provoquant un scandale et en obligeant le congrès à faire un éclat, peut-être même ne craignait-il pas d’attirer sur sa tête une condamnation dont il espérait se relever avec une puissance nouvelle. Si tel était alors son dessein, la partie qu’il jouait était dangereuse. Se faire condamner n’était pas bien difficile ; mais il n’était pas sûr que l’opinion du pays se soulevât ensuite contre ses juges. Il avait espéré qu’il pourrait mettre le congrès à la porte du Capitole, et ce fut lui qui, comme on va le voir, faillit se faire chasser sans cérémonie au milieu de l’indifférence publique.

Dans un premier moment de colère, la chambre des représentans avait été sur le point de prononcer séance tenante la mise en accusation du président. Elle contint son indignation, comprenant que ce vote ab irato nuirait à sa dignité ; mais on prit des me ures énergiques pour étouffer le complot dès sa naissance. Le sénat rédigea une protestation qu’il expédia aussitôt à la Maison-Blanche. Le général Lorenzo Thomas, coupable, suivant la loi, de high misdemeanaur pour s’être prêté aux desseins du président, fut arrêté à la requête de M. Stanton, et traduit devant la cour suprême du district de Colombie. Le ministère de la guerre se mit en défense comme une ville assiégée. M. Stanton veilla toute la nuit avec une troupe de membres du congrès venus pour lui prêter main-forte. On disait même que le président tenterait de les en chasser par la force. Vers le matin, un bruit menaçant se fît entendre dans la rue ; une escouade armée passa devant la porte du ministère : c’était une patrouille qui faisait sa ronde accoutumée. La nuit enfin se passa sans encombre, et le jour levant trouva M. Stanton inébranlable au ministère en compagnie de ses fidèles défenseurs.

La tragédie commençait à tourner en vaudeville. Tout l’héroïsme de M. Stanton semblait dépensé en pure perte. Le président, souriant et tranquille, avait reçu beaucoup de monde à la Maison-Blanche, et montrait l’humeur la plus enjouée. Le général Thomas, élargi sous caution dans la soirée, avait profité de sa liberté pour mener sa fille à un bal masqué. Pendant que les radicaux, armés jusqu’aux dents, montaient la garde autour du ministère, leur ennemi s’amusait à voir danser des quadrilles. Il n’annonçait d’ailleurs aucune intention belliqueuse, et portait avec beaucoup d’aisance le crime de trahison dont il était accusé. Le lendemain il s’en retourna tranquillement au ministère de la guerre, causa quelque temps de l’air le plus affable avec son ami M. Stanton, et le somma de nouveau de lui céder la place. Stanton renouvela son refus et lui intima l’ordre de retourner à son bureau, ce dont il ne tint compte ; après quoi ils se remirent à causer comme deux bons camarades et deux vieux amis. Le général Thomas a raconté lui-même cette scène curieuse dans l’interrogatoire que le congrès lui fit subir quelques jours plus tard.


« M. Stanton, dit-il, se tourna vers moi et se mit à me parler du ton le plus amical et le plus familier. Je lui dis : « La prochaine fois que vous me ferez arrêter, laissez-moi d’abord le temps de manger un morceau. » J’ajoutai que je n’avais encore rien mangé ni rien bu de la journée. Il passa son bras autour de mon cou, comme il avait coutume de le faire familièrement, et mit ses doigts dans mes cheveux, puis il se tourna vers le général Schriver et lui dit : « Schriver, avez-vous là une bouteille ? Apportez-la donc. » Schriver ouvrit son pupitre et en tira une petite fiole ; le ministre me proposa alors de prendre une goutte de whiskey. J’acceptai, et le général Schriver le versa dans un grand verre pour en faire deux parts égales. Il éleva les petits verres à la hauteur de son œil pour en mesurer le contenu. Alors un employé entra avec une bouteille pleine, nous la débouchâmes et bûmes ensemble. »


Ainsi se passa l’entrevue de ces deux compétiteurs acharnés. Le lendemain, le général Thomas vint donner aux employés du ministère l’ordre de ne plus obéir qu’à lui seul et adresser une dernière fois à son rival des sommations qui ne furent pas mieux accueillies. Cependant plusieurs feuilles radicales racontaient d’une façon dramatique les complots du tyran Johnson et les entreprises brutales du féroce exécuteur de ses volontés ; un journal illustré publiait même une gravure qui représentait M. Stanton assis dans son cabinet la nuit de la veillée des armes, un pistolet à la main, et prêt à vendre chèrement sa vie.

Les desseins du président avaient-ils changé ? S’était-il imaginé qu’il pourrait s’emparer aisément des bureaux de la guerre, et reculait-il à présent devant la résistance vigoureuse du ministre ? Cela n’était point vraisemblable, car il persistait plus que jamais dans la prétention de l’évincer. Ne voulait-il donc, comme il l’affirmait lui-même, que soumettre l’affaire à la justice et faire décider par la cour suprême la question du tenure of office bill. Ce n’était pas non plus très probable, puisque l’action de la cour suprême était désormais embarrassée par une des récentes lois du congrès. M. Johnson enfin ne s’obstinait-il que pour obliger la chambre des représentans à le traduire devant le sénat, et pour défier celui-ci de le condamner ? Les radicaux le comprirent ainsi, et crurent le moment venu de l’attaquer. Le 24 février, la chambre le décréta d’accusation par un vote de 126 voix contre 47. Cette fois les républicains modérés n’hésitèrent pas plus que les radicaux.

Nous ne suivrons pas l’accusation à travers tous les détails de la procédure compliquée à laquelle elle donna lieu. On sait d’ailleurs quelles sont les règles établies en pareils cas par la constitution des États-Unis : les procès d’impeachment intentés au président doivent être jugés par le sénat, siégeant en qualité de haute cour de justice, sous la présidence du chef de la cour suprême. La chambre des représentans, qui se porte accusatrice, se fait représenter à la barre du sénat par un certain nombre de délégués chargés de soutenir l’accusation. La condamnation ne peut être prononcée qu’à la majorité des deux tiers. Personne ne songeait à désobéir à ces règles générales. Cependant, comme c’était la première fois que l’impeachment était mis en usage, et qu’il n’y avait encore aucun précédent auquel ont pût conformer la procédure, l’organisation de la haute cour donna lieu tout d’abord à une foule de contestations. Les radicaux, qui se défiaient de M. Chase depuis leurs démêlés avec la cour suprême, et qui pourtant se voyaient obligés de subir sa présidence, affirmaient que la constitution ne lui donnait pas le droit de prendre part au jugement final, et ne lui attribuait absolument que la direction des débats. Les démocrates répondaient que, s’il fallait priver quelqu’un du droit de vote, c’était M. Wade, président du sénat, qui en cas de condamnation recueillerait la succession de l’accusé, et qui ne pouvait être juge dans une cause où ses intérêts étaient engagés. Enfin, après plusieurs jours de discussions aigres et laborieuses, les radicaux prirent le dessus : le juge Chase fut privé de son vote, les six managers ou conducteurs de l’accusation furent introduits à la barre, et la haute cour d’impeachment évoqua solennellement le procès de la chambre des représentans contre le président des États-Unis.

Les managers espéraient aller vite en besogne. En occupant son siège en face de la cour, Thaddeus Stevens avait prononcé une harangue hautaine où il défiait les sénateurs de repousser l’accusation. Il s’aperçut bientôt qu’il fallait tenir un autre langage, et que le succès était déjà compromis par les premières lenteurs de la procédure. Une grande hésitation régnait dans les rangs des modérés. Encouragés par l’attitude impartiale du chief-justice Chase et par son désir évident de faire échouer l’affaire, les conservateurs reprenaient courage, et ne se trouvaient plus aussi faibles qu’ils l’avaient pensé. Plusieurs des sénateurs républicains les plus distingués annonçaient qu’ils ne voteraient point tous les articles de l’accusation. Il ne s’agissait plus d’emporter la condamnation par surprise, il fallait la conquérir lentement, pièce à pièce, intriguer et menacer sans relâche, s’assurer les voix une à une, circonvenir les hésitans, intimider les défectionnaires, acheter même au besoin les traîtres ; il fallait surtout faire ajourner le jugement jusqu’à ce que la majorité fût certaine.

Pendant deux mois entiers, les radicaux et les démocrates se disputèrent avec acharnement les quatre ou cinq voix douteuses d’où dépendait le sort du jugement. Pendant deux mois, ces quatre ou cinq hommes honnêtes se virent soumis à l’épreuve la plus pénible et la plus rude pour leur vertu. Dénoncés dans tous les journaux radicaux comme des traîtres, menacés par leurs électeurs, tourmentés dans le congrès lui-même par leurs collègues plus impatiens, ils n’avaient à opposer à ces sollicitations passionnées ou à ces calomnies grossières que le sentiment de leurs devoirs de juge et le scrupule d’une conscience lente à se décider. Le journal de M. Horace Greeley, la Tribune, les appelait de « lâches apostats » et des laquais de la Maison-Blanche. On demandait publiquement combien ils avaient reçu pour trahir. En vain quelques personnes d’un sens plus calme et plus élevé s’indignaient de ces odieuses atteintes portées à la dignité du juge : la passion du parti radical voulait se satisfaire à tout prix, et elle poussait quelquefois l’importunité jusqu’à la maladresse. Plusieurs sénateurs assez bien disposés pour le projet d’impeachment, mais résolus à voter librement et à prendre leur rôle de juge au sérieux, avaient été rebutés par les violences auxquelles on s’était livré contre eux. A une dépêche comminatoire que lui envoyait un habitant de Saint-Louis, le sénateur Henderson, du Missouri, répondit avec noblesse qu’il agirait selon sa conscience d’honnête homme et son serment de juge. Le sénateur Ross, pareillement menacé, refusa fièrement toute explication à ses constituans du Kansas. La majorité semblait si douteuse qu’on avait songé à fabriquer de nouveaux juges en hâtant la reconstruction de cinq ou six états du sud, et en admettant leurs représentans au sein du congrès. Déjà, quelques jours auparavant, la chambre s’était pressée de proclamer l’admission de l’état de l’Arkansas, à peine à moitié reconstruit, sans autre raison que d’envoyer des recrues à la phalange éclaircie des sénateurs radicaux ; mais les chefs républicains du sénat ne voulurent pas se prévaloir de cette manœuvre déloyale, et, fermant la porte à leurs nouveaux collègues jusqu’à la fin du procès, ils résolurent de couper court à toutes ces intrigues et de rendre leur jugement sans délai.

Il était temps d’en finir avec le procès du président. On était alors au mois de mai, la convention républicaine de Chicago allait se réunir d’un jour à l’autre, et, au moment de se préparer pour l’élection prochaine, le pays attendait avec une anxiété bien naturelle un événement qui pouvait en troubler les chances et altérer les proportions des partis. Le jour fixé pour le vote, une foule attentive et frémissante envahit dès le matin la salle du sénat. Le président Chase siégeait dans sa robe de juge, et, malgré la gravité de son rôle, semblait partager l’impatience publique. Les sénateurs entraient l’un après l’autre et s’asseyaient en silence, ou bien chuchotaient entre eux d’un air préoccupé. Çà et là quelques malades qui avaient tenu à répondre à l’appel de leur parti se traînaient péniblement jusqu’à leurs sièges. M. Howard, à demi mourant, s’était fait apporter sur une litière ; M. Grimes, paralysé, gisait sur son fauteuil, enveloppé dans une couverture. On regardait curieusement ceux des modérés qui passaient pour incliner du côté des démocrates et pour tenir dans leurs mains le sort du procès. Malgré la défection de quelques-uns de leurs frères, les républicains avaient fait leur compte et se croyaient à peu près certains du succès. De tous leurs partisans encore douteux, celui qui leur inspirait le plus d’inquiétude était ce même sénateur Ross qui s’était refusé jusqu’au dernier moment a toute explication et à toute promesse. Au moment où il entra dans la salle, tous les yeux se fixèrent sur son visage comme pour y lire le secret qu’il déguisait encore. Enfin le silence se fit, et le président commença l’appel nominal.

Le vote ne devait porter ce jour-là que sur le dernier des onze articles d’impeachment proposés au sénat par la chambre. Cet article, à la fois le plus grave et celui dont le succès paraissait le mieux assuré, accusait le président de s’être mis en révolte ouverte contre les lois du congrès. Par un accord unanime, et pour savoir plus vite à quoi s’en tenir sur le résultat du procès, on était convenu de voter d’abord sur l’article qui devait décider de tous les autres. À l’appel rapide du président de la cour, les « oui » se succédaient à coups pressés sur les bancs républicains, interrompus çà et là d’un « non » parti des bancs démocrates. Enfin le greffier en proclama le nombre : 35 voix déclaraient l’accusé coupable, 19 le déclaraient innocent. Sur ces 19 voix, il y avait 12 démocrates et 7 républicains modérés. Il s’en fallait d’une seule voix que le président ne fût condamné. L’impeachment avait échoué sans retour, et c’était le vote du sénateur Ross qui avait incliné la balance.

La fureur des radicaux peut plus aisément se deviner que se décrire. Les délégués de la chambre des représentans injurièrent grossièrement les défectionnaires. M. Sumner versa des larmes de douleur. Une discussion plus qu’acrimonieuse s’engagea entre les deux bouts de l’assemblée, et l’on put se croire un instant revenu aux plus mauvais jours de la sécession. Les managers, exaspérés, se mirent à remuer ciel et terre pour découvrir des preuves de la corruption de ceux qu’ils appelaient les traîtres. Ils firent subir un véritable interrogatoire au sénateur Henderson, qui protesta vainement contre cette violence. MM. Butler et Stevens se remirent à forger à la hâte de nouveaux articles d’accusation qui eurent un sort aussi malheureux que les premiers. Rien ne put ébranler la minorité triomphante ; la majorité se sentit impuissante devant l’obstacle légal qu’on lui opposait. Les radicaux, renonçant aux grandes espérances qu’ils avaient caressées, surent au moins honorer leur défaite par l’exemple d’un noble respect pour les lois de leur pays.

