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L’Enseignement primaire obligatoire et laïque

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L’Enseignement primaire obligatoire et laïque
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 681-692).
L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
OBLIGATOIRE ET LAÏQUE

On assure qu’il en va des lois comme des marchandises, qu’on ne les connaît qu’à l’user. Les meilleures deviennent bien vite mauvaises quand on les détourne de leur fin par des interprétations captieuses. Il en est en revanche de mal conçues et même d’injustes, dont il est aisé dans la pratique de corriger les inconvéniens par ces tempéramens d’équité qui rendent les injustices supportables. Cela peut être vrai, mais on fera bien de n’y pas trop compter. Alors même que c’est la raison qui fait les lois, c’est d’ordinaire la passion qui les applique. Aussi le législateur ne saurait-il se tenir trop en garde contre les entraînemens de l’esprit de parti, ni s’appliquer avec trop de soin à ne pas lui fournir des armes. Malheureusement il arrive trop souvent que le législateur est un homme de parti, qui met la politique partout, même où elle n’a que faire. Il sacrifie à ses préjugés, à ses propres faiblesses ou à celles de ses amis . c’est comme une veine de folie qui serpente et court au travers de son bon sens. Cela s’est vu dans tous les siècles, cela se voit aujourd’hui. Ce n’est pas de nous qu’on pourrait dire comme des grenouilles de la fable :

Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique.


Nos rois sont d’humeur belliqueuse, et de quoi qu’il s’agisse, les lois qu’ils nous donnent, même les meilleures, sont presque toujours, des lois de combat.

Celle que vient de voter le sénat après la chambre des députés et qui rend obligatoire l’instruction primaire nous paraît en principe fort sage, fort raisonnable et vraiment nécessaire. Elle était réclamée depuis longtemps par des esprits judicieux, qui n’ont aucun goût pour les réformes hâtives ou aventureuses et qu’on n’accusa jamais de témérité. Dans une société démocratique, où tout le monde est électeur et exerce sa part de souveraineté, il est naturel et souhaitable que tout le monde sache lire, écrire, compter et apprenne même quelque chose de plus. Or il a été démontré par une longue expérience que, dans nos campagnes surtout, les sermons les plus éloquens, les exhortations les plus chaleureuses ne suffisent pas pour déterminer les pères de famille à envoyer leurs enfans à l’école. L’instituteur a beau se plaindre, ils font la sourde oreille. Pour avoir raison de leur égoïste résistance, il faut que la loi s’en mêle, et la loi ne prêche pas, n’exhorte pas, ne se plaint pas : elle enjoint, elle ordonne, elle menace, elle contraint.

A vrai dire, ces pères de famille récalcitrans, qui ne songent, vaille que vaille, qu’à tirer parti de leur enfant le plus tôt possible et qui laisseraient volontiers son esprit en friche, penseront peut-être que l’état entreprend sur leurs droits. Leur mauvaise humeur traitera le nouveau devoir qu’on veut leur imposer de dure et odieuse tyrannie. Ils n’en jugeront pas toujours de même-, laissons agir le temps, la réflexion, surtout l’habitude. Dans quelques-uns des pays nos voisins, l’instruction obligatoire est si bien entrée dans les mœurs que presque personne ne cherche plus à s’y soustraire; c’est une contrainte, une gêne avec laquelle on s’accoutume à compter. Au surplus, on ne saurait prétendre qu’il y ait rien de révolutionnaire dans une mesure dont plus d’une monarchie très bien assise a senti l’utilité. En France, ce ne sont pas les hommes de 89 ou de 91 qui l’ont inventée ou préconisée. Mirabeau entendait que l’école ne fût ni obligatoire ni gratuite; Condorcet se contentait de la vouloir gratuite. Par un contraste singulier, dès l’an 1560, les états-généraux d’Orléans réclamaient de François II « la levée d’une contribution sur les bénéfices ecclésiastiques pour raisonnablement stipendier des pédagogues et gens lettrés, en toutes villes et villages, pour l’instruction de la pauvre jeunesse du plat pays. » Ils demandaient aussi que « fussent tenus les pères et mères, à peine d’amende, à envoyer les dits enfans à l’école et à ce faire fussent contraints par les seigneurs et les juges ordinaires.» Si, en 1560, la noblesse française désirait que les pères et mères fussent contraints par autorité de justice de faire instruire leurs enfans, il est permis à nos démocraties modernes de considérer cette utile et louable pratique comme un article de première nécessité.

