L’Esprit de Discipline en Littérature
Faut-il une doctrine en littérature ? On le croyait autrefois ; beaucoup d’esprits sont aujourd’hui tentés d’en douter. Une doctrine, n’est-ce pas une règle qui s’impose, et par conséquent une convention, une loi arbitraire et variable, œuvre d’école et de cabinet que le génie renverse et déplace continuellement ? Point de loi, point de doctrine, l’instinct est le seul juge ; le sentiment et le goût individuel, les seules autorités ; mon plaisir est la loi suprême.
Sans vouloir discuter cette esthétique très répandue, je me contente de faire observer que même admît-on le principe que je viens de dire, à savoir le principe du plaisir, encore faudrait-il distinguer entre les différens genres de plaisir que les écrits peuvent nous procurer : par exemple entre le plaisir des sens et le plaisir de l’esprit, le plaisir de l’imagination et le plaisir du cœur, le plaisir de quelques-uns et le plaisir de tous, le plaisir des ignorans et des grossiers et le plaisir des esprits éclairés, enfin entre le plaisir d’un jour et le plaisir de plusieurs siècles. Or, pour peu que l’on fasse ce partage entre les plaisirs, on s’aperçoit que, parmi les œuvres de l’esprit, il en est précisément qui plaisent toujours, qui plaisent à tous, ou au moins aux esprits éclairés, capables de les comprendre, qui plaisent à l’esprit et au cœur, et non aux sens : ce sont ces œuvres que l’on nommé belles, et elles le sont plus ou moins, suivant qu’elles se rapprochent plus ou moins du modèle que je viens de tracer. Quel est donc le rôle de la critique ? C’est de chercher dans les œuvres littéraires les raisons du plaisir qu’elles nous procurent. Jouir sans comprendre le pourquoi de sa jouissance est le fait du public, mais comprendre ce pourquoi est le fait du critique. Et quoique chaque œuvre en particulier puisse plaire par des raisons particulières, toutes cependant plaisent ensemble par des raisons qui leur sont communes. Rechercher ces raisons communes, c’est faire une doctrine littéraire ; rechercher ces raisons particulières, c’est l’appliquer.
Il n’y a donc aucune raison pour renoncer, même de nos jours, à établir une doctrine littéraire ; reconnaissons toutefois que cette tâche est plus difficile que jamais en raison même des connaissances plus étendues que nous avons. Plus on connaît de grandes œuvres dans des temps et dans des pays différens, plus il devient difficile de ramener à des principes généraux et à des lois communes tant d’écrits nés dans des conditions très diverses et sous des inspirations opposées. Beaucoup d’anciennes admirations ont disparu, et de nouvelles ont succédé. On a cessé de mépriser les époques primitives, de préférer les ornemens du goût aux audaces du génie, de repousser le familier et le naïf, de trouver ridicules les mœurs et les goûts qui ne sont pas les nôtres. Les règles artificielles données par les rhéteurs ont paru inutiles et froides, et elles ont été remplacées par la liberté. Enfin on a cessé d’étudier les œuvres des écrivains comme des modèles immobiles, comme des types platoniciens ; on les a replacées dans leur temps, et la critique est devenue historique.
Nous voulons donc aujourd’hui que la critique trouve moyen de concilier les lois éternelles du goût, sans lesquelles il n’y a plus de différence entre les bons et les mauvais ouvrages, et cette liberté des formes sans laquelle il n’y a ni création, ni spontanéité dans les œuvres d’art. La critique doit reconnaître que le beau, tout absolu qu’il est en lui-même, a nécessairement des formes diverses et changeantes, que la vérité idéale, pour devenir vivante et vraiment belle, doit se teindre et s’empreindre de l’individualité des écrivains, que si une certaine raison est le fond des œuvres belles, l’imagination avec ses mille couleurs en est l’inséparable ornement.
La plupart des critiques de nos jours ont fait pencher la balance du côté de la liberté. Ils se sont surtout appliqués à défendre les droits de l’imagination et l’initiative du génie. On ne voit pas que le génie ait beaucoup profité de la liberté conquise. Nous n’avons donc pas à nous étonner ni à nous plaindre qu’un éminent critique, le seul qui nous ait donné une histoire complète de la littérature française, M. D. Nisard, ait penché à son tour du côté de l’autorité et de la règle en littérature. Il a cru que le bâton étant courbé d’un côté, il fallait le recourber de l’autre. Il a cherché dans les œuvres des grands écrivains les beautés durables de préférence aux beautés passagères, les vérités du bon sens de préférence aux hardiesses de l’imagination, des modèles et des règles plutôt que des curiosités piquantes, le vrai plus que l’agréable, le certain plus que le nouveau. N’a-t-il pas à son tour trop abondé dans son propre sens ? N’a-t-il pas un peu versé du côté où il penchait ? N’a-t-il pas trop retranché à la liberté et, trop accordé à la règle ? À côté de certaines vérités excellentes et évidentes, toujours bonnes à rappeler et trop oubliées des critiques contemporains, ne trouve-t-on pas dans sa doctrine un esprit de restriction qui rappelle telle époque de lutte et de combat, et telle défiance d’école dont l’avenir ne se souciera pas, et qu’il ne comprendra plus ?
Tels sont les doutes que nous éprouvions en relisant dans une nouvelle édition améliorée cette œuvre sérieuse et forte, qui nous agrée par un endroit, nous refroidit par un autre, où les jugemens, toujours solidement motivés, ne répondent pas toujours à nos propres impressions. En un sens, la théorie classique, comme on l’appelle, convient par un côté à notre philosophie, car elle proclame l’idéal comme loi suprême de l’art, de même que nous considérons l’absolu et le divin comme cause suprême de la nature ; elle préfère, comme nous-mêmes, l’âme au corps et la raison aux sens ; elle place le beau dans l’expression de la vérité et du sentiment, non dans l’imitation colorée et violente des formes matérielles : par ces différentes raisons, la critique classique que représente M. Nisard avec sévérité et autorité se marie naturellement avec la philosophie spiritualiste ; mais cette même philosophie admet dans l’homme un principe d’action, d’invention et de développement qui est la liberté, la personnalité. Elle croit que l’homme est appelé à se faire sa destinée à lui-même dans la vie comme dans la société, et que tous les progrès de la civilisation n’ont jamais été que les progrès de la liberté. Transportons ces vues dans la littérature et dans les beaux-arts ; nous pensons que c’est l’initiative individuelle qui a créé le beau, que l’idéal n’est entré dans la réalité et n’est devenu sensible que par la création libre des grands artistes et des grands écrivains, dont chacun lui a donné la couleur de son âme. Par là nous sommes surtout favorables dans les arts aux inventeurs, à ceux, qui sortent des voies battues à leurs risques et périls, et, sans méconnaître le charme et le mérite des grandes beautés régulières, nous leur préférons les beautés libres et hardies. Tels sont donc les deux aspects sous lesquels nous apparaît la théorie classique ; tels sont les principes qui guideront notre critique dans la discussion qui va suivre.
La théorie littéraire que nous dégageons de l’Histoire de la littérature française de M. Nisard se compose, selon nous, de deux parties distinctes : l’une solide, élevée, incontestable, susceptible d’une large application ; l’autre sujette à controverse, et qu’on peut, sans trop d’injustice, accuser d’esprit de système. Ces deux parties de la même théorie, ou, pour mieux dire, ces deux théories distinctes sont tellement mêlées entre elles, que ni l’auteur, ni ses critiques n’ont pris l’habitude de les séparer. C’est ce travail que nous essaierons de faire ici.
Voici d’abord ce que j’appellerai la première théorie de M. Nisard. Toute œuvre littéraire vraiment belle doit avoir pour fond « certaines vérités générales exprimées dans un langage parfait. » Ce qui touche tout le monde, ce qui touche éternellement, ce qui est vrai partout et toujours, voilà le beau. Encore aujourd’hui les adieux d’Andromaque et d’Hector, la prière de Priam aux pieds d’Achille nous touchent profondément. C’est que ce sont des scènes aussi vraies, aussi jeunes aujourd’hui qu’au temps d’Homère. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs que toutes les beautés littéraires soient d’une aussi grande généralité ; mais la solidité et la durée des œuvres seront toujours en raison de cette généralité même. Au contraire tout ce qui n’intéresse qu’un temps particulier, un lieu particulier, quelques hommes, quelques professions, tout ce qui a besoin de commentaires pour être compris et goûté (je ne parle pas de l’intelligence des textes), tout ce qui se rapporte à des usages disparus, à des habitudes spéciales et locales, peut plaire à des érudits, ou a pu plaire dans un temps donné, mais n’est pas universellement, éternellement beau.
D’ailleurs il ne s’agit pas de toute espèce de vérités générales ; les vérités purement abstraites, dans lesquelles l’homme n’est pas intéressé, appartiennent aux sciences et non à la littérature : telles sont par exemple les vérités de l’algèbre. Les vérités littéraires sont nécessairement humaines ; elles ont rapport à la vie, aux sentimens, aux besoins de l’homme. Ce n’est pas à dire que les verités scientifiques ne puissent entrer dans la littérature, mais c’est à la condition qu’elles se mêlent à des vérités humaines et qu’elles touchent à l’homme par quelques côtés, soit en lui exposant l’histoire de la terre, son domicile et son séjour, soit en lui décrivant le spectacle des astres, symbole et image du monde invisible dont son âme ressent l’éternel besoin, soit en lui peignant les mœurs des animaux, qui sont une image des mœurs humaines.
De plus il y a deux sortes de vérités littéraires selon M. Nisard : les unes qu’il appelle simples ou philosophiques, par exemple la peinture des mœurs, des sentimens et des passions ; les autres qu’il appelle morales, et qui sont des vérités de commandement. La réunion de ces deux ordres de vérités est le fond de toute grande littérature. Soit objet, c’est l’idéal de la vie humaine dans tous les pays et dans tous les temps.
Il résulte de ces principes que tout ce qui est mode, caprice, tournure particulière d’imagination, esprit d’un temps, imitation factice, que tous ces élémens étrangers au beau, qui l’imitent ou qui le masquent, doivent être écartés par la critique littéraire, que celle-ci ne doit s’attacher qu’à ce qui est humain, général et vrai. En cela, elle n’a qu’à suivre les indications que lui donne l’opinion elle-même, un instant attachée à de fausses beautés, mais qui finit toujours par s’en dégager, et ne conserve dans ses admirations que ce qui est solidement vrai et solidement beau. De là le prix qu’il faut attacher à la tradition en littérature, non sans réserve toutefois, car il peut arriver que la tradition ne soit que la continuation irréfléchie d’un faux goût.
La littérature française a ainsi passé à plusieurs reprises par certaines manies qui ont duré un jour, ont enchanté les ruelles ou les salons pendant une saison, et ont disparu chacune à son tour : le précieux, le galant, le grotesque, le pompeux, le pleureur, le voluptueux, le lugubre, l’imitation italienne, espagnole, anglaise, allemande, grecque, tous ces faux goûts ont successivement succombé ; mais à côté de ces fausses beautés il y en avait d’autres vraies, générales, durables, qui ont subsisté. C’est à faire ce partage que M. Nisard s’est attaché. Il poursuit toutes les fausses beautés partout où il les rencontre, et nous donne les raisons pour lesquelles elles ont succombé.
