L'Europe et les Neutralités - la Belgique et la Suisse devant la triple alliance

La bibliothèque libre.
Anonyme
L'Europe et les Neutralités - la Belgique et la Suisse devant la triple alliance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 274-312).
L'EUROPE ET LES NEUTRALITES

LA BELGIQUE ET LA SUISSE DEVANT LA TRIPLE ALLIANCE

I. La Défense de la Belgique au point de vue national et européen, par M. Emile Banning, directeur au ministère des affaires étrangères, à Bruxelles. — II. Situation militaire de la Belgique, par M. le général Brialmont. — III. La Belgique et la Guerre prochaine, par M. Girard, ancien major du génie belge. — IV. La Neutralité de la Belgique et de la Suisse en cas de guerre entre l’Allemagne et la France, par le colonel fédéral Ferdinand Lecomte. — V. L’Armée suisse aux grandes manœuvres de 1889, par M. Charles Malo. — VI. Le Bon droit de la Suisse sur les provinces du nord de la Savoie, Leipzig. — VII. Revue militaire suisse. — VIII. Revue militaire de l’étranger (France). — IX. Papiers et documens, etc.

Comment, à quelle heure et dans quelles conditions se dénouera la crise qui depuis des années tient l’Europe dans l’attente entre la paix et la guerre ? Cette crise redoutable et si étrangement compliquée, elle existe, c’est un fait trop certain, et elle se prolonge ; elle se manifeste par l’excès des armemens que la plupart des états croient nécessaires pour leur sûreté et qui ruinent les nations, par la vague et poignante anxiété qui se réveille à tout propos. Si elle n’avait d’autre raison que les ressentimens qui ont survécu aux derniers conflits, ces incidens qui peuvent se succéder sur une frontière découpée par la force, ou les excitations des journaux, toujours prompts à envenimer les suspicions et les animosités, ce serait beaucoup sans doute ; cela ne suffirait pas encore à expliquer la tension perpétuelle des choses. Au fond, sans s’arrêter à des faits partiels ou accidentels, à des querelles fortuites ou calculées, on pourrait dire que la crise du temps tient avant tout à une cause générale et permanente. Elle est née d’une série d’événemens qui ont bouleversé les conditions de l’ordre continental, déplacé violemment tous les rapports, fait revivre l’esprit de conquête et de domination avec ses emportemens, ses calculs et ses fatalités. Les incidens passent, la cause générale subsiste : elle est la clé d’une situation qui a ses origines au plus profond de la vie européenne, ses caractères multiples, ses élémens aussi compliqués que redoutables.

Depuis un siècle, depuis que la révolution de France est entrée avec effraction dans le vieux monde, l’Europe a passé par trois phases successives, trois grandes phases militaires et diplomatiques. La première, qui se confond avec les grandes mêlées de la république et de l’empire, c’est l’ère de la suprématie française, d’une prépondérance fondée par la guerre, et qui, par cela même qu’elle était une prépondérance, laissait la paix sans garantie, les peuples et les indépendances sans sécurité : c’est l’ère napoléonienne, aussi éphémère qu’elle fut éclatante. La seconde phase, qui s’ouvre avec les événemens de 1814-1815, est la revanche des gouvernemens et des nations du continent contre cette prépondérance qu’on venait de vaincre. A l’origine, évidemment, l’ordre nouveau délibéré et sanctionné au congrès de Vienne portait la marque des réactions du jour, des cupidités des vainqueurs, de la défiance à l’égard du vaincu. Dégagés des passions et des contradictions du temps, les traités de 1815 apparaissent néanmoins comme un de ces grands concordats qui suivent les longues guerres, qui ouvrent pour les peuples une période de repos réparateur. C’est leur originalité, leur signification dans l’histoire, d’avoir cherché la paix par un équilibre nouveau, laborieux et compliqué de toutes les forces sous une sorte d’amphictyonie européenne. Toutes les combinaisons, toutes les alliances tendaient à maintenir ce qui existait. L’Allemagne, avec son organisation fédérative, formant comme un poids au centre de l’Europe, les grandes puissances avec leurs ambitions et leurs rivalités contenues par le sentiment de solidarité conservatrice, les états secondaires restaurés ou remaniés, tout se coordonnait dans un vaste réseau aux mailles habilement tendues. Les révolutions mêmes qui se sont succédé depuis, comme celle qui a ajouté la neutralité belge sur la frontière du nord de la France à la neutralité suisse sur la frontière de l’est, étaient moins une violation qu’une extension ou une confirmation de l’équilibre continental. C’est le système qui a régné plus ou moins près de quarante ans ; il a rempli le milieu du siècle. Par un jeu singulier des choses, le siècle, revenant sur lui-même, finit comme il a commencé, si ce n’est que la prépotence s’est déplacée et a changé de nom ; elle n’est plus en France et ne s’appelle plus Napoléon. Des ruines de l’équilibre qui a été longtemps la loi de l’Europe, des transformations et des guerres s’est dégagée une autre prépondérance qui est devenue le plus éclatant phénomène contemporain. C’est le vieil esprit de Frédéric II, représenté moins par les Hohenzollern que par un puissant serviteur qui, rassemblant, concentrant les instincts et les forces de l’Allemagne, a recueilli la succession momentanément interrompue de l’idée de domination universelle, au moins d’un état prépondérant en Europe. C’est M. de Bismarck qui, à la place d’une Allemagne fédérative et pacifique, a élevé un empire de 40 millions d’hommes ferro et igne, — s’essayant d’abord contre le petit Danemark, puis rejetant violemment l’Autriche hors de la sphère germanique, puis enfin s’attaquant au dernier obstacle, à la France, poursuivant, en un mot, jusqu’au bout un dessein qui n’a certes rien de vulgaire, qui est dans tous les cas une œuvre de conquête. Il a réussi jusqu’à l’heure présente, sans aucun doute, et, s’il a été un grand et heureux joueur dans ce qu’on peut appeler la partie guerrière de sa politique, on pourrait ajouter qu’il a déployé plus de génie encore, je veux dire un génie plus calculateur et plus prévoyant pour maintenir ce qu’il a conquis. Ce que les armes ont fait, la diplomatie a été sans cesse occupée à le défendre, à le préserver avec une tenace et habile persévérance.

Tout est extraordinaire dans ces événemens destinés à marquer la fin du siècle et encore inachevés. Jadis, pendant longtemps, c’était la France qu’on ne cessait d’accuser de méditer, à son profit, des attentats contre l’ordre européen créé par les traités de 1815 ; de nos jours, c’est l’Allemagne, conduite par un homme audacieux, qui ne laisse pas vestige de ces traités qu’elle a si souvent invoqués, de cet ordre qu’elle s’est déclarée cent fois prête à défendre avec ses alliés, comme son œuvre, comme sa garantie. Chose plus étrange encore ! jusqu’ici, toutes les fois qu’une puissance prépondérante s’est élevée, tous les autres états se sont sentis instinctivement portés à se rapprocher, à s’unir pour sauvegarder leur liberté. Aujourd’hui, pour la première fois peut-être, par le plus imprévu des reviremens, s’il y a des coalitions, c’est le victorieux, c’est le prépotent qui les noue contre le dernier vaincu, comme si le vaincu était l’ennemi commun, le grand suspect. Avec un art dont le succès ne s’explique que par la fascination de la force, M. de Bismarck a su persuader à d’autres états qu’ils étaient intéressés à se ranger sous son commandement et à lui garantir ses conquêtes. Il a eu l’habileté de réunir sous sa main et à son profit des nations ou des gouvernemens presque ennemis, entre lesquels il n’y a d’autre lien que sa volonté, — l’Autriche vaincue par lui et par lui bannie de l’Allemagne, l’Italie née d’hier et déjà impatiente de jouer sa fortune pour un mirage d’ambition et de fausse grandeur. Par le fait, la triple alliance, qu’il n’a pas tenu à lui d’étendre encore, n’est qu’une combinaison de stratégie où il y a un chef qui règle la marche, et des alliés qui ne sont que des subordonnés dévouant leurs ressources et leurs soldats pour assurer la suprématie allemande. Le nouveau dominateur en est à sa vingtième année de règne et de succès depuis la dernière guerre. En cela, il a été plus heureux que Napoléon, qui n’a guère duré que dix ans.

Quand les chefs du nouvel empire allemand protestent que dans tout ce qu’ils font ils ne veulent que la paix, ils sont sincères à leur manière sans doute, puisqu’ils y sont intéressés ; mais les prépondérances, qu’elles durent vingt ans ou dix ans, qu’elles s’appellent l’Allemagne ou la France, sont toujours les mêmes, et il n’est point d’art au monde qui puisse en voiler les caractères ni en détourner indéfiniment les conséquences. C’est leur fatalité d’être justement le contraire de l’équilibre et de la paix, de perpétuer l’état de guerre, ou, si l’on veut, de a préparation à la guerre, » et en multipliant leurs arméniens, leurs alliances militaires, de contraindre les autres à s’armer à leur tour, à s’allier, s’ils le peuvent, dans un intérêt commun de protection. C’est leur malheur, ou leur secrète faiblesse, de se croire toujours menacées, et, sous prétexte de se défendre, d’être sans cesse entraînées à des extensions nouvelles, de finir par ébranler tous les droits, toutes les indépendances, toutes les conditions de l’ordre universel. De là cette situation extraordinaire où les neutralités elles-mêmes ne sont plus en sûreté, où retentissent de temps à autre ces étranges déclarations : « La force prime le droit ! » — « Il n’y a plus d’Europe ! » où l’on parle couramment enfin, dans les polémiques, des provinces qu’on se promet de distribuer, des territoires libres qu’on violera à la prochaine guerre.


I

Qu’en sera-t-il réellement de ces neutralités reconnues par des contrats européens, respectées jusqu’ici comme des garanties de paix ou comme des limitations nécessaires des grands conflits, et maintenant contestées ou menacées ? On remarquera que cette question n’est qu’une suite des événemens qui ont si sensiblement modifié ce qu’on appelait autrefois l’échiquier de l’Europe, en élevant au centre du continent une puissance prédominante fatalement entraînée à peser sur tout ce qui l’entoure. Au fond, pour préciser les choses, à l’heure qu’il est, tout se réduit à savoir si la guerre, le jour où elle éclaterait de nouveau, resterait un duel entre l’Allemagne et la France sur les Vosges, ou si elle s’étendrait aussitôt à toute la frontière qui va de la mer du Nord aux Alpes ; si, en un mot, la Belgique et la Suisse deviendraient du même coup des champs de bataille, des chemins d’invasion. C’est le problème plus que jamais agité depuis quelque temps, livré aux contradictions de toutes les polémiques, au demeurant assez sérieux pour préoccuper l’Europe aussi bien que les états exposés à être enveloppés dans le tourbillon des grandes querelles internationales.

Oui, sans doute, les choses ont suivi un tel cours que de nouveaux conflits sont toujours possibles, peut-être même inévitables, et qu’au premier coup de canon ils peuvent s’étendre ; mais c’est ici justement que la question, en se précisant, touche aux points vils, au droit public, à ce qui reste d’ordre européen, à la géographie militaire. Quelle place et quel rôle pourraient avoir dans les conflits éventuels des états étrangers par leur position, par leurs traditions, par leur destination même, aux démêlés qui peuvent s’élever autour d’eux ? Quel intérêt auraient des pays comme la Belgique, la Suisse, à se laisser capter ou entraîner, sous la pression de la force, au risque de jouer leur indépendance, — et quel intérêt, à leur tour, auraient les puissances limitrophes à méconnaître des neutralités paisibles et inoffensives ?