Dans tout pays où l’on rend obligatoire l’instruction primaire, le bon sens et l’équité exigent qu’on réduise, autant qu’il est possible, les charges imposées aux familles et le nombre des années que les enfans doivent consacrer exclusivement à leurs devoirs scolaires. Toute intempérance à cet égard serait fâcheuse. Partant, il convient que les programmes soient aussi simples que sobres, qu’on s’en tienne au strict nécessaire, tout en fournissant, à qui ne se contente pas de ce minimum toutes les facilités désirables pour compléter à sa guise son éducation. Vous supprimez le droit à l’ignorance, et vous avez raison, l’état comme les particuliers s’en trouveront bien. Mais que demande l’intérêt de l’état? Qu’il n’y ait plus d’illettrés ni d’esprits absolument incultes. Que demande l’intérêt des particuliers? Que tout enfant ait suivi pendant quelques années des leçons propres à lui former le jugement, à lui débrouiller les idées, à le pourvoir d’une somme de connaissances suffisantes, pour qu’il n’exerce sottement ni le métier manuel auquel il se destine, ni le métier de citoyen auquel la loi le convie. Après l’avoir contraint, rendez-lui sa liberté. Vous lui avez donné l’outil, tenez-vous-en là; c’est à lui de faire le reste, si le cœur lui en dit. Que si le cœur ne lui dit rien, vous devez vous en prendre à l’inévitable inégalité des intelligences et des volontés, c’est une règle de la nature contre laquelle les lois humaines ne prévaudront jamais.

Nous nous défions des programmes ambitieux. En lisant le livre fort intéressant, fort instructif que vient d’écrire M. Albert Duruy sur l’histoire de l’enseignement public pendant la révolution et qui contient beaucoup de leçons bonnes à méditer aujourd’hui, nous avons constaté que, par son décret du 27 brumaire an III, la convention ne comprenait parmi les matières d’instruction primaire que « la lecture, l’écriture, la Déclaration des droits de l’homme, les élémens de la langue française, les règles du calcul simple et de l’arpentage, quelques notions d’histoire naturelle, enfin la récitation des actions héroïques et des chants de triomphe. » Ce programme n’eût pas suffi à Lepelletier de Saint-Fargeau, qui désirait qu’on enseignât aux élèves des écoles primaires les principes du droit constitutionnel et de l’économie rurale et domestique. Condorcet, de son côté, voulait qu’on leur donnât des renseignemens « sur le droit naturel, sur la constitution, sur les lois anciennes et nouvelles, sur la culture et sur les arts, d’après les découvertes les plus récentes. » L’abbé Grégoire prétendait y ajouter « des instructions pour la conservation des enfans depuis la grossesse inclusivement. » Un autre conventionnel, Baraillon, n’admettait pas qu’on sortît de l’école sans y avoir acquis quelques notions de médecine « sur la menstruation, les couches et les suites de couches. » Il est vrai, comme le remarque M. Duruy, que Baraillon était médecin[1].

Nos législateurs n’ont pas introduit parmi les articles de leur programme d’enseignement primaire obligatoire la menstruation et les suites de couches; c’est une justice à leur rendre. Mais, moins modestes que la convention, ils ont décidé qu’outre l’histoire et la géographie, tout petit Français serait tenu de posséder dès son bas âge des notions usuelles de droit et d’économie politique, les élémens de la littérature française, les élémens de la musique, du dessin et du modelage, les élémens des sciences] naturelles, physiques et mathématiques, leur application à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels. Il y a certainement du bon dans tout cela; mais, comme disait le fabuliste :

... Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse et qu’on n’observe point.