Cette théorie générale du beau littéraire, dont je néglige tous les développemens, me paraît aussi solide qu’ingénieuse. Peut-être pourrait-on lui reprocher de ne pas faire la part assez grande à l’imagination dans les ouvrages d’esprit. Il ne faut point oublier que la littérature est un art, que ce qui distingue l’art de la science, ce n’est pas seulement la nature des vérités qu’il exprime, c’est encore la manière dont il les exprime, que son principal objet est de rendre le vrai ou l’intelligible par des formes sensibles, en un mot de parler au cœur, aux sens, à l’imagination en même temps qu’à l’esprit. L’imagination (et j’entends par là tout mouvement donné à la pensée) n’est donc pas une condition accessoire ou subordonnée dans les œuvres littéraires : elle y est essentielle, comme la couleur en peinture. Seulement elle y entre dans des proportions diverses selon la diversité des genres. Cette réserve faite, le principe des vérités générales me paraît un excellent critérium pour distinguer le bon et le mauvais dans les ouvrages de l’esprit. Il a même le mérite d’être d’une application universelle et de n’exclure aucun genre de beauté. Il peut s’appliquer à Goethe ou à Shakspeare aussi bien qu’à Racine ; il embrasse les beautés romantiques aussi bien que les beautés classiques.
Qu’y a-t-il en effet de beau dans le Faust de Goethe par exemple ? C’est cette partie universelle et profonde que l’on peut saisir et comprendre dans tous les pays, quoique exprimée sous une forme particulière et par cela même plus vivante. C’est la peinture des lassitudes de la science et des ardeurs du désir chez l’homme rassasié de doute, c’est Faust ; c’est la peinture de la tentation ironique et de l’égoïsme infernal du cœur humain, c’est Méphistophélès ; c’est enfin la peinture de l’innocence sacrifiée et vaincue, et de la douleur sans bornes d’un cœur trompé, c’est Marguerite. Tout cela est grand, éternel, admirable pour tous. Pourquoi ? Parce que c’est vrai, parce que c’est humain. A la vérité, ce n’est pas là l’homme du temps d’Homère, de même que la Phèdre de Racine n’est pas la femme du temps d’Homère ; mais c’est l’humanité telle qu’elle s’est développée avec le temps, telle qu’elle existait déjà au temps où fut écrit le mystérieux, le sceptique, le mélancolique écrit de l’Ecclésiaste.
Telle est la première théorie de M. Nisard. Elle est tout entière dans ce célèbre hémistiche de Boileau :
- Rien n’est beau que le vrai.
Mais bientôt à cette théorie s’en ajoute une autre, le plus souvent mêlée et entrelacée avec la première, mais qui, à mon avis, est très différente. Par une substitution insensible de termes, la raison, loi suprême du vrai et du beau, devient peu à peu, pour M. Nisard, la discipline, la tradition, la règle, l’autorité. Le principe des vérités générales cède la place à un nouveau principe : « la prépondérance de la discipline sur la liberté. » « La liberté, dit M. Nisard, est pleine de périls et d’égaremens, et la discipline ajoute à la force réelle ce qu’elle ôte de forces capricieuses et factices. » Dans cette nouvelle théorie, la raison se resserve peu à peu ; elle se restreint au « sens commun. » Au nom du sens commun, M. Nisard combat de toutes ses forces ce qu’il appelle le sens propre, c’est-à-dire la raison individuelle, c’est-à-dire encore la liberté. De ce nouveau principe il tire cette conséquence : « que l’homme de génie ne doit être que l’organe de tous et non une personne privilégiée ayant des pensées particulières, » que « c’est celui qui dit ce que tout le monde sait, » qu’il n’est que « l’écho intelligent de la foule. » Il croit pouvoir affirmer que c’est là surtout le caractère du génie en France, et c’est la raison pour laquelle il préfère notre littérature à celle de tous les autres pays, même à la littérature grecque, « qui a fait trop de part à la vaine curiosité et aux spéculations oiseuses, » c’est-à-dire qui a produit Platon et Aristote, et qui a eu le tort « d’être plus favorable à la liberté qu’à la discipline. »
Voilà la seconde théorie de M. Nisard, et par l’exposition seule que nous venons d’en faire on voit à quel point elle diffère de la première : quelques observations rendront cette différence tout à fait visible.
La raison n’est pas la discipline, et la discipline n’est pas la raison. Souvent il est très raisonnable d’échapper à la discipline, parce que telle discipline peut ne pas être raisonnable. Lorsque Molière se moquait de la médecine de son temps, lorsque Boileau raillait l’arrêt du parlement de Paris sur la philosophie d’Aristote, lorsque Descartes écrivait le Discours de la méthode, tous se révoltaient contre la discipline au nom de la raison. Ils attaquaient, direz-vous, la fausse discipline, la fausse autorité ; ils y substituaient la vraie. Il y a donc une vraie et une fausse discipline, et qui juge entre elles ? C’est la raison. Ainsi la raison juge de la discipline : elle lui est donc supérieure et ne se confond pas avec elle. Il y a plus : parmi les règles de la nouvelle discipline cartésienne, quelle est la première ? C’est celle qui recommande et même ordonne l’examen, c’est-à-dire le libre exercice du jugement. Voilà donc la raison qui proclame la liberté. Elle n’est donc pas la prépondérance de la discipline sur la liberté.
Par une autre traduction du même genre, M. Nisard confond souvent la raison et la tradition ; ce sont encore deux choses très différentes. La raison se compose de toutes les vérités, les unes anciennes, les autres nouvelles, les unes transmises, les autres découvertes ; mais la tradition n’est autre chose que l’ensemble des vérités transmises, quelquefois même des préjugés. Elle n’est donc pas toute la raison. J’accorde qu’il ne faut pas, en littérature ni en philosophie, sacrifier les vérités acquises aux vérités à découvrir : là est la part de la tradition ; toutefois il ne faut pas tarir la source des vérités nouvelles, car là est l’origine de la tradition future. Si personne n’avait jamais rien inventé, il n’y aurait pas de tradition. J’ajoute que la tradition n’est pas la même chose que la discipline : il peut très bien y avoir une discipline nouvelle, sans relation avec le passé ; elle n’aurait pas de tradition. C’est là un des caractères de l’esprit français ; tout s’y fait par coup d’état. En littérature, tout commence à priori. Ce sont des codes, des préambules, des préfaces. Rien n’est moins traditionnel.
Je ne puis non plus sacrifier, comme le demande M. Nisard, le sens propre au sens commun, la raison individuelle à la raison générale, car d’où vient le sens commun, si ce n’est de la réunion de tous les sens individuels qui ont successivement contribué à le former ? L’homme de génie, dites-vous, n’est que l’écho de la foule ; mais cette foule elle-même, je le demande, où a-t-elle pris cette somme générale de vérité et de raison que l’écrivain supérieur viendrait à son tour exprimer ? N’est-ce pas par le travail d’un grand nombre de raisons individuelles, qui ont cherché chacune le vrai à leurs risques et périls et ont mêlé peut-être beaucoup d’erreurs à quelques vérités ? Les erreurs ont disparu, les vérités ont surnagé, et de cette somme de vérités générales chaque jour verra se former la raison générale, le sens commun. Ce que vous appelez d’ailleurs la raison est une pure abstraction ; ce qui existe réellement, c’est ma raison, votre raison, la raison de Pierre ou de Paul. Chacune de ces raisons cherche à apercevoir une parcelle de vérité, et si cette somme de vérités augmente, c’est à la condition qu’il y ait de ces chercheurs que vous appelez des chimériques ou des utopistes, qui ne trouvent pas toujours ce qu’ils cherchent et trouvent ce qu’ils ne cherchent pas. Christophe Colomb croyait avoir découvert les côtes de l’Asie : il a, sans le savoir, découvert l’Amérique ; est-ce un utopiste ?
Je prendrai, pour éclaircir ma pensée, un exemple emprunté à l’histoire religieuse, mais que l’on me permettra de considérer sous un point de vue tout profane et tout littéraire. De quoi se compose la raison de Bossuet suivant M. Nisard, et ce grand bon sens qu’il admire à si juste titre ? Il nous le dit : de deux ordres de vérités empruntées les unes à l’antiquité classique, les autres à l’antiquité chrétienne. Eh bien ! représentez-vous un instant la raison antique, cette mâle et solide raison, telle que l’avaient faite Platon, Démosthènes et Cicéron. Représentez-vous le sens commun de l’antiquité dans quelqu’un de ses plus solides et de ses plus ingénieux représentans, et mettez entre les mains de cet excellent esprit l’un de ces écrits fugitifs, rapides, concis et obscurs, que l’apôtre enflammé d’une secte nouvelle envoyait alors à ses frères dispersés ; en un mot, donnez à lire à Quintilien ou à Pline le jeune les épitres de saint Paul : ou je me trompe fort, ou ces étranges écrits, si éloquens pour nous malgré le mystère dont ils sont voilés, paraîtront au philosophe et au rhéteur antiques des prodiges de folie. Et cependant n’y avait-il pas là une source nouvelle de sagesse, une source de vie, un flot d’idées, de sentimens et de vertus incompréhensibles à l’antiquité, et qui devait l’engloutir, au moins pour un temps ? Certainement Pline et Quintilien avaient le droit de se considérer comme les représentans de la raison générale, de la raison commune, contre ce sens propre et individuel qui se disait inspiré. Telle était la décision que devait rendre le bon sens d’alors. Et cependant cette raison individuelle est devenue la source d’une raison nouvelle, la raison chrétienne, et c’est la folie de saint Paul qui est le principe de la sagesse de Bossuet.
M. Nisard a donc, à ce qu’il nous semble, deux principes, deux genres de critérium qu’il applique tour à tour, croyant toujours appliquer le même : c’est d’une part le principe des vérités générales, et de l’autre, le principe de la discipline. Quand il applique le premier, c’est-à-dire quand il se contente de rechercher dans les écrits les vérités qu’ils contiennent, sans distinguer si ce sont des vérités de tradition ou des vérités d’invention, des vérités de discipline ou des vérités de liberté, sa critique est large et sûre, à la fois souple et forte : elle rajeunit les sujets les plus épuisés par la manière mâle et solide dont elle les relève ; mais quand il applique le second de ces principes, le principe de la discipline, sa critique prend quelque chose de partial, de jaloux, je dirais presque d’étroit : on sent que c’est non plus de la critique absolue, mais de la critique relative faite pour un temps, pour combattre certaines passions, pour défendre certains écrits : c’est une critique de combat. Ce n’est plus la raison toute seule qui juge : c’est la raison unie à une certaine humeur, à une certaine passion, à un certain tour d’esprit, c’est de la critique personnelle. En un mot, des deux principes dont se compose la théorie de M. Nisard, je me sers du premier pour démêler ce qu’il y a d’excessif et d’insuffisant dans le second.
Donnons quelques exemples de cette double critique dans l’Histoire littéraire de M. Nisard.
Il y a deux écrivains au XVIIe siècle qu’il nous parait avoir très bien jugés. C’est Descartes et Pascal. Il est le premier qui ait donné une place aussi grande à Descartes dans l’histoire de notre littérature. On lui en a fait un reproche ; on a dit que c’était une exagération, que Descartes n’a pas tant de mérite littéraire, que de son temps personne ne l’avait jamais cité comme un écrivain. C’est prendre là le petit côté des choses. Peu importe que Descartes soit ou non un habile écrivain (il l’est cependant, et la première partie du Discours de la méthode est un chef-d’œuvre d’esprit, de naïveté et de grandeur) ; là n’est pas la question. Dans une théorie littéraire qui partout fait prédominer le fond sur la forme et demande d’abord aux écrivains non comment ils ont écrit, mais comment ils ont pensé, dans cette théorie, la première place était due à celui qui nous a appris à penser, à celui qui nous a appris à préférer la raison à toutes choses. J’approuve donc que M. Nisard ait donné une grande place à Descartes, et le jugement qu’il en porte me paraît de tous points excellent.