La joie du président ne connut pas de bornes. Il se crut vengé en un jour de toutes les humiliations que le congrès lui avait infligées depuis deux ans. Non-seulement il échappait comme par miracle à la déchéance, mais tout s’arrangeait maintenant au gré de ses désirs. En même temps qu’il était absous par le congrès, le général Thomas était acquitté, lui aussi, par la cour suprême du district de Colombie. M. Stanton donnait spontanément sa démission, et le sénat ratifiait sans résistance la nomination du général Schofield. Le président se crut le roc invincible où devait venir se briser la puissance du parti radical. Un retour d’opinion se manifestait de tous côtés en sa faveur, et peut-être voyait-il poindre l’espoir d’une candidature nouvelle. Pendant toute la semaine qui suivit l’acquittement, la Maison-Blanche fut encombrée de conservateurs fidèles accourus de tous les états voisins pour adresser leurs félicitations au juste persécuté. Des dépêches expédiées à tous les coins de l’horizon avaient répandu la glorieuse nouvelle jusqu’au fond des districts les plus reculés, et partout avaient éclaté les transports de la joie lai plus vive. Dans plusieurs villes, on avait tiré le canon, on avait fêté la délivrance du président comme une victoire des armes nationales. Fallait-il en conclure que le peuple américain eût été disposé dans le cas contraire à s’insurger pour le président contre le congrès ? Assurément l’opinion du pays était loin d’être favorable à la déposition du président, elle la regardait comme tardive, inutile, et d’un dangereux exemple pour l’avenir ; mais avant tout le peuple des États-Unis voulait s’en remettre sur cette affaire à la régulière opération des lois. La condamnation de M. Johnson n’aurait nullement soulevé la guerre civile. et peut-être aurait-elle été accueillie dans le parti radical avec des manifestations de joie au moins égales à celles dont s’enivrait la vanité du président.

Les démocrates se trompaient donc en entonnant déjà le chant de victoire ; rien n’annonçait qu’ils dussent réussir dans la prochaine élection présidentielle. Au contraire l’acquittement de M. Johnson était un gage à peu près certain du succès des républicains modérés et du choix de la candidature populaire du général Grant par la convention électorale qui allait se réunir à Chicago. Ce n’était pas tant une victoire des démocrates sur les républicains qu’une confirmation éclatante de l’ascendant que les républicains modérés prenaient sur les républicains radicaux. Ce qui était ruiné sans retour, c’était le plan de campagne exclusif du parti radical extrême, cette périlleuse et téméraire aventure qui, en divisant les forces des républicains, risquait de servir indirectement leurs adversaires et de leur ouvrir le chemin du pouvoir. Si les partis n’eussent été aveuglés par la passion de l’heure présente et par la chaleur de la lutte, ce seraient les démocrates qui auraient dû s’alarmer des résultats du procès et les républicains qui auraient eu lieu de s’en réjouir.


III

L’agitation causée par cette affaire ne tarda point à tomber. Malgré les vives émotions qu’il avait données à tous les partis, le procès du président n’était qu’un épisode fait pour être promptement oublié. Le peuple américain a trop l’expérience des affaires publiques pour se laisser troubler par des événemens de ce genre et pour être ébranlé dans ses desseins par des considérations sentimentales. Laissant d’une part le président Johnson profiter de ses derniers instans de pouvoir pour remanier son cabinet de fond en comble et se faire un ministère à sa guise, d’autre part le vieux et implacable Thaddeus Stevens, déjà plus qu’à moitié mort, s’obstiner à préparer de nouveaux articles d’impeachment, le pays se mit à songer sérieusement à l’élection prochaine, et commença de porter ses regards sur les conventions préparatoires qui allaient fixer le programme politique et choisir les candidatures de chacun des deux partis. Or la question des droits des états, celle de la reconstruction des gouvernemens du sud, ne s’imposaient pas seules à l’attention de l’opinion publique. La querelle du droit des états avait été tranchée par la guerre, et la question du rétablissement des gouvernemens du sud était déjà aux trois quarts résolue par l’admission de leurs députés au congrès. Il y avait une autre question d’une importance tout aussi grande, et dont pour le moment les esprits se préoccupaient davantage : c’était celle des finances et de la dette publique. Depuis longtemps, l’état des finances inquiétait tout le monde, et fournissait à l’opposition un de ses griefs accoutumés contre la majorité du congrès. La lourdeur excessive des impôts, l’énormité des emprunts contractés par le gouvernement fédéral, avaient souvent éveillé la sollicitude ou provoqué l’irritation des démocrates. A la confiance excessive et extravagante qui avait régné pendant la guerre, avait succédé cette lassitude qu’on éprouve toujours après les grands efforts. On ne parlait de rien moins que de repousser un fardeau trop lourd, et d’alléger les charges nationales en répudiant une partie des engagemens publics. En un mot, la banqueroute commençait à séduire les esprits faibles et à devenir le lien d’un parti nouveau. Ce parti, recruté à la fois parmi les républicains et parmi les démocrates, était déjà devenu assez fort pour mettre à haut prix son alliance et pour imposer ses conditions à ceux qui seraient tentés de la rechercher. S’il n’était pas précisément à craindre que le trésor faillît à ses promesses, on pouvait du moins s’attendre à des embarras considérables et à une modification profonde du système financier établi dans ces derniers temps.

On se rappelle les moyens héroïques employés pendant quatre ans pour nourrir la guerre sous l’administration du président Lincoln. Six emprunts émis coup sur coup aux conditions les plus onéreuses, et s’élevant ensemble à près de 12 milliards, la création d’un papier-monnaie à cours forcé émis à mesure des besoins jusqu’à la somme immense de 2 milliards 500 millions, un système d’impôts multipliés et formidables épuisant de tous les côtés la richesse nationale, atteignant l’industrie, l’agriculture, le commerce, frappant à la fois le travail et la matière première, la consommation et la production, les produits étrangers et les produits indigènes, taxant à plusieurs reprises le même objet sous plusieurs formes, prélevant enfin une dîme générale sur le revenu des citoyens, toutes les institutions fiscales des pays de l’ancien monde improvisées en quelques jours chez un peuple accoutumé jusque-là aux plus grandes immunités financières, telles avaient été les sources où le gouvernement fédéral avait puisé pendant cinq ans de quoi suffire aux dépenses militaires. L’administration républicaine avait taillé dans le grand. Elle avait montré quelque chose de la fureur patriotique de notre convention nationale, elle en avait imité l’audace réformatrice en tirant parti de la destruction même pour jeter les fondemens d’un ordre nouveau. Elle ne s’était pas contentée de pourvoir amplement aux besoins de la guerre et de vivre au jour le jour sans préparer l’avenir, elle avait refait de fond en comble tout le système financier des États-Unis. M. Chase, alors ministre des finances dans le cabinet du président Lincoln, avait entrepris hardiment de les établir sur une base nouvelle, et d’y introduire une fois pour toutes cette centralisation et cette unité si nécessaires, auxquelles les hommes d’état du parti démocrate opposaient depuis cinquante ans une résistance aveugle. A l’institution révolutionnaire et provisoire, mais profondément centralisatrice du papier-monnaie, il avait joint cette organisation des banques nationales, destinée à mettre en valeur la monnaie nouvelle et à rattacher au trésor fédéral par des liens de dépendance étroite tous les grands établissemens financiers qui se fonderaient dorénavant aux États-Unis.

Le système de M. Chase était en pleine vigueur depuis quatre ans. On en avait recueilli tous les résultats qu’on en devait attendre : on avait subvenu largement aux dépenses de la guerre, et les avantages considérables offerts par le trésor avaient provoqué la création d’une foule de banques nouvelles, et décidé en même temps la plupart des anciennes institutions de crédit à prendre la livrée du gouvernement fédéral. Quelques abus grossiers provenant d’une imperfection de la loi, quelques fraudes trop faciles pratiquées aux dépens du trésor, rendaient urgente une réforme qui ménageât un peu plus le crédit public. Cependant l’ordre et la sécurité régnaient pour la première fois dans les finances, et le système hardi de M. Chase avait décidément obtenu gain de cause. Ce que malheureusement il ne pouvait faire, c’était de réparer d’un jour à l’autre les forces financières du pays, d’alléger les charges excessives qui devaient encore longtemps peser sur lui. Jamais l’héritage de la guerre civile n’avait paru si lourd à soutenir. La dette, qu’on commençait à réduire lentement, était encore de près de 13 milliards en y comprenant le papier-monnaie ; le papier, qui s’était beaucoup relevé depuis la guerre, valait encore un tiers de moins que l’or. Cependant on n’avait pas perdu courage. Tout en faisant d’énormes dépenses dans les états du sud pour nourrir les nègres affranchis et pour soutenir l’autorité fédérale, tout en pourvoyant dans le nord aux extravagantes prodigalités du congrès envers les anciens défenseurs de la patrie, le trésor fédéral réduisait la dette, rachetait le papier-monnaie, faisait face à tous ses engagemens. La résolution était prise de tout rembourser jusqu’au dernier dollar. Si quelques discussions s’étaient élevées parfois entre les expansionistes ou partisans de l’expansion du papier-monnaie et les contractionistes, qui au contraire voulaient le réduire, elles s’étaient toujours terminées à l’avantage de ceux-ci. Le ministre Mac-Culloch avait même obtenu du congrès l’autorisation formelle de racheter pour 4 millions de dollars de greenbacks tous les mois. Quant à la dette proprement dite, sauf quelques démagogues ou excentriques qui prêchaient la banqueroute, tout le monde y voulait entièrement faire honneur.

Jusque-là tout allait bien, et l’on n’aurait éprouvé aucune difficulté sérieuse, si la prospérité publique n’avait eu gravement à souffrir de ces sacrifices trop prolongés. Pendant longtemps, l’essor de la richesse nationale avait à peine semblé se ralentir : les rentrées des impôts étaient faciles, les revenus de l’état se soutenaient parfaitement et tendaient au contraire à grossir ; mais depuis l’an dernier il n’en était plus de même : l’appauvrissement du pays se manifestait par la baisse des revenus publics. Le commerce languissait, l’agriculture était écrasée par les taxes, l’industrie, malgré d’énormes tarifs protecteurs, se mourait d’inanition.

Les planteurs du sud, déjà aux trois quarts ruinés, aux prises avec les premières difficultés de l’organisation du travail libre, accablés par les mauvaises récoltes et par la taxe d’exportation si onéreuse que le congrès avait établie sur les cotons dans l’intérêt des manufacturiers des états de l’est, renonçaient à cultiver leurs terres et émigraient vers le nord. L’industrie des cotonnades n’était pas moins compromise dans la Nouvelle-Angleterre que la culture du coton dans le sud. Lors de la collection de l’income-tax au bout de l’année fiscale, les déclarations des contribuables avaient accusé une diminution effrayante de la fortune publique. Bon nombre des plus gros revenus du pays avaient baissé des deux tiers, quelques-uns étaient réduits à presque rien. Ce malaise commençait à gagner jusqu’aux classes laborieuses, peu accoutumées en ce pays à sentir la gêne. Les taxes, vainement surélevées, refusaient de produire la somme indispensable au trésor pour payer l’intérêt de la dette et fournir aux services publics. Bien que dans l’évaluation des revenus de l’état le ministre Mac-Culloch eût tenu grand compte de la fatigue générale, la réalité restait encore au-dessous de ses prévisions. Pour les six derniers mois de l’année 1867, l’inland revenue (contributions indirectes), qui l’année précédente donnait encore 155 millions de dollars, n’en donnait plus que 100 à peine au lieu de 106 qu’on croyait pouvoir espérer. On estimait que, si les choses continuaient de la sorte, les dépenses de l’année courante dépasseraient les revenus de 100 millions de dollars. Élever les taxes était impossible, elles avaient atteint la limite où elles ruinaient le pays sans être fructueuses pour le trésor. Elles étaient du reste mal réparties, mal assises, d’une collection coûteuse et difficile. La contrebande florissait sur la frontière canadienne ; à l’intérieur même du pays, on commettait d’énormes fraudes qui ruinaient toute industrie régulière, et qui réduisaient le trésor à la pénurie. C’était de ce côté qu’aurait dû se porter l’attention d’un législateur sage ; mais le congrès, tombé sous la domination des manufacturiers de la Nouvelle-Angleterre, n’avait guère su opposer au mal qu’une élévation démesurée des droits de douane, bonne seulement à l’aggraver.

Ce spectacle effrayait et mécontentait ; les sacrifices imposés au pays commençaient à être supportés avec impatience, surtout dans l’ouest et dans le sud, contrées agricoles, peu riches en capitaux, écrasées par les tarifs de douane, et qui, n’étant pas créancières du trésor, ne tenaient guère à ce que la dette fût payée. De tous côtés on parlait de la nécessité d’une réforme financière ; mais quelle devait être cette réforme, et quel remède trouver aux embarras du pays ? Là-dessus on ne s’accordait plus guère. Les uns, oublieux des charges publiques, conseillaient simplement de réduire les impôts, d’autres prétendaient qu’il fallait les augmenter encore et prendre des mesures sévères pour empêcher les fraudes. Les uns accusaient l’excès du système protecteur, les autres, bravant l’évidence, trouvaient encore les droits de douane insuffisans. Ceux-ci accusaient le régime du papier-monnaie, et disaient qu’il fallait racheter au plus tôt ces chiffons sans valeur, ceux-là affirmaient qu’il fallait en émettre encore davantage, et que tout le mal provenait de l’insuffisance des moyens d’échange. Au milieu de cette anarchie d’opinions, M. Mac-Culloch, l’éminent financier auquel était dévolue la direction du trésor, avait conçu un plan modeste et sage, mais peu fait pour contenter les exigences et pour flatter les passions de la foule. Son projet consistait simplement à améliorer le crédit de l’état et à patiemment attendre l’avenir. Il voulait d’abord réformer l’assiette et la perception des impôts, de manière à rendre l’une moins pesante pour le pays et l’autre moins coûteuse pour l’état, racheter ensuite le papier-monnaie pour ramener au plus tôt la base de l’or, indispensable suivant lui à la sécurité des affaires, dût-on même pour cela recourir encore à l’emprunt, enfin consolider la dette ou en prolonger le terme en remboursant les anciens emprunts pour en émettre d’autres moins onéreux à mesure qu’ils viendraient à leur échéance et que se fortifierait le crédit public. Il fallait, disait-il, commencer cette réforme par le rachat des emprunts qui payaient intérêt en papier, racheter ensuite le papier lui-même, dont la quantité en circulation ne dépassait plus guère 400 millions de dollars, et en dernier lieu remplacer la dette entière par un nouvel emprunt remboursable en or après vingt ou trente ans au moins et portant un intérêt en or de 5 ou de 6 pour 100. Tels étaient les traits principaux du projet que M. Mac-Culloch exposait à la fin de l’année dernière dans son rapport au congrès.