Le tort de nos législateurs est de considérer la tête de l’enfant comme une boîte où il s’agit de fourrer, d’entasser tout ce qu’on peut. Reste-t-il une place vide? Pressez, bourrez, serrez pour en faire entrer davantage, et Dieu vous garde de refermer le couvercle avant que la boîte soit pleine comme un œuf! L’abbé Trublet « compilait, compilait, compilait. » La pédagogie que goûtent et que patronnent nos hommes d’état a pour devise : « Empilez, empilez encore, empilez toujours. » Nous pensons, quant à nous, qu’on ne sait véritablement que ce qu’on apprend toute sa vie, et nous croyons que nos petits paysans seraient fort heureux si, en leur montrant à lire, on parvenait à leur inspirer pour le reste de leurs jours le goût des saines et utiles lectures, si on les accoutumait à raisonner juste, si on aiguisait leur esprit, si on éveillait leurs curiosités et qu’on leur donnât l’envie d’employer désormais leurs loisirs à les satisfaire. Plaise au ciel qu’ils n’emportent pas de nos écoles à haute pression un pêle-mêle de connaissances superficielles ou indigestes, des idées confuses de mille choses, une mémoire surchargée, impatiente de secouer son fardeau, le dégoût ou le mépris de la condition où ils sont nés, l’outrecuidance de Gros-Jean qui en remontre à son curé, des prétentions ridicules, des ambitions chimériques ! S’imaginer qu’on sait ce qu’on ne sait pas est la plus fatale, la plus incurable des sottises.

Danton disait : « Il est temps de rétablir ce grand principe que les enfans appartiennent à la république avant d’appartenir à leurs parens.» On aurait pu lui répondre : « Avant d’aller chercher vos lois à Sparte, tâchez d’en avoir les mœurs. » C’est un principe de nos sociétés modernes que l’état doit ménager beaucoup la liberté des individus et ne lui imposer que les sacrifices nécessaires. Vous m’obligez à donner quelque instruction à mes enfans, et je vous en remercie. Je ne traiterai pas votre loi de tyrannique pourvu que vous me laissiez libre de les faire instruire où il me plaît et comme il me plaît. Ce n’est pas vous qui vous chargez de leur procurer un gagne-pain; à moi seul incombent le soin et le souci de leur avenir, dont je un sens responsable, et tout devoir suppose un droit. Il pourrait se faire que, dans les environs du village que j’habite, il n’y eût aucune école privée m’offrant des garanties suffisantes, et il pourrait se faire aussi que votre instituteur public ne fût pas de mon goût. Aussi entends-je être libre d’élever moi-même mon fils et ma fille, et vous usurperiez sur mes droits si vous prétendiez m’imposer un enseignement dont je désapprouve les tendances ou la méthode, un instituteur qui n’a ni mes sympathies ni ma confiance.

Nos législateurs ne font point la guerre aux principes; leur coutume est de chercher un biais et d’introduire dans leurs lois telle ou telle disposition qui rend absolument illusoire l’usage des libertés qu’ils concèdent. Ils oublient que donner et retenir ne vaut; ce qu’ils accordent d’une main, ils le reprennent de l’autre. C’est un véritable tour d’escamotage, et les jésuites doivent être contens : ceux qui font profession de les exécrer les imitent. La nouvelle loi sur l’enseignement obligatoire déclare solennellement que « l’instruction primaire peut être donnée soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles par le père de famille lui-même ou par toute autre personne qu’il aura choisie. » Le sénat demandait que les enfans qui seraient élevés dans leur famille ne fussent astreints à subir devant un jury d’état qu’un seul examen à l’âge de dix ans révolus. La chambre a jugé que c’était trop peu; elle les a condamnés à subir un examen annuel à partir de la deuxième année d’instruction obligatoire. Elle a décidé aussi que « cet examen portera sur les matières de l’enseignement correspondant à leur âge dans les écoles publiques dans des formes et suivant des programmes qui seront déterminés par arrêtés ministériels rendus en conseil supérieur, que le jury sera composé de l’inspecteur primaire ou de son délégué, d’un délégué cantonal, d’une personne munie d’un diplôme universitaire ou d’un brevet de capacité, et que les juges seront choisis par l’inspecteur d’académie. »