Je le demande maintenant à M. Nisard, au nom de quel principe jugez-vous Descartes ? Est-ce au nom du principe des vérités générales ? Rien de plus légitime alors que votre admiration ; que de vérités en effet dans ce grand penseur malgré ses erreurs ! Est-ce au contraire au nom du principe de la tradition, de la discipline, du sens commun ? Il faut alors abandonner Descartes, car il représente précisément le principe contraire, le principe de la liberté, du sens propre, de la raison individuelle.
Quelle est la méthode de Descartes, méthode que M. Nisard approuve sans réserve ? C’est l’examen : « ne rien admettre pour vrai que ce qui me paraîtra évidemment être tel. » Quelle est la première application de cette méthode ? C’est le doute, non pas ce doute mitigé qui, laissant subsister le fond de nos croyances, s’arrête seulement devant nos opinions, mais un doute absolu, qui embrasse tout, qui détruit tout pour tout reconstruire. Son ambition, il le dit lui-même, était de réformer ses propres pensées, « et de bâtir dans un fonds qui fût tout à lui. » Sans doute, il continue à se soumettre extérieurement aux lois de la société ; il révère les dogmes de la religion ; il se fait une morale provisoire empruntée aux opinions moyennes des mieux sensés : tout cela est du sens commun ; mais c’est la moindre partie de lui-même que Descartes abandonne ainsi. Le meilleur, c’est-à-dire sa raison, n’a d’autre règle qu’elle-même : elle ne se soumet qu’à l’évidence. Ni autorité, ni tradition, ni maître, ni sens commun, ne lui sont rien. J’irai même plus loin, et je dirai que, selon moi, Descartes a trop rejeté la tradition et l’autorité. Sa rupture avec le passé est évidemment trop radicale. Son doute hyperbolique, comme il l’appelle, et qui porte sur les principes mêmes de la connaissance, est un doute extravagant, dont on ne peut plus se débarrasser, quelque effort qu’on fasse : semblable à ce balai enchanté qu’un novice magicien avait dressé à porter de l’eau, mais qu’il ne put désensorceler, et qui finit par l’inonder.
Descartes est donc un écrivain du sens propre. J’accorde qu’il ne l’est pas à la manière de Montaigne, et M. Nisard a très bien fait ressortir cette différence. L’un obéit à son humeur, l’autre à sa raison ; mais remarquez bien que c’est à sa raison qu’il obéit et non à la raison commune. Et d’ailleurs cet amour du spéculatif, cet isolement de toute société, ce retranchement des intérêts et des sentimens humains, tout cela n’est-ce pas aussi une sorte d’humeur, une manière d’être individuelle ? Personne n’a jamais été moins dans la règle commune que Descartes : ni sa personne, ni sa pensée, ne sont les expressions du sens commun. En un mot, si Bossuet est l’idéal du vrai, il faut que Descartes soit l’idéal du faux, car l’un est le contraire de l’autre : l’un représente le sens propre, l’autre le sens commun ; l’un la liberté, l’autre l’autorité ; l’un les droits, l’autre les limites de la pensée.
Pascal est encore un de ces écrivains que M. Nisard aime, admire, juge en perfection, et qui néanmoins se concilient très difficilement avec son principe de la discipline et du sens commun. Est-il au monde une manière de penser plus personnelle, plus individuelle que celle de Pascal ? Et cette fois il ne s’agit pas d’une raison pure et tout abstraite comme celle de Descartes, il s’agit d’une raison mêlée à l’humeur, à la passion, à tout ce qui fait l’éloquence. A-t-on jamais, je le demande, conçu la religion de cette façon et sous cette forme étrange et audacieuse ? Je ne parle pas des Provinciales où Pascal, avant Voltaire, a soumis la théologie au bon sens ; je parle des Pensées. Or M. Nisard admire les Pensées autant que qui que ce soit, et ce grand sujet, qui a inspiré les écrivains les plus illustres de notre siècle, Chateaubriand, M. Cousin, M. Villemain, M. Sainte-Beuve, a inspiré également à M. Nisard quelques-unes de ses pages les plus fortes et les plus vivement senties. Eh bien ! il me semble que, s’il était rigoureusement conséquent, M. Nisard devrait avoir le courage de sacrifier Pascal, comme il a fait de Fénelon, à la règle de la discipline. Ou bien il faut reconnaître qu’il y a un genre de beautés dont l’ordre et la règle ne sont pas le principe, ou il faut condamner les Pensées de Pascal comme une œuvre déréglée où quelques beautés sublimes ne compensent pas le dangereux exemple d’une raison fière et solitaire, qui dans l’obéissance même a tous les caractères de la révolte, et tout en se soumettant ne veut se soumettre qu’à sa manière et ne servir que comme un roi vaincu. Je trouve donc dans l’admiration même, si bien motivée, de M. Nisard pour Descartes et Pascal un démenti donné à sa théorie de la discipline et à son goût de la règle. Ici l’une de ses deux théories est mise en échec par l’autre, son goût naturel, si sûr et si droit, s’est affranchi du joug de ses propres principes, ou du moins de l’un d’entre eux.
C’est encore à l’aide du principe des vérités générales que M. Nisard a défendu et relevé avec courage et le plus ferme bon sens le génie un instant dédaigné de nos grands poètes classiques. Quelques personnes, dupes encore des préjugés d’un autre temps, lui en feraient volontiers un reproche. Pour moi, je l’en loue de tout mon cœur, car vraiment n’était-ce pas une chose triste de voir, comme on l’a vu il y a trente ans, un grand pays se dépouiller de gaîté de cœur de toutes ses admirations et de toutes ses gloires, et les sacrifier à des dieux étrangers ? Que dirait-on si l’on voyait aujourd’hui l’Italie répudier avec mépris Raphaël, Léonard de Vinci, le Guide, le Corrège, pardonner à peine à Michel-Ange en faveur de ses défauts et n’avoir d’enthousiasme que pour les peintres du nord, Rubens, Van Dyck et Rembrandt ? Tel fut cependant le spectacle que donna la France il y a une trentaine d’années : elle jouait sur des promesses incertaines et sur l’espérance de chefs-d’œuvre futurs non encore éclos tout son passé littéraire et cette gloire même que l’Europe entière avait consacrée. M. Nisard a relevé le drapeau de notre poésie classique, et il a bien fait. C’est une des choses dont le goût public doit lui savoir le plus de gré ; mais ici encore je ferai quelques réserves, et si j’admire ces poètes, c’est à titre de poètes vrais et non de poètes disciplinés, M. Nisard d’ailleurs les défend par le premier de ces motifs beaucoup plus que par le second.
C’est surtout sur la poésie tragique que le débat entre les deux écoles avait été vif et prolongé, et voici la théorie qui s’était peu à peu formée et répandue. Le théâtre tragique du XVIIe siècle, disait-on, est un théâtre artificiel, froide imitation de l’antiquité, et qui recouvre d’un vernis de cour et d’une pompe de convention les fables et les histoires d’un autre âge. Cette théorie une fois admise, on accordait que Racine et surtout Corneille ne manquaient pas de génie, mais que ce génie avait été enchaîné et gâté par un faux système. La conséquence assez claire de ces principes, c’est que la France n’avait pas de théâtre, pas plus que d’épopée. Voici au contraire la théorie solide et profonde que je recueille, en la développant, dans les analyses et les observations de M. Nisard sur Corneille et Racine.
Rien n’est plus inexact que de représenter le théâtre français comme une imitation du théâtre grec. Les ressemblances sont beaucoup plus apparentes que réelles. L’objet de la tragédie en Grèce, Aristote nous l’a dit, c’est d’exciter la terreur et la pitié. Prométhée, Œdipe, Oreste, Hécube, Electre, sont tous des personnages ou touchans ou terribles, en qui se manifestent les fureurs ou les cruautés du destin. Ajoutez à ce premier caractère que ce théâtre est à la fois religieux et national : ce sont des légendes sacrées et toutes grecques, mais touchantes et effroyables, que le génie d’un Eschyle ou d’un Sophocle développait dans une action simple, relevée et animée par le mélange des chœurs et de la musique, tel est le théâtre grec, forme merveilleuse et sublime, mais non unique, du génie dramatique.
Le théâtre français n’est ni religieux ni national, il est humain ; son objet, c’est la nature humaine, la vie humaine dans sa plus grande généralité. Il met en action les vérités les plus générales du cœur humain exprimées, par les plus grands cœurs et par les âmes les plus passionnées. Ce n’est pas tout : la terreur et la pitié, qui étaient tout dans le drame grec, ne sont plus le principal objet du théâtre français. Cet objet, c’est la lutte de la passion et du devoir ou du vice et de la vertu. C’est là l’invention, la création, l’originalité suprême du théâtre français. Nul peuple n’a conçu ce genre de drame, dont l’action est toute morale, qui néglige tous les accidens secondaires de la vie, tous les événemens extérieurs, toutes les formes changeantes de l’humanité, pour peindre l’homme en général et surtout l’homme aux prises avec lui-même dans ce grand combat de la passion et de la vertu. Ce système dramatique pouvait donner naissance à deux formes différentes : dans l’une domine la vertu, dans l’autre la passion. Dans l’une, l’homme est décrit tel qu’il doit être, dans l’autre tel qu’il est ; mais ni les passions ne sont absentes dans Corneille, ni la vertu dans Racine. L’un est toujours grand et quelquefois touchant, l’autre est toujours touchant et quelquefois grand. A eux deux, ils expriment dans sa perfection et ils épuisent le système dramatique que nous avons analysé.
De ce caractère fondamental de notre drame, qui le distingue, comme on voit, si radicalement du théâtre grec (et même du théâtre anglais, le système de Shakspeare étant encore tout différent), de ce caractère naissent toutes les conditions particulières de notre théâtre : d’abord sa noblesse, son caractère idéal et héroïque. En effet, la lutte morale est ce qui donne à la vie humaine un aspect noble et imposant. Il a bien pu se joindre à cette noblesse essentielle de notre théâtre une noblesse tout extérieure qui avait son origine dans le goût du temps ; mais ce n’est là qu’un caractère accessoire et insignifiant, auquel on a donné à tort beaucoup trop d’importance. La même cause explique le choix des personnages et des sujets. Pourquoi des sujets si éloignés dans le lieu et dans le temps, pourquoi des personnages si haut placés dans la hiérarchie sociale, des rois, des princes ? Racine nous le dit, c’est que le lointain du temps, du lieu, de la situation inspire le respect, major a longinquo reverentia. Des personnages trop près de nous ne se prêtent pas à l’idéal, ce sont des hommes, ce n’est pas l’homme. Notre théâtre, qui est en quelque sorte tout platonicien et qui sacrifie partout le sensible à l’intelligible, éloigne de nous ses personnages, afin qu’il n’y ait plus qu’une seule chose de commune entre eux et nous : le cœur. Enfin là est encore l’origine des unités, sur lesquelles on a tant déraisonné. En Grèce, les unités avaient leur origine dans la simplicité du génie grec. En France, elles ont un rapport étroit avec la conception même de notre drame. Le principal objet de ce drame étant la lutte morale, cette lutte est d’autant plus intéressante qu’elle est plus concentrée ; de là l’unité d’action. M. Nisard a finement fait remarquer que les deux autres unités naissent naturellement de celle-là, et qu’une action, pour être concentrée, a besoin d’aller vite et d’avoir lieu dans un étroit espace. J’ajoute que, dans notre théâtre classique, l’unité de lieu et l’unité de temps m’ont toujours paru être tout simplement l’absence de lieu et l’absence de temps. L’esprit ne se porte pas sur ces deux objets. Le drame étant tout idéal, peu importe en quel lieu, en quel temps il se passe. Le concret ne tient dans notre système dramatique que la moindre place possible. Au contraire, il est tout dans le système anglais ; de là la réalité du lieu et du temps dans les drames de Shakspeare, et de là, comme conséquence, la diversité des lieux et des temps.
