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L’Empereur Guillaume II, ses ministres et sa politique

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L’Empereur Guillaume II, ses ministres et sa politique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 209-220).

L’EMPEREUR GUILLAUME II
SES MINISTRES ET SA POLITIQUE

Le 15 avril 1890, le général de Caprivi, devenu chancelier de l’empire allemand et président du ministère prussien, déclarait solennellement à la chambre des députés de Prusse que rien ne serait changé dans la politique suivie jusqu’alors. Il ajouta : — « Vous savez que l’ancien cabinet reste en fonction ; cela vous prouve assez que le gouvernement n’a pas l’intention d’inaugurer une ère nouvelle. » — M. de Caprivi était sûrement de bonne foi ; mais c’est surtout en politique qu’il y a des vérités qui ne sont vraies qu’un jour durant. Presque tous les ministres qui avaient eu l’honneur d’être les collègues de M. de Bismarck, MM. de Lucius, de Scholz, de Gossler, de Maybach, le général de Verdy, se sont retirés successivement. M. Herrfurth et M. de Boetticher sont restés ; mais ils sont devenus si différens d’eux-mêmes que, comme on l’a remarqué, ni leurs amis, ni leurs ennemis ne les reconnaissent plus. En se privant des services de M. de Bismarck, Guillaume II n’entendait pas seulement se débarrasser d’une gênante tutelle, sortir de servitude ; il avait sur presque tous les points des idées fort différentes de celles du grand homme d’État, et ayant employé les premiers mois de son règne à se sonder, à se tâter, il avait formé des projets qu’il lui tardait d’exécuter lui-même. Il ressemblait à ce jeune ouvrier qui disait en faisant son tour d’Allemagne : — « Le bon Dieu a fait le monde en six jours, et il y paraît bien, car il reste beaucoup à faire. » — Le jeune souverain pensait qu’il restait beaucoup à faire dans le royaume de Prusse comme dans l’empire allemand.

Dès qu’il fut hors de page, Guillaume II se fit un devoir d’avertir ses sujets que désormais c’était lui qui gouvernerait : — « Il n’y a qu’un maître dans le pays ; ce maître, c’est moi, et je n’en souffrirai aucun autre à côté de moi. » — « Brandebourgeois, disait-il encore, un esprit de désobéissance s’est répandu parmi nous ; de faux docteurs s’appliquent à égarer mon peuple et les hommes qui me sont dévoués. Votre margrave vous parle, suivez-le à travers tous les obstacles, durch dick und dünn, dans tous les chemins où il vous conduira. Vous pouvez être certains qu’il n’aura jamais à cœur que le salut et la grandeur de notre patrie. »

Un souverain résolu à pratiquer une politique toute personnelle, à ne suivre que ses propres inspirations, doit choisir à cet effet ses serviteurs et ses ministres en s’assurant de la souplesse de leur caractère, et Guillaume II ne pouvait conserver auprès de lui des hommes qui avaient pris des engagemens qu’ils répugnaient à rompre. Ceux qui l’accusent de tout changer par amour du changement, de céder à l’inquiétude de son humeur, d’avoir du goût pour le papillonnage, lui font tort et ne le connaissent pas. Si dans la seule année 1888 il a mis à pied 65 généraux et 156 officiers d’état-major de toutes les armes, c’est qu’il se proposait d’introduire d’importantes réformes dans l’armée et qu’il savait combien les barbes grises tiennent à leurs habitudes, à leurs routines, à leurs préjugés. Il s’était promis d’être son propre chancelier, son propre président du conseil, comme en cas de guerre il voudra, selon toute apparence, être son propre chef d’état-major. Il s’est séparé, quoi qu’il lui en coûtât, de tous les hommes qui passaient pour jouir de sa confiance, pour exercer quelque empire sur ses résolutions. Il a renvoyé le haut maréchal de sa cour et de sa maison, M. de Liebenau, qui avait été attaché treize ans à sa personne, mais qui se permettait d’avoir des opinions et des préférences. Il a éloigné le comte Waldersee. Il a sacrifié le prédicateur de la cour, M. Stœcker, qui l’aurait vu avec plaisir, disait-on, renoncer volontairement à quelques-unes de ses prérogatives d’évêque de l’église luthérienne, de summus episcopus. Guillaume II ne voulait renoncer à aucun de ses droits, et aucun ne lui est plus cher que celui de choisir comme il l’entend ses amis et ses ennemis.