Depuis que la fortune de la guerre a ramené de la Lauter et de la Sarre sur les Vosges la frontière qui sépare la France de l’Allemagne, il est certain que tout a singulièrement changé. M. de Bismarck, dans l’excitation et l’orgueil du succès, au lendemain de la journée de Sedan, avait dit : « Il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis. Il faut un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent à l’abri de toute attaque… » Il avait dès lors aussi dévoilé ses desseins sinon sur Metz, dont il ne parlait pas encore[1], du moins sur Strasbourg, qu’il appelait sans façon la « clé de la maison. » Et de fait, par des traités écrits du bout de l’épée, la politique de conquête a obtenu ce qu’elle voulait. Elle a eu son glacis, son territoire, ses forteresses ; elle a eu la clé de sa maison et du même coup la clé de la maison d’autrui. Elle a fait de l’Alsace-Lorraine une sorte de « marche » où l’Allemagne pout désormais déverser ses forces, appuyée à ses deux ailes sur Metz et Strasbourg, formidablement armées, devenues les puissans soutiens d’une foudroyante offensive toujours possible. Trahie par la fortune, la France, si elle ne voulait rester, avec sa frontière démantelée et ses trouées béantes, livrée aux fatalités des invasions, a donc été obligée de suppléer à ce qu’elle n’avait plus, de se refaire une cuirasse. Elle a réussi, autant qu’elle le pouvait, à reconstituer, dans les positions qui lui restaient, une première ligne défensive, une barrière. L’art a été d’établir de Belfort à Montmédy, par Épinal, Toul, Verdun, une sorte de chaîne de sûreté, places ou camps retranchés, en limitant et en commandant les issues inévitablement laissées à l’invasion. Il en est résulté cette situation saisissante et redoutable, — encore bien inégale pour les vaincus, — où, sur une étendue de près de 300 kilomètres, de la Suisse au Luxembourg, la France et l’Allemagne se trouvent front contre front, respectivement rangées derrière des frontières qui ne sont point invulnérables, qui ne seraient toutefois, de part ni d’autre, faciles à pénétrer. Les Français ne pourraient faire un pas sans se heurter contre les masses allemandes flanquées de Metz et de Strasbourg. Les Allemands, à leur tour, ne pourraient s’avancer sans avoir à forcer des positions et des passages hérissés de fer et de feu.

C’est un fait que l’Allemagne et la France se trouvent en force sur les Vosges et sur la Meuse ; en ce moment même, l’Allemagne vient d’augmenter ses forces d’un corps d’armée de plus en Alsace-Lorraine, et la France à son tour a augmenté le nombre de ses régimens à l’abri des défenses artificielles qu’elle s’est créées. C’est aussi un fait que, si les deux nations doivent éprouver quelque difficulté à s’aborder directement par une attaque de frontière, il y a aux deux extrémités de leur ligne des zones libres par où elles peuvent tenter de se frayer un chemin, de se tourner mutuellement pour faire tomber leurs défenses. Les Allemands, par habitude ou par tactique, accusent la France de méditer sans cesse des conquêtes ou des violations de territoires. La France, avec bien plus de raison, peut montrer la prépondérance allemande savamment organisée, s’imposant ou s’insinuant de toutes parts, pesant sur ses voisins de tout son poids, par l’intimidation ou les captations comme par les alliances. Entre les deux puissans adversaires, la Belgique, la Suisse se sentent pressées, menacées, peu ou mal protégées par la légalité européenne, et d’autant plus jalouses de se défendre par leurs propres forces, de sauvegarder leur indépendance et leur inviolabilité. Telle est la situation ! Ce qu’il y a de mieux, c’est de la voir dans sa vérité, c’est de saisir sur le terrain même cette possibilité d’une offensive débordant la frontière centrale, s’enfonçant dans le flanc de la France, — ou, si l’on veut, réciproquement, menaçant l’Allemagne, — par la Meuse et par le Jura.

Serrons les faits de plus près pour la Belgique. Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le sait bien, que le pays belge est exposé à subir le contre-coup des commotions européennes, qu’il peut être tour à tour un objet de dispute, un lieu de passage ou une « barrière, » suivant le mot des vieux actes diplomatiques. Il y a longtemps qu’il est admis, — c’est devenu une sorte d’axiome militaire, — que les régions de la Flandre, du Hainaut, sont un champ de bataille traditionnel, que la vallée de Sambre-et-Meuse est le grand chemin des invasions, — pour la France sur l’Allemagne du nord par le Rhin inférieur, — pour l’Allemagne sur Paris par la France du nord. Depuis César jusqu’à Napoléon, de tout temps la guerre a passé par là, par Charleroi et Namur comme par la Lys et l’Escaut. Lens et Senef, Steinkerque et Nerwinde, Fleurus, Jemmapes et bien d’autres, sans oublier même Malplaquet et Waterloo, sont des noms belges. C’est dans ces contrées que se sont vidées les grandes querelles ; mais c’est qu’alors c’était le pays contesté entre tous, le premier nécessairement exposé aux invasions, au choc des armées. Entre la France, pressée au nord, impatiente d’assurer ou d’étendre sa frontière, et les maîtres successifs de ces territoires qui se sont appelés les Pays-Bas espagnols, les Pays-Bas autrichiens, le duel était inévitable ; le théâtre était tout tracé dans ces Flandres ouvertes aux armées, aux coalitions, où l’Autriche campait encore en 1789. La révolution n’a été qu’une phase nouvelle de cette lutte qui faisait un instant, au commencement du siècle, des provinces belges une possession française, et dont le dénoûment, momentané aussi, en 1815, était la création, sous le nom de royaume des Pays-Bas, d’un poste avancé et fortifié contre la France. Tant que le contact a duré entre puissances rivales sur cette frontière, la guerre en Flandre était une fatalité.

Aujourd’hui, et c’est là le fait nouveau qui commande tout, à la place de cette zone vouée par destination à la guerre, toujours disputée, il y a une zone interposée, fermée aux invasions, au moins légalement inviolable. Il y a une neutralité née d’une révolution qui a fondé une nationalité nouvelle et a eu de plus pour résultat de pacifier la frontière. Cette neutralité, les circonstances l’ont créée, les cabinets l’ont sanctionnée, la politique l’a corroborée par les transactions. Elle a duré déjà soixante années pendant lesquelles elle a eu le temps de donner la mesure de sa vitalité, de s’identifier avec l’indépendance d’un petit peuple aux mœurs industrieuses et libres. Et c’est dans cette situation, non plus devant une frontière ouverte à tous les conflits, mais en présence d’une neutralité vivante, reconnue, que se noue le nouveau drame européen, où tout peut dépendre du degré de force et de résistance de cette neutralité, comme aussi des intentions présumées, des tentations, des intérêts politiques ou stratégiques des puissances qui l’entourent. Chose bizarre ! dans un temps où l’on ne parle que de progrès dans les idées, dans les mœurs, le progrès du droit public serait-il de biffer une indépendance de plus d’un demi-siècle, pour en revenir au passé, au droit de conquête, au temps où l’on envahissait la Silésie parce que tel était le bon plaisir de l’envahisseur ?

Que les Belges, — aussi bien que les Suisses d’ailleurs, — se sentant, malgré tout, peu en sûreté, s’émeuvent à la pensée que leur neutralité pourrait n’être qu’une barrière fragile, que ce qui est arrivé autrefois pourrait se renouveler, c’est tout simple. La première condition pour eux, s’ils veulent être respectés, est évidemment de se mettre en mesure de se faire respecter, et ils ne le peuvent que par un système militaire suffisant pour sauvegarder l’inviolabilité de leur territoire, pour déjouer les tentations de la force et les surprises. Un état neutre n’est point nécessairement un état désarmé. Il y a longtemps que les hommes les plus éclairés, les conseillers les plus clairvoyans, même des conseillers étrangers l’ont senti et ont dit aux Belges : « Sans moyens de défense, vous serez les jouets de tout le monde. » Des hommes des premiers temps de l’indépendance belge, comme Paul Devaux, Joseph Lebeau, n’ont cessé de le dire : « Notre neutralité, pour signifier quelque chose, doit être armée. Si la Belgique ne veut pas se livrer au hasard des événemens, il faut qu’elle maintienne une organisation militaire importante. » Le roi Léopold Ier n’avait pas une autre pensée lorsqu’il y a trente ans, au risque de braver des préjugés populaires, il entreprenait de transformer Anvers en un vaste camp retranché et de faire de ce camp un refuge de l’indépendance nationale, au cas où elle recevrait quelque offense à l’improviste. Il avait compris que là où d’autres avaient des mois pour se préparer, la Belgique risquait d’être surprise du jour au lendemain, et qu’à défaut d’une résistance impossible en rase campagne elle devait se ménager un dernier asile où elle pourrait attendre sans capituler devant la force. C’est une idée qui n’a rien de nouveau, la fortification d’Anvers en a été la première expression ; mais c’est surtout depuis quelques années que cette question de la défense belge s’est élargie et compliquée avec les événemens, à mesure que l’état de l’Europe est devenu plus violent. Elle a retenti dans le parlement de Bruxelles, elle a passionné et partagé l’opinion ; elle a suscité les controverses les plus vives, une guerre de brochures où se sont trouvés engagés les chefs militaires, le souverain lui-même[2].

Le fait est que tout ce qui touche au développement des moyens de défense, des armemens, de l’état militaire est aujourd’hui en Belgique une sorte d’obsession. Une fois dans cette voie, tout s’enchaîne. La fortification d’Anvers a été le point de départ ; mais Anvers n’est qu’un vaste camp de refuge, un réduit imaginé et construit à une époque où l’on songeait avant tout à s’appuyer sur l’Angleterre. Anvers a paru ne plus suffire à des circonstances nouvelles. On a fait un pas de plus ; on a cru nécessaire d’étendre et de compléter la défense belge par des postes avancés sur la frontière ouest et sud : c’est ce qu’on a appelé les fortifications de la Meuse. Camps retranchés, têtes de pont, forts d’arrêt, peu importe le nom, ces fortifications conçues par un des premiers ingénieurs militaires de l’Europe, M. le général Brialmont, sont destinées à intercepter les invasions, en couvrant Liège qui est le point de jonction avec la grande ligne allemande d’Aix-la-Chapelle-Cologne, — Namur qui par sa position au confluent de la Sambre et de la Meuse fait face à une armée venant du sud.

Dans les plans du génie belge, les travaux de Namur et de Liège se compléteraient par un fort qui serait placé à Saint-Trond, sur la ligne allant de la frontière du Limbourg néerlandais à la frontière de France par Hasselt-Gembloux-Charleroi, et qui avec les ouvrages de la Meuse, avec la place de Diest reliée à Anvers, fermerait les issues les plus menacées. On est déjà à l’œuvre ; mais la fortification de la Meuse implique une autre conséquence, l’augmentation des forces militaires. Jusqu’ici, avec un recrutement à peu près modelé sur l’ancien recrutement français, la Belgique a eu une armée qui n’a guère dépassé jamais 100,000 hommes ; elle n’a pas atteint ce chiffre en 1870. Ce qui a suffi jusqu’ici ne peut plus suffire pour garder les places de la Meuse en même temps que le camp retranché d’Anvers et avoir une armée de campagne qui reste le nerf de la défense. Aussitôt est née une question qui ne laisse pas d’émouvoir et de partager l’opinion, celle de l’extension du recrutement à la nation tout entière, du service universel et obligatoire ! Et c’est ainsi que la Belgique, bien que simple état neutre, est entraînée comme tout le monde dans la voie des armemens, des dépenses militaires. Elle est entrée dans cette voie, on doit le croire, avec la préoccupation des dangers que peuvent lui créer les conditions nouvelles de l’Europe, la proximité d’armées puissantes, les chances de violations toujours possibles de territoire. Encore faudrait-il savoir où est le danger le plus réel, d’où il peut venir, jusqu’à quel point il est inévitable et imminent.

On dit à la vérité qu’il pourrait y avoir ici quelque arrière-pensée, que la Belgique céderait à une pression ou à la fascination du succès et de la force, que les fortifications de la Meuse, en apparence si plausibles, seraient surtout dirigées contre la France, que tout ce bruit en un mot ne servirait qu’à déguiser des connivences avec l’Allemagne. On dit que le roi Léopold II, qui passe pour avoir inspiré, dirigé l’agitation militaire en Belgique, serait par ses inclinations tout Allemand, qu’il se serait même lié par quelque pacte mystérieux[3]. On réveille le souvenir d’un protocole de 1818, du congrès d’Aix-la-Chapelle, auquel le roi Léopold Ier aurait été obligé de souscrire secrètement en 1831 et qui laisserait à la Prusse, au nom de l’Europe, un droit d’occupation sur la Meuse. Il y a mieux : dans une brochure assez récente, un ancien officier du génie belge, un ancien professeur d’art militaire, M. Girard, adversaire instruit, quoique passionné, des fortifications nouvelles, signale une particularité imprévue. Il prétend démontrer que cet article secret de 1831, dont on parle souvent, qui existe en effet, le roi Léopold Ier, après l’avoir signé, avait réussi à l’annuler, en démantelant les forteresses, et qu’aujourd’hui, par une insigne imprévoyance, on le fait revivre en relevant la place de Namur. De façon que la Prusse, qui a plus que toute autre puissance contribué à détruire l’ordre territorial et diplomatique de 1815, serait encore investie on ne sait de quelle délégation posthume d’une Europe qui a cessé d’exister pour occuper en cas de besoin les postes avancés de la Meuse contre la France ! Il y a évidemment dans tout cela des méprises, des confusions, des interprétations hasardeuses du droit public et des faits, des jugemens légers sur les choses et sur les hommes[4]. C’est surtout méconnaître sans aucun doute le rôle d’un prince et d’un petit pays placés dans des circonstances où ils n’ont pas pu reconnaître aisément à tous les instans leurs amis et leurs ennemis.