Je comprends que la tragédie classique, telle que je viens de la définir et de l’expliquer, ait beaucoup de peine à plaire aux hommes de notre temps : c’est que nous préférons en tout le sensible à l’intelligible ; pour que le cœur humain nous intéresse, il faut qu’il soit mêlé à des événemens réels plus ou moins semblables à ceux que nous connaissons. De là notre passion pour les romans. Je comprends encore que l’on proteste contre ceux qui voulaient imposer d’une manière absolue à tous les pays et à tous les temps cette conception dramatique, qui est un des plus beaux types possibles de l’art tragique, mais non pas le seul. Ce que je ne puis comprendre, c’est que l’on ne sente pas l’extrême originalité, la profondeur de ce système, les rares et merveilleuses beautés que Racine et Corneille en ont tirées. Au lieu de les considérer comme des imitateurs, fidèles à un type convenu, je voudrais qu’on les montrât surtout (et c’est ce que fait M. Nisard) comme des inventeurs qui n’avaient pas eu de modèles, et si originaux qu’on n’a pu les imiter, et qu’ils ont emporté avec eux non-seulement leur génie, mais la forme même dans laquelle ils l’avaient exprimé. S’il y a un poète dans le monde qui ne ressemble à aucun autre, c’est le grand Corneille : j’en dirais autant de Racine, si Virgile n’avait pas existé.
On le voit, c’est à l’aide du principe des vérités générales que M. Nisard a si bien pénétré le vrai caractère de notre génie dramatique : c’est en cherchant dans le drame non la vérité extérieure ou la vérité de costume, mais la vérité morale, idéale, éternelle, qu’il nous a montré combien ce théâtre est beau. Vienne maintenant sur la scène un artiste de génie, un Talma, une Rachel (que n’a-t-on pu les voir ensemble !), que ces grands interprètes nous donnent un vrai Corneille, un vrai Racine dans toute leur noblesse et leur simplicité, que cette poésie si profonde et si délicate, si mâle et si savante, trouve une expression digne d’elle, et malgré nos préjugés, malgré les corruptions de notre goût, malgré quelques défauts inséparables du génie humain, nous nous reconnaîtrons dans le Cid, dans Chimène, dans Polyeucte ou dans Andromaque. dans Auguste et dans Agrippine ; nous y reconnaîtrons nos passions ou nos vertus embellies et agrandies, et nous applaudirons encore à cette image idéale de nous-mêmes, comme si ces immortelles créations étaient nées d’hier.
Dans tous les jugemens de M. Nisard que je viens de résumer et d’autres qu’il serait trop long de rappeler, je ne vois donc que l’application d’un seul principe, le principe des vérités générales. Quant au second, le principe de la tradition et de la discipline, M. Nisard l’omet entièrement ou ne lui fait qu’une part secondaire et sans importance. Il n’en est pas de même dans d’autres appréciations qu’il nous reste à discuter.
Le principe de la discipline est représenté au XVIIe siècle, selon M. Nisard, par deux grandes autorités, Louis XIV et l’Académie française, et par deux grands écrivains, Boileau et Bossuet. Une foi excessive en ces deux autorités, une admiration presque superstitieuse pour ces deux écrivains, voilà ce qui, dans la doctrine littéraire de M. Nisard, me paraît pouvoir provoquer le plus d’objections et commander le plus de réserves. M. Nisard attribue à Louis XIV sur la littérature française une influence presque aussi grande que celle de Descartes ; il lui consacre un chapitre aussi long, il lui donne autant d’éloges et presque les mêmes éloges : ils semblent être au même titre les représentans de l’esprit français et de la raison humaine. Or je crois que l’on peut contester et l’influence de Louis XIV sur les lettres françaises, et, dans les limites où elle a pu s’exercer, le bienfait de cette influence.
Louis XIV n’a pas eu sur notre littérature une aussi grande influence que le dit M. Nisard. Il n’en a pas eu d’abord sur Descartes, sur Corneille, sur Pascal, qui lui sont antérieurs, ni sur La Rochefoucauld, ni sur Mme de Sévigné, ni sur La Fontaine ; il n’en a pas eu sur Fénelon, sur La Bruyère, sur Saint-Simon. Que lui reste-t-il ? Il a défendu Molière contre les courtisans : c’est là littérairement son plus beau titre de gloire ; mais a-t-il eu la moindre influence sur ce génie populaire et hardi, si grand et si simple, si profond et si familier, si français et si humain ? Pas la moindre que l’on puisse saisir. Il a inspiré à Boileau le Passage du Rhin ; mais M. Nisard dira-t-il, comme l’ancienne critique classique, que ce soit là le chef-d’œuvre de Boileau ? Non sans doute, son goût naturel et pur sait bien que ce n’est pas dans la poésie de cour que Boileau est lui-même, que c’est dans la solide poésie bourgeoise, la poésie de la raison et de la conscience : là l’influence de la cour est nulle. J’accorderai que Racine a pu devoir une partie de sa noblesse, de son goût exquis et délicat, et sa connaissance des passions au commerce de la cour ; mais franchement là Champmeslé lui en avait appris bien plus sur les mystères du cœur que le spectacle plus ou moins intime des galanteries de Versailles. Enfin Bossuet est le dernier grand écrivain qui ait vu de près Louis XIV et qui ait pu ressentir son influence. Grâce au ciel, le grand roi n’a pas eu assez d’empire sur ce merveilleux génie pour polir et discipliner cette imagination biblique et orientale, naïve et sublime. J’accorde qu’il lui a donné quelque occasion de faire des chefs-d’œuvre ; mais le génie a-t-il besoin d’occasions ? Ne les trouve-t-il pas en lui-même ? Pascal n’a pas eu besoin de Louis XIV pour trouver l’occasion d’écrire les Provinciales ou les Pensées. Enfin il est possible que le génie impérieux de Louis XIV ait passé jusqu’à un certain point dans le génie dominateur de Bossuet ; mais ce n’est pas ce que j’aime le mieux ni de l’un ni de l’autre.
Que Louis XIV et sa cour aient pu avoir quelque action heureuse sur le goût, je ne me refuse pas à l’admettre. Toutefois, après avoir fait la juste part à cette influence, je voudrais que l’on me dît en même temps ce qu’elle a pu avoir de fâcheux, ce que le goût du roi, noble sans doute, mais sec et froid, a pu retrancher de beautés libres enhardies à notre littérature. Un trait le résume : la création de Versailles. M. Nisard ici cite Saint-Simon : « Saint-Germain, dit celui-ci, offrait à Louis XIV une ville toute faite ; il l’abandonna pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, parce que tout y est sable mouvant et marécage ; il se plut à y tyranniser la nature et à la dompter à force d’art et de trésors. Il n’y avait là qu’un très misérable cabaret ; il y bâtit une ville entière. » C’est là, nous dit M. Nisard, « le plus bel éloge des travaux de Louis XIV. » Je m’étonne de ce jugement dans cet esprit si juste et si droit. Eh quoi ! « tyranniser la nature « serait le comble du génie humain ! Abandonner Saint-Germain pour Versailles, c’était quitter le naturel et l’historique pour le nouveau créé à froid. Dans Versailles, je vois précisément l’amour du factice, le goût du despotisme exercé jusque sur une nature inerte, la haine et l’oubli de la tradition, le contraire enfin du génie libre et spontané. Après cela, je ne veux point dire que Versailles ne soit pas une grande chose ; c’est une grandeur froide qui impose, mais qui éteint. Ce qu’il y a de plus beau d’ailleurs à Versailles, c’est la mélancolie de cette grandeur évanouie et déserte ; ce n’est pas là l’œuvre de Louis XIV.
C’est encore un excès du même genre que je trouve dans ce jugement de l’auteur sur l’Académie française. Il dit, à propos de ce grand corps : « La règle, en France, a précédé les chefs-d’œuvre ; la discipline a prévenu la liberté. » J’accorde que, pour la date, la création de l’Académie française est antérieure à la plupart des chefs-d’œuvre du XVIIe siècle ; mais y a-t-elle été pour quelque chose ? C’est là une autre question. Jusqu’au moment où l’Académie s’est trouvée remplie par les hommes de génie du siècle, par ceux-là mêmes qui ont fait les chefs-d’œuvre qu’elle aurait précédés, jusque-là, dis-je, l’Académie me paraît avoir eu bien peu d’influence sur les œuvres littéraires. Eh quoi ! Chapelain, Conrart et tant d’autres oubliés auraient provoqué et dirigé les comédies de Molière et les tragédies de Racine ? Les mauvais auteurs contre lesquels écrivait Boileau étaient de l’Académie française. Ici encore la raison et la discipline ne marchaient pas ensemble. La discipline représentée par l’Académie était ennuyeuse, médiocre et sans goût ; la raison représentée par Boileau était alors une indiscipline.
Boileau est la passion de M. Nisard. J’avoue que je partage assez volontiers ce goût suranné ; seulement je fais deux parts dans Boileau, et, comme un scolastique, je dis à M. Nisard : Distinguo. Lorsque je vois Boileau s’échauffer contre les mauvais ouvrages, comme si c’étaient de mauvaises actions, louer et célébrer avec foi et passion et avec une admiration désintéressée Racine et Molière, lorsque j’entends sa voix mâle et émue demander au poète l’honnêteté, la dignité, la fierté du cœur, je l’aime et je l’admire avec M. Nisard, et je ne lui chicane pas le titre de poète. Boileau n’est pas, comme on l’a cru, un poète de cour ou un poète académique : c’est un poète vrai, plus fort qu’élégant, plus mâle que délicat, c’est une raison vivante, un cœur sans molle tendresse, mais plein d’ardeur pour la vertu, c’est une âme d’honnête homme. C’est le vieux bourgeois de Paris, non le bourgeois badaud comme l’Étoile, notant jour par jour tout ce qui se passe dans la rue ; non le bourgeois railleur et frondeur comme Gui-Patin, qui se dédommage dans les lettres familières du décorum des fonctions officielles ; non le bourgeois pédant et esprit fort comme Naudé, qui fait le politique parce qu’il a été le secrétaire d’un cardinal italien ; non le bourgeois naïf et licencieux, comme La Fontaine, qui flâne en rêvant ; — c’est le bourgeois parlementaire, né près du Palais de justice, ayant jeté aux orties le froc de la basoche, mais ayant conservé le goût des mœurs solides et des sérieuses pensées, — le bourgeois demi-janséniste, quoique dévoué au roi, aimant Paris, peu sensible à la campagne, détestant les mauvais poètes et les fausses élégances des ruelles et des salons, peu mondain, indifférent aux femmes, et par cela même un peu gauche, un peu lourd, mais franc du collier. Comment, vous critiques, qui regrettez sans cesse dans notre littérature l’élément gaulois et populaire, comment n’avez-vous pas vu que ce poète est de race gauloise, de race populaire, que c’est là le Parisien, mais le Parisien à l’âge mûr, frère de Molière et de La Fontaine, quoique au-dessous. Voilà Boileau tel que je le comprends, tel que me le donne à comprendre M. Nisard dans son excellent chapitre sur cet écrivain si controversé. Par sa passion du vrai, par son horreur du faux, Boileau a instruit le goût public, et s’il n’a pas formé les grands poètes de son temps, qui auraient pu se passer de lui, il a rendu, le public attentif et sensible aux beautés de leurs chefs-d’œuvre ; par là, il s’est associé à leur gloire, et avec justice.