Ces combinaisons savantes ne répondaient pas aux passions populaires, et elles avaient peu de chances de succès auprès de la foule. Ceux qui réclamaient avant toute chose la réduction des taxes fédérales ne devaient pas s’accommoder facilement d’un projet qui leur proposait pour unique remède l’amélioration du crédit public, et leur demandait tout d’abord la continuation de leurs sacrifices. Il leur fallait un remède plus radical et d’une action moins lente, un moyen quelconque d’alléger immédiatement les charges nationales et de supprimer une partie des impôts. Or ce moyen se présentait à l’esprit de tout le monde. Quoique d’une utilité douteuse et surtout d’une injustice évidente, il était d’une simplicité bien faite pour séduire les esprits bornés : c’était en un mot la répudiation de la dette publique. La dette, aux yeux de la foule, c’était l’ennemi du pauvre, la cause de toutes les misères, le grand obstacle à la prospérité du pays. La dette une fois supprimée, tous les impôts seraient abolis. La dette était l’odieux privilège des spéculateurs et des capitalistes, qui affamaient le peuple pour toucher des rentes usuraires, et qui seuls étaient exemptés de la taxe payée par les simples citoyens. Tandis que le peuple se contentait des greenbacks de la trésorerie et des chiffons de papier des banques nationales, c’était de l’or qu’il fallait donner à ces hommes avides. Ils avaient profité de l’embarras des finances pour mettre le trésor au pillage et pour se ménager des profits scandaleux. La dette enfin était un monopole tyrannique, un tribut levé sur le peuple par une sorte d’aristocratie nouvelle ; on en parlait comme jadis on avait parlé de la Banque des États-Unis sous l’administration du président Jackson, et, comme autrefois, ces grands mots d’aristocratie et de monopole n’étaient jamais prononcés en vain.

Ces absurdités avaient sans doute contre elles tous les hommes honnêtes et de bon sens : ils comprenaient que l’immunité d’impôts dont jouissait la dette fédérale n’était qu’une garantie de la loyauté du trésor envers ses propres créanciers, que le paiement des intérêts en or et la promesse du recouvrement en or étaient le seul moyen d’inspirer la confiance et de maintenir le crédit de l’état, que d’ailleurs ces deux conditions faisaient partie d’un contrat formel dont on n’avait pas le droit d’altérer les termes ; mais le peuple avait des courtisans intéressés qui le prêchaient tous les jours sur ce thème, et qui trouvaient leur profit à exciter sa colère contre « l’arrogance » des créanciers de l’état. Voyant dans cette agitation populaire un puissant instrument d’influence, les démocrates s’étaient mis de tous les côtés à la tête du mouvement. S’ils ne demandaient pas la banqueroute pure et simple, ils réclamaient à grands cris la réduction de la dette au moyen de deux mesures très simples qui mettraient fin à tous les maux. La première consistait à prélevée un impôt sur l’intérêt de la dette, manière commode de le réduire tout en gardant l’apparence de la bonne foi, la seconde à décréter que la dette entière, intérêt et capital, serait désormais payée en papier-monnaie, lors même que les engagemens de l’état prescriraient le paiement en or. Cela s’appelait faire rendre gorge aux oppresseurs et les ramener sous le niveau de l’égalité commune.

C’était M. Pendleton, l’ancien collègue du général Mac-Clellan dans sa candidature malheureuse à la présidence, qui avait pris la direction de cette croisade contre les créanciers du trésor et contre l’honneur des finances nationales. Candidat possible des démocrates aux élections prochaines, il espérait par ce moyen pouvoir soulever une faction puissante et rajeunir les forces de son parti. Dans l’ouest, où il exerçait une grande influence, il trouvait les esprits déjà préparés à le suivre. Aux partisans du libre échange, toujours nombreux dans cette contrée, il promettait l’abaissement des tarifs de douane, et ils accouraient en foule à son appel. Aux populations agricoles et laborieuses, il promettait la vie à bon marché, l’élévation des salaires, la réduction des impôts, la reprise du travail, et cet appât toujours infaillible lui attirait de nombreux partisans. Ces intérêts et ces convoitises trouvaient d’ailleurs un terrain commun dans cette ancienne doctrine des state rights, toujours hostile à l’autorité fédérale, et opposée systématiquement à toutes ses entreprises. La tradition démocratique était l’abri naturel à l’ombre duquel ils devaient s’unir pour arriver ensemble au pouvoir. Tous les démocrates ne consentaient pas à entrer dans cette coalition nouvelle, la plupart hésitaient encore à se faire les avocats de la spoliation ; mais le courant les entraînait en dépit d’eux-mêmes, leur résistance devenait chaque jour plus faible, et ils envisageaient sans beaucoup d’horreur l’abîme de la banqueroute.

De leur part cette conduite était naturelle et n’avait rien qui dût étonner personne. Les démocrates s’étaient toujours montrés les adversaires décidés de la politique financière du congrès ; ils l’avaient toujours dénoncée comme une des plus funestes conséquences et une des plus déplorables applications de la doctrine républicaine. À cette heure même, ils associaient toujours dans leurs attaques la politique de reconstruction des radicaux et les dépenses excessives qu’elle rendait nécessaires. Avocats constans de l’économie contre les prodigalités du congrès, ils devaient se saisir avec empressement de toutes les armes qui leur seraient fournies pour y résister. Ce que d’ailleurs ils haïssaient le plus dans la politique financière du congrès, ce n’était pas tant la dépense elle-même que le système et le principe. Ce système, qui contenait à lui seul une révolution tout entière, blessait la foi démocratique dans ses traditions les plus chères et dans ses dogmes les plus respectés. Jaloux de l’indépendance des états, ennemis de la centralisation sous toutes ses formes, les démocrates avaient été de tout temps opposés à l’extension de la dette fédérale comme à un instrument de tyrannie des plus dangereux. On se rappelle la guerre acharnée qu’ils firent à la Banque des États-Unis sous l’administration de Jackson. Jamais ils n’avaient souffert l’existence d’aucune institution financière qui pût fortifier l’influence ou resserrer le lien du gouvernement fédéral, et ils eussent voulu, s’il était possible, qu’il n’y eût pas même de finances fédérales. Il faut ajouter que la dette fédérale n’avait été contractée que pour combattre leur cause. Tout concourait donc à augmenter leur aversion pour le système financier dont elle était la pierre angulaire.

Ce qui est certainement plus singulier, c’est le secours inattendu que le parti de la banqueroute partielle et du remboursement de la dette en papier-monnaie trouvait, dans le sein même de l’opinion républicaine, parmi les radicaux les plus avancés. Ceux-ci n’étaient point portés à cette mesure extrême par la haine du système de M. Chase ni par un amour exagéré du free trader c’étaient au contraire les plus violens promoteurs de la politique radicale, les protectionistes les plus ardens et les plus aveugles. Ils étaient arrivés aux mêmes conclusions par des voies toutes différentes. Ils n’étaient poussés que par leur excessive admiration pour le papier-monnaie et par leur confiance enthousiaste dans la supériorité de ce moyen d’échange sur cette monnaie barbare et surannée à laquelle une politique rétrograde leur conseillait maintenant de revenir.

On n’a peut-être pas oublié que pendant la dernière année de la guerre civile, quelques financiers excentriques, M. Thaddeus Stevens entre autres, s’étaient fréquemment indignés contre les variations continuelles de la valeur du papier-monnaie, et avaient proposé au congrès de mettre fin à ces fluctuations désastreuses en décrétant une fois pour toutes l’égalité de l’or et du papier. Cette invention naïve, dont le congrès d’ailleurs avait fait justice, pouvait alors être excusée par le trouble de cette heure difficile et par l’exaltation d’un patriotisme emporté au-delà de toute raison ; mais, au lieu de s’évanouir avec le danger qui l’avait fait naître, cette folie persiste encore dans quelques têtes, et le taux forcé du papier-monnaie n’a pas cessé d’avoir ses partisans. S’il faut en croire ces obstinés utopistes, le malaise qui se fait sentir aux États-Unis a pour cause principale la présence de l’or sur le marché. Le papier s’imaginent-ils, vaut au moins autant que l’or, et c’est la spéculation toute seule qui l’empêche de monter à son taux naturel. Si l’industrie souffre et si le commerce languit, ils attribuent tout le mal à l’insuffisance des moyens d’échange, au taux actuel du papier-monnaie. « Ce taux, disent-ils, est factice ; c’est la concurrence de l’or qui le déprécie. Au lieu de racheter le papier-monnaie, il faut au contraire en émettre davantage, et exiler l’or du marché national en le remplaçant par du papier dans tous les paiemens. » C’est par cette voie que certains radicaux extrêmes en sont venus à recommander une mesure qui serait, à vrai dire, une banqueroute partielle et une spoliation des créanciers de l’état.

Cette théorie se rattachait d’un autre côté aux intérêts de parti protectioniste. Pour exclure l’or du marché national et pour y faire régner le papier-monnaie, ce n’était pas assez d’établir que le papier valait de l’or. Il fallait rendre l’or inutile et éviter toute transaction commerciale qui en eût exigé l’usage. Il fallait établir des droits protecteurs pour tuer la concurrence étrangère et pour empêcher l’importation des produits du dehors ; il fallait autant que possible isoler les États-Unis du reste du monde, et se suffire avec l’industrie nationale comme avec la monnaie légale du pays. Ainsi l’expansion du papier-monnaie conduisait au régime protecteur le plus rigoureux. Bon nombre de protectionistes embrassaient avec ardeur une doctrine aussi favorable à leurs intérêts. Ceux même qui n’espéraient point tuer la concurrence étrangère, et qui ne croyaient pas que l’or pût être exclu du marché, n’en étaient pas moins les partisans déclarés de l’expansion. Plus il y aurait de papier jeté sur la place, plus la valeur de l’or deviendrait grande, et plus deviendraient onéreux les droits d’importation payés à la douane par les marchandises étrangères[3]. Protection et papier-monnaie devaient donc se soutenir et se nourrir mutuellement ; ils étaient comme les deux faces d’un seul et même système également dangereux des deux côtés.

Ainsi, tandis que les démocrates des états de l’ouest, appuyés sur le sentiment du free trade, excitaient contre la dette les vagues ressentimens populaires, il se formait dans les états de l’est, au sein même du parti radical, une faction qui se proposait un but à peu près semblable, mais qui s’appuyait au contraire sur les intérêts de l’industrie nationale et sur le système protecteur. À cette étrange coalition d’utopies et de convoitises venaient se joindre tous les intérêts attachés de près ou de loin à l’existence du papier-monnaie. Les banques, par exemple, auraient trouvé tout profit à ce qu’on n’opérât pas de réduction dans la monnaie fiduciaire, à ce qu’on étendît au contraire la circulation de cette monnaie ; la reprise des paiemens en or devait être on ne peut plus onéreuse pour elles, car elle les forçait à rembourser en espèces les billets qu’elles soldaient maintenant en papier. En général, ceux qui avaient des remboursemens à faire tenaient pour l’expansion du papier-monnaie, ceux qui avaient à en recevoir tenaient pour la reprise des paiemens en or. Tel était le sens général de cette grande levée de boucliers contre les finances fédérales ; on pouvait l’appeler de son nom véritable la ligue des débiteurs contre les créanciers.

Les deux partis se trouvaient en présence depuis l’ouverture du congrès. La guerre avait éclaté à l’occasion du rapport et du système de M. Mac-Culloch. L’un des plus gros emprunts contractés pendant la guerre, l’emprunt des 5-20 (remboursable entre cinq et vingt ans), commençait à toucher à son terme, et le moment était venu de pourvoir au remboursement. Or, si les intérêts de cet emprunt étaient expressément payables en or, il y avait une ambiguïté singulière dans le texte de la loi quant au remboursement du capital lui-même, pour lequel l’emploi de la monnaie sonnante n’était pas formellement stipulé. Cette irrégularité provenait sans doute de ce qu’à l’époque où l’émission fut votée, la valeur du papier était encore égale à celle de l’or. L’intention des auteurs de la loi ne pouvait d’ailleurs être douteuse, et équivalait envers les preneurs de l’emprunt à un véritable engagement de bonne foi. Aussi M. Mac-Culloch conseillait-il au congrès le remboursement intégral en or au moyen de l’émission nouvelle d’une dette consolidée ou d’un emprunt à longue échéance dont les conditions seraient plus avantageuses pour le trésor. Il demandait en même temps qu’on lui accordât la faculté de racheter le papier-monnaie en plus grande quantité. Quant à l’établissement d’une taxe nouvelle sur les emprunts futurs à émettre, il admettait avec raison que, si l’exemption d’impôt était légitime et nécessaire en ce qui touchait le gouvernement fédéral, elle, était illégale et contraire au principe fédératif en ce qui touchait les états particuliers, auxquels on ne pouvait contester le droit de taxer toutes les valeurs ; il reconnaissait cependant qu’il était nécessaire de protéger les porteurs de titres contre la rapacité ou la malveillance des gouvernemens des états. Il proposait donc de remplacer les taxes locales par une retenue d’un sixième que le gouvernement fédéral percevrait lui-même pour le distribuer entre les états à proportion du nombre des habitans. Ce compromis honnête et sage ne portait, bien entendu, que sur les emprunts futurs ; le dédommagement accordé aux états aux dépens du trésor fédéral n’était nullement une application du principe de l’impôt sur la dette, c’était au contraire la garantie de l’immunité nécessaire qu’il fallait assurer aux créanciers du trésor public sur la foi de leur contrat.

C’est alors que se montra le nouveau parti des répudiateurs, dirigé par ses trois chefs, MM. Stevens, Butler et Pendleton, ordinairement peu accoutumés à marcher ensemble. Ils s’élevèrent tous avec violence contre le remboursement en or de l’emprunt échu. Le général Butler ayant proposé à la chambre le remboursement pur et simple en papier-monnaie, la chambre le repoussa avec une véritable indignation, mais pour y revenir indirectement sous la forme d’un projet de conversion forcée sous la menace d’un remboursement en monnaie légale, c’est-à-dire en papier nouveau que le trésor serait autorisé à émettre jusqu’à concurrence de 400 millions de dollars. Ce projet s’élaborait au sénat avec une extrême lenteur. En attendant, la chambre des représentans, agissant sous l’influence des répudiateurs, refusait au ministre des finances la faculté d’accélérer la réduction du papier-monnaie, et lui retirait même le droit d’en racheter pour 4 millions de dollars tous les mois. Le procès du président était venu sur ces entrefaites retarder les travaux du congrès et détourner l’attention du pays. Depuis plusieurs mois, le bill qui pourvoyait au remboursement des 5-20 et à l’émission du nouvel emprunt destiné à les remplacer languissait dans les commissions. La majorité du congrès semblait être à la recherche d’une sorte de compromis boiteux entre les deux doctrines, qui, sans donner tout à fait gain de cause aux partisans du papier-monnaie, permît néanmoins de réduire l’intérêt de la dette ou de ne pas la rembourser tout entière.