Que les relations de la Belgique avec la France n’aient pas toujours été depuis soixante ans aussi confiantes, aussi faciles qu’elles l’ont été sous la monarchie de juillet, et que les deux princes qui ont régné à Bruxelles aient pu croire parfois nécessaire de s’assurer d’autres appuis, ce n’est que trop vrai, il faut l’avouer. On pourrait dire que, dans l’histoire de ces relations, le second empire a été un épisode qui a laissé de malheureuses traces. Pour l’empire, la Belgique était une gêne par ses libertés et une tentation. Ceux qui ont connu les commencemens de la seconde ère napoléonienne n’ont pas oublié un fait que M. de Falloux signale d’un trait sommaire dans ses Mémoires ; ils peuvent se souvenir qu’un jour, peu après le 2 décembre, au printemps de 1852, on put croire l’indépendance belge menacée par un décret d’annexion improvisé, et qu’une résistance heureuse avait seule arrêté au dernier moment la volonté qui alors décidait de tout. Le roi Léopold Ier n’avait pu l’ignorer, et si pour des années l’incident semblait oublié, le souverain belge avait assez de sagacité pour comprendre qu’il n’était qu’ajourné, assez de prudence pour se précautionner, sans rien laisser paraître dans ses rapports avec celui qu’il appelait le « puissant voisin. » En réalité, il y a toujours eu deux politiques au courant de l’empire : il y a eu la politique française traditionnelle, laissée au ministère des affaires étrangères, celle que M. Thouvenel avait la liberté de résumer en disant un jour : « La Belgique s’est formée, et sa neutralité reconnue par l’Europe couvre depuis lors toute la partie de notre frontière qui se trouvait précisément la plus exposée… En un mot, ce que les traités de 1815 présentaient de menaçant pour nous dans le nord n’est plus qu’un souvenir relégué dans l’histoire. Nous n’avons plus de ce côté aucune espèce de garantie à réclamer. » Il y avait aussi la politique qui s’était déclarée dès le début, qui devait reparaître aux derniers jours comme elle était apparue aux premiers jours de l’empire. On sait l’histoire de cette secrète et louche négociation dont la Belgique était l’objet après 1866, de ce traité que l’empire se laissait aller presque naïvement à ébaucher de sa propre main, pour l’édification de M. de Bismarck, que le chancelier mettait tout son art à garder, — pour finir par la foudroyante révélation d’un désastreux marchandage qu’il désavouait au mois de juillet 1870, quand il n’était plus intéressé à se taire. M. de Bismarck agissait certainement ce jour-là avec une audacieuse brutalité. Le projet après tout avait existé ! Et si le roi Léopold a senti ce qui l’avait menacé, si ces souvenirs ont laissé un trouble passager, quelque incertitude dans les relations des deux pays, il n’y a pas trop à s’en étonner. Mais l’empire n’a été qu’une déviation temporaire, une parenthèse malheureuse dans les affaires de la France.

Aujourd’hui tout est changé, la parenthèse est close : la France est rentrée tout naturellement dans ses traditions. La fortune a été dure pour elle, elle l’a du moins ramenée sur ce point à la vérité des situations, à la sincérité de ses rapports avec la Belgique, à ce rôle d’une puissance sympathique et désintéressée que définissait M. Thouvenel. Laissée à elle-même, la France ne peut évidemment avoir ni arrière-pensées de conquête ni préméditations envahissantes à l’égard d’un état libre et neutre qui est réellement une garantie pour elle, qui fait la sûreté de ses provinces du nord, dont la constitution, à la place d’un royaume organisé et armé autrefois contre sa frontière, a été un succès pour sa politique. Cette neutralité indépendante, en effet, la France, plus que toute autre puissance, a contribué à lui donner la vie. Elle l’a soutenue et protégée de ses armes ; elle l’a défendue par sa diplomatie dans les conseils de l’Europe. Tous ceux qui ont dirigé avec prévoyance les affaires françaises ont senti le prix de cette création nouvelle qui avait le double mérite d’effacer l’injure de 1815 et de remettre la paix sur un de nos confins. Quel intérêt aurait la France à rouvrir le champ de bataille des Flandres, à recommencer l’histoire des invasions contraires ? Elle ne songe sûrement à menacer la Belgique, libre et neutre, ni de ses velléités conquérantes, ni de propagandes désormais surannées. Elle n’a rien à demander de mieux que ce qui a existé depuis soixante ans, ce qui existe encore ; et si elle a été conduite à augmenter ou à renouveler ses défenses dans le nord, a Lille, — sur l’Escaut, à Valenciennes, — sur la Sambre, à Maubeuge, sur l’Oise, à Hirson, comme elle s’est armée dans le nord-est, ce n’est pas certainement pour menacer la Belgique ; c’est tout simplement dans la prévision que le territoire neutre pourrait n’être pas respecté par d’autres, qu’une armée ennemie pourrait forcer le passage pour se porter sur une des routes les plus directes d’invasion, la vallée de l’Oise. Les Belges eux-mêmes l’ont si bien senti qu’un de leurs écrivains a pu dire : « Plus nos voisins du Midi multiplieront les obstacles sur la frontière franco-belge et moins nous aurons à redouter une invasion allemande, c’est évident. »

Politiquement, moralement, le danger pour la Belgique n’est donc plus du côté de la France. La vérité est que par la force des événemens il s’est déplacé : il a passé ailleurs, il est bien plutôt désormais en Allemagne. Et si le danger est devenu assez sensible, assez pressant pour émouvoir les Belges, ce n’est pas parce qu’on se trouverait en face d’un prétendu droit qu’aurait l’Allemagne, c’est-à-dire la Prusse, de mettre garnison à Namur au premier bruit de guerre. On ne parle pas sérieusement sans doute d’un droit qui a été imaginé en 1815, qui se liait à la constitution du royaume des Pays-Bas, et qui après la dissolution de ce royaume, après toute sorte de métamorphoses, demeurerait encore aujourd’hui applicable à une situation toute différente, à un état nouveau, indépendant et neutre. On aurait quelque peine à faire comprendre par quel miracle de contradiction des puissances, qui reconnaissaient en 1831 la neutralité indépendante de la Belgique, auraient en même temps signé un protocole secret qui serait la négation, l’abolition virtuelle de cette neutralité[5]. Il resterait de plus à expliquer comment ce droit survivant d’occupation que l’Europe se serait réservé à titre collectif aurait pu passer en héritage à une seule des puissances sans l’aveu et à l’exclusion des autres. Ce ne serait manifestement que le droit de la force ! Passons, écartons les fictions, les subterfuges d’une diplomatie par trop captieuse. Le danger pour la neutralité belge n’est pas dans un protocole dix fois périmé qu’on pourrait à l’occasion tirer de la poussière des archives, il est dans la situation tout entière, telle que les événemens l’ont faite pour l’Allemagne et pour ses voisins.

Le vrai danger est dans cette prépotence créée par la guerre, qui presse et cerne un petit pays, qui agit sur tout ce qui l’entoure par son propre poids, par ses menaces ou ses captations, par ses ingérences avouées ou clandestines, par un besoin irrésistible d’extension et de suprématie. Et qu’on le remarque bien, avec la Belgique c’est toute cette zone occidentale de l’Europe qui reste exposée à être absorbée dans la sphère germanique. Le Luxembourg, depuis qu’il a été détaché de l’ancienne confédération, a été déclaré neutre : c’est son état légal depuis 1867 ; mais à la mort du roi Guillaume de Hollande, à qui il appartient encore, il passe à un prince allemand, au duc de Nassau, et la neutralité du grand-duché n’est plus qu’un mot. Il y a mieux : la Hollande elle-même n’est point à l’abri du danger, depuis que, par la disparition du Hanovre et de la vieille organisation germanique, elle se trouve directement en contact avec le teutonisme armé et tout-puissant. La Hollande est pour l’Allemagne nouvelle une tentation par ses côtes, par ses ressources maritimes et commerciales, par ses opulentes colonies, par les bouches du Rhin, sur lesquelles le germanisme se croit des droits, et les Hollandais émus pour leur sécurité ont suivi le mouvement universel : ils se sont crus obligés de renouveler leurs défenses de l’Yssel, d’augmenter leurs forces militaires[6]. C’est la suite évidente de cette révolution d’équilibre d’où est sortie une prépotence aussi menaçante pour l’intégrité hollandaise que pour la neutralité belge. Le péril profond, permanent pour la Belgique est dans le voisinage d’un empire guerrier qui la tient sous la pression de sa puissance militaire et de ses influences. Il est là et il n’est point ailleurs. Que les chefs officiels du teutonisme désavouent dans leurs discours toute pensée d’absorption à l’égard des petits états, qu’ils exploitent même des souvenirs pénibles pour détourner les soupçons sur la France, c’est possible, c’est leur habileté. Les faits n’existent pas moins. Il n’est point douteux que depuis assez longtemps l’action allemande serre ou pénètre la Belgique de tous côtés, sous toutes les formes, par les chemins de fer dirigés sur la frontière, par les menées de police pratiquées à l’intérieur du royaume, peut-être aussi par des intelligences secrètes déguisées sous le voile d’offres désintéressées.

Or, c’est ici justement que revient la question délicate : que gagnerait le roi Léopold, — puisque c’est le roi qu’on met souvent en cause, — à se faire le complice de la politique allemande, à se lier par des engagemens secrets, à relever les fortifications de la Meuse pour livrer Liège à la première sommation de l’envahisseur venant d’Aix-la-Chapelle ? Il risquerait tout simplement de livrer l’indépendance et la neutralité de son royaume sans prévoyance, sans profit possible, d’attirer du premier coup la guerre sur son territoire, d’appeler sur lui le danger qu’il est intéressé à conjurer. Ce serait jouer le tout pour le tout sur une apparence, sur la foi superstitieuse à celui qu’on croit le plus fort. On nous permettra de n’attacher aucun prix à des traités secrets qui spéculeraient d’avance sur un démembrement de la France à la « guerre prochaine, » et promettraient à la Belgique un agrandissement dans nos provinces du nord. C’est bon à dire dans des polémiques de fantaisie ; ce n’est même pas bon à abuser les crédulités les plus naïves. On peut, tant qu’on voudra, trafiquer secrètement de Lille aussi bien que de Nice : il restera toujours à exécuter le marché, à prendre livraison ! Le plus clair est qu’à se payer de ces illusions, l’état belge se compromettrait gratuitement dans la plus équivoque des aventures, avec la chance d’y périr dans tous les cas. Si la France ressaisissait la victoire qui peut ne pas lui échapper toujours, elle serait déliée par la guerre de tout engagement avec ses voisins, et ce que la Belgique pourrait espérer de mieux serait de ne plus vivre que sous le bon plaisir de la France ; si l’Allemagne était victorieuse, la royauté belge ne serait plus, on le sent bien, qu’une vassale du vainqueur, un fief du grand empire, un grand-duché de Hesse ! De toute façon ce serait la fin d’une situation, d’une neutralité indépendante respectée jusqu’ici. — On ne peut pas, c’est bien évident, demander à la Belgique de se montrer française par ses sympathies ou par ses actions dans cette « guerre prochaine, » qu’on représente toujours comme près d’éclater ; on a, d’un autre côté, le droit de lui demander de n’être pas Allemande par ses préférences ou par ses connivences ; ce qu’on peut lui conseiller de plus sage, c’est de rester Belge, et les fortifications nouvelles sont la traduction d’une pensée qui est très vraisemblablement la pensée du roi lui-même, plus certainement encore la pensée de la nation tout entière.