Maintenant, lorsque Boileau, dans un ouvrage spécial et presque technique, nous donne en termes un peu froids des recettes pour faire des chefs-d’œuvre, lorsqu’il imite Descartes et fait en quelque sorte le Discours sur la méthode de la poésie, je crains qu’il n’ait donné au didactique plus que la poésie n’en peut supporter, et qu’il n’ait cru à la vertu des règles plus qu’elles ne le méritent. Ce rapprochement même si ingénieux et si vrai que M. Nisard établit entre Descartes et Boileau me fait pressentir ce que la poétique de celui-ci peut avoir de sec et d’étroit, car comment cet esprit de méthode, si excellent dans les sciences, serait-il en même temps bon pour la poésie, sans que celle-ci en fût un peu diminuée et refroidie ? Horace à la vérité a fait aussi un art poétique ; mais ce sont les rhéteurs qui l’ont baptisé ainsi : pour lui, ce n’était qu’une lettre aux Pisons, lettre familière à des jeunes gens auxquels il donne des conseils en se jouant dans le langage de la plus libre et de la plus aimable conversation. Au contraire, dans l’Art poétique de Boileau, tout est solennel, méthodique, dogmatique : c’est évidemment un code. Or la poésie a-t-elle besoin de code ? Homère et Sophocle en avaient-ils un ? Ce n’est pas que je dédaigne l’Art poétique de Boileau, les conditions saines et solides de toute poésie y sont vivement exprimées ; mais j’ai besoin après l’avoir lu, et pour ne pas oublier que la poésie est chose divine et légère, de relire la Lettre à l’Académie française de Fénelon. J’aurais également, et même plus encore, à contredire dans le chapitre très fort d’ailleurs et très nourri que M. Nisard consacre à Bossuet. Il cherche quelle est la qualité distinctive de ce grand écrivain, et il trouve que c’est le bon sens, c’est-à-dire « la faculté devoir juste et de se conduire en conséquence. » J’accorde que Bossuet est éminent par le bon sens, que le bon sens est une belle et excellente chose, assez rare, quoi qu’en dise Descartes, surtout dans les vérités de cette hauteur. J’approuve l’ingénieux et hardi rapprochement que M. Nisard ne craint pas de faire entre Bossuet et Voltaire, supérieurs l’un et l’autre par le bon sens, l’un dans les vérités familières, l’autre dans les plus hautes vérités morales ; mais enfin le bon sens suffit-il à constituer le génie ? Au moins le bon sens de Voltaire s’est-il exercé à des vérités nouvelles, et hardies ; au contraire, en essayant de décrire le bon sens de Bossuet, M. Nisard s’attache surtout à prouver qu’il n’a rien découvert, qu’il n’a rien inventé. Il semble relever en lui des mérites plutôt négatifs que positifs ; il le loue d’avoir évité les témérités en philosophie, en politique, en religion. Je veux croire que c’est un grand mérite de n’avoir pas fait de système métaphysique, de n’avoir inventé ni utopies, ni hérésies ; mais il est un grand nombre d’honnêtes gens qui sur ce point ne sont pas plus téméraires que Bossuet. Si le trait distinctif de Bossuet est le bon sens, je ne vois vraiment pas ce qui le distingue de Bergier, le solide apologiste du XVIIIe siècle. Bergier avait du bon sens, il a défendu la tradition, il n’a pas été métaphysicien, ni utopiste, ni hérésiarque, enfin il n’y a pas en lui la moindre trace de l’esprit de chimère. Et cependant qui pense à Bergier ?
Je m’étonne que M. Nisard, dans son admiration pour Bossuet, ait à peine pensé à nous faire remarquer l’imagination de cet admirable écrivain. Eh quoi ! Bossuet est la plus grande imagination que nous ayons dans notre littérature, c’est une imagination biblique, homérique, grande, fière, simple, naïve, hardie, ayant toutes les qualités sans un seul défaut, et dans cet écrivain si surprenant, le premier de la France sans aucun doute, et qui n’a peut-être de rival dans toutes les littératures du monde que Platon, vous vous oubliez à nous faire admirer son bon sens, à nous montrer les limites de ses pensées, à lui faire un mérite de ces limites mêmes ! Je ne doute pas que, si M. Nisard eût été moins préoccupé de défendre dans Bossuet son principe de la discipline, il se serait attaché beaucoup plus à mettre en relief les qualités incomparables de Bossuet que des mérites secondaires et négatifs qui ne peuvent que nous refroidir.
Je suppose que c’est un scrupule de ce genre, et la remarque faite après coup, que, pour avoir voulu trop louer Bossuet, il ne l’avait pas assez loué, qui a déterminé M. Nisard à revenir encore, dans son dernier volume, sur Bossuet, qui n’est cependant pas un écrivain du XVIIIe siècle. Massillon lui est une occasion de traiter de nouveau Bossuet comme sermonnaire, et cette fois il le loue surtout de la liberté de son génie. A merveille, voilà le vrai Bossuet supérieurement saisi ; mais il y avait donc quelque chose de nouveau à dire, et le premier jugement était incomplet.
Après avoir trouvé que M. Nisard ne loue pas assez Bossuet, je vais dire qu’il le loue trop, et qu’il lui fait en quelque sorte une place trop élevée au-dessus de l’humanité. Il nous dit par exemple « qu’il n’y a pas d’écrivain qui ait eu plus souvent et plus naturellement raison. Bossuet tombe toujours sur le vrai. » Cependant il reconnaît que Bossuet s’est trompé sur deux points : « il s’est trompé quand il a cru le protestantisme incompatible avec de grandes sociétés réglées et prospères ; il s’est trompé quand il a vu l’idéal des gouvernemens dans la royauté absolue tempérée par des lois fondamentales. » Mais ce ne sont pas là deux petites erreurs, à ce qu’il me semble, et je ne crois pas qu’on puisse dire que celui qui les a commises soit toujours tombé sur le vrai. N’avoir pas deviné la grandeur des sociétés protestantes ni la grandeur des sociétés libres, c’est avoir eu les yeux fermés sur les plus grands faits des temps modernes, sur l’esprit moderne lui-même, tel qu’il est sorti du XVIe siècle, génie momentanément interrompu dans ses destinées par la halte glorieuse de Louis XIV, mais qui devait en avoir de tout autres que celles que rêvait Bossuet. Oserai-je dire ce qui l’a trompé ? C’est que Bossuet ne savait pas l’histoire. Quel paradoxe ! s’écriera-t-on, Bossuet, l’auteur du Discours sur l’Histoire universelle, ne savait pas l’histoire ! De quelle histoire voulez-vous parler ? Je m’explique : Bossuet, savait l’histoire ancienne et l’histoire de l’église ; mais ces deux histoires ne lui servent à rien pour comprendre les temps modernes. Ce que Bossuet ne savait pas, ce qu’on ne savait pas de son temps, c’était l’histoire de notre pays, de ses crises, de ses révolutions, de ses institutions changeantes, autrefois libres dans une certaine mesure, peu à peu supprimées et absorbées par le pouvoir absolu ; c’était l’histoire de l’Europe au moyen âge, au XVe, au XVIe siècle, dans ces temps où l’ordre politique des temps modernes s’était lentement et péniblement élaboré. Enfin dans ce magnifique Discours sur l’Histoire universelle, fait à l’usage d’un prince moderne et d’un prince français, il ne manque que deux petites choses : l’histoire moderne et l’histoire de France. En cela, Bossuet était bien du siècle de Louis XIV. Chose étrange, ce règne de la tradition n’avait pas de tradition ! Ce grand triomphe du génie français n’a pas pu nous laisser une histoire nationale ! Il a fallu la révolution pour donner à la France le souci du passé et le sentiment de la tradition française. Sous Louis XIV, personne ne s’intéresse aux âges précédens. La fronde, bien entendu, est un événement perdu auquel on ne fait que de vagues et lointaines allusions : à plus forte raison a-t-on oublié le XVIe siècle. À peine parle-t-on de Henri IV, car il ne fallait pas qu’aucun nom pût effacer et ternir celui du grand roi. Ainsi ce règne de l’autorité a voulu, comme plus tard la révolution française, que tout datât de lui. La philosophie faisait table rase avec Descartes de tout le passé, la tragédie cherchait des héros dans la fable antique, dans l’histoire turque ou romaine, jamais en France. Ainsi nulle tradition en aucun genre, excepté en histoire ecclésiastique : hors de là, on sautait directement de Rome à Louis XIV. Cette ignorance de la tradition dut enfanter, comme il arrive toujours, l’utopie. Il y a deux sortes d’utopies : l’utopie de ce qui est, l’utopie de ce qui peut être. On est utopique en considérant comme un idéal absolu et éternel l’état de choses dans lequel on vit ; on l’est en rêvant un état nouveau : Bossuet est utopique de la première manière, Fénelon de la seconde. Ne saisissant pas l’origine historique et tout humaine du spectacle qu’il avait devant les yeux, Bossuet n’en vit que la beauté idéale, et crut y reconnaître une œuvre divine. L’ignorance et l’indifférence du passé lui fermaient les yeux sur l’avenir. Que dis-je ? le XVIIe siècle ne pense jamais à l’avenir, et Bossuet, en cela, est encore l’interprète de son temps. Ce temps est comme Dieu : il vit dans un éternel présent, sans passé et sans futur.
Ce n’est pas seulement sur deux points particuliers que Bossuet me paraît s’être trompé : c’est sur tout un ensemble de faits qui dans la politique, dans la science, dans la conscience, se sont produits à partir du XVe siècle, et qui, espérons-le, sont appelés à conquérir le monde. Tous ces faits se résument en deux mots : droit et liberté. « Là où Bossuet a manqué, nous dit M. Nisard, c’est de l’humanité et non d’un homme en particulier. Il n’y a eu ni chute par trop d’ambition, ni mauvaise foi, ni erreur de jugement, ni une volonté libre, à qui la passion fait prendre le faux pour le vrai : il y a eu l’impossible. Si je résiste à Bossuet, c’est pour obéir à Dieu. » Il me semble que les erreurs de Bossuet n’ont pas un caractère si particulier et si miraculeux. Sans doute, je ne lui en veux pas de ses erreurs : elles ne viennent ni de la mauvaise foi ni de l’amour-propre. Ne viendraient-elles pas cependant d’une sorte d’orgueil, de cet orgueil de domination que Louis XIV avait dans la politique et Bossuet dans la controverse ? N’avait-il pas, lui aussi, le besoin de régner, le goût du pouvoir absolu, une involontaire répulsion contre tous ceux qui s’affranchissaient de son empire ? Sa dureté à l’égard de Fénelon et de Malebranche pour des opinions toutes spéculatives, son allusion barbare à la mort de Molière, qui mourut, comme on sait, dans un dernier acte de dévouement pour ses pauvres compagnons de scène, le ton perpétuel d’autorité impérieuse avec lequel il décrète et promulgue ses pensées comme des lois et des dogmes, tout cela, dis-je, est-il absolument exempt de tout orgueil humain, et la vérité est-elle si hautaine et si insolente ? Tels sont mes doutes à l’égard de Bossuet, et si je les exprime, c’est non point pour diminuer cette grande figure, mais par impartialité, et pour lui appliquer la même méthode de stricte justice que M. Nisard applique sans remords et sans scrupule à d’aussi grands hommes que lui.