Les pamphlétaires que M. de Bismarck inspire et qui font une guerre acharnée aux ministres de la nouvelle ère, reprochent amèrement à l’empereur d’avoir affaibli les ressorts du gouvernement en s’entourant de conseillers inférieurs à leur place, dépourvus de toute autorité : — « Les hommes qui ont l’étoffe d’un bon sous-secrétaire d’État ou d’un excellent colonel, lit-on dans une brochure intitulée : Bismarck et la cour, abondent en Prusse ; mais il en est très peu qui possèdent les aptitudes d’un ministre ou d’un chef d’armée. La qualité la plus essentielle leur manque : ils ne savent pas penser par eux-mêmes. Le très adroit M. de Boetticher est bien capable de changer un billet de 1,000 marcs en petite monnaie, mais comment on acquiert ce billet, c’est à peine s’il le sait[1]. » Qu’a-t-il besoin de le savoir ? L’empereur se charge de le lui apprendre. Si Guillaume II a confié la plupart des portefeuilles à des hommes qui n’étaient pas du métier, qui avaient peu d’étude ou peu de pratique des affaires, c’est qu’il savait que les hommes du métier sont toujours des faiseurs d’objections. Il a désiré que ses ministres ne fussent pas trop instruits, il se réservait de les instruire lui-même. Il a du goût pour les âmes simples et neuves, ce sont des feuilles blanches où il peut écrire tout ce qu’il lui plaît.

M. de Bismarck disait le 21 décembre 1863 à la chambre des seigneurs : « L’orateur qui vient de parler a bien voulu me donner d’utiles avis touchant la politique européenne. En l’écoutant, je pensais à ces habitans des plaines qui font pour la première fois une excursion dans les montagnes. Quand ils aperçoivent quelque cime escarpée, rien ne leur semble plus aisé que de la gravir. Ne doutant de rien, ils ne croient pas même avoir besoin d’un guide ; la montagne est à deux pas, et le chemin paraît facile. Mais à peine se sont-ils mis en route, ils rencontrent des ravins, des pentes abruptes que toute l’éloquence du monde n’aide pas à franchir… C’est une erreur très dangereuse et aujourd’hui très répandue de s’imaginer que pour pénétrer tous les secrets de la politique, il suffit d’être un simple amateur, un dilettante, qui croit avoir la science infuse. » M. de Bismarck se plaint aujourd’hui par l’organe de ses journalistes et de ses pamphlétaires que le régime introduit en Prusse depuis deux ans est « un dilettantisme colossal, qui, ne sachant ce qu’il veut, porte le trouble dans toutes les sphères de la vie publique. » Qu’est-ce pour lui que M. de Caprivi ? « Un dilettante en politique étrangère, et encore n’a-t-il pas la main heureuse ; les grands dilettanti jouent quelquefois de bonheur, ce n’est pas son cas. Cet amateur s’est peint tout entier dans son discours d’Osnabrück, où il disait : « Il y a de bons jours, il y en a de mauvais, on doit les prendre comme ils viennent. » Les vrais hommes d’État ne prennent pas les jours comme ils viennent ; ils font à leur gré tomber la pluie et briller le soleil, ils dissipent les nuages et déchaînent les tempêtes.

C’est encore un dilettante que le comte Zedlitz. On a choisi un général pour remplacer le plus grand homme d’État du siècle ; on a confié le portefeuille de l’instruction publique et des cultes à un major de la cavalerie de la garde, lequel avec ses larges épaules, son embonpoint naissant et son air de bonhomie goguenarde, ressemble, paraît-il, à un gentilhomme campagnard dans l’aisance. « Jadis c’était la coutume en Prusse, lit-on dans un livre récemment paru, que le ministre des cultes imitât les ecclésiastiques dans tout son extérieur. La coiffure, la barbe et la cravate de MM. de Mühler, de Bethman-Hollweg, de Raumer, de Ladenberg, avaient quelque chose d’éminemment pastoral. A la vérité, quand le docteur Falk parut à la cour dans son uniforme, les huissiers se demandèrent si jusqu’alors il y avait jamais eu en Prusse un ministre des cultes laissant pousser sa moustache. Mais assurément, c’est la première fois qu’on ait vu dans l’hôtel du no 4 des Linden un ex-officier de la garde, et qu’on ait trouvé dans le salon où il donne ses audiences une cravache et un fusil de chasse[2]. » Les ennemis du comte Zedlitz prétendent qu’il n’avait pas d’autre titre aux fonctions de ministre des cultes que d’avoir passé un examen d’enseigne et de porter le même nom que le protecteur de Kant ; mais ils conviennent qu’il aurait fait un excellent ministre de l’intérieur. Voilà justement le point. Peut-être aurait-il eu des vues personnelles en matière d’administration, il n’en a point en tout ce qui concerne les écoles et les églises, et c’est bien là ce que désirait l’empereur : il veut que tout se fasse par sa suggestion, il veut être le grand fournisseur d’idées.