L’augmentation de l’état militaire pour la Belgique n’est et ne peut être qu’un acte préventif de défense, une démonstration d’indépendance. Elle a d’ailleurs, ainsi comprise, une valeur qui pourrait être des plus sérieuses, peut-être décisive. Il se peut, sans doute, que l’année belge, même avec cet accroissement d’effectifs qu’on réclame pour elle et les camps retranchés qu’on lui prépare, ne pût tenir longtemps devant des armées supérieures qui franchiraient la frontière, qu’elle fût obligée de se replier par degrés jusque sous Anvers. Qui peut dire cependant que, le jour où l’on verrait la Belgique décidée à se défendre de son mieux, cette résolution connue, avérée, ne serait pas d’un grand et sérieux effet ? Elle serait un avertissement. Les chefs des armées étrangères sauraient qu’ils seront nécessairement ralentis dans des opérations où le succès peut dépendre de la promptitude, qu’ils auront à compter avec une résistance organisée, à forcer des passages, à enlever des places, à faire des détachemens, au risque de diminuer leurs forces actives. Il y a de quoi réfléchir, et ici on revient à un autre côté de la question. Jusqu’à quel point et dans quelle mesure la France et l’Allemagne elles-mêmes, — puisque c’est toujours des deux grandes antagonistes qu’il s’agit, — se raient-elles intéressées à étendre et à compliquer leurs opérations, à commencer par la violation de vive force d’une neutralité reconnue par l’Europe, d’un territoire gardé et défendu ? Entre les deux puissances, l’intérêt serait peut-être inégal, les difficultés seraient les mêmes.

La France, pour sa part, nous le disions, ne peut avoir aucune arrière-pensée d’invasion à l’égard de la Belgique ; elle n’y a aucun intérêt. Il est certain que la France pourrait être conduite à entrer sur le territoire belge si elle y était provoquée, si l’Allemagne était entrée de son côté, — qu’elle pourrait être contrainte de répondre à l’invasion par l’invasion ; de son propre mouvement, par un calcul ou une préméditation de stratégie en vue d’une prochaine guerre, elle ne prendra aucune initiative, parce qu’elle n’y est point intéressée. C’est un peu trop compter sur la crédulité des Belges que de les menacer de l’esprit de gloriole des Français, que de vouloir leur faire croire que les Français tiendraient, dès le début de la guerre, à s’assurer, par une prompte entrée à Bruxelles, un premier succès d’ostentation qui aurait un effet moral. C’est un calcul tout aussi inexact, quoique moins puéril, de supposer que les Français, hésitant à aborder le formidable front des défenses allemandes dans la « marche » d’Alsace-Lorraine, iraient de préférence se jeter dans la vallée de la Meuse, la grande route des invasions sur l’Allemagne du nord. C’est un peu de la stratégie de fantaisie. On ne voit pas bien à quoi il servirait, même pour l’effet moral, d’entrer à Bruxelles, tandis que les Allemands entreraient déjà peut-être à Nancy ; on voit encore moins quel avantage il y aurait à s’enfoncer dans la vallée de la Meuse, lorsqu’on ne serait pas même encore assuré d’avoir sauvé la frontière si laborieusement élevée pour couvrir le cœur de la France, entre Epinal et Verdun.

C’était bon autrefois. M. Thiers parlait évidemment du passé, dont les guerres de la révolution n’étaient que le prolongement, lorsqu’il disait, en 1871 : « La vallée de la Meuse, l’histoire le démontre, est la véritable voie d’invasion ouverte à la France contre l’Allemagne du nord. » Les géographes militaires parlaient d’un tout autre état de l’Europe quand ils disaient que la contrée entre l’Escaut et la Sambre est le vrai point d’attaque pour les armées françaises, que « la possession de cette contrée livre le cours moyen de la Meuse et permet de tourner les formidables défenses de l’Allemagne occidentale. » Aujourd’hui, que gagnerait-on à tenter l’aventure dans des conditions politiques et militaires si complètement différentes ? En supposant tous les succès, en admettant même l’armée belge hors de combat et rejetée impuissante dans Anvers, on irait tomber sur le Rhin inférieur, qui serait moins facile encore à passer entre Wesel et Cologne qu’au-dessous ou au-dessus de Mayence. On n’aurait rien tourné. On trouverait au bout l’Allemagne unifiée, formidablement armée au nord aussi bien qu’à l’est. On se serait engagé sur une ligne démesurée, et pendant ce temps les Allemands ne resteraient pas au repos. Les Allemands n’en sont pas à connaître le terrain, à étudier minutieusement cet échiquier, et, dès 1868, M. de Moltke écrivait en vue de la guerre qu’on préparait, qui allait éclater deux ans plus tard : « Si, passant outre à la neutralité, la France pénètre en Belgique, son armée s’affaiblira considérablement par les détachemens laissés à Bruxelles et devant Anvers. De la Moselle on peut, plus facilement encore que de Cologne, s’opposer à la continuation de son mouvement au-delà de la Meuse, car nous forçons l’adversaire à faire front vers le sud et à recevoir une bataille décisive, alors que toutes ses communications seront menacées. La distance étant plus grande de Bruxelles à Cologne que de cette dernière ville à Mayence, Kaiserslautern ou Trêves, dans ce cas aussi nous apparaîtrons encore en temps utile en avant de notre Rhin inférieur. »

De sorte que la France, si elle n’est déterminée par une provocation, par une nécessité de défense immédiate, n’a réellement aucune raison de se jeter dans une campagne à travers la Belgique, qui pourrait être pour elle un grand piège, dans une diversion dont les inconvéniens dépasseraient les avantages. Elle n’a, — sans parler du respect du droit, — aucun intérêt à violer la neutralité belge, qui est, au contraire, la garantie d’une partie de sa frontière. On pourrait dire plutôt que ce qui menace la Belgique menace la France, — et, en revanche, que ce qui menace la France menace aussi la Belgique, même d’autres indépendances.

Entre la France et l’Allemagne, la situation n’est pas la même ; il y a cette différence que si, pour une invasion allemande comme pour une invasion française, il y a toujours des difficultés assez sérieuses, qu’une résistance décidée de la Belgique accroîtrait nécessairement, il y a aussi, du côté des Allemands, des tentations, des entraînemens et, pour tout dire, un intérêt qu’on ne peut méconnaître. On a parlé beaucoup des préparatifs que les Allemands auraient faits, des chemins de fer qu’ils auraient construits ou développés pour pouvoir jeter rapidement des masses considérables sur cette partie de la frontière et être en mesure de décider la Belgique, de force ou de gré, à leur livrer passage. Laissons de côté les exagérations ou les puérilités. L’intérêt éventuel pour l’Allemagne, au premier bruit de guerre, pourrait être de courir, à travers la Belgique, sur les sources de l’Oise. A Aix-la-Chapelle, qui est un de ses points de concentration, elle n’est qu’à trente kilomètres de Liège. De Liège, en remontant la Meuse, elle est rapidement sur la Sambre ; elle touche à Chimay, c’est-à-dire à la « trouée » de l’Oise. C’est un de nos points vulnérables, c’est le défaut ou, si l’on veut, un des défauts de la cuirasse française. Pour la France, l’invasion de la Belgique par la Meuse ne conduirait la France qu’au Rhin inférieur, c’est-à-dire à rien ou à un guêpier. La violation de la neutralité belge porterait, au contraire, l’Allemagne à l’entrée de la vallée de l’Oise, qui n’est gardée jusqu’ici que par le fort d’Hirson, à la tête d’une des grandes routes d’invasion sur Paris, à huit ou dix marches de la Seine. Il est certain qu’il y a ici un but précis, un chemin tout tracé, un intérêt saisissable devant lequel la neutralité belge compterait vraisemblablement fort peu, si les Allemands étaient décidés à tenter l’aventure.

Ce ne serait pourtant pas encore très simple, ni même d’une réalisation facile, de quelque puissance qu’on dispose. D’abord, les Allemands n’ont pas assez du chemin de fer d’Aix-la-Chapelle, le seul de leurs chemins qui entre directement en Belgique, pour tous leurs transports, pour la concentration rapide des forces nécessaires à une grande et délicate opération. Ils sont donc, du premier coup, obligés d’ajouter à la violation de la neutralité belge la violation de l’indépendance hollandaise, en s’emparant d’autorité des voies ferrées qui communiquent du Rhin à la Belgique par le territoire néerlandais, pour suffire à de vastes mouvemens de troupes. C’est déjà une complication des plus sérieuses, la saisissante démonstration d’une prépotence absolue mettant des nations voisines, indépendantes ou neutres, dans l’alternative de se soumettre ou d’être traitées en ennemies. Et si la Hollande refuse de se soumettre, comme elle y paraît disposée ; si, en cédant à la force, elle se replie dans ses lignes, prête à défendre son indépendance, l’Allemagne serait, dès le début, réduite à laisser des corps d’une certaine importance pour contenir une petite et vaillante armée, pour occuper un terrain toujours disputé. La résistance que la Belgique opposerait à son tour, — qu’elle ne pourrait se dispenser d’opposer, sous peine de livrer son indépendance, — fut-elle condamnée à être définitivement impuissante pour la défense de Liège et du cours de la Meuse, elle durerait encore assez pour embarrasser l’envahisseur, pour laisser à l’armée belge la liberté de reprendre des positions nouvelles en couvrant Anvers, en restant sous les armes. Les Allemands auraient à enlever des places, à laisser encore ici des détachemens devant l’armée belge qui ne serait pas soumise. Ils seraient nécessairement ralentis dans leur marche, ils perdraient des jours, c’est-à-dire l’avantage décisif de la rapidité, — et pendant ce temps, on peut supposer que la France se serait hâtée de concentrer des forces suffisantes dans cette zone du nord, sur la ligne de Lille-Valenciennes-Maubeuge, non loin de Givet et de l’Oise. Si l’Allemagne avait pu former une armée de la Meuse sans toucher à son armée principale sur la frontière d’Alsace-Lorraine, la France trouverait à son tour, sans doute, dans ses masses militaires de quoi contenir l’invasion ou peut-être même s’avancer en Belgique pour menacer l’armée allemande en marche. Ce serait la contre-partie de l’opération que prévoyait M. de Moltke dans le cas d’une invasion de la Belgique par la France. De façon que l’intérêt qu’aurait l’Allemagne à gagner rapidement la « trouée » de l’Oise serait contrebalancé par les difficultés de toute sorte qu’elle rencontrerait.

Que résulte-t-il de tout ceci ? Il y a deux ou trois faits sensibles. Il n’est point douteux que la neutralité belge peut toujours être exposée dans le tourbillon de fer et de feu dont elle se sent enveloppée. Elle n’est sûrement pas menacée par la France ; elle pourrait l’être par l’Allemagne, si l’Allemagne cédait à ses instincts de domination plus qu’à la raison. La Belgique veut se défendre elle-même : on peut croire qu’elle n’y manquera pas, que tout ce qu’elle fait n’a point d’autre objet. Une de ses plus sérieuses garanties, au demeurant, est dans les difficultés que se créeraient les envahisseurs, et c’était, sans aucun doute, la pensée d’un des militaires les plus distingués de la Suisse, du colonel Ferdinand Lecomte, qui a dit, avec une impartialité peut-être un peu optimiste : « La Belgique est protégée par l’intérêt bien entendu des généraux et des hommes d’Etat allemands aussi bien que des généraux et des hommes d’État français, et par le bon sens qu’on est en droit de leur supposer d’après leurs antécédens. » On verra bien à la « prochaine guerre, » pour parler le langage du major belge Girard, ce que vaudra le bon sens dans les conseils des instigateurs de conflits.


II

On verra, à l’extrémité occidentale de la frontière, ce qui en sera de la neutralité de la Belgique, comme on verra à l’extrémité opposée, à l’est, ce qui en sera de la neutralité helvétique. Ici, à la vérité, c’est une autre question, ou du moins si les principaux élémens sont les mêmes, si les adversaires que la fatalité des conflits peut mettre en présence sont les mêmes, les conditions topographiques, politiques et militaires sont sensiblement différentes.