Les théories précédentes semblent nous annoncer dans M. Nisard un juge sévère et prévenu du XVIIIe siècle. Défenseur de la tradition et de la discipline, comment goûtera-t-il ce siècle d’indépendance et de liberté ? Il est évident que M. Nisard a vu le péril, et qu’en abordant le XVIIIe siècle il s’est imposé d’être équitable. On voit dans son livre une sorte de combat. Par son principe des vérités générales, il est accessible et sympathique à ce que le XVIIIe siècle a pu dire de vrai ; par son principe de la discipline, il se défie même de ses plus grands écrivains, et il est toujours plus près de la restriction que de l’éloge ; mais à peine a-t-il hasardé une critique, que sa raison et sa conscience lui font craindre d’être trop sévère, et le voilà qui loue de nouveau pour restreindre aussitôt après. Enfin, après une lutte assez prolongée, la passion contenue éclate à la fois : il est un écrivain qui paie pour tous les autres, c’est Jean-Jacques Rousseau.
Distinguons d’abord deux choses dans le XVIIIe siècle : la littérature proprement dite et la philosophie ; par là j’entends la prose sérieuse, histoire, science, politique. Pour ce qui est de la littérature, on ne peut que louer sans réserve tout le dernier volume de M. Nisard. Son goût littéraire n’a pas eu de peine à s’affranchir des banales admirations qui se retranchaient sous la protection d’une fausse tradition classique. Ce sera l’un des mérites de cet ouvrage d’avoir rejeté cette tradition et d’avoir fait avec précision le partage du vrai et du faux classique.
Il y a eu en effet en France un faux classique, non sans honneur et sans gloire, mais qui a nui au classique véritable en imitant et en discréditant les formes extérieures de celui-ci. Ce faux classique commence avec Jean-Baptiste Rousseau, et même, il faut le dire, avec les tragédies et la Henriade de Voltaire ; il produit au XVIIIe siècle les tristes tragédies de La Harpe et de Marmontel, trouve plus tard un éclat, non tout à fait immérité, dans les poésies de l’ingénieux Delille, se lance dans les témérités avec Ducis, atteint l’apogée du médiocre et de l’ennuyeux avec la littérature impériale, jette ses dernières flammes et rend le dernier soupir avec l’aimable, le spirituel, l’élégant Casimir Delavigne. M. Nisard juge toute cette littérature de la manière la plus saine et la plus éclairée. C’est au nom du classique bien entendu qu’il critique, en y mêlant les éloges mérités, et les odes de Jean-Baptiste Rousseau, et les tragédies de Voltaire, et les comédies du XVIIIe siècle : même, dans un autre genre, il va jusqu’à baisser d’un degré le rang de Massillon. Enfin il est facile de voir que la critique classique s’est réconciliée avec la critique romantique dans ce que celle-ci avait de judicieux et de conforme au bon goût, lorsqu’on lit ce jugement si délicat et si juste de M. Nisard sur André Chénier. « Avec André Chénier, l’imagination, la sensibilité, le naturel, rentrent dans les vers… André Chénier est le dernier-né des poètes du XVIIe siècle. Il est de ce beau temps des lettres françaises par la mesure, les images modérées et justes, par l’éclat doux et égal, par les beautés antiques pensées et senties de nouveau, par le style, où il a la noblesse du grand siècle sans en avoir l’étiquette. S’il eût vécu en ce temps-là, Boileau l’eût rendu peut-être plus difficile sur la correction ; mais en retour il eût appris à Boileau un idéal de l’élégie et de l’idylle bien autrement aimable que celui de l’Art poétique. »
Cependant, quelque agrément et quelque intérêt que puisse avoir la littérature proprement dite au XVIIIe siècle, il est clair que ce grand siècle n’est pas là, il est tout entier dans la philosophie et dans ces quatre hommes illustres ; Voltaire, Buffon, Montesquieu et Rousseau. De ces quatre grands écrivains, il en est deux que M. Nisard me paraît avoir jugés avec une parfaite justesse : c’est Voltaire et Buffon ; on lira avec plaisir et instruction les chapitres qu’il leur a consacrés, mais il est difficile de ne pas faire d’assez nombreuses réserves quant aux deux autres.
Le jugement de M. Nisard sur Montesquieu est plein de vues fines et neuves, il fait penser. L’auteur s’y montre sensible aux grandes beautés de ce noble génie, et on ne peut l’accuser de ne l’avoir pas goûté. Néanmoins on est étonné des dispositions restrictives qu’il apporte presque à chaque ligne a son admiration. Pour les écrivains du XVIIe siècle, il fait d’ordinaire un partage égal. Il commence par nous pénétrer de leurs beautés, et ne mêle rien d’abord à ses louanges : ce n’est qu’ensuite qu’il nous instruit en relevant leurs défauts ; mais ici l’approbation est sans cesse accompagnée d’un avertissement indirect, d’une demi-réserve, d’une discrète ironie, qui ne nous laissent pas jouir un seul instant en paix de notre admiration. Quelles que soient les réserves que l’on puisse faire au sujet de Montesquieu, il me semble que le premier hommage à lui rendre est tout d’abord de signaler son génie comme l’un des plus beaux qui honorent l’espèce humaine. Je ne voudrais pas le voir seulement comparé et balancé avec Bossuet ; je voudrais qu’on me le mît à part comme un homme de premier rang, qui est avant tout lui-même ; je voudrais que l’on me dît que, dans cette science noble et excellente qu’on appelle la politique, Montesquieu n’est pas seulement le premier dans son siècle, mais l’un des premiers dans tous les siècles, et qu’Aristote excepté, il n’a ni supérieur, ni égal. Que Bossuet, par son beau chapitre sur les Romains, puisse être comparé avec Montesquieu sur le même sujet, je le veux bien ; mais l’Esprit des Lois à quoi le comparerez-vous ?
M. Nisard critique finement ce grand livre en paraissant le louer. « La morale de l’Esprit des Lois, nous dit-il, n’oblige le lecteur qu’à des vœux d’humanité, de justice, de liberté pour tous, qui l’acquittent à son insu de toute obligation particulière. Elle ne lui dit pas ce qu’il aurait à faire de sa personne pour que ces vœux fussent accomplis et pour mériter sa part dans le bien commun. Il est juste, libéral, humain, dès qu’il veut que tout le monde soit de même. De plus, le voilà en possession d’une faculté nouvelle : il appelle les rois, les ministres, les gouvernemens à son tribunal ; il ne pense plus guère qu’à juger, à décider, à charger tout le monde de devoirs dont il s’exempte. » Voilà une critique spirituelle d’un travers que nous connaissons ; mais est-ce bien là une critique de l’Esprit des Lois ? Il me semble que c’est exagérer le rôle de la morale que de vouloir qu’elle soit partout. Que de choses belles, bonnes, excellentes, dignes d’admiration, qui ne nous apprennent pas nos devoirs : les sciences par exemple et les beaux-arts ! En lisant Newton et Buffon, en admirant Raphaël et Poussin, pensons-nous bien sérieusement à nous améliorer ? Et même la littérature, prise dans son idée précise, a-t-elle bien ce but ? est-il vrai que Racine nous apprenne à gouverner nos passions ? A porter la question sur ce terrain, croyez-vous pouvoir résister avec avantage aux objections de Bossuet, de Nicole, de Rousseau contre la comédie ? Pourquoi donc tout juger au point de vue de la morale ? Montesquieu ne nous apprend pas à dompter nos passions ; mais ce n’est pas son objet : il nous apprend autre chose. Enfin, si nous acceptions ce nouveau critérium littéraire, je ne vois guère que les sermonnaires qui pourraient y résister.
Je vais plus loin, et je dis que dans Montesquieu il y a une morale que le XVIIe siècle n’a pas connue : c’est la morale publique, la morale du citoyen. Pour le XVIIe siècle, cette sorte de morale consiste à être un sujet obéissant, et cette morale de sujet avait fini par porter atteinte à la morale privée elle-même. C’est ainsi qu’on avait vu les parlemens, les vieilles citadelles de l’honneur bourgeois, s’abaisser jusqu’à légitimer les enfans adultérins du roi, tant il est vrai que sans une certaine vertu civique la vertu domestique elle-même vient à succomber. Eh bien ! Montesquieu nous apprend la vertu civique. « Il ne nous apprend pas, dites-vous, ce que nous aurions à faire de notre personne pour que ses vœux fussent accomplis ; » mais si vraiment il nous l’apprend. Qu’on lise et qu’on relise les admirables chapitres sur la corruption des démocraties ; on verra quels sont les devoirs difficiles qui attendent les citoyens le jour où ils veulent être libres. On y apprendra comment l’amour de l’égalité devient la ruine de l’égalité même, s’il ne sait pas se renfermer dans ses vraies limites, si, non contens d’être égaux comme citoyens, nous voulons l’être comme fils et comme pères, comme jeunes et comme vieux, comme sujets et comme magistrats ; on apprendra encore combien l’obéissance à la loi est nécessaire dans un pays où la loi est faite par les citoyens eux-mêmes, comment la modération est le salut de tous les gouvernemens, mais surtout des gouvernemens populaires, enfin combien la probité est indispensable aux magistrats dans ces sortes de gouvernement. Si l’on peut trouver que Montesquieu obéit trop aux préjugés antiques en considérant la frugalité comme nécessaire aux démocraties, il lui faut accorder qu’une certaine mesure dans la jouissance, une certaine sobriété est la garantie de la liberté, et que là où l’on voit un amour désordonné des plaisirs des sens, la patrie et la loi courent bien risque de ne plus être que des objets de peu de prix. Telle est la morale que je recueille dans Montesquieu, et elle ne me paraît pas sans application. Est-elle efficace ? direz-vous. A quoi je réponds : celle de Bossuet l’est-elle davantage ? Au reste, en louant la morale de Montesquieu, je ne fais que développer ce que M. Nisard dit lui-même quelques pages plus loin. « Il peut se faire, dit-il, qu’on sorte du commerce de Montesquieu un peu trop content de son esprit, mais on en sortira toujours meilleur citoyen. »
En outre il me semble que M. Nisard prend trop à tâche d’effacer et d’amortir le rôle du réformateur dans Montesquieu. Il prend à la lettre ces paroles de sa préface : « je n’ai pas naturellement l’esprit désapprobateur. » Il le loue d’avoir fait contre-poids par des idées de respect pour les choses existantes à l’esprit de censure qui s’attaquait au bien comme au mal. Enfin il nous dit que « telle a été la pensée de Montesquieu, qu’il a paru plus près de vouloir le maintien des abus que le renversement de l’ordre établi. » Il nous semble, quant à nous, que Montesquieu n’est pas si conservateur que cela. A l’époque de l’Esprit des Lois, l’esprit de censure ne s’était pas encore déchaîné, comme il l’a fait à la fin du siècle : il n’avait donc pas encore besoin de contre-poids, l’Esprit des Lois est lui-même, après les Lettres persanes, le commencement et le premier grand exemple de l’esprit de censure. Montesquieu a voulu autant qu’homme de son temps une société nouvelle, si nouvelle même que l’on peut encore désirer une partie de ce qu’il rêvait. Seulement, comme il avait plus de profondeur qu’aucun de ses contemporains, on le critiquait et on le trouvait trop modéré, parce qu’on ne le comprenait pas.