Si M. de Bismarck est sévère pour le dilettantisme, il l’est davantage encore pour les ministres courtisans, à la volonté souple, à l’échine flexible, dont la sagesse consiste à trouver que M. le prieur a toujours raison. Mais parmi tous les membres du cabinet prussien, celui qu’il maltraite le plus et contre lequel il nourrit d’implacables rancunes est M. de Boetticher, qu’il accuse d’avoir trempé dans les intrigues qui ont préparé sa chute. « L’empereur Guillaume II, dit l’auteur anonyme d’une brochure que j’ai déjà citée, prend volontiers à son service les gens qui, étant chargés de famille ou accablés de dettes, voient en lui leur sauveur et se cramponnent à leur emploi, quelques dégoûts qu’on leur donne. M. de Boetticher possède une précieuse qualité, il a le caractère visqueux. Ancienne ère ou ère nouvelle, peu importe, il se tient collé à sa place. Sans fortune propre, réduit pour toute ressource à son traitement, plongé dans des embarras qui n’étaient pas tous des questions d’argent et dans lesquels il fût resté embourbé sans la secourable munificence du prince de Bismarck, il a sur les bras une troupe de neuf enfans et une assez jolie femme, dont les prétentions dépassent la mesure commune et qui sans cesse stimule, aiguillonne son ambition. Dans quelques années d’ici, on saura mieux quelle part elle a eue au renversement de M. de Bismarck et l’influence qu’a pu avoir sur l’histoire de l’Allemagne la fureur qui la possédait de marcher de pair avec les femmes de feld-maréchaux. » La conclusion de ce réquisitoire est que si M. de Bismarck ne ressemble nullement à Wallenstein, M. de Boetticher ressemble de tout point au perfide Octavio Piccolomini, « qui ne lança pas le trait, mais en aiguisa la pointe. » Cette citation suffit pour démontrer que ce qu’on peut appeler le parti des regrets ne respecte rien et que dans ses guerres de plume, il n’épargne ni les jolies femmes, ni les enfans.

A l’égard de l’homme le plus distingué, le plus influent du nouveau régime, M. le docteur Miquel, aujourd’hui ministre des finances, ne pouvant nier ses grands talens, c’est à son caractère qu’on s’attaque. Un journaliste de Berlin a dit de lui qu’il avait toutes les qualités requises pour gagner la confiance de l’empereur, qu’il est plus adroit, plus avisé qu’aucun des chefs du parti national-libéral, que toujours maître de lui, il n’a jamais ni emportemens ni aigreurs, que plus souple que personne, il se dérobe comme une anguille aux mains qui se flattent de le tenir, qu’au surplus il manie la parole comme le plus habile tireur peut manier le fleuret, que, s’il lui manque ce quelque chose de divin ou de démoniaque qui fait les grands hommes d’État, il est le plus considérable des politiques de second rang et le plus propre à s’insinuer dans la faveur, parce qu’il devine et prévient les désirs du maître.