Telle était la question qui se présentait devant le pays avec la solennité de l’occasion présente, et sur laquelle le peuple des États-Unis allait avoir à se prononcer dans l’élection prochaine. Malgré les ravages faits par l’idée de la banqueroute chez les populations des états de l’ouest et en général parmi le peuple des campagnes, la nation américaine avait trop le sentiment de son honneur, elle comptait trop de citoyens personnellement intéressés à l’exécution des engagemens du trésor, pour que le succès des répudiateurs fût sérieusement à redouter. Quoique les deux grands partis qui se disputaient l’élection fussent divisés sur la question financière, tout donnait à penser que les républicains resteraient fidèles à la cause de l’honnêteté publique, tandis que les démocrates seraient entraînés par les hommes de l’ouest à quelque déclaration compromettante et nuisible à leur cause.

IV

Le 20 mai, le jour même où se répandait la nouvelle de l’acquittement du président Johnson, la grande conventionnés républicains se réunit à Chicago. Elle comprenait près de 700 membres. Tous les états du sud s’y étaient fait représenter, même ceux qui, n’étant pas encore entièrement reconstruits, ne pouvaient légalement prendre part à l’élection prochaine ; on n’avait pas eu le courage de fermer la porte à leurs délégués. On remarquait dans la foule un groupe de figures noires magnifiquement harnachées pour cette occasion solennelle et caparaçonnées des pieds à la tête avec une élégance tout africaine : c’étaient les délégués de la Géorgie et de la Caroline du sud. Il était évident que les radicaux n’étaient pas en grand nombre, et que les modérés resteraient les maîtres du terrain. Dès le début, le général Schurz, président temporaire de la convention, exposa dans son discours d’ouverture le programme qu’on allait voter, et le résuma avec beaucoup de bonheur en deux mots énergiques : « justice à l’esclave émancipé, justice au créancier de l’état. » Ces paroles furent couvertes. d’acclamations par l’assemblée, et il fut dès lors évident que telles seraient les deux « planches » principales qui devaient composer la plate-forme sur laquelle on allait élever le général Grant.

Les résolutions étaient préparées d’avance, et elles furent votées séance tenante. Jamais le parti républicain n’avait tenu un langage aussi prudent et aussi modéré depuis le temps du président Lincoln. Sauf un passage injurieux contre M. Johnson et sa politique, tout le manifeste était rédigé avec une circonspection et une réserve auxquelles on n’était plus accoutumé depuis longtemps. Les auteurs ne s’étaient pas piqués d’une logique rigoureuse, ils avaient même sur plus d’un point mérité le reproche d’inconséquence, et blessé sans beaucoup de scrupule la doctrine constante de leur parti. Ils s’étaient appliqués visiblement à adoucir la politique radicale et à ne pas effaroucher le sentiment populaire en étalant des principes trop absolus. On remarquait entre toutes les autres la résolution où ils touchaient la question du suffrage des noirs. Au lieu de se prononcer dans le sens des idées radicales et de proclamer avec éclat l’égalité des droits entre tous les hommes, ils distinguaient soigneusement entre les états du sud, où l’égalité du suffrage « était imposée par toutes les considérations possibles de sûreté, de reconnaissance et d’équité, » et les états loyaux du nord, où la question du suffrage « appartenait au peuple lui-même. » Assurément cette distinction n’était pas d’une justice irréprochable ; mais elle était d’accord avec le sentiment du pays et avec l’opinion sincère de ce grand parti républicain modéré qui depuis plusieurs années suivait les radicaux sans les croire, et qui commençait maintenant à les dominer à son tour.

Il en fut de même sur la question financière ; les partisans de la banqueroute n’osèrent même pas élever la voix. En revanche, on accueillit avec des transports d’allégresse la résolution qui dénonçait « toute forme de répudiation comme un crime contre la patrie ; » et déclarait que « l’honneur national exigeait le paiement intégral de la dette publique à tous les créanciers de l’état, nationaux ou étrangers, non-seulement suivant la lettre, mais encore suivant l’esprit des lois qui l’avaient fondée. » À cette déclaration solennelle s’en joignaient deux autres qui la développaient : l’une recommandait l’extension du terme de la dette à un plus grand nombre d’années pour faciliter le remboursement ainsi que la réduction de. l’intérêt par tous les moyens honnêtes. « La meilleure façon, disait l’autre, de diminuer le fardeau de la dette, c’est d’améliorer le crédit public, de sorte que les capitalistes offrent leur argent au trésor à un taux d’intérêt moins élevé. » L’assemblée se prononçait enfin pour l’égalisation et la réduction des taxes au moyen d’une répartition plus équitable aussitôt que cela se pourrait faire sans violer les engagemens de l’état. On remarqua que, par un raffinement de prudence, les résolutions étaient muettes sur le compte du papier-monnaie, et que le mot de paiement en or n’y était même pas une seule fois prononcé ; mais, malgré cette omission volontaire, le sens de ce manifeste était trop clair pour qu’il fût possible de s’y tromper. Paiement intégral de la dette, émission de nouveaux emprunts à meilleur compte, égalisation des impôts sans toucher aux droits acquis, c’était tout le système de M. Mac-Culloch qui se trouvait consacré par l’adoption du parti républicain. — Une résolution pour le maintien des primes et pensions accordées aux défenseurs de la patrie assurait aux républicains l’appui de tous les soldats vétérans, enfin la convention déclarait qu’il fallait encourager l’immigration étrangère, et « proclamait sa sympathie pour tous les peuples opprimés qui luttaient pour leurs droits. » C’était là le petit bout de flatterie d’usage que tous les partis ne manquent jamais d’adresser en Amérique à la population irlandaise.

Telle était la bannière que déployait la convention de. Chicago. Restait à choisir l’homme qui devait recevoir en dépôt cette bannière, et, suivant le style pompeux et imagé de la politique américaine, devenir le « porte-drapeau » du parti. Ici encore les radicaux extrêmes subirent un échec sensible. Ils n’essayèrent même pas de disputer la candidature au général Grant. Les présidens des délégations de chaque état vinrent répéter l’un après l’autre, au milieu des applaudissemens de l’assemblée, le nom de ce candidat sans concurrens[4]. La vice-présidence au contraire était disputée entre un grand nombre de compétiteurs sérieux. Il y en avait au moins une vingtaine, dont les plus marquans étaient. MM. Colfax, Fenton, Hamlin et Wade, ce dernier le favori des radicaux. Au commencement, M. Wade paraissait devoir être choisi en représailles du mauvais succès de l’impeachment. On criait dans l’assemblée : « Wade et vengeance ! » Dès le premier tour de scrutin, ses chances diminuèrent, et au cinquième M. Schuyler Colfax, speaker de la chambre des représentans, fut presque unanimement élu. Ce fut alors à qui obtiendrait l’honneur de proclamer le nom des deux candidats. M. Logan, le fougueux orateur du congrès, fut chargé de cette tâche. « Au nom des citoyens, des soldats et des marins loyaux de cette grande république des États-Unis, dit-il, au nom de la loyauté, de la liberté et de la justice, au nom du parti national unioniste républicain, je nomme pour candidat à la première magistrature de ce pays le général Ulysse Grant. » Les 650 délégués se levèrent comme un seul homme en poussant une longue acclamation à laquelle répondirent les 2,000 spectateurs présens dans la salle. L’orchestre fit entendre une marche triomphale. Un rideau se souleva et laissa voir le portrait du grand homme ; une colombe peinte aux trois couleurs du drapeau national prit son vol et se mit à tournoyer au-dessus de l’assemblée. Ce fut un de ces triomphes d’apparat tels que le charlatanisme américain les aime, et qui sont la mise en scène obligée des grandes manifestations des partis.

En dépit de ces petits ridicules, la convention de Chicago était un grand événement politique. Elle renouait solidement le lien affaibli de ce grand parti républicain unioniste qu’avaient paru ébranler un instant les tentatives de division des radicaux. Elle prouvait que la domination qu’exerçait depuis huit ans l’opinion républicaine ne tenait pas à l’influence passagère de la guerre civile ou à l’alliance éphémère des doctrines abolilionistes. Elle montrait que le grand parti républicain ne se laisserait pas, comme on avait pu le croire, traîner à la remorque des radicaux extrêmes, qu’il saurait au contraire contenir leurs violences et maintenir la discipline dans leurs rangs. Par le choix populaire du général Grant, par son programme à la fois honnête et prudent, la convention s’assurait le concours de tous ceux qui pendant la guerre avaient sincèrement soutenu la cause de l’Union. Par la probité de sa politique financière et par la force de ses déclarations contre la banqueroute, elle réveillait le sentiment de l’honneur national, toujours si puissant chez les citoyens de la grande république. Par la fermeté enfin et par la modération de son langage, elle dérobait aux démocrates la meilleure partie de leurs moyens d’influence, et elle les mettait dans l’impossibilité de lui répondre sans faire appel à des passions dangereuses et à des doctrines dégradantes pour l’esprit public.

Le parti démocratique était en effet fort embarrassé. Sa convention se réunit à New-York le 7 juillet dans la grande salle de Tamman-Hall. Les hommes du sud y étaient venus en grand nombre, choisis pour la plupart dans la classe des anciens rebelles privés de leurs droits électoraux par les lois de reconstruction du congrès. On remarquait parmi eux MM. Wade-Hampton, Forrest, plusieurs hommes qui avaient joué un grand rôle dans la guerre civile. S’il n’y avait point de nègres dans l’assemblée, on y voyait en revanche une députation féminine venue pour revendiquer les droits du sexe opprimé. M. Pendleton, qui semblait le héros de la réunion, arriva suivi de tout son bataillon d’hommes de l’ouest, tous partisans de la banqueroute et du paiement en papier-monnaie, qui portaient chacun sur la poitrine en signe de reconnaissance un grand morceau de papier imitant un greenback de 5 dollars. Une foule immense se pressait dans les tribunes et dans les rues avoisinantes. Les délégués, au nombre de 630, tous décorés de rubans de couleur, siégeaient en cercle autour de la salle, assis par groupes au pied des bannières qui portaient les noms de leurs états respectifs. A n’en juger que par l’apparence imposante de l’assemblée, on eût dit que l’union, la confiance, la certitude du succès, régnaient dans tous les cœurs, et que la convention de New-York allait renvoyer fièrement son défi à la convention de Chicago.

La différence était grande pourtant. On était loin de l’unanimité extraordinaire avec laquelle les républicains venaient de proclamer la candidature du général Grant. Une candidature sérieuse, c’était justement ce qui manquait aux démocrates. On avait plus de quinze candidats possibles, et aucun dont le succès fût probable. C’étaient MM. Johnson, Pendleton, Church, Packer, English, Doolitle, Parke, Reverdy Johnson, Hendricks, Seymour, Chase, les généraux Hancock, Mac-Clellan, Blair, et bien d’autres encore qui avaient chacun leurs partisans. Tous obtinrent des voix au premier tour ; mais qui choisir dans cette foule pour l’opposer à un concurrent tel quel le général Grant ? Seul M. Pendleton était venu en force imposante et réunissait un grand nombre de suffrages ; mais nommer l’ancien copperhead, le partisan de la banqueroute, c’était courir à une défaite certaine, c’était éloigner tous les unionistes, tous les amis des bonnes finances, tous les républicains modérés, qui depuis quelque temps s’étaient rapprochés des démocrates. Les hommes sages et habiles de la convention étaient d’avis d’élire M. Chase, le seul candidat dont le nom pût être opposé à celui du général Grant, le seul qui pût lui ravir quelques voix républicaines. M. Chase, qui est ambitieux et qui s’était brouillé avec les radicaux depuis, le procès du président Johnson, visait toujours à la présidence, et se flattait de pouvoir obtenir cette candidature si disputée ; mais ce radical, ce révolutionnaire, cet inventeur du papier-monnaie, cet émancipateur des noirs, nommé jadis à la cour suprême pour y imposer les doctrines républicaines, si amoureux qu’il fût de la présidence, ne pouvait avoir changé en un jour. Son programme de suffrage universel et amnistie universelle, n’était guère de nature à satisfaire les vrais et les bons démocrates. Comment d’ailleurs faire accepter aux hommes du sud l’ancien ennemi des droits des états, aux démocrates répudiateurs de l’ouest le créateur de la centralisation financière ? La dignité même du parti démocratique lui interdisait de faire un pareil choix. Prendre pour candidat M. Chase à moins de lui imposer une apostasie à laquelle il ne pouvait consentir, c’était abjurer les doctrines démocratiques et donner au parti, le coup de la mort. Il y avait à peine quelques mois, que M. Chase avait été le candidat probable des radicaux avancés, celui dont ils opposaient les convictions inflexibles, au modérantisme et à l’hésitation du général Grant. Si maintenant Chase, le radical, allait se mettre à la tête des démocrates, tandis que Grant, le modéré, devenait le candidat des républicains, les élections ne seraient plus qu’une comédie vaine, et n’auraient plus d’autre but que la possession des places. On ne pouvait donc prendre ni M. Pendleton, ni M. Chase, et il fallait, dans l’embarras, du choix, se reporter sur un homme de second ordre et d’une moindre importance personnelle. Voilà comment la majorité se décida enfin pour M. Seymour, l’ancien gouverneur de l’état de New-York, qui n’avait pas même sollicité cet honneur, et qui feignit longtemps de s’en défendre. On lui adjoignit le général Blair, l’ancien ami du président Lincoln, pour donner un candidat à l’armée. M. Chase n’eut que des remercîmens pour sa conduite dans le procès du président. M. Pendleton s’en retourna dans l’ouest avec son bataillon désappointé, mais prêt à donner un coup de main vigoureux au ticket électoral de Seymour et Blair.

Il était impossible de faire un choix plus malheureux. Le gouverneur Seymour était un tacticien plein d’expérience, un homme politique blanchi sous le harnais, et personne assurément n’était plus capable que lui de tirer parti de la situation difficile où les démocrates se trouvaient engagés ; mais son nom était profondément impopulaire. On se souvenait du rôle presque factieux qu’il avait joué pendant la guerre, à une époque où le danger de la patrie devait primer toutes les opinions. Il avait été dans ce temps-là un des chefs les plus marquans de ce parti des copperheads ou des démocrates de la paix, qui avait laissé de si amers ressentimens dans le cœur de tous les bons patriotes. Il avait paru en 1864 dans la convention démocratique de Chicago comme le candidat favori des sécessionistes, et c’était par une concession aux sentimens du pays qu’on avait préféré à sa candidature celle du général Mac-Clellan. Il devait avoir contre lui tous les défenseurs de la cause nationale, tous ceux qui pendant cinq ans l’avaient servie de leur parole, de leur fortune ou de leur épée. — Quant au général Blair, qu’on avait choisi pour plaire à l’armée, c’était un soldat de cabinet plus hardi dans les intrigues que dans les dangers du champ de bataille, plus accoutumé à respirer l’air de la Maison-Blanche que la fumée du canon. L’armée le connaissait à peine, et ceux qui le connaissaient se défiaient de lui. La variation fréquente de ses opinions politiques, l’espèce d’influence de cour qu’il avait exercée successivement auprès de tous les présidens des États-Unis, les relations intimes qu’il avait su conserver avec les hommes du sud en servant néanmoins la politique radicale, tout le rendait également suspect aux républicains et aux démocrates. Aussi violent dans ses discours qu’inconséquent dans sa conduite, son premier soin, en acceptant la candidature, fut d’écrire contre le général Grant une lettre insultante et grossière où il l’accusait d’être un assassin. La lettre de M. Seymour fut au contraire prudente, digne et modérée. Tous deux affichaient une grande confiance dans le résultat de l’élection prochaine ; mais leur candidature était de celles qui accusent la faiblesse irrémédiable du parti qui les adopte.