Par son histoire et ses traditions, par ses mœurs, par sa position centrale et bastionnée, par son organisation fédéralisée et nécessairement défensive, la Suisse semble faite pour être une neutralité, et cette neutralité alpestre, placée entre quatre ou cinq États, semble gardée par la nature, par le courage d’un peuple énergique en même temps que par le droit diplomatique. Cela ne veut pas dire que la Suisse ait été toujours à l’abri des violations de territoire et qu’elle ne puisse être encore exposée à subir le contrecoup des grandes guerres. On connaît l’exemple le plus décisif. Lorsque la coalition de 1813, se resserrant par degrés sur la France, arrivait d’un côté sur la Meuse, de l’autre au pont de Bâle, le chef des armées autrichiennes, le prince de Schwarzenberg, n’hésitait pas à inonder la Suisse de ses soldats pour prendre la France à revers, par le Jura et par le Rhône, tandis qu’un autre corps devait s’avancer par le Simplon. Chose curieuse ! l’empereur Alexandre Ier, qui s’était d’abord engagé, par une sorte de chevalerie, à faire respecter l’indépendance suisse, avait commencé par se révolter contre la résolution du généralissime autrichien, et quand on lui disait que tout était fini, qu’on était entré en Suisse, il se bornait à gémir et il se résignait en disant : « Ce qui est fait est fait. Au point de vue militaire, l’opération est bonne… Marchons droit au but et ne parlons plus de cela[7] ! » Tous les chemins étaient bons pour marcher sur la France. A rester dans le vrai, cependant, on pourrait dire que la Suisse, organisée comme elle l’était, depuis 1802, par la souveraine médiation de l’empereur, protégée et plus ou moins dominée par la France, n’était qu’une neutralité fictive ou vassale ; œuvre d’un tout-puissant génie, elle faisait pour ainsi dire partie du système napoléonien et, dès lors, ces violations de territoire pouvaient, jusqu’à un certain point, se couvrir d’un prétexte spécieux. Par le fait, la vraie neutralité, la neutralité moderne de la Suisse date de 1815, des traités qui l’ont reconnue et définie, qui l’ont en quelque sorte incrustée dans le droit public, en lui donnant la sanction collective de toutes les puissances de l’Europe. L’État helvétique sortait du congrès de Vienne agrandi de territoire, — il passait de dix-neuf à vingt-deux cantons, par l’annexion du Valais, de Genève, — fortifié, confirmé dans ses privilèges d’inviolabilité traditionnelle, fixé dans ses conditions nationales et extérieures. C’est la Suisse, telle qu’elle a existé depuis, reconnue comme fédération de cantons souverains, libre dans sa vie intérieure, diplomatiquement indépendante et, en définitive, jusqu’ici respectée.

Tel a été pourtant cet état nouveau qu’il a toujours eu un point vulnérable, une fissure par où ont pu pénétrer les influences étrangères, et même les excès de prépotence. L’Europe s’était liée envers la Suisse par une garantie collective de « neutralité perpétuelle. » La Suisse, à son tour, s’était liée envers l’Europe par un « pacte fédéral » accepté dès l’origine, représenté comme une condition de la neutralité ; elle s’était engagée, on l’a toujours interprété ainsi, à rester un État paisible et neutre, à ne devenir jamais un foyer d’agitations et de propagandes, un danger pour ses voisins, soit par ses révolutions intérieures, soit par l’abus du droit le plus précieux de son indépendance séculaire, le droit d’asile. C’est de là que sont venus, depuis trois quarts de siècle, les malentendus et les complications, lorsque la Suisse a voulu réformer ses institutions intérieures ou a paru quelquefois être un camp de révolutionnaires de tous les pays, de réfugiés compromettans. C’est ce qui a provoqué périodiquement, en 1831, en 1836, surtout en 1847, des querelles assez vives entre la Suisse libre et les puissances conservatrices qui la menaçaient de leurs interventions, qui ne cessaient de lui rappeler qu’à éluder les obligations de la neutralité, elle risquait d’en perdre les droits et les avantages. C’est le prétexte dont s’est armée récemment encore l’Allemagne, à l’occasion de ce qu’on a appelé l’incident Wolgemuth. Le fait est que l’Allemagne a profité de la plus vulgaire des aventures, de l’expulsion d’un de ses agens secrets, pour faire le procès de la Suisse, de ses autorités, de sa police, de ses prétendues tolérances pour les socialistes ennemis de l’empire, du droit d’asile lui-même, — et pour finir par déclarer « caduques » les lois de neutralité.

La diplomatie allemande n’a dit, sans doute, en cela rien de nouveau ; elle n’a fait que reprendre le vieux thème des cabinets d’un autre temps. Seulement, quand les puissances conservatrices menaçaient autrefois la Suisse, c’était assez platonique : on se bornait à des interventions morales, sans méconnaître l’autorité du droit européen et des traités, — sans mettre en doute le principe de l’inviolabilité helvétique. Les rivalités des grands États, les divisions d’intérêts et de politiques, faisaient la sûreté de la Suisse. Aujourd’hui, quand le tout-puissant chancelier de Berlin dénonce pour ainsi dire les lois de neutralité et semble se délier d’avance, c’est un acte d’une bien autre portée, bien autrement menaçant, parce que les conditions ne sont plus les mêmes. Des traités qui ont reconstitué autrefois l’Europe, il ne reste presque plus rien. De nouveaux États se sont formés. Le vieil équilibre a perdu ses garanties. L’Allemagne unifiée, qui touche au pont de Bâle, pèse sur la Suisse du poids de sa propre puissance et du poids de ses alliances, — de l’Italie nouvelle, qui, de son côté, touche aux passages des Alpes. De sorte que la Suisse se trouve enserrée, par ses frontières du nord et de l’est, entre l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, trois puissances liées par de secrètes obligations militaires, campées au tour du territoire helvétique, — pacifiques pour l’instant, si l’on veut, mais sûrement décidées d’avance à ne pas s’arrêter devant une neutralité gênante, le jour où elles se croiraient intéressées à aborder la France par cette frontière. Par un jeu singulier des choses, après trois quarts de siècle, elle se retrouve au point où elle était le 1er janvier 1814, au moment de l’entrée des Autrichiens, avec cette différence, toutefois, que la France, pour sa part, ne donne aucun prétexte, — que la Suisse a grandi, s’est fortifiée dans l’intervalle, et que ni le pont de Bâle, ni les passages des Alpes ne resteraient sans défense.

Ce qui fait la gravité de cette situation nouvelle, c’est que le droit ne compte plus. L’intérêt du moment, la force, l’imprévu, seuls semblent appelés à décider des événemens. La question est de savoir ce qui sortira de cette situation, ce que seront les événemens, dans quelle mesure la Suisse pourrait y être entraînée et y jouer un rôle. Il y a un premier point sur lequel on ne peut se méprendre. Si depuis 1815 tout a changé dans les rapports des états, dans les conditions générales de l’équilibre en Europe, tout a changé aussi dans la république des Alpes. Lorsque les armées de la coalition se présentaient à la frontière du Haut-Rhin à la fin de 1813, une partie du pays, toute pénétrée encore de l’esprit d’ancien régime, ennemie de l’ordre nouveau créé par la révolution et par la médiation napoléonienne, gagnée d’avance à la cause de l’Europe en armes, se tournait déjà vers les alliés. La Suisse d’ailleurs, l’eût-elle voulu, n’avait pas de forces suffisantes pour jouer avec quelque efficacité son rôle d’état neutre. On avait pu à grand’peine au dernier moment réunir une douzaine de mille hommes pour faire figure sur la frontière de Bâle à Schaffhouse, et à la première sommation, l’officier chargé de commander ces forces se hâtait de se retirer, — sans tirer un coup de fusil, en disant à ses soldats : « Vous n’avez pas été appelés aux armes pour attirer sur notre pays les charges et les malheurs de la guerre ni pour forcer par une résistance stupide et inutile les puissances à nous traiter en ennemis[8]. » Politiquement la Suisse était aux alliés, militairement elle était sans défense. C’est en cela justement que tout a changé depuis la capitulation de Bâle le 2 décembre 1813 !

La vieille Suisse est devenue par degrés, par une série d’évolutions et de transformations intérieures, une Suisse nouvelle, plus concentrée, fortifiée par plus d’un demi-siècle de vie libre et neutre. Chose singulière ! Cette république des Alpes se compose par le fait de nationalités diverses ; elle a une partie italienne par le Tessin, une partie française par la Suisse romande, et une partie allemande, et tout cela fondu, uni par un lien volontaire, forme une nation qui n’est ni allemande, ni française, ni italienne, une nation originale, solide, alliant à la vieille fierté helvétique un sentiment tout moderne de son indépendance et de son inviolabilité. On l’a vu récemment, lorsque l’Allemagne a voulu peser d’une main trop lourde sur cette indépendance, le conseil fédéral a maintenu sans jactance, sans faiblesse, tranquillement, ses droits, et il avait, on le sentait, le pays tout entier pour complice. La Suisse ne serait plus désormais paralysée par les divisions intérieures et elle a sûrement la volonté de se défendre. Elle a de plus aujourd’hui des forces militaires assez sérieuses, une armée suffisamment organisée pour sa destination défensive, une armée naturellement appropriée à un pays de démocratie, à ses mœurs, à ses traditions, à ses conditions géographiques.

C’est, si l’on veut, moins une armée qu’une grande milice embrassant la nation tout entière, formée d’un premier ban ou « élite, » et d’une landwehr. Telle qu’elle est cependant, milice ou armée, elle comptait, d’après les derniers recensemens, un peu plus de 100,000 hommes pour « l’élite, » et un nombre à peu près égal pour la landwehr. Avec le dernier ban, le landsturm, le chiffre s’élèverait même sensiblement sans représenter à la vérité une force de plus. Le nerf est dans « l’élite » et la landwehr. Cette masse de plus de 200,000 hommes, qui n’est elle-même appelée que partiellement et pour peu de temps, peut sans doute avoir les inconvéniens des milices ; elle n’a pas l’expérience et la cohésion que donne le service permanent. On s’est efforcé d’y suppléer par les institutions qui sont comme les ressorts nécessaires des armées, par la fixité de l’organisation supérieure. La Suisse a un état-major fédéral concentrant toutes les affaires militaires, des divisions constituées d’avance, des règlemens préparés et appliqués par des chefs d’élite, un corps d’officiers zélés et dévoués à leur métier, une artillerie instruite de près de cinquante batteries, de 300 bouches à feu, tous les services qui ne s’improvisent pas. Elle a pour ainsi dire les cadres où entrerait au premier appel toute une population naturellement trempée pour la guerre, préparée par un système d’éducation militaire graduée et d’exercices périodiques, animée du plus énergique sentiment d’indépendance[9]. Les chefs de la défense suisse pourraient sans aucun doute répéter aujourd’hui ce que le vieux général Dufour écrivait il y a vingt ans déjà, au moment de la crise de 1870, à l’empereur Napoléon III : « Nous possédons une armée de plus de cent mille hommes bien équipés, bien armés et soutenus par une landwehr qui a aussi à peu près cent mille hommes. Nos canons sont tout prêts à entrer en ligne… Outre nos écoles, nos sociétés militaires, tous nos moyens de défense, nous pouvons compter sur la résolution bien arrêtée dans le cœur de chaque citoyen de défendre notre neutralité et notre indépendance, de quelque côté que l’orage puisse fondre sur nous… » C’est un premier élément avec lequel il faut compter. La Suisse ne serait pas prise au dépourvu par des événemens dont elle n’est pas maîtresse, mais devant lesquels elle a la volonté et les moyens de se conduire en nation libre.