Il en résulte que le père de famille, fût-il le plus habile des instituteurs, fût-il pénétré, imbu de toute la sagesse des Rabelais, des Montaigne, des Pestalozzi, des Basedow, des Jacotot, doit renoncer à toutes ses idées propres pour adopter les programmes, les méthodes ou les routines de l’école publique. Il avait fait ses réflexions sur la marche naturelle d’une bonne éducation, il a beaucoup de goût pour les leçons de choses, il estime qu’avec un peu d’adresse on y peut tout ramener. Il a étudié Rousseau, et le père de la pédagogie moderne lui a révélé les avantages de la méthode inductive et socratique. Il tient de lui que la première raison de l’homme est une raison sensible, que nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains et nos yeux, que substituer des manuels à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, mais à nous servir de la raison des autres; que l’essentiel n’est pas de donner la science, mais l’instrument propre à l’acquérir ; qu’un esprit n’est pas une boîte qu’il s’agit d’emplir jusqu’à ce qu’elle saute, que c’est une force qu’il importe de développer jusqu’à ce qu’elle ait tout son ressort, qu’il faut nourrir la curiosité de l’enfant sans se hâter de la satisfaire, transformer par degrés ses sensations en idées, le conduire pas à pas du particulier au général, des vérités observées aux vérités abstraites, mettre les questions à sa portée en lui laissant le soin et la peine de les résoudre. Tout cela demande du temps, mais notre père de famille n’est pas pressé. Il a lu un excellent livre de M. Michel Bréal, et ce professeur au Collège de France, qui joint à l’érudition la plus solide un bon sens piquant et un patriotisme éclairé, lui a appris que « l’orthographe, née dans l’école, grandie dans l’école, en est devenue le tyran, que non-seulement elle coûte un temps précieux à nos enfans, mais qu’elle est un des plus sûrs moyens de les déshabituer de penser.» Aussi fait-il peu de cas de l’orthographe; il a remis à plus tard d’initier son fils ou sa fille aux profondeurs et aux subtilités de cette reine des sciences, et du même coup il a prié l’économie politique d’attendre un peu; sans lui manquer de respect, il s’est permis de l’ajourner. Mais l’examen de fin d’année n’attendra pas. Le voilà condamné à vivre dans la terreur de cet examen, qui va devenir son cauchemar. Le seul moyen de s’en affranchir sera d’envoyer ses enfans à l’école, et il finira par découvrir que la loi a été faite pour l’y obliger. Il regrettera seulement qu’on ne l’en ait pas prévenu ; on lui aurait épargné de fâcheuses déceptions et d’inutiles perplexités.

Nous lisons dans l’Émile que le maréchal de Belle-Isle, revenu d’Italie après trois ans d’absence, voulut se rendre compte des progrès de son fils, âgé de neuf à dix ans. Il alla un soir se promener avec son gouverneur et lui dans une plaine où des écoliers s’amusaient à guider des cerfs-volans, et il lui dit tout à coup : « Où est le cerf-volant dont voilà l’ombre? » Sans hésiter, sans lever la tête, l’enfant répondit : « Sur le grand chemin. « Et en effet le grand chemin était entre le soleil et lui. « Le père à ce mot embrasse son fils et s’en va sans rien dire. Le lendemain il envoyait au gouverneur l’acte d’une pension viagère, outre ses appointemens. Quel homme que ce père-là! ajoute Rousseau, et quel fils lui était promis! » Ce fils fut le comte de Gisors, qui donna, comme on sait, de fort belles espérances, et pourtant rien ne prouve qu’il se fût tiré brillamment d’un examen de fin d’année. Peut-être ne savait-il pas que le pluriel de bijou prend un x, que le pluriel de verrou prend un s. Mais que dis-je? Selon toute apparence, Emile lui-même ferait une triste figure devant M. l’inspecteur primaire et devant M. le délégué cantonal, et si on l’interrogeait sur « quelques notions usuelles de droit, » ses réponses ou ses silences feraient rire à ses dépens tel élève de nos écoles publiques, joli perroquet bien dressé qui ne sera jamais qu’un sot. Sur quoi, son examen étant jugé insuffisant, ses parens, aux termes de l’article 16, seront rais en demeure de le retirer des mains de Jean-Jacques, qui ne lui a rien appris, « et de l’envoyer dans une école publique ou privée, dans la huitaine de la notification, en faisant savoir au maire quelle école ils ont choisie. En cas de non-déclaration, l’inscription aura lieu d’office, comme il est dit à l’article 8. » Vraiment les hommes de la révolution étaient plus libéraux que nos législateurs. Daunou, que M. Duruy n’a pas assez loué, réclamait « la liberté de l’éducation domestique et la liberté des méthodes instructives. » — « Il ne faut pas, disait-il, consacrer et déterminer par des décrets des procédés qui peuvent s’améliorer par l’expérience de chaque jour. » La loi qui vient d’être votée est absolument contraire à la liberté des méthodes et aux expériences qui les perfectionnent. Qui nous délivrera de notre goût pour les chinoiseries? A-t-on juré que désormais dans une noble nation, de fine étoffe, il n’y aura plus d’originaux, que trente-six millions de Français ne seront plus que la copie les uns des autres et qu’ils se ressembleront si fort qu’on pourra se dispenser de leur donner des noms de famille et de baptême? Des numéros suffiront.