Si l’on excepte la vénalité des charges, qu’un reste de préjugé domestique l’a conduit à ménager, et qui d’ailleurs était elle-même une sorte de garantie contre l’aristocratie.[1], quel est l’abus que Montesquieu n’ait pas attaqué avec autant de force qu’aucun philosophe de son temps ? Avant Voltaire et Beccaria, il a demandé la réforme de la pénalité. Avant Rousseau et Raynal, il a flétri l’esclavage. Avant l’Encyclopédie il a plaidé la cause de la tolérance. Serait-ce dans la politique que Montesquieu se serait montré si plein de respect pour les choses existantes ? Au contraire, tout ce qu’il a écrit sur la monarchie n’est qu’une censure indirecte et amère du gouvernement de Richelieu et de Louis XIV, qui, « ayant détruit tous les pouvoirs intermédiaires, » n’a plus laissé d’issue « que l’état despotique ou l’état populaire. »
Enfin, parmi les grandes nouveautés de Montesquieu, comment M. Nisard oublie-t-il de signaler le principe de la liberté politique ? On peut discuter dans la pratique sur le plus ou moins d’opportunité de cette liberté, sur les conditions plus ou moins larges qui lui seront faites ; mais, dans l’ordre spéculatif, philosophique et moral, on ne peut nier que le principe de la liberté politique ne soit au nombre des quatre ou cinq plus grandes idées de l’esprit humain. La liberté est, avec la patrie, le devoir, l’âme, Dieu, l’une des premières inspirations de la pensée, du sentiment et de l’éloquence. Elle est donc une conquête dans une littérature. Or cette grande idée, à qui appartient-elle parmi nous ? Ce n’est pas à Voltaire, ce n’est pas à Buffon, ce n’est pas même à Rousseau, plus soucieux du pouvoir du peuple que de la liberté, ce n’est pas à Descartes, ce n’est pas à Pascal, ce n’est pas à Bossuet, ce n’est pas non plus à Fénelon, plus aristocrate que libéral. Ainsi le principe de la liberté appartient en propre à Montesquieu, au moins dans notre pays, et en Angleterre même Locke ne l’avait exposé avant lui que dans un livre solide sans doute, mais pâle, diffus et sans éloquence.
L’écrivain le plus sacrifié au XVIIIe siècle par M. Nisard est Jean-Jacques Rousseau. Il est facile de le comprendre : Jean-Jacques Rousseau, c’est l’esprit d’indiscipline et de révolte, c’est en outre l’esprit d’utopie ; c’est en un mot tout ce qu’il y a de plus contraire au principe de la tradition et de la discipline. Ajoutez que, dans Rousseau, le faux est presque toujours mêlé avec le vrai, et qu’il se trouve par là en contradiction avec le principe des vérités générales. Aussi M. M isard ne dissimule pas son éloignement pour cet écrivain. « Entre ceux qui aiment Jean-Jacques Rousseau, dit-il, et ceux qui ne lui rendent que justice, il se range décidément parmi les seconds. » Mais rend-on bien justice à ceux que l’on n’aime pas ?
Cet éloignement de M. Nisard pour Jean-Jacques Rousseau le rend très clairvoyant à l’endroit de ses défauts. La personnalité, la chimère, la moralité de tête, la sensualité, la déclamation, tels sont les vices que M. Nisard reproche à ce célèbre écrivain, et les plus sympathiques amis de Rousseau sont obligés de reconnaître que tous ces reproches sont fondés. Est-ce à dire que nous adhérions au jugement définitif de M. Nisard ? Non, sans doute, car il nous semble que, s’il a relevé avec justesse les défauts et les travers de Jean-Jacques Rousseau, il n’a pas fait la part assez large à ses rares et fortes qualités.
M. Nisard a cependant signalé la plus grande nouveauté du talent de Jean-Jacques Rousseau, à savoir l’amour de la nature ; mais peut-être n’en a-t-ii pas assez fait ressortir l’importance. C’est là, à ce qu’il nous semble, une très grande chose, et non pas un mérite de détail que l’on relève en passant. L’homme à qui nous devons en quelque sorte un nouveau sentiment n’a-t-il pas fait un bien grand don à l’espèce humaine ? Je ne veux pas dire que Rousseau ait inventé l’amour de la nature, car on n’invente pas le cœur humain ; mais il a senti si vivement et peint si énergiquement cette grande passion, qu’elle lui appartient comme en propre, ainsi que l’héroïsme à Corneille. Rousseau nous a découvert la Suisse, et a eu le premier l’idée des grandes beautés sauvages et naturelles. Au XVIe siècle, Montaigne, visitant la chute du Rhin, n’y trouve rien à remarquer, si ce n’est qu’elle « interrompt la navigation. » Au XVIIe siècle, quelques auteurs, La Fontaine et Fénelon, aiment la campagne, et nous décrivent surtout les beautés aimables des prairies et des ruisseaux ; mais la grande nature leur est inconnue. Rousseau en a été à la fois le peintre et le révélateur.
Un autre sentiment que Rousseau a également introduit dans notre littérature, c’est la mélancolie. La mélancolie, dira-t-on, est un sentiment de décadence : c’est un sentiment qui naît de la vue des ruines, du doute, du dégoût de la vie, c’est donc un sentiment peu viril et sans beauté. Je réponds : il y a sans doute une mélancolie de décadence et de faiblesse, mais il y a aussi une mélancolie éternelle, très convenable au cœur humain, composée à la fois, comme l’a très bien défini M. Nisard, « d’amour et de dégoût de la vie, » du sentiment de la vanité des choses uni à un désir insatiable d’être et de vérité ; c’est le sentiment que l’âme éprouve en présence du problème de sa destinée, comme le disait M. Jouffroy. Ce sentiment ne se rencontre guère aux époques réglées, il a peu de place aux époques de dissolution et de désordre. Il naît à l’approche des ruines ou après elles. Rousseau est le premier écrivain du XVIIIe siècle qui l’ait connu. M. Nisard en fait honneur à Chateaubriand. Il admire dans René, et en toute justice ; mais n’est-ce pas à Rousseau qu’il doit son origine ? Les Lettres à M. de Malesherbes, les Promenades d’un rêveur solitaire, quelques pages des Confessions, ont donné les premières notes de ce chant plaintif que depuis nous avons entendu si souvent retentir, et que les générations froides et positives d’aujourd’hui commencent à dédaigner.
Il y a encore dans Rousseau un autre sentiment original et personnel, mais durable et fécond : c’est le sentiment des beautés chrétiennes. Sans doute Rousseau était en dehors de la foi orthodoxe. Néanmoins, dans l’incrédulité de son siècle, avoir eu un sentiment si juste et si élevé du christianisme, n’est-ce pas le signe d’une âme largement douée pour le beau ? Et ce n’est pas comme Chateaubriand la beauté poétique et littéraire du christianisme qui a touché Rousseau, c’est la beauté morale. « L’Évangile parle à mon cœur, » disait-il. Quel beau mot ! combien il est profond et touchant ! Quelles que soient les destinées des croyances dogmatiques, il y aura toujours des hommes qui pourront dire : « L’Évangile parle à mon cœur. » Ceux-là seront de race chrétienne, lors même qu’ils ne croiront pas à tout ce que croient les fidèles. Leur cœur sera avec le Christ, lors même que leur esprit est avec Descartes ou avec Kant. Avoir trouvé un nouveau sentiment chrétien séparé du dogmatisme, c’est encore une des nouveautés heureuses et bienfaisantes de Jean-Jacques Rousseau. C’est là une nouveauté dangereuse, dira-t-on, c’est séduire les croyans à l’infidélité. Non, car ceux qui ne seraient pas avec Rousseau seraient avec Voltaire, et la foi n’y gagnerait rien.
Vous ne nous parlez, s’écriera-t-on, que de sentimens : où sont les principes, où sont les règles dans Jean-Jacques Rousseau ? Mais le sentiment est-il déjà une si petite chose ? J’accorde d’ailleurs que l’idée de la règle manque dans Jean-Jacques Rousseau. N’oublions pas cependant que cette idée, personne ne l’avait au XVIIIe siècle. Montesquieu lui-même paraît avoir plutôt un sentiment juste des convenances qu’un respect réfléchi de la loi. Cela posé, il faudrait convenir que Rousseau avait le goût et l’instinct de quelque chose de meilleur que ce qui suffisait à son siècle : ni le plaisir seul ni les convenances ne satisfaisaient cette âme gâtée, mais généreuse. Je ne veux rien excuser de Jean-Jacques Rousseau ; mais je reste persuadé qu’il avait un amour sincère, quoique mal éclairé, d’une certaine perfection morale. Il en avait le souci, il en était tourmenté, préoccupé. Or ce souci moral, cette passion forcée de la vertu, qui était peut-être le sentiment douloureux de son impuissance morale, est encore chez lui quelque chose d’original dans un siècle où nul, excepté Vauvenargues, n’a éprouvé cette sorte de souci. Le XVIIIe siècle n’a aimé passionnément que deux choses, le plaisir et l’humanité. Rousseau aimait quelque chose de plus. Était-ce son imagination ? était-ce son cœur ? Qui sera assez éclairé pour faire ce partage avec assurance et ne rien laisser à l’honneur de ce pauvre grand homme dans cette lutte misérable avec lui-même ? Vous l’avez dit en parlant de Montesquieu : « il lui a manqué d’avoir combattu et souffert. » Pardonnez donc à Rousseau, car il a combattu et il a souffert. Toute sa vie n’est qu’une souffrance, imaginaire si vous le voulez, mais non moins cruelle pour cela. De ces souffrances sont sorties les beautés les plus fortes de ses écrits : pardonnons-lui ce qui a fait son malheur et son éloquence.
Si des sentimens nous passons aux idées, je me demande s’il ne faut voir en Rousseau qu’un utopiste. En politique par exemple, il ne me paraît pas avoir été si utopiste que le dit M. Nisard. Au fond qu’y a-t-il dans le Contrat social ? Le principe de la souveraineté du peuple. C’est à quoi se réduit ce livre célèbre. Eh bien ! si je regarde autour de nous, et si je considère les principaux événemens de l’histoire du monde depuis le Contrat social, il me semble que le principe de la souveraineté sort de plus en plus de l’utopie pour entrer dans la réalité des faits. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je ne l’examine pas ; mais j’interroge toutes les écoles politiques de notre temps, et il n’y en a pas une qui, soit pour louer, soit pour blâmer, ne résume l’état actuel de la société par le mot de démocratie : c’est le mot du Contrat social. En éducation, Rousseau a répandu deux principes dont on peut abuser ; dont il abuse lui-même, mais qui sont d’une grande portée : laisser agir la nature et parler à la raison. En théologie, il a essayé de trouver un milieu entre la religion révélée et l’athéisme : à ceux qui ne verraient là qu’une chimère, je demanderai de vouloir bien nous dire avec précision lequel de ces deux termes extrêmes ils ont eux-mêmes choisi.
Enfin, en jugeant Rousseau, je ne voudrais pas oublier qu’il est en quelque sorte l’auteur du renouvellement littéraire de notre pays. Il a eu de mauvais imitateurs, soit ; mais nos plus grands écrivains modernes ne viennent-ils pas de lui en droite ligne et par une filiation facile à saisir ? Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Mme de Staël, Lamennais, M. Cousin, Mme Sand, nos grands poètes lyriques. Dans la politique aussi, on peut reconnaître son influence même chez ses adversaires les plus déclarés, — Royer-Collard, M. Guizot. Cette influence s’est étendue jusqu’à l’étranger, et l’on ne peut dire que Byron et Goethe ne lui aient rien dû. Une si puissante action ne peut s’expliquer que par un grand génie, génie auquel ont manqué la sérénité, la pureté, le naturel, mais qui ne doit pas être classé au dernier rang des grands hommes. Il n’y a pas de rang pour un génie de cette sorte. Il faut lui faire une place à part, et ne pas le comparer à d’autres avec lesquels il n’a pas de commune mesure.