Les pamphlétaires ne s’en tiennent pas là ; ils traitent M. Miquel de jésuite de robe courte, au langage doré, passé maître en rhétorique, qui, s’étant acquis de l’autorité par son expérience et son entente des affaires, a l’habileté de jamais s’en prévaloir et exerce par sa modestie d’emprunt une influence extraordinaire sur son jeune souverain. Jadis M. Miquel figurait parmi les admirateurs les plus chauds, les partisans les plus résolus de M. de Bismarck. En 1888, dans un discours qu’il prononça à Nassau, il avait censuré, flétri, stigmatisé les adversaires du chancelier, tous ceux qui nourrissaient un secret désir de le renverser. Il s’était écrié : « Malheur aux ingrats ! Malheur aux peuples capables de méconnaître ou d’oublier de glorieux services, qui n’ont pas d’exemple dans l’histoire ! » Aujourd’hui M. de Bismarck est à Friedrichsruhe, où il évapore son ennui par de longs bâillemens de lion désœuvré, qui regarde pousser ses ongles. M. Miquel a tiré adroitement son épingle du jeu, il a prospéré, il est devenu l’homme du jour. Ce sont là des aventures assez communes, et les sages en prennent leur parti ; mais M. de Bismarck a tenu à prouver que les grands politiques précipités du pouvoir sont quelquefois moins philosophes que tel petit bourgeois, qui a perdu sa fortune.

Les publicistes bismarckiens se défendent de servir des rancunes personnelles en attaquant sans relâche les conseillers et les favoris de Guillaume II ; ils prétendent n’avoir en vue que le bien public, l’intérêt de l’État, compromis par l’ignorance des dilettanti, par la souplesse courtisane des complaisans chargés de famille. « La jeunesse, disent-ils, a besoin d’être avertie, et où sont à l’heure qu’il est les donneurs d’avis ? Le plus grand malheur des rois est de ne souffrir auprès d’eux personne qui ose leur dire la vérité, et dans l’occasion, leur tenir tête. M. de Bismarck était un de ces amis sincères, qui se rendent souvent importuns par leurs utiles remontrances. Ceux qui l’ont supplanté, sans le remplacer, se font un devoir de considérer le summus episcopus de l’église luthérienne comme un pape infaillible ; à l’homme de fer ont succédé les hommes de la lymphe de Koch. » Désormais c’est une opinion commune en Prusse et en Allemagne, que tout émane de l’initiative du souverain, que rien ne se fait que par son ordre, que ses ministres sont ses agens et ses très humbles serviteurs. Il recueillera seul toute la gloire des succès que pourra remporter son gouvernement ; en revanche, c’est à lui seul que seront imputés les échecs et les fautes. Autrefois les ministres couvraient leur roi, aujourd’hui le prince couvre ses ministres ; autrefois, un souverain irresponsable était entouré de conseillers responsables, aujourd’hui, les conseillers ne sont tenus que d’obéir, et le souverain répond de tout. Cette situation est sujette à de graves inconvéniens : qui peut se promettre de réussir toujours ? Voilà ce qui se dit à Friedrichsruhe ; mais Guillaume II n’en a cure, il se fie à son étoile.


La jeunesse se flatte et croit tout obtenir,
La vieillesse est impitoyable.


Quelle pitié peut-on attendre des vieux fauves, qui ont une injure mortelle à venger ?

M. de Bismarck serait peut-être moins dur pour son jeune souverain, si Guillaume II s’était contenté d’appeler auprès de lui des hommes nouveaux, sans rien changer dans la marche des affaires et dans la méthode de gouvernement suivie jusqu’alors. L’ex-chancelier aurait eu le plaisir de constater que sa politique s’imposait, qu’on continuait de chanter son air, en le chantant beaucoup moins bien que lui, et il aurait pu espérer que les doublures jugées insuffisantes ne tarderaient pas à rendre son rôle au véritable chef d’emploi. Il n’a pas eu cette satisfaction ; il a reconnu bien vite qu’on n’avait pas seulement changé les acteurs, que la pièce n’était plus la même, qu’en particulier la politique étrangère adoptée par Guillaume II n’était pas la sienne.

Comme l’a remarqué l’auteur d’une des nombreuses brochures qu’il n’écrit pas, mais qu’il fait écrire[3], la conclusion de la triple alliance avait eu pour conséquence inévitable un refroidissement marqué entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et celui de Berlin ; mais il tenait beaucoup à ce que le refroidissement ne se tournât pas en inimitié. Il n’avait eu garde de pousser les choses à l’extrême ; il ménageait l’avenir, il laissait la porte ouverte à une réconciliation, à une entente future. Il prenait toujours en considération les intérêts de la Russie dans la péninsule du Balkan, il s’abstenait soigneusement de toute mesure, de toute démarche qui aurait pu ressembler à une provocation. S’il entretenait avec la France des rapports d’estime et de politesse, il ne lui faisait aucune avance, de peur qu’on ne le soupçonnât de vouloir par ses empressemens supplanter le tsar dans nos affections. Quant aux Anglais, il s’appliquait à demeurer en d’excellens termes avec eux ; mais il s’en tenait là : il avait pour principe qu’il ne faut jamais conclure avec le royaume-uni que des arrangemens sur des points déterminés, mais que rechercher son alliance est une entreprise à la fois vaine et dangereuse, attendu qu’un allié déclaré de l’Angleterre est nécessairement un ennemi de la Russie.