En rendant l’instruction obligatoire, on l’a rendue laïque. C’était dans l’ordre des choses, et nous n’y trouvons rien à redire. Du jour où il n’y a plus dans un pays de religion officielle, du jour où l’état, proclamant la liberté de conscience et se désintéressant de toute question de dogme, protège et salarie plusieurs églises entre lesquelles il tient la balance égale, il est naturel que l’école qu’il patronne devienne laïque ainsi que lui et que les diverses confessions, y compris le diocèse de la libre pensée, s’y sentent également à l’aise comme en pays neutre, sans qu’aucune puisse se prévaloir du nombre de ses adhérens ou de son droit d’aînesse.

Dans le premier chapitre de son livre, M. Albert Duruy a rassemblé et résumé des renseignemens fort curieux sur l’état de l’instruction publique avant 89. Les fameuses petites écoles de l’ancien régime étaient, nous apprend-on, beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus fréquentées que nous n’étions portés à le croire. Mais les instituteurs se trouvaient dans une entière dépendance du clergé, qui les tenait dans sa main. Ils étaient d’ordinaire désignés par le curé, qui répondait de leur orthodoxie, et choisis par l’assemblée des pères de famille, après un interrogatoire assez succinct. En même temps que maîtres d’écoles, ils étaient sacristains, chantres, bedeaux, sonneurs de cloches, horlogers, voire même fossoyeurs, et à ce titre payés par la fabrique ou par la communauté. Ils devaient assister aux enterremens à raison de 20 sols, aux. mariages à raison de 15 sols et d’un dîner. Le peu de temps qui leur restait, ils l’employaient à montrer à leurs élèves leur croix de par Jésus et le plain-chant, et si l’évêque ou son archidiacre n’était pas content de leur doctrine, ils étaient cassés aux gages sans façons. Grâce à Dieu, tout cela est fort changé. L’instituteur a secoué le joug qui lui pesait, il a redressé par degrés sa tête et ses épaules, le voilà debout. Tout ce qu’on pourrait craindre, c’est qu’il ne se redressât un peu trop, qu’il n’acquît un sentiment exagéré de son importance et que la modestie ne figurât pas parmi les vertus laïques qu’il est chargé d’enseigner à la jeunesse.

Chose curieuse, c’était là ce que redoutait un jacobin, qui n’était pas le premier venu, et il réussit à faire partager ses craintes à la convention, car cette grande assemblée vivait dans d’étranges alternatives de grâce et de péché, d’intempérance d’esprit et de haute sagesse, de déraison furieuse et de lumineux bon sens; elle était tout, sauf médiocre. Le comité d’instruction publique lui présentait un projet de loi qui ressemblait un peu à ceux qu’on fait aujourd’hui. Bouquier demandait au contraire l’absolue liberté d’enseignement, et Thibaudeau, qui l’appuyait, déclara « que le plan présenté par le comité lui paraissait plus propre à propager l’ignorance, l’erreur et les préjugés qu’à répandre la lumière, que l’enseignement libre offrait une foule d’avantages et prévenait tous les abus, que des instituteurs officiels formeraient une nouvelle espèce de clergé, que, n’étant plus stimulés par l’émulation qui naît de la concurrence et embrassant par une hiérarchie habilement combinée tous les âges, tous les sexes, tout le territoire de la république, ils deviendraient les régulateurs tout-puissans des mœurs, des goûts, des usages, qu’il fallait se garder d’étouffer l’essor du génie par des règlemens ou d’en ralentir les progrès en le mettant en tutelle sous la férule d’une corporation de pédagogues, à qui on donnerait pour ainsi dire le privilège exclusif de la pensée, la régie de l’esprit humain et l’administration de l’opinion. » Ainsi par la Thibaudeau, et la convention fut de son avis; le projet de Bouquier, amendé sur un point, devint le décret du 29 frimaire an II. A vrai dire, nous ne partageons pas toutes les appréhensions de Thibaudeau; nous ne craignons pas que nos instituteurs primaires s’érigent en petits potentats. Nous avons confiance dans leur judiciaire, nous comptons bien qu’ils ne se laisseront pas griser par l’encens un peu grossier qu’on leur prodigue, qu’ils apprendront à se défier des gens qui leur font une cour intéressée en leur parlant beaucoup de leurs droits et beaucoup moins de leurs devoirs.