En résumé, voici l’impression qui me reste du volume de M. Nisard sur le XVIIIe siècle : il comprend ce siècle, il en accepte, il en approuve les principes, il lui sait gré de les avoir répandus ; mais c’est sa raison seule qui approuve, il n’aime pas. Ce siècle ne dit rien à son cœur, il ne parle qu’à son esprit. Pour nous, aussi sévère que M. Nisard pour les mauvais côtés du XVIIIe siècle, irréconciliable avec son matérialisme et son sensualisme, nous en aimons la philosophie sociale comme ayant ouvert un monde nouveau à l’humanité. Notre siècle n’a qu’une foi, la foi à la révolution, c’est-à-dire au XVIIIe siècle ; ne la lui enlevez pas, vous lui ôteriez sa force et sa grandeur. Cette foi est aveugle, dites-vous, elle est grossière, elle est dangereuse ; soit, il lui faut des correctifs et des contre-poids. Enseignez donc à ce siècle-ci le respect de la tradition, l’intelligence du passé, le goût de la stabilité, l’amour de ce qui dure, rien de mieux. C’est le XVIIe siècle qui nous apprendra ces choses. Soyez l’interprète, l’avocat de cette grande époque, et réveillez dans ma conscience le goût de ces sortes de vérités que j’oublie trop, j’y donne les mains ; mais pour me toucher il faut que vous partagiez ma passion, car vouloir que je sois un contemporain de Bossuet qui accorde quelque chose à Voltaire et à Montesquieu, voilà qui est impossible : ce n’est pas là la réalité. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait oublier trop de choses que nous savons, en rapprendre d’autres que nous avons oubliées, La vérité est que nous sommes sortis du XVIIIe siècle, que nous vivons de son esprit et de sa flamme ; là est notre véritable origine. Maintenant l’expérience et la réflexion nous apprennent que ce siècle ne se suffit pas à lui-même, qu’il n’a pas en lui un principe d’ordre et de durée, que parmi les pensées du siècle précédent, s’il y en a qui ont pu disparaître avec le temps, il en est d’autres qui sont éternelles, et sans lesquelles aucun ordre de société ne peut durer. C’est ainsi que doit se concilier le débat entre ces deux siècles, qui répondent à deux besoins éternels du cœur humain : le besoin du mouvement et du progrès, le besoin de la stabilité et de la conservation. M. Nisard me paraît avoir très bien exprimé ce compromis dans ce passage : « Si la pensée a eu quelque chose de trop timide au XVIIe siècle sur certaines matières de grande conséquence, le XVIIIe siècle y supplée et rend à l’esprit humain, avec la liberté, la vérité. Si c’est au contraire le XVIIIe siècle qui a été téméraire, le XVIIe siècle vient, avec sa science plus tranquille et plus mûre de l’homme, rabattre ces témérités et remettre les choses au vrai point de vue.
C’est surtout dans le jugement de M. Nisard sur la littérature contemporaine depuis Chateaubriand jusqu’à nos jours, que l’on voit la différence de la nouvelle critique classique avec la critique de l’école impériale, fermée à toutes les beautés nouvelles et aussi injuste qu’aveugle pour les hardiesses heureuses de la littérature de notre temps. M. Nisard juge cette littérature non-seulement avec équité, mais avec une sympathie pénétrante. La critique novatrice elle-même, devenue sceptique avec le temps, serait à peine plus sensible que la sienne à toutes ces nouvelles beautés. Et même, à mesure que l’on s’éloigne de ces grands noms qui ont troublé et passionné nos pères, ils semblent eux-mêmes devenir à leur tour comme des classiques qui ont quelque besoin d’être protégés par la tradition contre les attaques irrespectueuses des nouvelles générations. C’est ainsi que Chateaubriand et Lamartine ont déjà perdu la plus grande part de leur faveur, et M. Nisard en les louant paraîtra plutôt au-dessus qu’au-dessous de l’admiration que l’on est disposé aujourd’hui à leur accorder.
Je le demande maintenant (pour revenir au point de dissentiment qui nous partage), quel principe guide M. Nisard lorsqu’il juge les œuvres contemporaines ? Est-ce le principe des vérités générales ? est-ce le principe de la discipline ? A coup sûr, c’est le premier. Qu’y a-t-il en effet de beau et de durable dans cette nouvelle littérature ? Ce sont, ou des vérités descriptives, ou des vérités de sentimens intimes, ou des vérités de peintures domestiques, ou enfin des vérités historiques, politiques, philosophiques : ce sont ces vérités nouvelles, exprimées dans une langue inégale sans doute et dégénérée, mais tantôt brillante, tantôt ardente, tantôt molle et mélodieuse, tantôt austère et nerveuse, qui assurent à la littérature du XIXe siècle, malgré ses défauts, une sorte de solidité, et lui permettent de soutenir avec quelque honneur la comparaison avec les siècles précédens. Ainsi le principe des vérités générales explique les beautés de nos écrivains, il en explique aussi les défauts. L’abus du détail dans les descriptions, les sentimens trop particuliers et trop raffinés, les paradoxes de l’utopie, le spécial introduit dans l’histoire, enfin la disproportion de l’imagination et de la raison, c’est-à-dire la prépondérance de la forme sur le fond, et quelquefois le contraire, — tels sont les défauts qui ne permettent pas à la littérature contemporaine de se considérer comme classique. Tous ces défauts viennent de l’oubli du principe des vérités générales.
Appliquez maintenant à ces écrivains le principe de la discipline et de la tradition, nous n’en comprendrons plus les beautés. De quelle règle de Boileau peut-on faire sortir la poésie de Lamartine ou les romans de George Sand ? A quelle discipline rapporter la poésie désolée d’Alfred de Musset et les charmantes fantaisies de ses comédies ? De quelle tradition Augustin Thierry est-il parti pour renouveler l’histoire de France ? Enfin comment veut-on que le génie soit soumis à des règles, puisque ces règles sont faites précisément après coup et d’après les œuvres du génie ? Le génie, c’est création : il consiste à découvrir une part de vérité non encore aperçue et à l’exprimer dans une forme non encore essayée. Comment faire de cela une loi ? Chaque génie se fait sa poétique à lui-même. Racine n’avait pas besoin de Boileau. Dans certains cas, la tradition et l’imitation éloignent du beau au lieu d’y conduire. On imite les hommes de génie en inventant comme eux. Lamartine est plus classique que Delille et Ducis. Sans doute il y a des époques plus ou moins favorables au beau ; mais à toutes les époques c’est en recherchant le beau sous des formes nouvelles, inspirées par le génie du temps, que l’on peut n’être pas tout à fait indigne des grandes époques de l’art. L’imitation froide et convenue du classique en est précisément le contraire. M. Nisard est si peu dupe de cette sorte de tradition et de fausse discipline, qu’il ne mentionne même pas l’espèce de renaissance qu’a eue la tragédie classique il y a quinze ou vingt ans. Il sait parfaitement que cela ne vit pas, et que les vers hardis et nouveaux d’Alfred de Musset ont une autre vitalité que ces pâles ombres que l’on décore du nom de tragédies.
En soutenant qu’il n’y a pas de discipline absolue dans les beaux-arts, ou du moins que cette discipline ne se compose que de quelques principes très généraux qui se plient à d’innombrables applications, veux-je dire que tout est également beau, que toutes les époques littéraires se valent, ou encore que toutes les beautés passent à leur tour, qu’elles ne charment que pendant un temps ou doivent céder la place à des beautés nouvelles, également mobiles, également périssables ? Non sans doute : je crois aux beautés stables, durables, éternelles. Je crois à Homère, à Virgile et à Racine. J’accorde donc qu’il y a de grandes époques littéraires, que le goût a ses révolutions et ses décadences, que les époques politiques, scientifiques, industrielles, sont peu favorables à la beauté pure, que les langues se gâtent avec le temps, et qu’en général il n’y a qu’un temps où se rencontre une parfaite harmonie entre la forme et le fond, que ce sont ces époques que l’on appelle classiques, et que les autres temps s’approchent d’autant plus de la beauté qu’ils s’approchent de cet idéal. Tel est le fond de la théorie classique, et c’est là ce qui me paraît incontestable dans la théorie de M. Nisard.
J’admets en même temps qu’il y a bien des places dans la maison du Seigneur, qu’un certain classique n’est pas tout le classique, que le parfait a toujours quelque imperfection qui permet de concevoir un autre genre de parfait, que par exemple le classique du XVIIe siècle n’est qu’une forme de classique qui n’est pas sans défaut, qu’on pourrait soutenir très fortement que le classique grec lui est supérieur et peut-être aussi que le classique anglais ou allemand (si l’on peut employer une telle expression) lui est égal, que pour comparer en toute justice ces différens genres de chefs-d’œuvre, il faudrait lire Goethe et Shakspeare avec la même préparation que nous lisons Racine ou Corneille ; il faudrait se faire Anglais ou Allemand, tandis qu’il nous est si facile d’être Français. Lorsque M. Nisard avance, comme une critique, que les Grecs ont été plus sensibles à la liberté qu’à la discipline, ne ferait-il pas sans le vouloir le suprême éloge de cette littérature ? N’indiquerait-il pas précisément par où Homère et Pindare, Démosthènes et Platon sont supérieurs même à Racine, même à Bossuet ? Lorsqu’il nous dit que dans les littératures du nord « l’équilibre est à chaque instant rompu entre l’imagination et la raison, » cela est-il bien prouvé ? Sommes-nous en mesure de juger de la part que la raison peut avoir dans des écrits que nous connaissons si mal, qui ne répondent pas à nos habitudes, à nos mœurs, à notre tournure d’esprit ? Il faut beaucoup de réserve dans les jugemens que les littératures portent les unes sur les autres. N’oublions pas que Schlegel, qui avait tant d’esprit, ne comprenait absolument rien à Racine ou à Molière. La proportion de la raison et de l’imagination dans les œuvres d’art ne peut être fixée d’une manière absolue. Peut-être notre poésie est-elle trop prés de l’abstraction : habitués à cette mesure, peut-être sommes-nous disposés à croire que tout ce qui dépasse ce degré d’imagination est désordonné. C’est ainsi que la vivacité française (que nous trouvons très aimable) n’est pas loin de paraître de la folie aux flegmatiques habitans du nord. En revanche, leur poésie nous fait le même effet. Qui a raison ? qui a tort ? Nous sommes juges et parties.
La largeur de l’esprit et du goût en littérature comme en toutes choses a sans doute ses inconvéniens, car elle peut dégénérer souvent en un éclectisme banal qui admire tout, ou un scepticisme blasé qui n’admire rien ; en outre elle peut faire perdre à une nation le sentiment de ses qualités propres et l’entraîner à la poursuite de qualités qui ne sont pas les siennes. À ce point de vue, on ne peut que louer le livre de M. Nisard et les efforts qu’il fait pour nous donner une image idéale et fidèle de l’esprit français ; mais malgré tout la vérité est la vérité. Nous avons été rendus sensibles aux beautés des littératures étrangères, nous ne pouvons plus maintenant fermer volontairement les yeux. L’innocence du premier âge a un prix inestimable ; on ne peut cependant pas empêcher que l’expérience ne nous l’enlève, et ne nous apprenne bien des choses avec lesquelles il faut compter. Aujourd’hui l’esprit français n’a plus cette candide innocence qui lui faisait croire qu’il était le modèle unique et parfait de la civilisation, de la littérature et du goût. Nous voudrions le croire, nous ne le pourrions pas, car nous ne pouvons oublier que cette assertion est contestée, et qu’il y a d’autres modèles dans le monde. Il faut donc renoncer à cette passion de monarchie universelle que nous portons en toutes choses, et que l’on nous fait payer par des invasions.
PAUL JANET.
- ↑ Richelieu lui-même, qui trouvait la vénalité détestable, la défendait cependant par cette raison. Il lui paraissait meilleur de recruter la magistrature par l’argent que par la faveur.