Cela dit : raisonnons pour la Suisse comme pour la Belgique. De quel côté et à quel propos peut-il y avoir un danger pour cette indépendance helvétique si bien et si heureusement disposée à se défendre elle-même ? Entre les quatre puissances limitrophes, touchant à la Suisse par le Jura et la Savoie, par le Rhin et le lac de Constance, par le Vorarlberg, par les Alpes, ce n’est sûrement pas la France d’abord qui peut songer à se jeter violemment en pays neutre. C’est bon à dire ou à faire dire dans quelques gazettes allemandes. Depuis trois quarts de siècle, à la rigueur on a connu des instans où un des nombreux gouvernemens français a pu être soupçonné d’avoir des desseins inquiétans sur la Belgique ; à aucun moment que nous sachions, on n’a supposé que notre nation voulût rentrer dans le département du Léman, et aujourd’hui moins que jamais assurément la France pourrait avoir l’arrière-pensée de faire violence à la Suisse, ne fût-ce que pour traverser son territoire. Ce serait de sa part transformer du premier coup un peuple ami en ennemi ou en allié de l’ennemi, et détruire de sa propre main une neutralité qui est son bouclier. Pourquoi la France épuiserait-elle une partie de ses forces pour s’ouvrir, à travers mille difficultés, un chemin qui l’éloignerait de ses vrais champs de bataille et ne la conduirait à rien ? Il y a eu des temps où l’on a pu jusqu’à un certain point comprendre cette tentation de passer par la Suisse pour gagner le Danube, pour se jeter entre les armées autrichiennes de Souabe et d’Italie. Une marche sur Vienne était un objectif de guerre, parce que Vienne était alors le centre de l’empire et de la puissance, parce que là on pouvait se promettre de trancher le nœud des grands conflits. C’est la clé de quelques-unes des campagnes de la révolution ! A l’heure où nous sommes, Vienne n’est plus que la capitale de l’Autriche-Hongrie ; c’est Berlin qui est le centre de la puissance impériale, de la prépondérance, et ce n’est pas par la Suisse qu’on va à Berlin. On ne ferait, par ce détour, que s’agiter sans profit, mais non sans péril, provoquer les hostilités helvétiques, s’exposer à avoir des communications toujours menacées, peut-être coupées, rejeter enfin, même en cas de succès, les armées allemandes sur le centre de leurs forces et de leurs ressources, le sud sur le nord. On ne déciderait rien, et pour une campagne excentrique on aurait sacrifié ce qui est l’intérêt permanent, la tradition de la politique française, — la neutralité et l’amitié de la Suisse !

La vérité est qu’entre les deux pays il n’y a que des raisons de confiante intimité, que la France n’a aucun intérêt à menacer ou à blesser la Suisse, qu’elle a au contraire le plus sérieux intérêt à se sentir couverte par ce qu’un ministre d’autrefois appelait un « rempart de rochers, de glaces et de braves gens. » Elle est singulièrement intéressée à avoir au-devant d’elle sur sa frontière, une Suisse forte, armée, solidement retranchée dans ses montagnes. L’amitié avec ces gardions des Alpes est une de nos plus vieilles traditions. Tous nos gouvernemens, quand ils ont été prévoyans, ont eu pour règle d’éloigner les interventions du territoire helvétique, de respecter et de faire respecter une neutralité dont ils sentaient le prix. Il y a longtemps déjà, dans un des plus sérieux débats parlementaires, M. Thiers disait avec sa vivacité lumineuse : « Connaissez-vous toute l’importance de la frontière suisse ? .. Savez-vous bien que, quand nous avons la guerre avec le continent, notre frontière qui commence à Nice et à Antibes, qui passe près de Grenoble, près de Genève, qui rejoint après Genève le Jura, en suit les crêtes jusqu’à Bâle, de Bâle suit le Rhin jusqu’à Mayence,.. savez-vous bien que notre frontière a une étendue de trois cents lieues ? Quand nous sommes obligés de répartir nos forces sur cette ligne de trois cents lieues, nous sommes faibles partout. Si, au contraire, au milieu de cette ligne, il y a une portion interceptée par une neutralité puissante, celle de la Suisse, nos forces, cessant d’être disséminées, recouvrent toute leur puissance… » C’est le mot toujours vrai de la politique française. Il se peut que, dans la pensée des réorganisateurs de l’Europe au congrès de Vienne, la Suisse nouvelle fût créée et reconstituée contre la France. La force des choses a rétabli la vérité des situations, en faisant de cette neutralité indépendante à laquelle la Suisse est si justement attachée la garantie la plus réelle et la plus utile de la France elle-même.

A la rigueur, il y a entre les deux pays, il est vrai, un point obscur et peut-être délicat, qui tient à une question demeurée incertaine, à une confusion de droits ou de juridictions sur la frontière de la Suisse et de la Savoie. C’est un fragment de l’œuvre de 1815 subsistant dans ce coin de terre. On sait ce qui en est. Les auteurs des traités de 1815, en créant ou en consacrant la neutralité helvétique, ont cru devoir la compléter par la neutralisation d’une zone qui s’étend au sud du lac Léman, qui comprend une partie du Chablais et du Faucigny limitée par une ligne allant d’Ugine par le lac du Bourget à Saint-Genis sur le Rhône. La combinaison était singulière. Le roi de Sardaigne rentrait en souverain dans ses anciennes provinces : la Suisse de son côté, à défaut de l’annexion du Chablais et du Faucigny qu’elle aurait désirée, obtenait une sûreté plus fictive que réelle par la neutralisation d’une partie de ces provinces qu’elle avait le droit, sinon l’obligation d’occuper militairement en temps de guerre. C’est la légalité diplomatique qui a duré près d’un demi-siècle sans bruit, sans difficultés sérieuses entre la confédération et le gouvernement de Turin. Du jour où, par une suite inévitable de la guerre d’Italie, le Piémont a cédé la Savoie à la France, la Suisse s’est émue de ce nouveau voisinage, d’une modification territoriale qui à tout prendre cependant ne changeait rien, puisque la cession n’avait été consentie et acceptée que dans les conditions fixées par les traités de 1815. La Suisse a craint évidemment quelque danger pour sa sûreté, pour ses droits, dans les pays neutralisés. Elle s’est adressée à l’Europe, qui s’est retranchée dans la réserve ; elle s’est adressée aussi à la France, qui n’a jamais refusé de négocier avec elle de nouveaux arrangemens. Le fait est que, la première émotion apaisée, les choses en sont restées là, que la Suisse a traversé des crises sérieuses comme celle de 1870 sans avoir à souffrir dans son indépendance, sans se croire obligée d’exercer son droit d’occupation militaire dans les territoires neutralisés.

On ne peut se dissimuler néanmoins que la question reste entière, — d’autant plus délicate qu’elle peut se réveiller à tout instant comme elle s’est réveillée il n’y a pas longtemps encore à propos de quelques travaux entrepris par la France sur le Mont-Vuache pour mettre à l’abri le fort de l’Écluse, — qu’elle peut être aussi perfidement exploitée par des passions étrangères pour exciter la Suisse contre la France[10]. Plusieurs fois déjà, entre Berne et Paris, il y a eu des négociations manifestement engagées avec les intentions les plus conciliantes ; elles n’ont pas réussi, ou du moins jusqu’à présent elles n’ont réussi qu’en partie : les dernières sont de 1888[11]. La difficulté peut être épineuse, elle n’est point sans doute insoluble, à ne voir que les intérêts essentiels des deux pays. Que la Suisse, dans le sentiment de son indépendance et d’une impartiale neutralité, tienne à ne pas laisser affaiblir ses droits, même là où elle est le moins menacée ; qu’elle veuille pouvoir faire face de toutes parts sur la frontière de Savoie comme sur ses autres frontières, rien certes de plus simple, et la France pour sa part, dans les négociations qui ont été suivies jusqu’ici, lui a bien prouvé par des actes précis, par des déclarations renouvelées, qu’elle n’entendait pas se dérober à ses obligations. Il n’est pas douteux, d’un autre côté, que la France est intéressée à n’être pas prise au dépourvu sur un des points les plus vulnérables de ses frontières, qu’elle a le droit de se préoccuper d’une situation où une puissance nouvelle qui tient les revers orientaux des Alpes, qui est liée à une autre puissance nouvelle maîtresse du nord, peut porter en vingt-quatre heures ses avant-gardes d’Aoste aux défilés du Valais, dans la vallée supérieure du Rhône. C’est là le nœud de la difficulté. La solution qui pourrait concilier ou sauvegarder tout serait peut-être que la Suisse réalisât son projet d’élever une fortification permanente vers Martigny ou Saint-Maurice, dans le bas Valais, — là justement où passait le premier consul en 1800. Ce serait de la part de la Suisse un acte de pleine souveraineté, d’indépendance, protégeant sa neutralité, — aussi bien contre la France d’ailleurs que contre l’Italie, — fait pour donner à réfléchir à tous les envahisseurs. Le pavillon fédéral hissé sur les bastions de Saint-Maurice serait un engagement moral et matériel qui couperait court à toutes les incertitudes du premier moment et déconcerterait toutes les tentatives de surprise.

Ce serait l’intérêt de la Suisse, ce serait aussi l’intérêt de la France, qui ne peut avoir dans cette affaire ni arrière-pensée, ni préméditation suspecte. Il n’y a qu’une circonstance où la France pourrait être brusquement déterminée à passer la frontière pour se porter sans plus attendre aux défilés du Valais et du Chablais ou ailleurs, selon les événemens : ce serait si la neutralité de la confédération était déjà méconnue ou offensée par une attaque de vive force ; mais alors tout serait changé. La France, en se portant sur les points menacés, userait du plus simple des droits ; en se défendant elle défendrait la Suisse elle-même, — et c’est ici une autre face de la question : c’est l’hypothèse d’une violation de territoire accomplie par d’autres puissances.

Cette éventualité est-elle si invraisemblable ? Elle n’a sûrement rien d’impossible. Elle n’aurait rien de nouveau ni d’inattendu pour les états-majors des armées voisines qui n’en sont pas à étudier les conditions et les chances d’une marche en pays neutre ; elle pourrait même être la conséquence prévue, calculée, inévitable, des alliances militaires qui enveloppent la Suisse. Que l’Allemagne se défende de toute intention d’hostilité pour le moment, c’est possible ; toujours est-il que, depuis bien des années déjà, on peut suivre du regard une sorte de travail de pénétration des influences allemandes dans la république helvétique : travail stérile sur certains points, plus heureux sur d’autres et toujours actif. Si les Allemands, malgré quelques tentatives, n’ont pas réussi à s’introduire par leurs conseils, par leurs instructeurs, dans les affaires militaires de la confédération, ils ont eu plus de succès dans les affaires de chemins de fer. Par le fait, les financiers allemands sont à l’heure qu’il est les maîtres, — financièrement bien entendu, — de la plupart des voies ferrées de la Suisse. Ils ne disposent pas seulement de la ligne du Saint-Gothard ; ils ont la main, — par la compagnie du Jura-Berne-Lucerne, sur le nord du Jura, — par la compagnie de la Suisse occidentale Simplon, sur le midi, — par la fusion récente de ces deux compagnies sur les communications entre la France et l’Italie : ils ont aussi la plus grande partie des actions d’une autre ligne qui communique avec le Vorarlberg autrichien. Ils sont partout, ils tiennent tous les fils de ce vaste réseau ferré qui pourrait certes avoir une importance militaire.

C’est une sorte d’invasion financière d’autant plus significative qu’elle coïncide avec la prétention à peine déguisée, — l’incident Wolgemuth l’a prouvé l’an dernier, — d’avoir en Suisse une police secrète organisée, tolérée ou protégée par les pouvoirs fédéraux, et avec la déclaration de déchéance éventuelle que la diplomatie de Berlin a laissée suspendue sur la neutralité helvétique. Les Suisses ne se méprennent ni sur le sens, ni sur le danger de ce travail et de ces manifestations dont ils se sont émus, non sans raison, et contre lesquels ils semblent résolus à se tenir en garde. La question est de savoir si l’Allemagne, profitant de ses avantages et de sa puissance, croirait utile, en cas de guerre, de vaincre les résistances qu’elle rencontrerait et de passer outre. Tout peut dépendre des circonstances et des conditions dans lesquelles s’engagerait une lutte nouvelle.