Les voilà affranchis du contrôle du curé et, du même coup, on les décharge du soin de faire réciter le catéchisme à leurs élèves. Cette disposition de la loi nous paraît irréprochable. On a voulu dispenser l’instituteur ou de l’obligation d’être orthodoxe ou du devoir fort pénible et même répugnant d’enseigner d’office une religion à laquelle il ne croit peut-être qu’à moitié ou pas du tout. L’enseignement du dogme est l’affaire du curé, ou du pasteur, ou du rabbin, et l’école ne leur appartient pas; mais rien n’empêche qu’elle ne leur offre l’hospitalité, elle pourrait le faire sans se compromettre, il n’est voisin qui ne voisine. Le sénat avait introduit dans la loi un paragraphe portant que, « sur la demande des parens, le conseil départemental pourrait autoriser les ministres des différens cultes à donner l’instruction religieuse dans les locaux scolaires le dimanche, les autres jours de vacance et une fois par semaine à l’issue de la classe du soir. » Cet amendement a été rejeté par la chambre, et le sénat en a fait son deuil. Il a été décidé, aux termes de l’article 2, que l’enseignement religieux serait donné en dehors des bâtimens scolaires, et il n’est pas besoin de signaler toutes les difficultés qu’on lui ménage ainsi dans une foule de communes. Le ministre a promis, il est vrai, de s’employer à y parer, et nous ne doutons pas de sa bonne foi; mais il était plus simple d’accorder ce qu’on lui demandait, La république française est un pays de liberté de conscience, mais jusqu’aujourd’hui elle est un pays de concordat, et son gouvernement est tenu de concilier la neutralité avec la bienveillance. Après tout, la religion était fort modeste, elle demandait peu; elle venait humblement frapper à la porte de l’école, en disant : « Ouvrez-moi, je suis sans feu ni lieu, et je cherche un asile; j’attendrai pour entrer que vous n’ayez rien de mieux à faire, que vous soyez de loisir ou en vacances, que la classe du soir soit finie; je m’engage à ne pas vous déranger. » La main sur le verrou, on lui a répondu brutalement : « Allez où il vous plaira, trouvez un local ou n’en trouvez pas, ce ne sont pas nos affaires; nous sommes chez nous et vous n’entrerez point. » Le marquis Gino Capponi, de vénérable mémoire, disait à propos de la fameuse loi des garanties, dont il blâmait quelques articles : « Il ne suffit pas qu’une loi soit juste, il faut encore qu’elle soit de bonne compagnie. »

On a banni la religion de l’école, on lui a refusé le droit d’asile ; mais dans le fond on a craint de ne pouvoir se passer d’elle, que son absence ne fût sentie et regrettée, et on a tenu à la remplacer. On a voulu dresser autel contre autel, et l’instituteur a été chargé de donner à ses élèves « l’instruction morale et civique, » Il faut convenir que ces deux adjectifs joints font admirablement; mais il est bon de se défier des adjectifs, surtout quand ils ne sont pas clairs. « Vos paroles sèment les malheurs! répondait un éloquent avocat bordelais à un de ses confrères qui venait d’émettre une définition de droit grosse de conséquences fâcheuses. » M. Bréal avait demandé autrefois que l’instituteur prît à tâche de donner à son enseignement un caractère moral, que sans s’écarter du sujet de sa classe, il mît à profit toute occasion de faire réfléchir les enfans sur leurs obligations et de leur apprendre « qu’il faut remplir ses devoirs si l’on veut être écouté quand on parle de ses droits, respecter les opinions d’autrui pour obtenir le respect de ses propres convictions, préférer la patrie à son parti[2]. » Rien de mieux, rien de plus praticable. Mais si l’instituteur est tenu d’enseigner ex professo un système en règle de morale laïque, sur quoi le fondera-t-il? Sera-ce sur l’impératif catégorique, sur l’intérêt bien entendu, sur la doctrine du souverain bien, sur la sympathie où sur l’altruisme? Et se réclamera-t-il de Kant, de Platon, de Spinoza, de Comte ou de Spencer? Il enseignera apparemment ce qu’on lui ordonnera d’enseigner, et voilà le gouvernement obligé de faire son choix, d’adopter une doctrine, à laquelle il apposera son estampille, de remplacer la religion d’état par une philosophie officielle. Que si l’instituteur se contente de prêcher un code de morale sans le déduire d’aucun principe, cette morale en l’air ne produira pas grand chose. On raconte que les Vénitiens montrant un jour en grande pompe leur trésor de Saint-Marc à un ambassadeur d’Espagne, celui-ci, pour tout compliment, ayant regardé sous la table, leur dit : « Qui non c’è la radice : Je ne vois pas ici la racine. » Il en va d’une morale sans principe comme d’une plante sans racine, il est impossible de la faire pousser où que ce soit, même sur le meilleur terrain.