La rédaction du programme ne fut pas plus heureuse que le choix des candidats : elle était peut-être, il faut le dire, encore plus difficile. On devait à la fois satisfaire les démocrates purs et ne pas effrayer les républicains modérés, dont l’alliance était aujourd’hui si précieuse aux conservateurs. Il fallait contenter à la fois les capitalistes et la multitude, les répudiateurs et les créanciers de l’état, les hommes du sud et les hommes du nord, les anciens rebelles et les anciens soldats fédéraux. De tous les côtés, les démocrates se trouvaient en présence défaits accomplis qu’ils ne pouvaient ni approuver, sous peine de se dédire, ni contester, sous peine de perdre la plupart de leurs partisans nouveaux. La résignation devait être leur attitude, la protestation était leur devoir. Il fallait que leurs résolutions fussent rédigées avec assez d’art pour caresser les opinions nouvelles sans s’y rendre, pour renoncer aux anciennes traditions sans les désavouer : problème incommode qu’il fallait résoudre sous peine de n’avoir plus que des généraux sans armée, et de voir le grand rassemblement de New-York s’évanouir sans laisser de traces dans l’opinion du pays.

La plate-forme démocratique débutait par un abandon formel de la sécession et de l’esclavage, par une promesse solennelle de ne jamais chercher à les faire renaître. Elle demandait en retour la restauration des droits des états et du gouvernement civil dans les pays du sud, l’amnistie politique universelle de tous ceux qui avaient pris part à la rébellion. Elle se déclarait favorable au paiement de la dette en papier-monnaie « toutes les fois qu’il n’était pas expressément stipulé que le remboursement se ferait en or, » ce qui était la répudiation partielle de l’emprunt des 5-20. Elle recommandait l’établissement d’une taxe « sur les titres de la dette et sur les autres effets publics, » ce qui était encore une autre forme de banqueroute. Elle réclamait « une seule et même monnaie pour le gouvernement et pour le peuple, pour le travailleur et pour le fonctionnaire, pour le producteur et pour le rentier de l’état. » Elle conseillait enfin l’économie, la répression des fraudes, la réforme des abus. — Une résolution d’un tout autre genre promettait l’énergique protection des démocrates à tous les étrangers naturalisés, flatterie d’usage à l’adresse de la grande association feniane, et destinée, comme la « sympathie » de la convention républicaine, à allécher les suffrages des bons électeurs irlandais. C’était la seule question sur laquelle les deux partis fussent d’accord.

Ce programme était tel qu’on devait l’attendre. Il souleva néanmoins dans le pays tout entier et dans les rangs des démocrates eux-mêmes un sentiment de réprobation soudaine où se mêlait je ne sais quelle impression de surprise et de regret. Les démocrates modérés, ceux qui repoussaient les hérésies financières de M. Pendleton, ou qui ne les considéraient que comme un instrument grossier d’agitation populaire, furent désolés de ces déclarations imprudentes qui les attachaient malgré eux à une politique financière déloyale et tombée dans le mépris. Ils sentaient que les capitalistes grands et petits dont les fonds étaient placés sur le gouvernement fédéral se comptaient par milliers dans toutes les villes, et que le peuple des États-Unis était trop éclairé et trop sage pour que l’apparence même de la banqueroute ne révoltât point la conscience nationale. Les démocrates s’étaient donc compromis en pure perte ; leurs nouvelles théories financières allaient enlever à leur parti plus de voix qu’elles ne pourraient lui en donner. De tous côtés les républicains, ramassant l’arme qu’on venait de leur fournir, dénonçaient dans leurs réunions « la grande fraude des démocrates. » Des conventions se rassemblaient dans chaque état pour préparer les élections locales, et elles se prononçaient avec énergie contre les répudiateurs. C’était surtout sur cette question que l’élection semblait devoir porter, et il faut avouer que les démocrates n’avaient pas bien choisi leur terrain.


V

La campagne électorale était déjà commencée. Elle durait, à vrai dire, depuis l’année dernière, et les élections des états du Sud en avaient été le premier épisode. L’importance de ces élections était grande, car le sud allait rentrer dans la politique après huit ans d’absence, et, suivant qu’il prendrait parti pour les républicains ou pour les démocrates, son vote pouvait faire pencher la balance de l’un ou de l’autre côté. Aussi les deux partis se l’arrachaient-ils en ce moment comme une proie : les républicains pressant de tous leurs efforts la reconstruction, qui devait grossir leur nombre, et recrutant partout les électeurs noirs pour les enrôler sous la bannière radicale, — les démocrates résistant à la reconstruction dans les états où ils se sentaient trop faibles, disputant aux républicains la faveur du tout-puissant homme noir partout où ils croyaient avoir chance de leur tenir tête. Les républicains, est-il besoin de le dire ? se trouvaient presque partout les plus forts grâce aux lois qui leur avaient attribué une espèce de censure arbitraire sur la composition du corps électoral. Malgré tous les embarras suscités par les démocrates, les états du sud se reconstituaient suivant les prescriptions du congrès, et ils revenaient un à un occuper leur ancienne place au sein du gouvernement fédéral. C’était d’abord l’Arkansas, dont les trois représentans radicaux rentraient dans les chambres dès le commencement du mois de mai, pendant le procès du président, puis la Louisiane, qui nommait un homme de couleur au poste de lieutenant-gouverneur, et qui envoyait à la majorité du congrès le renfort de ses trois députés et de ses deux sénateurs républicains ; c’était ensuite la Caroline du nord, la Caroline du sud, la Géorgie, l’Alabama, la Floride, admises tour à tour dans le courant de l’été, après avoir ratifié l’amendement constitutionnel et satisfait à toutes les autres exigences du reconstruction bill. Pour aller plus vite, le congrès faisait une loi, dite omnibus bill, qui rapatriait en masse les états encore indociles, et fixait les dernières conditions de leur retour. Dans quelques états pourtant, la résistance fut longue et obstinée. Dans l’Alabama par exemple, la nouvelle constitution n’avait pu de longtemps obtenir la ratification du vote populaire, et il avait fallu que le congrès fît modifier les registres électoraux pour se procurer une majorité apparente. Dans la Floride et dans plusieurs autres états, le premier soin de la législature reconstruite avait été d’abolir les incapacités politiques des blancs. Trois états restaient encore en dehors de l’Union et ne pouvaient prendre part à l’élection présidentielle : le Mississipi, la Virginie et le Texas. Le Texas n’avait pas encore achevé sa constitution, et il était en proie à l’anarchie la plus confuse. La Virginie n’avait pas encore nommé sa législature, et montrait des dispositions inquiétantes ; quant au Mississipi, il avait donné une majorité de 10,000 voix aux démocrates, et l’on allait employer pour le convertir le procédé infaillible de l’Alabama et de l’Arkansas, c’est-à-dire la révision des suffrages et la radiation des électeurs démocrates. Déjà les élections de deux des comtés avaient été annulées sous prétexte de fraude, et l’on n’attendait que de nouveaux prétextes pour faire de nouvelles annulations.

Ainsi les rôles étaient renversés : les états du sud, jadis si désireux de rentrer dans le giron de l’Union fédérale, refusaient maintenant de s’y laisser reconduire ; c’était le congrès au contraire qui, après leur avoir si longtemps fermé sa porte, les forçait d’accepter leur grâce et les ramenait dans l’Union la corde au cou. Pour les y retenir assujettis et pour les empêcher de se raviser plus tard, l’omnibus bill décrétait la perpétuité des concessions une fois faites et l’impossibilité de jamais s’en dédire. Les états du sud étaient enfermés maintenant dans une espèce de prison légale. Il ne leur restait plus d’autre ressource que d’accepter franchement cette légalité nouvelle et de se jeter à corps perdu dans la bataille électorale. Encore était-il question de leur enlever cette dernière espérance et d’altérer dans quelques états les formes mêmes de l’élection. La législature radicale de la Floride venait de décider qu’il n’y aurait pas de vote populaire, et qu’elle se chargerait elle-même de désigner les électeurs présidentiels.

Mais l’Amérique est un pays où les partis ne perdent jamais courage. A peine revenus de la convention de New-York, les chefs sudistes se mirent bravement en campagne. Ils organisèrent de toutes parts de grands meetings pour ratifier le programme démocratique et pour rallumer l’ardeur de leurs partisans. L’espérance leur était revenue. A force de répéter qu’ils allaient prendre leur revanche et « regagner dans l’urne électorale ce qu’ils avaient perdu sur le champ de bataille, » ils avaient fini par le croire eux-mêmes. Ils avaient d’ailleurs un plan nouveau : n’ayant pas à compter sur la population blanche, qui, étant exclue du droit de suffrage, ne pouvait plus en rien les servir, ils avaient résolu de s’adresser à la population noire. Puisque les noirs étaient décidément les maîtres du pays, c’était par eux qu’il fallait obtenir justice, c’était dans leurs rangs qu’il fallait chercher des soldats pour la cause des états du sud. Peut-être ne serait-il pas impossible aux anciens maîtres de regagner la faveur de leurs esclaves affranchis, et de leur donner une organisation puissante qui tînt en respect celle des radicaux.

Le succès fut d’abord plus grand qu’on ne l’aurait pensé. Dans toutes les grandes villes des états du sud, des clubs démocrates noirs s’organisèrent en opposition aux clubs radicaux. Des orateurs noirs enrôlés au service des démocrates coururent les campagnes, convoquant partout des barbacues[5] où ils appelaient à la fois les blancs et les noirs. A la Nouvelle-Orléans, le club démocratique noir fut bientôt assez fort pour se permettre de parcourir les rues avec torches et bannières en chantant des refrains contre les radicaux. Partout s’engagea une lutte acharnée pour la possession des électeurs noirs. Un jour, les démocrates avaient invité les noirs à un grand barbacue qui devait se tenir à Lagrange, dans l’état d’Arkansas ; les radicaux firent croire à ces pauvres gens qu’on voulait les empoisonner. Une autre fois les démocrates tenaient un meeting sur la grande place, de Richmond, et exhortaient les hommes de couleur à venir les entendre. Leur chef Hunnicut les rassembla dans la salle de la loyal league, leur fit jurer d’empêcher toute réunion des démocrates et de déchirer toutes les bannières de Seymour et Blair ; ils sortirent en foule, coururent au meeting, l’interrompirent de leurs huées. Jetèrent des briques au général Ould, qui parlait, et provoquèrent les blancs à des représailles qui mirent fin à tout essai d’union. En Géorgie, les nègres eux-mêmes, excités les uns contre les autres, se battirent plus d’une fois entre eux. Le pauvre noir, naguère si humble et si méprisé, était devenu l’objet d’une compétition furieuse entre ceux qui avaient été ses maîtres et ceux qui se vantaient de l’avoir affranchi ; c’était à qui lui ferait le plus d’avances, à qui inventerait les moyens les plus ingénieux pour le capter, à qui s’en ferait un instrument pour son ambition ou pour sa vengeance, et dans ce combat d’influence dont il était lui-même le prix, l’avantage ne restait pas toujours à ses amis les plus zélés.

Les démocrates employaient aussi d’autres armes. Si les radicaux passaient avec raison pour des oppresseurs aux yeux des hommes du sud, il faut avouer que leur existence commençait à devenir difficile, et qu’il leur fallait un certain courage pour occuper ce poste dangereux. Sans doute ils étaient les maîtres des gouvernemens artificiels qu’ils avaient donnés aux états du sud ; c’était dans leurs mains qu’étaient rassemblés tous les pouvoirs légaux ; ils avaient dicté les constitutions qui les régissaient à cette heure ; ils siégeaient avec leurs créatures et leurs janissaires noirs dans les législatures qu’ils avaient fait élire. Ainsi l’on racontait plaisamment qu’un des membres du sénat de la Louisiane et deux membres de la chambre des représentans servaient pendant les vacances à bord d’un des paquebots du Mississipi, l’un comme barbier, les deux autres comme garçons de chambre. Dans l’Alabama, plusieurs des législateurs étaient des domestiques noirs servant dans les hôtels de Montgomery. Ces assemblées, composées de la sorte, n’étaient et ne pouvaient être que des instrumens dociles à toutes les volontés des chefs radicaux. Ceux-ci restaient donc, après comme avant la reconstruction légale, les vrais dictateurs des états du sud ; mais plus leur autorité semblait absolue, plus en réalité leur situation était périlleuse et précaire. Non-seulement la moitié du peuple était en état de protestation permanente contre les gouvernemens qu’ils lui avaient donnés, non-seulement leurs nègres eux-mêmes, jusque-là si fidèles, commençaient à les trahir, mais surtout leurs personnes étaient en butte aux attaques les plus brutales, aux vengeances les plus féroces. On proférait tous les jours contre eux des propos menaçans, on disait communément qu’il fallait leur passer sur le corps pour aller aux élections. Les journaux épuisaient contre eux tout le vocabulaire des injures, on en inventait même de nouvelles, comme si la langue ordinaire n’eût pas suffi à exprimer la haine et le mépris qu’on avait pour eux. On leur avait forgé deux noms bizarres dont la dissonance gutturale et sauvage devait ajouter singulièrement à l’effet des vociférations forcenées des stump-speakers démocrates[6]. On les appelait les carpet-baggers et les scallawags. Les carpet-baggers étaient ces étrangers sans sou ni maille, ces aventuriers venus du nord avec une légère valise où était contenue toute leur fortune, et qui maintenant faisaient la loi aux états du sud, trônaient dans les assemblées, proscrivaient les anciennes familles, ameutaient les affranchis par leurs prédications démagogiques. Les scallawags étaient les hommes du sud qui avaient lâchement trahi leur cause, les mangeurs de feu du temps de la rébellion, devenus les plus acharnés persécuteurs de leurs anciens compagnons d’armes[7]. Contre ces derniers surtout, l’exaspération ne connaissait pas de bornes. « Creusez, s’écriait le Petersburg Index, creusez un tombeau social pour leurs carcasses pourries ; creusez si profond que les tremblemens de terre de dix siècles ne puissent pas exhumer leurs ossemens maudits, et, tant qu’ils vivront, faites que leurs enfans se pressenties uns contre les autres et que les femmes défaillent d’horreur et d’épouvante toutes les fois que passera devant eux la goule hideuse et livide qui fut un scallawag. » A Saint-Louis, le juge Moody, déclamant contre les radicaux dans un meeting démocrate, s’écriait un jour : « Mon remède, c’est de tomber sur ces gens-là à coups de pierre. Pendons quelques-uns de ces drôles, brûlons leurs livres, et faisons une bonne vieille élection à la mode d’autrefois. » Les démocrates du sud ne cachaient pas leur dessein d’employer la force.

