Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 1/L’Esprit de Dieu
SIXIÈME
MÉDITATION
L’ESPRIT DE DIEU
Le feu divin qui nous consume
Ressemble à ces feux indiscrets
Qu’un pasteur imprudent allume
Au bord des profondes forêts :
Tant qu’aucun souffle ne l’éveille,
L’humble foyer couve et sommeille ;
Mais s’il respire l’aquilon,
Tout à coup la flamme engourdie
S’enfle, déborde, et l’incendie
Embrase un immense horizon !
Ô mon âme ! de quels rivages
Viendra ce souffle inattendu ?
Sera-ce un enfant des orages,
Un soupir à peine entendu ?
Viendra-t-il, comme un doux zéphyre,
Mollement caresser ma lyre,
Ainsi qu’il caresse une fleur ?
Ou sous ses ailes frémissantes
Briser ces cordes gémissantes
Du cri perçant de la douleur ?
Viens du couchant ou de l’aurore,
Doux ou terrible, au gré du sort ;
Le sein généreux qui t’implore
Brave la souffrance ou la mort.
Aux cœurs altérés d’harmonie,
Qu’importe le prix du génie ?
Si c’est la mort, il faut mourir !…
On dit que la bouche d’Orphée,
Par les flots de l’Hèbre étouffée,
Rendit un immortel soupir.
Mais, soit qu’un mortel vive ou meure,
Toujours rebelle à nos souhaits,
L’Esprit ne souffle qu’à son heure,
Et ne se repose jamais…
Préparons-lui des lèvres pures,
Un œil chaste, un front sans souillures,
Comme, aux approches du saint lieu,
Des enfants, des vierges voilées,
Jonchent de roses effeuillées
La route où va passer un Dieu !
Fuyant des bords qui l’ont vu naître,
De Laban l’antique berger,
Un jour, devant lui vit paraître
Un mystérieux étranger :
Dans l’ombre, ses larges prunelles
Lançaient de pâles étincelles ;
Ses pas ébranlaient le vallon ;
Le courroux gonflait sa poitrine,
Et le souffle de sa narine
Résonnait comme l’aquilon.
Dans un formidable silence
Ils se mesurent un moment ;
Soudain l’un sur l’autre s’élance,
Saisi d’un même emportement ;
Leurs bras menaçants se replient,
Leurs fronts luttent, leurs membres crient,
Leurs flancs pressent leurs flancs pressés ;
Comme un chêne qu’on déracine,
Leur tronc se balance, et s’incline
Sur leurs genoux entrelacés.
Tous deux ils glissent dans la lutte ;
Et Jacob, enfin terrassé,
Chancelle, tombe, et dans sa chute
Entraîne l’ange renversé :
Palpitant de crainte et de rage,
Soudain le pasteur se dégage
Des bras du combattant des cieux,
L’abat, le presse, le surmonte,
Et sur son sein gonflé de honte
Pose un genou victorieux !
Mais sur le lutteur qu’il domine
Jacob encor mal affermi
Sent à son tour sur sa poitrine
Le poids du céleste ennemi :
Enfin, depuis les heures sombres
Où le soir lutte avec les ombres,
Tantôt vaincu, tantôt vainqueur,
Contre ce rival qu’il ignore
Il combattit jusqu’à l’aurore…
Et c’était l’Esprit du Seigneur !
Attendons le souffle suprême
Dans un repos silencieux :
Nous ne sommes rien de nous-même
Qu’un instrument mélodieux.
Quand le doigt d’en haut se retire,
Restons muets comme la lyre
Qui recueille ses saints transports,
Jusqu’à ce que la main puissante
Touche la corde frémissante
Où dorment les divins accords.