Quant à l’instruction civique, l’inconvénient sera bien plus grave encore. Il est permis de craindre qu’au lieu d’apprendre aux enfans, comme le désire M. Bréal, qu’il faut préférer sa patrie à son parti, on ne leur enseigne tout le contraire et qu’il ne s’agisse précisément de substituer un catéchisme de parti au vieux catéchisme de l’église, lequel avait du moins l’avantage d’être toujours le même. Le nouveau changera sans cesse, car libéraux, conservateurs, radicaux, intransigeans, quiconque arrivera au pouvoir s’empressera de le réviser, de le refondre à sa guise, et les instituteurs comme la jeunesse ne sauront plus à quel saint se vouer. Nous en pouvons parler par expérience, les catéchistes laïques se sont déjà mis à l’œuvre, et les échantillons qu’ils nous ont donnés de leur savoir-faire ne sont pas propres à nous mettre en appétit. L’un de ces manuels a causé quelque tapage; M. le duc de Broglie en a fait justice au sénat avec autant d’éloquence que d’esprit. L’auteur est pourtant un homme de grand mérite dans sa partie, il a seulement le tort d’en sortir. Il nous annonce dans sa préface que « pour former le jugement et le cœur des jeunes citoyens, il faut savoir tout abandonner, tout jusqu’aux joies de la libre découverte dans les régions encore inconnues de la science, » Puissent ses amis se réunir tous pour le supplier de retourner bien vite à son laboratoire et d’y faire coup sûr coup trois ou quatre découvertes! La science, l’école primaire, la France, lui-même, tout le monde s’en trouvera bien, car malgré lui, sans doute, le petit livre qu’il vient de composer avec la meilleure intention et qu’il voudrait mettre dans les mains de tous nos enfans respire le fanatisme et sue la haine.

M. Bréal disait excellemment dans l’ouvrage que nous citions tout à l’heure : « Parmi toutes les nations du monde, la France présente le spectacle unique d’un peuple qui a pris son propre passé en aversion. Que beaucoup de ses griefs fussent légitimes, qui voudrait le nier? Mais d’autres que nous ont souffert des mêmes abus sans garder les mêmes ressentimens. On ne peut haïr à tel point que ce qu’on ignore, et la principale raison d’un état d’esprit si peu naturel, c’est que l’imagination du peuple a gardé le souvenir amplifié des crimes et des misères du temps pissé, sans qu’on ait pris soin de lui en rappeler les bienfaits et les grandeurs. L’adversaire le plus décidé de l’ancien régime, pour peu qu’il l’ait étudié, ne peut tout envelopper dans la même réprobation; l’ignorance seule est capable de ces haines absolues. » Qu’a dû penser M. Bréal d’un manuel destiné à prouver à notre jeunesse que la France n’existait pas avant 1789, que tout était haïssable dans l’ancien régime, qu’il n’y avait alors que chaos, barbarie, injustice, abus crians, l’abomination de la désolation? Les vignettes servent de commentaire au texte ; il en est deux, placées à l’opposite l’une de l’autre, qui nous montrent un village d’avant la révolution et un village d’aujourd’hui. Par un artifice digne du père Patouillet, l’un nous est représenté en hiver et enseveli sous la neige; l’autre s’épanouit en plein printemps, tout est vert, tout est fleuri, et sûrement le rossignol chante. Faut-il en conclure que l’hiver est un de ces abus que la révolution a supprimés? Mieux vaudrait nous ramener à l’Alphabet des sans-culottes. C’était du vin bleu, mais du vin plus franc. On lisait dans cet Alphabet par demandes et par réponses: « Qu’est-ce qu’un brave sans-culottes? — C’est un brave dont l’âme ne peut être corrompue par l’or des despotes. — Quelles sont les vertus des sans-culottes? — Toutes. » M. Bert a aussi du goût pour les demandes et les réponses; il demande à l’enfant dans un article de son questionnaire : « De quelle époque date l’idée de patrie ?» A quoi l’enfant doit répondre que la patrie a été inventée pendant la révolution, que Jeanne d’Arc comme l’Hôpital, que Catinat comme Vauban n’en avaient point, qu’au surplus, de leur temps, la bravoure était presque aussi inconnue que le patriotisme, qu’il n’y avait alors que des sujets occupés à faire des révérences. Une autre vignette en fait foi. Et voilà ce que M. Bert appelle former le cœur et le jugement de la jeunesse. Mais que répondra-t-elle, cette jeunesse aux collectivistes qui se feront, un jeu de lui démontrer que la révolution n’a supprimé que Is moins crians des abus, qu’elle a lais-é subsister la tyrannie du capital, l’odieuse inégalité du prolétaire et du rentier, que la société qu’elle a fondée ne vaut guère mieux que l’ancien régime et n’offre du haut en bas que chaos, barbarie, injustice, l’abomination de la désolation?