Entrer en Suisse, si on en a la pensée, ne serait peut-être pas la difficulté. L’Allemagne a sur le Rhin suisse la frontière la plus accessible, la plus facile à forcer en même temps que la moins étendue. Le jour où elle le voudrait, où elle emploierait les moyens nécessaires, avec les chemins de fer dont elle dispose sur son propre territoire, elle pourrait amener devant Bâle des troupes suffisantes, une véritable armée, et s’ouvrir une route, dût cette route lui être disputée comme elle le serait infailliblement. A voir les choses de plus près, cependant, les Allemands auraient-ils un avantage réel à se jeter dans une opération qui commencerait par une brutale violation du droit et ferait d’un petit peuple justement fier de son indépendance un ennemi ? L’Allemagne, en empruntant le territoire suisse, ne pourrait avoir qu’un objectif : tourner les défenses de Belfort et du Lomont, marcher par Delemont, forcer les passages du Jura pour se porter sur le Doubs et de là tenter de gagner la Saône, la région entre Lyon et Paris. Soit, tout est possible ; mais enfin l’Allemagne, pour réaliser son plan, serait obligée de détacher de son front de bataille de la Meuse ou de la Moselle une armée considérable qu’elle engagerait dans un mouvement assez excentrique, loin de ses grandes concentrations. Cette armée, livrée à elle-même en pays ennemi, aurait à garder ses communications ; elle aurait à compter avec les défenses françaises qui ne sont pas toutes à Belfort et au Lomont, avec une armée française qui l’attendrait ou irait au-devant d’elle ; elle aurait aussi à compter avec l’armée suisse, qui ne resterait pas immobile sur son sol envahi. De sorte que, tout bien vu, s’il ne s’agissait que d’une guerre circonscrite entre l’empire allemand et la France, l’Allemagne n’aurait peut-être pas un intérêt bien évident à se jeter dans une diversion qui ne serait pas sans péril.


III

Disons le mot. La vérité est qu’il ne peut pas y avoir, à l’heure qu’il est, de guerre circonscrite. L’Idée d’une marche à travers la Suisse se lie évidemment aux combinaisons diplomatiques qui font de l’Italie, de l’Italie encore plus que de l’Autriche, l’alliée active de l’Allemagne dans cette zone. C’est la triple alliance qui est le danger pour la neutralité suisse, puisque le territoire helvétique est le point nécessaire de jonction des deux armées destinées à se rencontrer pour aborder ensemble la frontière française du nord du Jura au Rhône, puisque l’Italie a accepté de joindre ses armes aux armes allemandes. C’est là le vrai problème, et pour tout dire, on ne peut que difficilement saisir le secret de cette intervention de l’Italie, qui, loin de simplifier les choses, ne ferait que les compliquer et les aggraver. Le motif du rôle qu’a pris l’Italie échappe réellement.

Lorsqu’en effet le chancelier de Berlin, préoccupé de défendre son œuvre, met toute son habileté à augmenter ses forces et à étendre ses alliances, lorsque, avec son pénétrant génie, il s’étudie à former ce qu’on appelle la ligue de la paix et ce qui n’est que la garantie de ses conquêtes, c’est tout simple ; on sait quelle est sa pensée ou son arrière-pensée, quel est son intérêt. On ne voit réellement pas jusqu’ici quel intérêt a eu l’Italie à se lier pour assurer à l’Allemagne l’Alsace-Lorraine, à accepter la solidarité d’une cause qui lui est étrangère ? Est-ce pour sa défense qu’elle est entrée dans cette alliance ? Il n’est pas un esprit sensé qui ne voie qu’elle n’est menacée ni dans son existence ni dans ses droits de nation, et que la France est la dernière puissance dont elle ait à redouter les agressions. S’est-elle décidée par l’espoir d’obtenir quelque avantage, Trieste, par exemple ? il n’est pas un politique clairvoyant qui ne comprenne que le jour où le port de Trieste échapperait à l’Autriche, il serait revendiqué par l’Allemagne elle-même, qui n’a pas d’autre débouché sur l’Adriatique, sur les mers du midi. Le reste ne vaut pas d’être pris au sérieux et ne peut être que la suite de ce qu’un éminent Italien, patriote de la première heure, a récemment appelé avec une spirituelle justesse la « mégalomanie. » C’est donc tout gratuitement que l’Italie nouvelle s’est placée dans cette situation où sans raison, sans nécessité, elle peut être entraînée à tourner ses armes contre la France, et, pour atteindre la France, à violer la neutralité d’une nation indépendante. Qu’elle le veuille ou qu’elle ne le veuille pas, le jour où la guerre éclaterait, si elle doit éclater avant l’expiration des traités par lesquels elle s’est liée, l’Italie serait obligée de marcher. C’est le résultat de sa diplomatie ; c’est l’explication de ses armemens, de ses dépenses, de son attitude, de son impatience agitée. On peut le déplorer pour la nation elle-même ; on peut espérer que cette phase de politique compromettante sera sans durée : pour le moment c’est ainsi !

Quelle force réelle et effective peut porter l’Italie dans les affaires communes de cette alliance centrale à laquelle elle s’est provisoirement donnée et dont un des objectifs est manifestement la France ? C’est une force sans doute des plus sérieuses, dont il serait puéril de méconnaître la valeur. L’Italie nouvelle, qui, après tout, ne date que de trente années, a fait évidemment depuis vingt ans, particulièrement depuis dix ans, les efforts les plus énergiques pour se créer un état militaire proportionné à, ses ambitions, pour se mettre, comme on dit, « à la hauteur » des autres puissances.

Aux premiers momens de sa renaissance, l’Italie avait surtout une préoccupation intérieure, une idée politique dans ses affaires militaires. L’armée était pour elle une école d’esprit national ; elle n’a pas cessé de l’être, puisque même encore, à l’heure qu’il est, le gouvernement italien a soin de fondre dans ses régimens des hommes de toutes les parties de la péninsule, des cinq grandes régions entre lesquelles est partagé le royaume. Depuis, parlement et ministères n’ont certes rien négligé, rien ménagé pour étendre et perfectionner le système militaire du pays par de nouvelles lois de recrutement, par l’institution du service universel, par le développement des armes spéciales, par l’organisation permanente de toutes les forces nationales en douze corps d’armée. Et de fait l’Italie a aujourd’hui une armée qui compte plus de 300 bataillons d’infanterie, les régimens alpins, formés à la guerre de montagne, près de 150 escadrons de cavalerie, 24 régimens d’artillerie. Elle y a ajouté une milice de réserve, une milice territoriale[12]. Elle ne s’est pas bornée à former un personnel de combat ; elle s’est occupée de ses chemins de fer, de ceux qui pourraient servir aux concentrations de son armée, aux mouvemens stratégiques. Elle a poussé une de ses lignes nouvelles, d’Ivrée à Aoste, d’où elle peut jeter rapidement des troupes en Savoie et en Valais. Plus récemment encore, elle a ouvert une ligne qui va de Novare à Domo d’Ossola aux approches du Simplon. C’est là justement un des traits caractéristiques de ce travail poursuivi depuis quelques années : l’Italie a passé par degrés de ce qu’on pourrait appeler l’état défensif à un état semi-offensif. Les grandes préparations militaires sont dans la vallée du Pô, les chemins de fer vont aux pieds des Alpes. C’est tout simple : les efforts militaires vont où va la politique.

Oui, assurément, l’Italie a beaucoup fait et pour son armée et pour sa marine, dont les budgets ont passé en moins de quinze ans, l’un de 172 millions à 310 millions, l’autre de 37 millions à 115 millions. Seulement, tout cela est un peu précipité, assez décousu et ressemble à une œuvre improvisée par une nation jeune qui a hâte de devenir une grande puissance, d’entrer dans un grand rôle. On peut se demander si, dans la pratique, au début d’une guerre, il n’y aurait pas de singuliers mécomptes, si les mobilisations italiennes ne souffriraient pas de ce qui a été une idée heureuse en politique, du mélange des hommes de toutes les ; régions, si les chemins de fer suffiraient aux grandes concentrations qu’on médite. Le jour où l’alliance commanderait, où l’Italie se trouverait engagée sur toute la chaîne des Alpes et pourrait être brusquement appelée à rallier une armée allemande en pleine Suisse, qu’arriverait-il ? C’est une autre question.

Ce serait le moment de l’épreuve décisive, le moment des résolutions sérieuses et de l’action. On peut supposer que la France ne serait pas prise au dépourvu, pas plus que la Suisse, que l’une et l’autre, quoique dans une mesure différente, seraient prêtes à attendre de pied ferme les événemens. Laissons de côté, si l’on veut, cette partie de la frontière alpestre qui va du Mont-Blanc à la mer de Nice. Les attaques par le Var n’ont jamais été des plus heureuses. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a dit que la route de Provence était le coupe-gorge des invasions. Le vaillant et opiniâtre Suchet le prouvait lorsqu’en 1800 il retenait, avec une poignée d’hommes, devant le pont du Var, une partie de l’armée autrichienne, tandis que l’armée de réserve, conduite par Bonaparte à travers le Saint-Bernard, descendait dans la plaine du Piémont pour courir à Marengo[13]. Dans le reste des Alpes remontant au Mont-Blanc, la France, par les positions qu’elle occupe, par les défenses nouvelles qu’elle a élevées à Briançon, autour de Grenoble, aux débouchés de la Tarentaise et de la Maurienne, pourrait, même avec peu de monde, interdire tous les passages. La guerre, dans cette zone, ne serait, d’après toutes des apparences, qu’une chicane de frontières. Les événemens ne se reproduisent jamais sans doute de la même manière. L’habile et heureuse stratégie que le maréchal de Berwick déployait dans cette région en 1709 ne s’accorderait plus peut-être avec les circonstances. Il suffirait de s’inspirer des mêmes principes pour assurer, avec le même succès, la défense de cette partie des Alpes. Ce n’est pas là que les vraies opérations s’engageraient. C’est aux pieds des Alpes suisses que commenceraient les affaires sérieuses pour une armée italienne qui voudrait se relier aux Allemands entrés par Bâle ; et sans méconnaître la valeur de cette armée, on peut dire que pour son coup d’essai elle s’est donné une rude besogne, qu’elle pourrait être exposée à quelque mécompte.

Avant même d’être aux pieds des Alpes, l’Italie aurait à subir une première épreuve, délicate pour toutes les puissances militaires, particulièrement difficile pour un état né d’hier, celle de la mobilisation. Quelques soins qu’aient mis depuis quelques années les Italiens à perfectionner leur organisation, ce serait pour eux une grosse affaire de mobiliser d’un jour à l’autre une grande armée dans les conditions d’un recrutement compliqué et d’avoir à transporter cette armée du midi au nord par des chemins de fer qui, sauf les plus récens, ne sont pas conçus pour la guerre, qui n’ont le plus souvent ni doubles voies, ni garages suffisans, ni l’outillage nécessaire[14]. Les chefs militaires ne l’ignorent pas. Il y aurait presque fatalement des lenteurs, des à-coups qui, dans tous les cas, excluent toute action rapide. Ce serait déjà un beau résultat si tout était débrouillé, si on avait, dans la vallée du Pô, quatre ou cinq corps d’armée prêts à entrer en campagne avant un mois. Une fois ces premières difficultés vaincues, les corps italiens sont aux pieds des Alpes ; ils sont à Aoste, à Domo d’Ossola et vers le Tessin, soit !