En un mot, M. de Bismarck s’attachait à maintenir l’hégémonie politique de l’Allemagne et la paix de l’Europe en ne se brouillant avec personne, en ne réduisant personne au désespoir. Il avait ses sympathies, il avait ses préférences, il n’en était point l’esclave ; il ne contractait des engagemens qu’avec de grandes précautions, se réservait le droit de les interpréter, et on savait que, si les circonstances l’obligeaient un jour à faire son choix, libre de tout préjugé, il se donnerait au plus offrant.

On reprochait jadis à Mirabeau de déjeuner avec les jacobins, de dîner avec la société de 89, de souper avec le comte de La Marck et les monarchistes, en prodiguant à tous des assurances pareilles aux déclarations de la chauve-souris de la fable. Les intelligences qu’il avait dans tous les partis étaient la grande ressource de sa politique, et il se promettait de s’en servir pour élever et pousser sa fortune. Camille Desmoulins le comparait à une joueuse coquette « qui, attentive à la fois à tenir son jeu et à occuper ses amans, a ses deux pieds sous la table posés sur ceux de ses deux voisins et tourne languissamment ses regards vers le troisième. Chacun des trois, se croyant préféré, rit des deux autres, ce qui n’empêche pas la belle de prendre du tabac d’un quatrième assis près d’elle, d’appuyer longtemps ses doigts dans la tabatière, et de serrer la main d’un cinquième sous prétexte de voir sa manchette de point. » M. de Bismarck en usait avec tous les gouvernemens de l’Europe comme Mirabeau avec les partis ; il s’arrangeait pour tenir son jeu en occupant tout le monde, et il n’était pas de tabatière où il refusât de puiser. Il ressemblait à la joueuse de Camille Desmoulins, à cela près qu’il n’y eut jamais de langueur dans ses yeux. Il a toujours été la plus fière, la plus impérieuse des coquettes.

La jeunesse a une répugnance naturelle pour les situations compliquées et incertaines ; elle s’accommode difficilement de la politique ondoyante, sinueuse, des atermoiemens, des délais. Prompte à agir comme à parler, elle veut savoir à quoi s’en tenir ; elle tranche dans le vif, elle aime à tout régler, à tout décider ; elle préfère les francs ennemis aux amis douteux et les dangers évidens aux périls cachés. Il semble qu’après avoir, au début de son règne, essayé de reconquérir les bonnes grâces du tsar, ses avances ayant été froidement reçues, Guillaume II, piqué de son échec, ait conçu désormais le projet d’isoler la Russie. Il a fait une tentative maladroite et malheureuse pour se rapprocher de la France, et ses voisins de l’est, tout en constatant son insuccès, ont pris note de son intention. Il ne lui a pas suffi d’entretenir avec l’Angleterre de bons rapports ; il a voulu s’assurer, peut-on croire, qu’elle lui accorderait son assistance militaire dans de certaines éventualités, et il attachait tant de prix à son alliance qu’il lui a fait de grands sacrifices en Afrique. Rien n’était plus propre à exciter les ombrages de l’empereur Alexandre III ; on le bravait, on le provoquait, et la réplique ne s’est pas fait attendre.