Ils en parlaient trop pour que le danger fût sérieux. Ils n’avaient garde d’irriter la colère du nord et de le provoquer ouvertement à une guerre nouvelle. Les excès de leur langage ne devaient être regardés que comme le dédommagement de leur faiblesse, et les violences individuelles auxquelles ils se livraient sur certains points ne pouvaient pas être l’effet d’un complot. Ce qui était plus grave que leurs émeutes accidentelles et leurs rixes fréquentes avec les radicaux noirs, c’était l’organisation puissante d’une vaste société secrète qui depuis quelque temps faisait au parti républicain une de ces guerres sourdes et souterraines contre lesquelles il n’est pas de défense. Cette association, connue sous le nom de Ku-klux-klan, s’enveloppait volontiers de mystère. On n’en connaissait pas exactement la force véritable ; mais on savait qu’elle avait des ramifications dans tous les états du sud, et elle se vantait elle-même de pouvoir lever dix armées à la fois. Surtout dans les états frontières, où les passions politiques étaient plus vives, toute la population blanche y était engagée. On disait que le klan comptait 50,000 hommes armés dans le seul état du Tennessee. Dans l’Arkansas, il faisait le désespoir de la milice volontaire réunie pour le combattre. Ses agens, toujours masqués et insaisissables, semblaient sortir de terre et y rentrer sur un signe. Si dans une élection politique les radicaux noirs annonçaient l’intention de monter la garde autour des polls et de les protéger les armes à la main, le klan prévenait leur dessein et empêchait l’élection de se faire. Si le gouverneur de l’Arkansas, effrayé de la puissance du klan, faisait venir 10,000 fusils pour sa milice locale, cent hommes masqués ou barbouillés de suie et armés jusqu’aux dents s’embarquaient sur le quai de Memphis en plein jour, et allaient se saisir sur le Mississipi du bateau qui portait cette marchandise précieuse ; ils rentraient dans la ville sans être inquiétés et sans que personne osât les reconnaître. Des assassinats se commettaient fréquemment sans que jamais on pût saisir les coupables, et la voix publique attribuait ces vengeances mystérieuses au redoutable Ku-Kux-klan. les républicains du nord faisaient, grand bruit de ces crimes, et se plaisaient, comme de raison, à en exagérer le nombre. Les démocrates au contraire imaginaient un grand complot radical qui avait pour but de brûler les trois villes de Nashville, Murfreesborough, Colombia, et d’en massacrer les habitans. Un journal de Cincinnati accusait le général confédéré Forrest d’avoir dit que le klan se proposait d’assassiner tous les radicaux blancs du Tennessee. Forrest à son tour protestait contre cette calomnie et représentait le klan comme une association purement défensive. Ses compatriotes, déclarait-il, ne demandaient plus qu’à labourer leurs champs, et quant à lui, il souhaitait la paix par-dessus tout ; « mais, ajoutait-il, si le gouverneur Brownlow exécute son projet de mettre tous les confédérés hors la loi et de les faire fusiller par sa milice, nous serons bien forcés de nous défendre. » Ainsi les deux partis se renvoyaient mutuellement le reproche des violences commises. A en croire les journaux républicains, les hommes du nord et les noirs étaient exposés sans cesse au massacre ; à en croire les démocrates, c’étaient les carpet-baggers et les scallawags qui menaçaient tous les jours leur vie.

Quels que fussent les vrais coupables, les états du sud étaient plongés dans l’anarchie. Un grand nombre de crimes privés se commettaient à la faveur du désordre et sous prétexte de vengeance publique. La propriété n’y était pas plus sûre que la vie : il n’était question que de passans détroussés sur les chemins, de vols commis dans les maisons à main armée, de femmes blanches violées par les nègres, de nègres pendus ou torturés par les blancs. Les nègres loyaux de l’Alabama se rendaient en armes à leurs assemblées religieuses et faisaient l’exercice après le sermon, disant franchement qu’ils se préparaient pour l’élection prochaine. Tout le monde sentait la nécessité de réunir de nouveau les milices d’état désorganisées par le congrès il y avait deux ans. Les gouverneurs de l’Alabama, du Tennessee, de la Louisiane, invoquaient l’appui des autorités militaires, et suppliaient le président de leur prêter main-forte, M. Johnson fit, comme de raison, la sourde oreille, et se contenta d’envoyer à tous les commandans fédéraux la copie des actes du congrès et des articles de la constitution sur l’intervention du pouvoir militaire dans le gouvernement des états. En Louisiane, les meurtres devenaient si fréquens et si audacieux que le gouverneur dut lui-même pourvoir à sa défense. Les hommes de couleur qui siégeaient dans la législature prenaient une attitude hautaine ; au sénat, un mulâtre du nom de Pinchback déclarait aux démocrates « qu’ils seraient bientôt au bout de leur rouleau, et que le premier crime qu’ils commettraient encore serait le signal des représailles, un signal qui allumerait dix mille torches dans la ville et la ferait réduire en cendres. » Il ne fallait pas attacher trop d’importance à des violences de langage devenues banales à force d’être communes ; mais des injures on en venait souvent aux coups, blancs et noirs ne pouvaient plus se rencontrer sans s’assaillir de gros mots et sans se jeter des pierres. C’était un mauvais prélude à la grande alliance électorale rêvée par les démocrates entre les affranchis et leurs anciens maîtres.

Cette illusion d’ailleurs ne fut pas de longue durée. Les démocrates eux-mêmes se chargèrent d’en faire justice. Malgré les raisons sentimentales qu’ils se donnaient pour aimer les noirs et les sérieux, motifs d’intérêt qu’ils avaient de les caresser, le vieux naturel revenait au galop. Ils ne pouvaient s’accoutumer à regarder les nègres comme des créatures humaines, ni se résigner à les admettre nulle part sur le pied de l’égalité vraie. Au moment même où elle votait les exclusions les plus sévères contre les anciens rebelles, la législature de l’Alabama s’était toujours opposée à l’admission des noirs dans les voitures publiques. Dans les assemblées où ils siégeaient maintenant avec leurs esclaves affranchis, les républicains eux-mêmes supportaient avec ennui ce voisinage. Ils auraient volontiers, s’ils l’avaient osé, chassé leurs chers collègues à coups de bâton, et renvoyé au champ de coton ces insolens valets qui faisaient les maîtres. C’est à cette tentation imprudente que céda la législature de la Géorgie. L’élection avait été heureuse pour les démocrates ; ils avaient la majorité dans la chambre des représentant, et ils trouvaient là une belle occasion de montrer leur modération et leur sagesse. Ils n’y virent qu’un moyen nouveau de se compromettre par une violence grossière et maladroite. La chambre commença par annuler toutes les incapacités établies par les lois du congrès. C’était une imprudence inutile, bien qu’assez naturelle de sa part, et qu’on aurait pu encore lui pardonner ; mais, animés par ce premier succès, les démocrates voulurent aller plus loin : ils votèrent l’expulsion de tous ceux de leurs collègues qui étaient des nègres et en mirent d’un seul coup vingt-cinq à la porte. Quatre autres membres de couleur douteuse furent examinés par un comité spécial. On décida enfin, après de longues discussions, que ceux qui n’auraient pas plus d’un huitième de sang noir seraient admis par grâce dans l’assemblée et traités comme s’ils étaient blancs. C’était trop de bonté pour les noirs.

Les républicains reçurent cette nouvelle avec une joie sans mélange. Cet acte de passion aveugle, et de brutalité méchante faisait admirablement leurs affaires. Il consommait la rupture de l’alliance déjà si fragile que les démocrates essayaient de former avec les hommes de couleur. Un député mulâtre du nom de Turner avait lancé, avant de quitter la chambre, un défi solennel aux démocrates. « Nous partons, s’était-il écrié, nous partons parce que vous nous chassez ; nous ne vous demandons qu’une chose, c’est de conserver la mémoire de l’acte que vous commettez aujourd’hui. Nous partons, et nous allons consacrer tous nos efforts à inspirer à ceux de notre race la haine du parti démocratique. Si les noirs, sortant un jour de l’état d’ignorance et d’abêtissement où vous les avez plongés, viennent à se retourner contre vous, souvenez-vous que vous l’aurez voulu ! »

Un autre événement plus funeste encore vint peu de temps après exaspérer la légitime irritation des affranchis. Un combat sanglant qui fut presque un massacre fut livré par les démocrates de la Géorgie à une troupe de nègres inoffensifs. Une procession de radicaux noirs, en armes, suivant l’usage, mais d’apparence et d’intentions paisibles, et ayant à sa tête un membre du congrès, s’était présentée un matin à la porte de la ville de Camilla. La municipalité démocrate lui en avait refusé l’entrée. Les noirs, malgré cette défense, avaient persisté à suivre leur route : à peine la procession s’est-elle engagée dans la rue, que des coups de fusil partent de tous les côtés ; la colonne hésite et s’arrête. La fusillade redouble : 50 hommes bien armés se jettent sur les noirs avec une telle impétuosité que la colonne recule, se disperse et s’enfuit. Les blancs alors la poursuivent et tuent tout ce qu’ils peuvent. 35 morts et 60 blessés restèrent sur le carreau. Les démocrates prétendirent que le combat avait été livré par accident, que le premier coup de feu avait été tiré par mégarde. Ils n’en restèrent pas moins convaincus d’un atroce guet-apens.

Quelques jours avant cette tragédie, le général Rosencrans, se trouvant en Virginie, à White-Sulphur-Springs, s’était rencontré comme par hasard avec quelques-uns des chefs de la confédération du sud. Poussé par un noble désir de conciliation et de concorde, en même temps, disaient les mauvaises langues, par la promesse de l’ambassade du Mexique, il leur avait adressé bénévolement des propositions de paix et d’alliance dont le président l’avait chargé au nom des démocrates des états du nord. Il avait trouvé ces anciens rebelles d’une humeur si accommodante et d’un si admirable bon sens qu’il n’avait pas résisté au besoin de faire connaître à ses amis par une lettre rendue publique les excellentes dispositions dont ils étaient maintenant animés. Tous lui avaient déclaré d’une voix unanime qu’ils avaient renoncé depuis longtemps à l’esclavage et à la sécession, qu’ils ne demandaient qu’un peu de paix pour devenir les meilleurs serviteurs du gouvernement fédéral, qu’enfin ils éprouvaient pour leurs anciens esclaves l’attachement le plus tendre et le plus paternel. « Les nègres, avaient-ils dit en propres termes, n’ont pas de meilleurs amis que leurs anciens maîtres. Les deux races sont depuis longtemps accoutumées à vivre côte à côte, et la révolution qui s’est accomplie n’a rien changé aux sentimens de bienveillance que les blancs ont toujours nourris à l’égard des noirs. Qu’on abandonne donc les noirs à l’influence légitime des blancs, et la paix fleurira de nouveau dans les états du sud, » Cette déclaration était signée des noms imposans de Robert Lee, Alexandre Stephens, Beauregard et de beaucoup d’autres. Il n’est pas besoin de dire quel cas on dut faire de cette profession de foi après les événemens odieux et burlesques qui venaient de se passer en Géorgie. Jamais diplomates de profession ne reçurent un plus cruel démenti. Les noirs apprirent à ne pas compter sur les protestations d’amour des démocrates, et les démocrates durent enfin se convaincre qu’ils avaient perdu les voix des états du sud.


VI

Dans les états du nord, la lutte électorale n’était pas moins vive, mais elle avait un caractère différent. On s’y combattait avec des armes moins meurtrières, si ce n’est plus courtoises, et les gros mots remplaçaient généralement les coups de fusil. Le sang avait bien coulé deux ou trois fois dans les meetings populaires ; toutefois ces accidens sans importance aux États-Unis, et dont la justice n’était pas même saisie, ne troublaient ni le jeu régulier des institutions, ni la bonne intelligence des partis. Jamais pourtant campagne électorale n’avait été aussi ardemment disputée, jamais les politiciens des deux partis n’avaient à ce point payé de leur personne, et n’avaient accompli des travaux aussi surhumains. Les grandes chaleurs de l’été, qui furent terribles cette année en Amérique, et qui coûtèrent la vie à plusieurs milliers de personnes dans la seule ville de New-York, interrompirent à peine l’agitation populaire. Dans la plus petite ville, les partis étaient organisés, les clubs, enrégimentés, se promenaient tous les soirs avec leurs torches et leurs bannières, et se provoquaient les uns les autres comme s’ils allaient en venir aux mains. La plate-forme ne chômait pas un seul jour ; les meetings étaient presque en permanence sur les places publiques. Les malheureux orateurs, toujours sur les dents, arrivaient à un état de fièvre et de frénésie qui donnait à leur éloquence un surcroît d’énergie inusitée. Des deux côtés, ils faisaient appel aux plus mauvaises passions populaires, et ne songeaient qu’à renchérir les uns sur les autres d’injures, de calomnies et de menaces. Toute la nation semblait atteinte d’une espèce de folie furieuse. Les hommes jusqu’alors les plus modérés ne parlaient que de recourir aux armes et de se baigner dans le sang. Les gens timides croyaient à la fin du monde, et prédisaient la ruine de la république. Jamais la guerre civile n’avait paru si imminente. et jamais en réalité, pour ceux qui voyaient le dessous des choses, elle n’avait été aussi éloignée. La violence même que les partis apportaient à ces luttes de parole prouvait qu’ils n’avaient aucune envie de recourir à la force. Plus ils faisaient de bruit autour de l’urne électorale, moins ils se préparaient à en contester la décision finale. La politique d’ailleurs ne faisait pas toute seule les frais de cette agitation si effrayante ; l’élection du général Grant n’était pas seule en jeu. Toutes les magistratures locales allaient être renouvelées en même temps, et la compétition du pouvoir entrait pour une grande part dans l’animosité des partis. Candidats au congrès ou aldermen d’une bourgade, gouverneurs des états ou constables municipaux, membres des législatures locales ou receveurs des impôts d’un village, hommes en place ou hommes ambitieux d’y entrer à leur tour, tous combattaient pro domo sua avec la vivacité des petites ambitions, mais avec l’esprit conservateur qui les anime toujours : d’un côté, les républicains poussés au désespoir par la crainte de perdre le pouvoir, de l’autre les démocrates, affamés par une longue exclusion du gouvernement. C’était entre eux une sorte de tournoi brutal, un pugilat régulier où tous les coups étaient permis, mais après lequel les vaincus ne songeraient même pas à s’insurger contre le vainqueur.