Ce qu’on ne saurait trop admirer, c’est à quel point certains adversaires de l’église ne sont que des cléricaux retournés. Le propre du clérical est de juger les hommes sur leurs opinions, de damner quiconque ne pense pas comme lui, de faire le terrible discernement des boucs et des brebis, d’envoyer les uns dans le feu de l’enfer, les autres dans les délices éternelles. Tel libre penseur en fait autant : il tient ses assises, il embouche la trompette du jugement dernier, il partage les morts et les vivans en anges de lumière et en anges de ténèbres. En vain l’histoire nous apprend-elle que les sociétés croissent lentement comme les chênes de nos forêts, qu’elles puisent pénibleblement leur nourriture dans le sol qui les porte, que les générations sont solidaires et héritières les unes des autres, que le présent est toujours le fils du passé, que toute réforme est préparée de loin, que chaque progrès est le fruit d’un travail de longue haleine où tous les siècles ont mêlé leurs sueurs. Nos catéchistes révolutionnaires entendent l’histoire tout autrement. Comme les théologiens de profession, ils ont leurs dogmes, leur légende dorée, leurs miracles, leurs thaumaturges, leur eau bénite, leurs patenôtres, leurs formules d’exorcismes et d’anathèmes.

Après cela, il ne faudrait pas croire que le manuel de M. Bert soit mauvais de tout point, il contient plus d’une page excellente ; sûrement, on en fera de pires, et nous doutons qu’on en fasse de meilleurs. Le mieux serait qu’on n’en fît point, et puisque l’instruction civique figure dans le programme de l’enseignement obligatoire, il conviendrait qu’on s’en remît aux maîtres d’école du soin de la donner comme il leur plaira. Mais nous n’osons pas y compter. Dans le pays où Jean-Jacques écrivit, on continue de croire à la vertu miraculeuse des catéchismes appris par cœur. Aussi bien nos instituteurs, à qui la loi interdit de mêler la théologie à leurs leçons, craindront d’en faire sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, et ils supplieront le gouvernement de leur prêter le secours de ses lumières. Puisque le sort en est jeté et que nous vivons dans un temps où les examens sont de rigueur, nous voudrions que quiconque se propose de publier un manuel à l’usage des écoles fût contraint de subir au préalable devant un jury trié sur le volet un examen de bon sens. Il nous souvient d’avoir lié conversation sur une grande route avec un vieux cantonnier, qui, dans sa jeunesse, avait été très jacobin; depuis, il avait réfléchi, il ne croyait plus que Robespierre eût inventé ni la patrie, ni la vertu, et il nous disait : « On nous en conte, le monde n’est pas ne d’hier, et, de père en fils, on a toujours été fait par quelqu’un. » Nous voudrions que tout auteur de manuel d’instruction civique fût tenu d’avoir autant de philosophie qu’un vieux casseur de pierres, qui, chaque soir, après avoir mangé sa soupe et avant de s’allonger sur son grabat, emploie une bonne demi-heure à fumer sa pipe en devisant avec lui-même.


G. VALBERT.

  1. L’Instruction publique et la Révolution, par M. Albert Duruy, 1 vol. in-8o ; librairie Hachette, 1882, page 107.
  2. Quelques Mots sur l’instruction publique en France, par M. Michel Bréal; Paris, 1872, page 124.