Le parti des regrets reproche à Guillaume II d’avoir tout gâté, tout compromis par ses inopportunes campagnes diplomatiques. On a pu le soupçonner de tramer quelque entreprise contre la Russie, et ses alliés eux-mêmes ont eu lieu de craindre qu’il ne les entraînât dans une fâcheuse aventure. On prétend qu’avant de renouveler le traité, l’Italie, désireuse de s’assurer que la triple alliance conserverait son caractère purement défensif, s’est fait donner à cet effet de nouvelles garanties. A Vienne aussi, on semble avoir senti le besoin de parer à certains dangers. M. de Bismarck s’était fait une loi d’être toujours assez bien avec la Russie pour pouvoir lui offrir ses bons services quand elle avait quelque question à débattre avec l’Autriche ; il tenait beaucoup à conserver son rôle de médiateur officieux et nécessaire. Dernièrement l’archiduc François-Ferdinand, héritier présomptif de la couronne, a fait une visite à la cour de Russie. Les rôles étaient intervertis, et M. de Bismarck a fait signifier à l’Allemagne par ses pamphlétaires que c’était là un symptôme des plus graves, que jamais pareil incident ne se serait produit quand il était le maître des affaires.

« M. de Caprivi, disent-ils, paraît considérer comme un des facteurs les plus importans de sa politique le don de séduction de l’empereur Guillaume II. Il semble s’imaginer que toutes les difficultés de la situation sont résolues quand son jeune maître se montre, qu’il lui suffit de se laisser voir pour se gagner le cœur des princes, des ministres et des peuples. Si le nouveau chancelier n’avait pas cette conviction, il aurait dû l’empêcher à tout prix de courir le monde. Le second voyage qu’a fait Guillaume II en Angleterre et les conséquences que cette équipée a eues à Cronstadt démontrent assez que les intentions généreuses ne sont rien, que la clarté dans les idées, la défiance et une certaine dose de pessimisme sont les premières qualités d’un homme d’État. La politique n’est pas autre chose qu’une connaissance approfondie des hommes. » Hélas ! les connaît-on jamais ? Si versé qu’il fût dans cette science, M. de Bismarck se reproche de ne s’être pas assez défié de M. de Boetticher, et de n’avoir pas compris que M. Windthorst lui tendait un piège en lui demandant cette fameuse audience qui fut une des causes de sa chute. Mais s’il a pu se tromper quelquefois, il y a des erreurs qu’il est incapable de commettre, et il avait prévu depuis longtemps que le jour où un empereur d’Allemagne se permettrait de donner des inquiétudes à la Russie, surmontant toutes ses préventions, elle lierait société avec la France.

C’est dans les affaires intérieures que Guillaume II s’est le plus éloigné des doctrines et des pratiques de celui qui fut quelque temps son mentor et son oracle. M. de Bismarck est un partisan presque fanatique du protectionnisme ; Guillaume II a conclu des traités de commerce. M. de Bismarck cherchait son point d’appui dans la coalition des conservateurs et des nationaux-libéraux ; c’est avec d’autres cartes que Guillaume II entend gagner la partie, et il a écarté ses as. M. de Bismarck pensait que pour mater les Alsaciens, il fallait appliquer la loi sur les passeports dans toute sa rigueur ; Guillaume II l’a supprimée. M. de Bismarck considère les Polonais du grand-duché de Posen comme des ennemis de l’État, qu’il faut réduire par les vexations et avec lesquels aucune entente n’est possible ; Guillaume II s’efforce et se flatte de s’entendre avec eux. — « Il fait faute sur faute, s’écrie le parti des regrets, et il nous mène aux abîmes ! » — Mais Guillaume II ne s’en émeut guère. Il disait l’autre jour à ses fidèles Brandebourgeois : « On a pris l’habitude de critiquer, de censurer tout ce que fait le gouvernement ; sous les prétextes les plus frivoles, on trouble la tranquillité des gens, on gâte leur joie de vivre et on compromet la prospérité de la grande patrie allemande. On dirait vraiment que notre pays est le plus malheureux du monde et le plus mal gouverné, que c’est un supplice que de vivre en Allemagne. Puissent tous les mécontens qui nous dénigrent secouer de leurs souliers la poussière allemande et échapper ainsi à notre misérable condition ! Ils travailleraient ainsi à leur bonheur et nous procureraient du même coup un grand contentement. » Non-seulement on a fait des innovations, pris de nouvelles mesures, c’est l’esprit même du gouvernement qui a changé. Sous le règne de M. de Bismarck, religion, enseignement public, questions de finances, de douanes, d’impôts, tout était subordonné à la politique, et la raison d’Etat était la loi suprême. Le jeune roi-empereur est un idéaliste, qui a une tout autre façon de comprendre le métier de souverain et le gouvernement des peuples. Croyant de toute son âme au droit divin, il pense que les empereurs et les rois ont des devoirs aussi étendus que leurs privilèges, et ils méprisent ceux qui mettent leur gloire à devenir de rusés diplomates ou de savans administrateurs. Il estime que les vrais souverains ont charge d’âmes, qu’ils ne doivent pas seulement gouverner leur peuple, qu’ils doivent faire son éducation et le rendre digne de ses destinées, qu’ils sont avant tout de grands instituteurs, de hauts justiciers, et qu’eux seuls ont qualité pour résoudre la question sociale. Cette lourde tâche n’a rien qui l’effraie ; il a pour lui le Dieu de ses pères, dont il reçoit les inspirations : « Je continuerai, disait-il le 24 février de cette année, à marcher dans le chemin qui m’a été indiqué par le ciel. » Il ajouta qu’il se sentait responsable « envers le Maître suprême qui trône là-haut… Je suis profondément convaincu que notre vieil allié de Rossbach et de Dennewitz ne m’abandonnera pas. Il s’est donné tant de peine avec notre vieille marche de Brandebourg et avec notre maison que nous ne pouvons pas supposer qu’il ait fait cela pour rien. » Rossbach, Dennewitz ! comme on le voit, il pense souvent à nous.