La presse, s’il était possible, dépassait encore les violences de la place publique. Elle n’avait jamais été très estimable aux États-Unis ni très courtoise. Elle devenait furibonde et dégoûtante. Elle s’attaquait à la vie privée, aux mœurs, aux sentimens intimes des candidats ; elle pénétrait dans leur alcôve, elle répandait sur leur compte les obscénités les plus viles et les calomnies les plus révoltantes : gredin, traître, menteur, voleur, brute, bâtard, ivrogne surtout c’étaient les épithètes les plus douces de son vocabulaire accoutumé. On appelait, M. Seymour cet affreux scélérat. On racontait que M. Blair avait volé des cuillers d’argent dans sa jeunesse, et on lui donnait à cause de cela le surnom de « Spoony Blair. » Quant au général Grant, on l’appelait « le boucher ; » on l’accusait d’avoir fait massacrer de sang-froid des prisonniers, d’avoir volontairement laissé périr les soldats fédéraux, dans les prisons du sud. L’accusation d’ivrognerie, de toutes la plus méritée par les hommes de tous les partis, était si ordinaire qu’elle en était devenue presque banale. Un journal républicain publiait un long article sous le titre que voici : « Soûlerie de Frank Blair. Comment le candidat démocrate a passé son dimanche dans l’Iowa. On le rapporte ivre-mort dans son lit. » Le World de New-York, entretenait tous les matins ses lecteurs des copieuses libations du général Granit. Le Cross-democrat allait bien plus loin encore. Ce petit journal de province imprimé au fond d’une petite ville de 5,000 habitants avait acquis en quelques mois une publicité prodigieuse ; on en tirait jusqu’à 300,000 exemplaires. Son rédacteur, M. Pomeroy, encore inconnu la veille, était un de ces écrivains sans pudeur dont tout le génie consiste à flatter habilement les goûts dépravés du public. Son seul mérite était de lui servir un régal toujours nouveau d’extravagances et d’injures grossières, et de réveiller par sa cuisine bizarre le palais blasé du lecteur américain. Un jour il appelait le président Lincoln un ignoble tyran ; une autre fois il publiait un dessin qui représentait le général Grant pris de vin, assis sur un tonneau, dans la cave d’un mauvais lieu, et tenant une fille publique sur ses genoux. Les journaux républicains, il est vrai, défendaient singulièrement leur héros ; ils disaient qu’à la vérité le général Grant, en sortant de l’école de West-Point, était tombé dans le travers de tous les jeunes officiers qu’on envoyait hiverner dans les garnisons du far west, mais qu’il s’était corrigé depuis lors, et qu’il n’y avait pas de plus bel exemple de tempérance que celui d’un buveur qui avait triomphé de sa passion. Est-il besoin d’ajouter que ces infamies éclaboussaient à peine les réputations qu’elles voulaient salir ? Dans les pays où la presse est libre, elle se corrige par ses excès mêmes, et ses insultes n’atteignent pas les hommes dont l’honneur est sans reproche. Toutes les ignominies débitées sur son compte ne faisaient pas que le général Grant fût moins populaire et moins respecté.

Les partis employaient encore d’autres procédés plus innocens. Ainsi l’on plaisantait beaucoup sur le prénom du général Grant, sur le jeu de mots qu’aurait fait sa mère en l’appelant dans son enfance, tant elle le trouvait alors stupide, son Usess, son bon à rien, au lieu d’Ulysses, qui était son nom. Des chanteurs ambûlans à la solde des deux partis voyageaient à la suite des orateurs pour relayer leur faconde dans les assemblées populaires, et nourrir par de gais intermèdes l’enthousiasme qu’ils avaient excité. L’utilité de ces musiciens est grande dans toutes les élections américaines, et les chansons politiques qu’ils répandent ont souvent une meilleure fortune que les discours des hommes d’état les plus éloquens. Les partisans des deux candidats s’amusaient d’avance à porter leurs couleurs et à parader avec des drapeaux couverts d’inscriptions et de devises. On formait des clubs de Grant tanners (tanneurs de Grant) en mémoire du métier primitif du vainqueur de Richmond, des associations de Seymour cow-milkers (trayeurs de vaches) par allusion aux occupations pastorales du candidat démocratique, retiré en ce moment dans sa ferme des environs d’Albany. De même autrefois, lors de la première élection de M. Lincoln à la présidence, l’Amérique entière s’était couverte de fendeurs de bois en l’honneur du glorieux rail-splitter. À ces parades et à ces amusemens naïfs, il faut ajouter le grand moyen d’ostentation des partis, le grand jeu des paris électoraux. Les chances de Grant et de Colfax, de Seymour et de Blair étaient évaluées comme celles des chevaux de course, et les parieurs des deux côtés mettaient leur honneur à surenchérir. Le Sunday Mercury, journal de Philadelphie, proposait, au nom d’un démocrate, le pari suivant : « 120,000 dollars que Seymour l’emportera dans douze états au moins, et 20,000 dollars qu’il sera nommé président ; 5,000 dollars que pas un radical n’osera tenir le pari. » A quoi le propriétaire du Wilke’s Spirit, de New-York, répondait par un pari de 5,000 dollars sur trente états désignés, et de 5,000 dollars contre 2,500 que Grant serait élu, plus 25,000 dollars que pas un démocrate n’oserait tenir le pari. — Ces gageures colossales sont, aux États-Unis, une des formes les plus usitées de la réclame électorale. Quoique tout le monde en connaisse le but, ces fanfaronnades ne manquent jamais leur effet sur la foule.

Cependant le succès des républicains ne paraissait plus tout à fait assuré. Les démocrates s’agitaient beaucoup dans les états du nord, et l’activité de leur propagande pouvait faire illusion sur leur nombre. Soit ostentation calculée d’espérance, soit confiance sincère dans leurs forces, ils parlaient déjà de l’élection comme gagnée. Pouvait-on bien en douter encore ? Le club démocratique de New-York avait déployé sur sa façade le plus grand drapeau qui se fût jamais vu dans le monde ; cette bannière, large de 30 pieds et longue de 50, couvrait la rue tout entière, et montrait aux passans frappés d’admiration les images gigantesques de Seymour et de Blair. Le parti démocratique avait les meilleures bandes de musique, les meilleurs chanteurs, les plus belles processions, ses illuminations et ses feux d’artifice éclipsaient de bien loin ceux des républicains. Il était enfin, prétendait-il, le vrai parti national, le seul qui méritât véritablement le glorieux nom de républicain. Un journal de l’autre camp s’étant vanté imprudemment des sympathies témoignées par les nations européennes pour la candidature du général Grant, un journal démocrate lui fit cette réplique foudroyante : « Si l’Europe soutient Grant, c’est une raison de plus pour que l’Amérique soutienne Seymour. » Les conventions locales montraient d’ailleurs plus d’esprit politique que n’en avait eu la grande convention générale du parti. Dans l’état de New-York, où les démocrates étaient à peu près certains de réussir, ils recommandèrent ouvertement le remboursement de la dette en papier-monnaie. Dans le Massachusetts au contraire, où ils avaient pris pour candidat au poste de gouverneur un modéré, M. Adams, l’ancien ambassadeur à la cour de Londres, ils passèrent prudemment sous silence la question brûlante du remboursement. Dans le Maine, dont les populations rudes et rustiques ressemblent beaucoup à celles de l’ouest, et où le parti démocratique avait plus d’influence que dans aucun autre état de la Nouvelle-Angleterre, excepté le Connecticut, M. Pendleton lui-même vint renouveler sa croisade financière, dénonçant les plans du congrès, réclamant « une seule et même monnaie » pour tout le peuple, irritant les passions de la multitude contre « l’arrogant » capitaliste. Il fut acclamé partout où il se fit entendre. Il fallait pourtant qu’il y eût péril en la demeure pour qu’un personnage aussi considérable que le ministre d’état désigné du cabinet de M. Seymour prît la peine de courir les campagnes, et de monter tous les jours sur le stump comme un politicien de bas étage.

Les déclamations de M. Pendleton étaient de celles qui caressent toujours agréablement les oreilles de la foule, et qui ne peuvent manquer d’être applaudies par elle ; mais au fond la politique de la banqueroute était trop décriée dans les états de l’est pour qu’il fût profitable de faire du bruit autour de cette question. Même dans le parti radical, ceux des membres du congrès qui l’avaient soutenue étaient menacés d’abandon. Dans le Massachusetts, on assurait que le général Butler ne serait pas réélu. Il avait beau dénoncer les républicains qui votaient contre lui comme « pires que Seymour et Blair, Lee et Beauregard, Wade-Hampton et Forrest, Wirz, Mumford Wilkes Booth, et tout le reste de la bande des rebelles, vivans ou morts ; » les modérés répondaient en lui reprochant de soutenir la banqueroute, « cette mesure déshonorante et anti-républicaine, » et, sans la popularité de son nom, ce reproche l’eût perdu.

Les démocrates purent bientôt voir combien ils s’étaient trompés de route. Dans plusieurs états, les élections locales devaient avoir lieu quelques semaines avant la nomination des électeurs présidentiels, et les partis attendaient cette première épreuve comme un jugement définitif. Déjà dans le Vermont les républicains avaient remporté une victoire signalée. Leur majorité, qui était de 20,000 voix l’année dernière, s’élevait cette fois jusqu’à 28,000. Dans le Maine, leur succès ne fut pas moindre ; malgré les efforts de M. Pendleton, ils obtinrent 70,000 suffrages. Les démocrates essayaient de n’y pas attacher d’importance, et de s’en consoler en disant que ces chiffres étaient excellens pour regagner du terrain l’année prochaine. Ils attendaient avec anxiété les élections des trois grands états du centre, la Pensylvanie, l’Indiana et l’Ohio, qui ne devaient avoir lieu qu’au mois d’octobre, et qui, de l’aveu de tout le monde, allaient décider le sort de la guerre.

Ici encore les républicains furent vainqueurs. Leur succès ne fut pas obtenu sans peine, et il vint s’y mêler quelques défaites partielles qui diminuèrent la joie de leur triomphe. A Philadelphie par exemple, la municipalité passa dans les mains des démocrates après une élection tumultueuse où toute sorte de violences furent commises et où le sang coula en abondance ; mais la différence des voix fut tout à fait insignifiante dans la ville elle-même, et dans l’état de Pensylvanie tout entier les républicains eurent une majorité de 10 à 12,000 voix sur 700,000. Si les démocrates gagnèrent trois députés au congrès, ils reperdirent la législature de l’état, qu’ils avaient obtenue l’année précédente. Dans l’Ohio, sur 550,000 votans, les républicains l’emportèrent d’environ 16,000 voix, mais les démocrates nommèrent un député de plus ; les extrêmes des deux partis, M. Ashley et M. Vallandigham, furent battus tous les deux. Dans l’Indiana, la majorité républicaine fut beaucoup moindre : les démocrates nommèrent le gouverneur et gagnèrent encore un membre du congrès ; mais en revanche les républicains s’emparèrent de la législature. L’état nouveau du Nebraska avait voté le même jour et dans le même sens. En somme, les républicains restaient partout les maîtres, et les démocrates n’avaient que la consolation d’envoyer quelques députés de plus au congrès. Le succès du général Grant était mis hors de doute. Une convention de méthodistes wesleyens qui siégeait à Boston pendant l’élection de la Pensylvanie chanta un hymne d’action de grâces en recevant l’heureuse nouvelle. Tous les hommes faibles ou indécis qui attendaient cette épreuve pour se décider retournèrent la voile de leur barque, et se mirent à courir en face du vent. Ceux des fonctionnaires du gouvernement de Washington qui avaient eu l’imprudence ou la présomption de rester démocrates se hâtèrent de faire leur conversion avant qu’il fût trop tard. Les membres du cabinet de M. Johnson se préparèrent à battre en retraite. M. Seward, plus avisé, adressa des sourires au soleil levant, et le Herald de New-York, ce journal qui met sa gloire à rester toujours fidèle au parti du plus fort, sortit majestueusement de son nuage pour décerner la palme de la victoire au général Grant.

Les démocrates, découragés, comprirent cette fois qu’ils avaient perdu la partie. La fin de la campagne n’était plus pour eux qu’une formalité fatigante : il ne leur restait qu’à faire leur devoir et à succomber avec honneur ; l’espérance de l’avenir pouvait seule les soutenir dans la tâche ingrate qu’ils accomplissaient. Cependant quelques-uns d’entre eux s’imaginèrent qu’il était encore possible de relever leur cause en réparant leurs fautes par une manœuvre hardie et soudaine. Ils se dirent que peut-être il n’était pas trop tard pour modifier leur programme si impolitique, et pour changer leurs candidats si impopulaires. Pendant plusieurs jours, ce projet téméraire fut discuté avec une agitation fébrile entre les comités de New-York, de Philadelphie et de Washington. Les uns voulaient faire designer le général Hancock, le général Mac-Clellan, ou tout autre soldat illustre qu’on pût opposer au général Grant, les autres lui préféraient le juge Chase, dont la candidature, si longtemps probable, ne surprendrait pas autant l’opinion publique, d’autres enfin croyaient que le président Johnson, se trouvant déjà en possession du pouvoir, serait encore un choix plus sûr et plus facile à faire accepter ; mais personne ne voulait plus de Seymour et Blair. Le temps pressait, il n’y avait pas une minute à perdre en délibérations vaines ; on ne pouvait songer, quand l’élection était imminente, à réunir une convention nouvelle pour réviser les décisions de la première. Il fallait agir et non parier. Il suffirait, disait-on, d’obtenir la démission de Seymour et de Blair, — quelques-uns assuraient même qu’ils la tenaient prête, — puis on ferait nommer Chase, Hancock ou tout autre par le comité national démocratique, ou même, pour épargner le temps, par la commission exécutive du comité qu’on avait sous la main, et qui pouvait être rassemblée en une heure ; — peut-être pouvait-on aussi les faire désigner par une convention nationale extraordinaire qui s’improviserait spontanément dans la capitale, et qui lancerait une proclamation au peuple. Le télégraphe et la presse répandraient en quelques heures la nouvelle, et, pourvu que Seymour se retirât de lui-même, on pouvait compter absolument sur la discipline du parti. Quelques personnes proposaient même de supprimer toute candidature démocratique, et de faire au général Grant l’honneur d’une élection unanime, afin de l’encourager dans sa modération bien connue, et d’empêcher qu’il ne tombât tout à fait sous l’influence exclusive du parti républicain. Au moins le général conserverait-il ainsi son indépendance et sa neutralité entre les partis.

Ce projet tardif et imprudent n’eut pas de suites sérieuses et ne pouvait guère en avoir. Ni Johnson, ni Hancock, ni Chase, n’étaient disposés à risquer leur nom sur une gageure aussi aventurée. Quand même ils l’eussent bien voulu, que pouvait-il en sortir de bon ? « Ce n’est pas, comme disait le président Lincoln, le moment de changer les chevaux quand le chariot passe le gué. » Un tel revirement à une pareille heure n’aurait été qu’un aveu de faiblesse, il n’aurait servi qu’à jeter plus de trouble encore dans les rangs du parti démocrate. La seule annonce de ces incertitudes lui avait causé déjà beaucoup de mal. On s’aperçut d’ailleurs à la fin que parmi les promoteurs les plus actifs de ce projet insensé il y avait un certain nombre de parieurs imprudens qui avaient engagé de très grosses sommes sur la tête des candidats démocrates, et qui ne voyaient dans toute cette affaire qu’un moyen de rompre le pari. Quant à MM. Seymour et Blair, ils offrirent eux-mêmes de se désister et de céder la candidature à d’autres, si leurs partisans le jugeaient utile. On refusa avec indignation ce qu’on se plut à nommer leur sacrifice, on leur envoya des députations pour leur adresser des paroles flatteuses et leur bien dire que le parti démocrate se croyait sûr de la victoire sous la conduite de pareils chefs ; mais cette confiance n’était qu’apparente, et quand M. Seymour prit le stump quelques jours avant l’élection pour essayer ce que pourrait sa parole sur l’opinion populaire, il savait lui-même à quoi s’en tenir sur cette dernière ressource des candidats désespérés.


VII

Le 3 novembre, l’Amérique entière présentait le spectacle d’un recueillement inaccoutumé. Partout la place publique était déserte ; les orateurs, encore si bruyans la veille, étaient redevenus muets tout à coup. Seulement de longues files d’électeurs stationnaient paisiblement autour des polls, attendant en silence que leur tour vînt de déposer leurs votes. En quelques heures, plusieurs millions de suffrages furent recueillis d’un bout du pays à l’autre, et dans la nuit même le télégraphe portait de Boston à la Nouvelle-Orléans et de San-Francisco à New-York la nouvelle de l’élection du général Grant. Tous les états s’étaient prononcés en sa faveur, sauf le New-York, le Kentucky, le Maryland, le New-Jersey, le Delaware, l’Alabama, la Géorgie et la Louisiane. Il avait au moins 250,000 voix de majorité sur le vote populaire et plus des deux tiers des électeurs nommés. En revanche, la composition du congrès était légèrement altérée à l’avantage de la minorité démocrate : la majorité parlementaire, qui, dans la précédente chambre, comptait 174 députés, était réduite au chiffre plus modeste, mais considérable encore, de 132 voix. L’opposition, qui n’avait que 53 membres, allait en avoir 84. L’écart était moins exagéré entre les forces des deux partis, et la politique du congrès allait probablement s’en ressentir.

Ces résultats étaient doublement heureux. Les hommes prudens qui voulaient le bien public sans préoccupation de parti n’avaient pas moins à se féliciter de l’élection qui rendait quelque force à la minorité parlementaire que de celle qui élevait au pouvoir le chef du parti républicain. Il était essentiel pour le pays que le parti des défenseurs de l’Union gouvernât encore plusieurs années la république, et qu’un retour prématuré des démocrates ne vînt pas compromettre ou défaire son ouvrage. Quoique les démocrates fussent bien corrigés depuis quatre ans, et quoiqu’on dût regarder leurs bonnes intentions comme sincères, leur succès dans les élections de cette année aurait provoqué des espérances qu’ils auraient été forcés de satisfaire, et ranimé des sentimens auxquels ils n’auraient pas pu résister. Il valait mieux, à tous les points de vue, que les républicains restassent au pouvoir assez longtemps pour terminer leur œuvre et pour marquer à leur empreinte les mœurs et les institutions du pays ; mais il n’était pas moins essentiel que l’influence des radicaux fût diminuée dans le congrès, et que la majorité républicaine, affaiblie, se sentît un peu moins à l’aise pour mettre à exécution tous ses caprices. La minorité qui depuis six ans faisait semblant de lui tenir tête n’avait guère servi qu’à l’irriter par une contradiction stérile, et à lui fournir incessamment des prétextes de violences légales. C’est dans son intérêt même que la majorité avait besoin de rencontrer parfois en face d’elle une opposition assez forte pour la modérer. C’était d’ailleurs à cette seule condition que le bon accord pouvait s’établir entre le nouveau président et le congrus.

L’harmonie, il faut le dire, même après l’élection du général Grant, est encore loin d’être parfaite entre les deux branches du gouvernement. Cette candidature, nous le savons, n’a été acceptée qu’avec chagrin par un grand nombre de ceux qui l’ont soutenue ; l’opinion publique a imposé ce choix aux républicains plutôt qu’elle ne l’a subi de leur part. L’élection d’un général Grant contre un Seymour et un Blair a une signification plutôt républicaine que radicale et plutôt unioniste encore que républicaine. Le mauvais choix des candidats démocrates, leur renommée de copperheadisme, les fautes et les violences des hommes du sud doivent entrer pour une bonne part dans le succès de la campagne. Beaucoup de démocrates unionistes ou de républicains conservateurs fort dégoûtés des radicaux, ont cependant fait cause commune avec eux. Ils disent non sans raison que ce n’est pas le parti républicain qui a fait nommer le général Grant, que c’est le choix de Grant au contraire qui a fait réussir les républicains. Le nouveau président ne représente pour eux que le sentiment de l’honneur national et la réaction du bon sens populaire contre le fanatisme des doctrines radicales.

Que représente au contraire le congrès ? Composé d’hommes élus pendant la guerre, à une époque où le patriotisme se mesurait à la violence du langage, il appartient presque tout entier aux idées extrêmes contre lesquelles on se révolte à présent. Il a pour chefs les docteurs les plus convaincus de l’école radicale, ceux pour qui le culte du nègre est devenu une idée fixe et une espèce de religion. Son leader était hier l’inflexible et orgueilleux Thaddeus Stevens ; c’est aujourd’hui le général Butler, la créature des radicaux, l’ennemi personnel du général Grant. Le pays, qui les désapprouve et qui voudrait les contenir, leur est enchaîné par la reconnaissance, par le souvenir des services rendus à la cause nationale, par le lien puissant d’une vieille habitude et d’une longue association. Il les a envoyés trois fois de suite à la chambre, et, bien qu’il commence à s’éloigner d’eux, cet éloignement n’est pas assez marqué pour que la leçon soit comprise. On a ainsi une assemblée nommée par le peuple, et qui pourtant ne représente plus fidèlement sa pensée, — un président choisi en apparence par l’un des deux partis extrêmes et qui réellement a pour mandat de le contenir. La position où le général Grant se trouve placé à l’égard du congrès est à la fois délicate et singulière ; c’est une position dont un ambitieux vulgaire, élu dans tout autre pays à la première magistrature de l’état, essaierait certainement de se prévaloir pour se bâtir un trône éphémère ou pour s’emparer d’une dictature qui durât autant que sa vie.

Quoi qu’il arrive, un pareil danger n’est pas à craindre aux États-Unis, moins que jamais sous la présidence du général Grant. Ceux qui lui attribuent charitablement des projets de dictature connaissent bien mal et le génie des institutions américaines et le caractère du grand citoyen qui est chargé maintenant de les défendre. Ils en jugent par des analogies lointaines et peu flatteuses pour la république ; ils se trompent de temps et de contrée. Qu’ils l’apprennent, puisqu’ils l’ignorent, l’esprit républicain est tellement puissant dans le cœur des citoyens de ce pays, l’habitude de la liberté est tellement inséparable de leur nature même, que celui qui essaierait de la leur prendre, fût-il cent fois plus populaire que le général Grant, tomberait à l’instant même au rang des plus criminels. Sans doute le général Grant est un soldat ; les soldats en ce pays respectent autre chose que la force. L’homme qui écrivait, il y a quelques semaines, à ses anciens compagnons d’armes qu’ils n’avaient pas le droit de s’occuper de son élection, et que les officiers de l’armée active devaient s’abstenir de toute agitation politique où fût mêlée leur autorité militaire, cet homme-là n’a pas besoin qu’on le défende contre des soupçons aussi injurieux. « Vous avez dit avec raison, répondait-il à la députation chargée de lui notifier sa candidature, vous avez dit avec vérité que je ne dois avoir aucun pouvoir personnel pour résister aux volontés du peuple, » II restera fidèle à cet engagement solennel. Si jamais la jalousie des radicaux venait à troubler la bonne harmonie des pouvoirs, il ferait tout ce dont la prudence humaine est capable pour les réconcilier entre eux.

Mais il n’est pas besoin de s’arrêter à ces prévisions fâcheuses. Tout montre que le radicalisme est en décadence, et que le nouveau congrès va probablement secouer son joug. Le renfort gagné par les démocrates à l’élection dernière inspirera aux républicains des réflexions sages. La retraite de M. Johnson leur rendra d’ailleurs le sang-froid que ses provocations leur avaient fait perdre. Tôt ou tard l’opinion publique prévaudra sur leurs passions et sur leurs rancunes. A moins d’événemens extraordinaires et d’acci-dens imprévus, les prochaines élections représentatives affaibliront encore le parti radical et affermiront l’ascendant des modérés. C’est alors que le président Grant pourra donner à ses concitoyens cette paix qu’il leur a aussi promise. et que le peuple attend de lui avec confiance, sans craindre pour la liberté.

Ainsi se terminera cette révolution glorieuse où l’on a cru que les États-Unis allaient périr. Ainsi le parti de l’union va consolider les résultats de sa victoire, et renouer d’une façon plus durable le lien national un instant brisé. Il y a huit ans que le peuple américain y travaille, et depuis huit ans il persévère, à travers tous les sacrifices, dans la voie qu’il s’est tracée et qu’il parcourra jusqu’au bout. Depuis huit ans, cette courageuse nation, éprouvée par toutes les misères d’une guerre civile épouvantable et par toutes les difficultés d’une transformation plus pénible encore que la guerre, n’a montré aucune hésitation dans ses desseins, aucune lassitude dans sa volonté, aucune défaillance dans sa foi. La révolution qu’elle a accomplie est la seule dont on puisse dire qu’elle n’a jamais renié ses propres maximes, et qu’elle ne s’est pas perdue par ses excès. Les plaintes, les désordres, les flux et les reflux des agitations populaires en ont souvent troublé la surface, mais sans jamais en arrêter le cours. Les accidens n’y ont eu aucune part. On eût dit un de ces courans sous-marins que ne retardent même pas les tempêtes. Cette démocratie licencieuse et tumultueuse a montré une persévérance, une régularité dans l’effort, une énergie morale inébranlable dont aucun obstacle n’a triomphé.

Si du spectacle de cette anarchie nous reportons nos regards sur les sociétés irréprochables où l’ordre règne, où le pouvoir gouverne beaucoup et suivant des règles savantes qui soumettent toute la vie nationale à une discipline méthodique et rigoureuse. quelles sont les merveilles que nous y voyons ? Tout change, tout flotte, tout se retourne au moindre vent, les révolutions se succèdent comme des décorations de théâtre, les partis passent comme des ombres, les circonstances.décident de tout, le hasard seul est souverain. C’est un accident qui renverse un trône, c’est un accident qui en élève un autre ; c’est par accident qu’une république est proclamée, c’est par accident qu’elle succombe ; c’est par accident que les dynasties vont et viennent, que les lois se font et se défont, que les guerres éclatent et s’apaisent. Cet accident peut s’appeler, il est vrai, le caprice d’un homme ; mais l’opinion publique y est étrangère, ou plutôt l’opinion n’existe pas. Quand l’opinion publique est sérieuse et forte, quand les nations savent ce qu’elles pensent et ce qu’elles veulent, elles sont sans doute peu flexibles aux fantaisies de ceux qui règnent sur elles ; elles ont du moins cette ferme prévoyance et cette persévérance virile qui donnent aux gouvernemens la sécurité de l’avenir.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1867. — Le lecteur n’a sans doute pas oublié les causes de la division des partis en Amérique. Les démocrates, partisans de la décentralisation à outrance et de l’indépendance absolue des états particuliers, nient l’autorité du gouvernement fédéral ou tendent à la restreindre. Les républicains au contraire sont les centralistes qui veulent incliner les droits des états sous la domination fédérale. Les états du sud, en brisant le lien national, mettaient leur prétendu droit de sécession sous l’égide de la doctrine démocratique ; les états du nord, en défendant l’Union, s’appuyaient au contraire sur la doctrine républicaine. D’un côté l’on voulait maintenir l’esclavage sous prétexte que les institutions locales ne pouvaient être attaquées par les lois du congrès ; de l’autre, en abolissant l’esclavage, on affirmait la suprématie du gouvernement de l’Union. Le parti républicain se divise lui-même en modérés et en radicaux : les modérés trouvent qu’on a assez fait en abolissant l’esclavage et en conservant l’union fédérale ; ils veulent respecter l’indépendance des états, tout en la contenant dans de justes bornes. Les radicaux sont ces républicains extrêmes qui s’attachaient plus à l’abolition de l’esclavage qu’au simple maintien de l’union fédérale, et qui à présent veulent imposer l’égalité absolue des races à tous les états, du nord et du sud.
  2. Voyez la Revue du 15 novembre 1867.
  3. Les droits de douane doivent être acquittés en or.
  4. Les états du far west se firent remarquer par la forme pompeuse de leurs votes. « Nous avons, dit la Californie, fait un voyage de six mille lieues pour donner nos voix au général Grant. — Ces Montagnes-Rocheuses du Colorado disent : Six voix pour, le général Grant. — Les montagnes de Montana, d’où descendent les eaux de la Columbia et du Mississipi, retentissent du nom de Grant, auquel nous donnons nos deux voix. » On a dit souvent que l’homme du far west empruntait aux Indiens quelque chose de leur langage et de leurs mœurs. Ne croirait-on pas entendre Faucon-Noir ou Serpent-Rouge nommer pour chef quelque grand guerrier dans quelque conseil des tribus de la prairie ?
  5. C’est le nom donné dans le sud à ces grands meetings en plein, air qui se tiennent dans les campagnes, au milieu des forêts.
  6. Stump-speakers, littéralement orateurs sur une souche.
  7. Carpet-baggers, de carpet’bag, sac de nuit, désigne les gens qui sont venus du nord avec un sac de nuit pour tout bien. Il est impossible d’imaginer un terme de mépris plus fort. Quand à scallawag, nous n’avons pu, malgré toutes nos recherches, découvrir l’étymologie de ce nom étrange.