Au lendemain de la chute de M. de Bismarck, après le grand événement que le parti des regrets appelle la catastrophe du mois de mars 1890, on éprouva à Berlin tout d’abord une impression de soulagement et de délivrance. On était affranchi d’une tyrannie hautaine et tracassière qui lassait les patiens, révoltait les superbes ; on ressentait une joie d’écoliers soustraits par un heureux accident à la férule d’un maître pour lequel il n’y a point de petits péchés, qui punit les espiègleries aussi sévèrement que les plus gros délits et exige une obéissance muette, qu’il ne se croit pas toujours tenu de récompenser. On admirait le jeune souverain qui avait eu le courage de briser ses fers en congédiant son grand-vizir. On allait jusqu’à prétendre que le 14 mars, à l’heure des explications suprêmes, il avait pu craindre un instant que M. de Bismarck ne lui jetât son encrier à la tête. L’ex-chancelier a traité cette anecdote d’invention mensongère ; il a déclaré que loin d’avoir jamais manqué de respect à son royal maître, il avait eu sur lui, dans leur dernière et orageuse entrevue, « l’avantage de la vieillesse, qui sait peser ses paroles. » On peut l’en croire ; il n’avait garde de se rendre impossible ; il a dû se dire jusqu’au dernier moment : « Ce jeune homme n’osera pas. » Ce jeune homme a osé, il a bandé son arc, et on a vu tomber un Titan qui n’avait jamais connu la défaite.

Des temps meilleurs, des jours plus heureux étaient venus. Guillaume II avait le cœur sur la main, et son sourire disait : « Venez à moi ; mon joug est doux et mon fardeau léger. » Il y eut alors une véritable trêve du Seigneur ; tous les partis demeuraient dans l’attente. M. Eugène Richter et les progressistes renaissaient eux-mêmes à l’espérance et voyaient se rouvrir pour eux les chemins qui mènent aux emplois. Ils ne tardèrent pas à revenir de leurs illusions. Dans la séance du Reichstag du 28 février 1891, M. de Caprivi trouva l’occasion de rompre avec eux, de leur rappeler toutes les excellentes lois qu’ils avaient rejetées, de leur déclarer qu’il se passait à merveille de leur approbation et faisait peu de cas de leur amitié. Il termina son discours en ces termes : « Nous tenons à avoir une bonne conscience, et, si jamais les circonstances l’exigeaient, nous saurions vous prouver aussi que nous avons la main pesante et ferme. » Cette péroraison fut vivement applaudie des nationaux-libéraux, qui se promettaient d’accaparer toutes les places, toutes les faveurs. Ils ont fait à leur tour de pénibles expériences, on leur a donné de grands dégoûts, et dernièrement on les a vus pour la première fois, depuis de longues années, s’allier aux progressistes pour tenir en échec le gouvernement. Malgré les vives protestations de M. de Caprivi, ils ont voté d’un commun accord la réforme des tribunaux militaires et une résolution tendant à faciliter le droit de plainte aux soldats que leurs sous-officiers mettent à la torture ou contraignent de mâcher le bout de leurs chaussettes sales.

L’ère des difficultés est venue, et elle devait venir. Guillaume II est un de ces princes réformateurs qui ont le visage tourné vers le passé et pour qui réformer, c’est restaurer. Strauss avait comparé jadis son grand-oncle Frédéric-Guillaume IV à Julien l’Apostat. Il paraît tenir beaucoup de son grand-oncle ; il a comme lui la parole imagée et intempérante, et comme lui aussi, il fait consister le progrès à verser le vieux vin dans des vaisseaux neufs. La démocratie socialiste est à ses yeux l’incarnation moderne de l’esprit satanique ; mais ce n’est point par des mesures d’exception qu’il prétend venir à bout de ce dangereux ennemi ; il veut combattre le génie du mal par de bonnes lois, qui inoculeront à son peuple l’esprit d’obédience, de soumission religieuse et tous les respects salutaires. C’est là sa préoccupation dominante, la pensée qui revient à travers toutes les autres. Que de fois M. de Caprivi n’a-t-il pas dit aux chambres : « Votez ce que nous vous demandons, et vous opposerez une digue de plus à la démocratie socialiste ! » Guillaume II s’appuie aujourd’hui sur le parti du centre, et on peut s’étonner que le chef de l’église évangélique fasse cause commune avec les ultramontains. Sans doute la politique y est pour quelque chose ; le centre est un parti si influent et si fortement constitué qu’il est presque impossible de faire voter sans son concours des crédits pour l’armée ou pour la marine. Mais en se rapprochant des catholiques, l’empereur obéit à des sympathies naturelles ; comment ne se sentirait-il pas attiré vers un parti qui, ainsi que lui, considère la religion comme le remède de tous les maux, la source de tous les biens ?

Ce n’est pas seulement pour complaire à ses nouveaux amis, c’est pour se plaire à lui-même qu’il vient de soumettre à la chambre des députés ce fameux projet de loi qui rend l’enseignement religieux rigoureusement obligatoire et qui restitue au clergé des divers cultes l’inspection, le contrôle, la surveillance de l’école. Si ce projet a causé dans toutes les classes de la société prussienne une si vive émotion, cela tient moins aux mesures proposées qu’aux tendances qu’elles révèlent. On craint que ce ne soit le premier essai d’un système qui sera appliqué plus tard à l’enseignement secondaire et, que sait-on ? un jour peut-être à l’enseignement supérieur. L’Université de Berlin a jeté un cri d’alarme ; 83 de ses professeurs, parmi lesquels figurent les plus illustres, ont adressé au parlement un pressant appel et l’ont adjuré de se tenir en garde contre l’esprit confessionnel, de soustraire l’école à toute autre influence que celle de l’État, de ne pas mettre en tutelle les instituteurs et en danger « les fruits d’une culture intellectuelle séculaire, qui est pour la Prusse la plus sûre garantie de sa cohésion nationale. »

L’empereur disait, le 24 février : — « Nous traversons une période de trouble et d’agitation. Des jours plus tranquilles suivront, si notre peuple se recueille, s’examine et, sans se laisser abuser par des voix étrangères, se fie à Dieu et aux efforts prévoyans de son souverain héréditaire. » — C’est une situation délicate que celle d’un souverain romantique dont les sujets sont les moins romantiques des hommes, et un roi de Prusse, pays où fleurissent les industries savantes, le rationalisme et l’ironie, doit y regarder à deux fois avant de se brouiller avec les universités, qui ont joué un si grand rôle dans la formation de l’empire allemand. Quand don Quichotte eut été désarçonné par le chevalier de la Blanche-Lune, Sancho, voyant son seigneur mordre la poussière, se demandait avec ébahissement d’où pouvait bien sortir l’indomptable paladin qui avait vaincu cette fleur de chevalerie et réduit sa gloire en fumée. On découvrit après coup que ce paladin au nez camard, au teint blême, à la grande bouche railleuse, s’appelait Carrasco, que c’était un simple bachelier, qui avait pris ses licences à Salamanque.


G. VALBERT.

  1. Bismarck und der Hof, Dreizehnte Auflage. Dresden, 1892 ; Verlag der Druckerei Glöss.
  2. Kaiser Wilhelm II und seine Leute, 3e édition. Berlin, 1892.
  3. Was für einen Kurs haben wir ? Eine politische Zeitbetrachtung von Borussen. Gotha, 1891.