Il s’agit maintenant d’aborder le massif, et, de quelque côté qu’ils essaient de s’ouvrir un chemin, les Italiens ne tarderaient peut-être pas à s’apercevoir qu’une nation nouvelle, puissante pour sa propre défense, ne se donne pas sans péril le luxe d’une guerre offensive, d’une invasion en pays neutres. Au demeurant, aujourd’hui comme autrefois, dans cette zone des Alpes suisses, il n’y a que trois issues par où l’on puisse pénétrer : le Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard. Les Italiens tenteraient vraisemblablement de forcer les trois passages pour porter leurs masses en pleine Suisse. Ce ne serait pas commode. Depuis l’époque, — 1800, — où l’un des officiers français les plus experts dans la guerre de montagne, l’habile Lecourbe, écrivait sur la défense de cette partie des Alpes des notes qui ont gardé tout leur intérêt militaire, les circonstances, il est vrai, ont changé. Les routes sont devenues plus praticables. Des montagnes ont été percées. Les moyens d’attaque sont plus puissans qu’autrefois. En réalité, pour une invasion venant du Piémont et de la Lombardie, les difficultés ne seraient pas moins grandes qu’elles ne l’étaient autrefois, elles seraient même plus sérieuses sur certains points. Par le chemin de fer, poussé avec intention jusqu’à Aoste, les têtes de colonnes italiennes seraient évidemment en mesure de doubler assez rapidement le grand Saint-Bernard. Elles n’en seraient peut-être pas plus avancées. Elles ne pourraient plus marcher qu’avec lenteur dès qu’elles n’agiraient plus par surprise, — et, pour peu que Martigny eût été mis en état de défense, elles seraient arrêtées en débouchant dans la vallée du Rhône. Elles auraient devant elles Martigny, puis Saint-Maurice. Au Simplon, la vieille route historique, qui date de l’ère napoléonienne, est la ligne tout indiquée d’invasion. Elle n’est que relativement facile. De Domo d’Ossola, qui est un point de concentration italienne, à Brigg, qui est la tête des chemins de fer suisses au-delà du col, la traversée n’est guère que d’une douzaine d’heures pour les voyageurs. Il n’en est plus de même pour une armée nombreuse qui aurait à marcher avec précaution, à traîner tout un matériel, peut-être à disputer son chemin, pour tomber dans cette « longue gaine étroite du Valais, » où elle ne pourrait ni se déployer ni avancer, où rien ne serait plus aisé que de retarder tous ses mouvemens. Au Saint-Gothard, les difficultés seraient bien autrement graves, et le tunnel, dont les deux débouchés sont en territoire suisse, qui va d’Airolo, sur le revers méridional des Alpes, à Goschenen, sur le revers helvétique, ce tunnel ne serait plus une ressource pour un envahisseur. Il faudrait être maître des deux débouchés, et c’est justement depuis quelques années, surtout depuis que la triple alliance existe, une des préoccupations de la Suisse d’organiser la défense de cet épais massif, dont elle fait une sorte de vaste camp retranché embrassant tous les passages, toutes les issues, tous les défilés. Ce n’est plus une fortification isolée, partielle ; c’est tout un système habilement conçu, qui comprend la zone d’Airolo au sud, la vallée d’Urseren au nord, qui, par une série de forts établis au col de la Furca, à Andermatt, à Hospenthal, à Goschenen, commando les sources du Rhône, le Rhin antérieur, la vallée de la Reuss. Si une armée italienne voulait aborder le Saint-Gothard, elle trouverait devant elle, non-seulement le rempart que la nature alpestre oppose à l’envahisseur, mais tout un ensemble de fortifications faisant face de toutes parts, et, pour défendre ces fortifications, une armée sérieuse, accoutumée à la guerre de montagne, combattant pour sa liberté et l’indépendance de son pays. Elle aurait à emporter cette vaste citadelle hérissée de bastions ; tant qu’elle n’en serait pas maîtresse, elle n’aurait rien fait, et les colonnes qu’elle aurait engagées sur d’autres points risqueraient d’être fort compromises[15].

Sans doute, ce n’est pas l’Italie seule qui se chargerait de dompter la résistance suisse, au risque d’aller s’user sans gloire et sans profit sur ces rochers ; elle n’en aurait probablement pas même l’idée, et, si elle se décidait à tenter l’attaque du Gothard, c’est qu’elle y serait obligée par ses alliances, c’est que cette campagne contre la neutralité suisse aurait été combinée avec l’Allemagne. En d’autres termes, tandis que les Italiens essaieraient d’assaillir le Saint-Gothard par le sud, les Allemands, qui seraient entrés plus aisément par Bâle, manœuvreraient de façon à occuper les forces fédérales, à gagner, par le cours de la Reuss, le débouché de la communication transalpine et à faciliter la tentative de leurs alliés. On s’efforcerait de vaincre ou de tourner les résistances pour réaliser en pleine Suisse une jonction qui serait l’objet et le prix de la double attaque combinée ; mais d’abord les Suisses ne seraient pas facilement forcés dans leurs retranchemens. De plus, on peut bien supposer que la France, contre qui cette campagne serait réellement dirigée, ne resterait pas inactive. Elle ne laisserait pas s’accomplir sans combat, sans intervenir elle-même, l’audacieuse violation de la neutralité helvétique. Elle se porterait au secours de la Suisse, dont elle serait l’alliée naturelle pour la défense commune. Puis enfin, la coalition eût-elle quelques succès, eût-elle réussi à opérer la jonction de ses forces sur le plateau central de la Suisse, elle n’aurait pas achevé son œuvre d’invasion. Elle resterait engagée dans un pays mal soumis, avec des difficultés de communications et de subsistances dont elle aurait à tenir compte. Au moment d’aborder la France, l’objectif suprême, elle aurait devant elle une barrière nouvelle, le Jura, une frontière fortifiée depuis Belfort, — au Lomont, aux défilés de Morteau, de Pontarlier, jusqu’au fort de l’Écluse, qui ferme le Rhône au-dessous de Genève. Et pendant ce temps, les événemens se seraient sans doute précipités sur un autre théâtre, décidant de l’issue de la guerre. Cette campagne de diversion à travers la Suisse neutre resterait une complication inutilement sanglante. Elle ne s’expliquerait que par l’intervention de l’Italie, et l’intervention de l’Italie ne s’expliquerait elle-même que par une onéreuse et compromettante nécessité de la triple alliance.


C’est le fond de la question. Par le fait, en admettant même l’extrémité, toujours possible, de nouveaux conflits entre la France et l’Allemagne, on ne voit pas qu’il y ait un intérêt bien sensible, bien pressant pour ces deux grandes nations, pour les armées opposées, à s’attaquer par la Suisse, pas plus que par la Belgique. Il y aurait sûrement plus de difficultés que d’avantages, plus de périls que de résultats décisifs, en Suisse aussi bien qu’en Belgique. Il n’y a qu’une raison intime, profonde : elle est dans cette situation générale, œuvre de la force, où une puissance prépondérante, fixée au centre de l’Europe, pourrait être fatalement conduite, pour la sûreté de sa suprématie, à étendre les hostilités, comme elle s’est efforcée d’étendre ses alliances. On en revient toujours là, parce que c’est toujours là le nœud de la vaste crise où notre vieux continent se débat, dans l’attente des événemens, sans savoir de quel côté ils viendront ni quelle extension ils prendront.

Les mots ont un étrange rôle en politique. Une des plus curieuses et des plus audacieuses fictions contemporaines est certainement de représenter cette alliance centrale, préparée et nouée avec un art profond par le plus habile des hommes, sous le nom de « Ligue de la paix. » C’est devenu le mot d’ordre courant et banal des discours de tous les princes ou ministres de l’alliance qui éprouvent le besoin de faire illusion à leurs peuples, dont ils épuisent les ressources, et un peu aussi, à ce qu’ils croient, au monde. Si on multiplie les armemens sur terre et sur mer, si on compte les soldats par millions, c’est pour mieux protéger la paix et ses bienfaits ! Si on signe des conventions militaires réglant d’avance la coopération des armées, si les états-majors voyagent entre Berlin et Rome, et ont leurs secrets arrangemens, c’est toujours dans l’intérêt de la paix ! C’est la triple alliance qui est la souveraine garantie de la paix ! On le dit à Berlin, on le répète à Vienne et à Rome. C’est le langage officiel, c’est l’apparence ! Au fond, quels que soient les artifices d’une diplomatie accoutumée à déguiser sa pensée, cette combinaison, qu’on dit conçue pour la paix, est le vrai et sérieux danger, la source permanente d’inévitables complications. Née d’une politique de conquête et de suprématie, qui a su s’assurer des complicités, elle est la cause première de cet état d’incertitude et de tension qui n’est pas la guerre, mais d’où la guerre peut sortir à tout instant. Elle n’est pas seulement une menace pour des neutralités qui sont exposées à subir le contre-coup des grandes querelles ; elle a provoqué une sorte de révolution dans les rapports en Europe, des combinaisons nouvelles. En un mot, à la triple alliance a répondu, sinon une autre alliance bien précise, du moins un rapprochement instinctif, nécessaire entre d’autres États qui ont aussi leur droit, leur rang et leur rôle dans les affaires de l’Europe. Parlons plus net : c’est la triple alliance qui a suscité l’idée d’une alliance possible entre la France et la Russie.

Un jour, il y a quelques années déjà, le vigoureux et entreprenant génie qui, depuis un quart de siècle, règne à Berlin, déclarait, non sans une certaine ostentation peut-être calculée, que l’Allemagne, sans compter ses alliés, pouvait envoyer un million d’hommes à sa frontière du sud, un million d’hommes à sa frontière du nord, en gardant un troisième million d’hommes de réserve. Si, par cet étalage superbe des forces allemandes, il croyait en imposer, il dévoilait aussi la double préoccupation qui l’agitait ; il avouait qu’il avait désormais à fixer son regard sur ses deux frontières ; il donnait une sorte d’authenticité retentissante à un fait qui n’était peut-être pas encore aussi réel qu’il semblait le croire, mais qui peut le devenir par la logique irrésistible des événemens : c’est ce fait d’une alliance possible, éventuelle entre la Russie et la France. Ce n’est point, sans doute, qu’entre les deux puissances placées aux deux extrémités du continent il y ait, dès ce moment, des traités, des pactes mystérieux, des combinaisons longuement préméditées. Ce n’est pas, surtout, qu’il y ait à chercher une signification démesurée dans des apparences, dans des démonstrations parfois un peu puériles, dans des affectations de sympathie ou d’intimité auxquelles les gouvernemens restent le plus souvent étrangers. Les affaires des peuples ne se décident pas par de petites ovations de fantaisie, par de petites manifestations sans conséquence. Peut-être y aurait-il, particulièrement pour la France, une illusion trop naïve à croire que la Russie pourrait se laisser entraîner par un goût imprévu pour nous ou capter par des flatteries.

Non, entre la France et la Russie, ce qu’on pourrait appeler l’affinité élective ne compte pas. Une alliance n’est point une affaire de sentiment ou d’imagination ; mais il y a quelque chose de plus sérieux, de plus décisif, c’est la simultanéité des intérêts, c’est la solidarité évidente, inévitable des deux États dans des éventualités qu’on peut prévoir. Il est certain que tout ce qui affaiblirait la Russie ne serait point un avantage pour la France ; il est certain aussi que le jour où la France, éprouvée par de nouveaux revers, serait désarmée, la Russie resterait seule à découvert devant une coalition désormais maîtresse du continent. C’est la triple alliance qui rapproche les deux grands États, qui provoque l’alliance de la Russie et de la France comme un contre-poids nécessaire, en partageant du même coup le continent en deux camps égaux. Ce partage pressenti, connu, redoutable, de forces colossales qui s’observent est peut-être ce qui garantit provisoirement la paix bien plus que la triple alliance ; on hésite visiblement à se heurter. Il y a aussi dans ce seul fait, il faut en convenir, un danger de tous les instans, — et c’est ainsi que l’Europe paie de sa sécurité perdue la rançon d’une politique de conquête, qui, pour se défendre, pèse sur tous les rapports, sur les indépendances les plus modestes comme sur le repos du monde !



  1. C’est un fait à peu près acquis à l’histoire que M. de Bismarck hésitait d’abord à faire entrer dans ses plans l’annexion de Metz. C’est la raison militaire, c’est-à-dire l’esprit de conquête, qui l’emportait ; c’est l’état-major qui avait le dernier mot. M. de Moltke, à ce qu’on a raconté, disait que si on ne gardait pas Metz, il fallait se préparer à avoir 100,000 hommes de plus. Par le fait, avec l’annexion de Metz, on n’a pas moins eu les 100,000 hommes, et même beaucoup plus, et du même coup, une situation singulièrement aggravée. En cela, il est certain que M. de Bismarck, tout en maintenant des exigences déjà bien grandes, puisqu’elles impliquaient toujours pour la France la perte de l’Alsace, se montrait plus prévoyant que le chef d’armée qui a décidé l’annexion de Metz.
  2. C’est un bruit accrédité, en effet, que le roi Léopold II n’était pas étranger à quelques-unes de ces brochures, même pour l’inspiration, à celle de M. Banning, surtout à la brochure anonyme qui a pour titre : la Belgique actuelle, au point de vue commercial, colonial et militaire, programme de politique nationale.
  3. Cette question d’un traité secret, si souvent agitée un peu à tort et à travers depuis quelque temps, a été récemment encore l’objet d’une interpellation dans le parlement de Bruxelles. Le ministre des affaires étrangères, M. le prince de Chimay, traitant assez sévèrement les inventeurs de « renseignemens imaginaires » et de « documens fabriqués, » répondait en disant : « Le gouvernement belge connaît les devoirs que lui impose la neutralité qui lui est garantie, et il les respecte jusqu’au scrupule. Dire qu’il aurait violé ces devoirs par des traités, qu’il aurait pris des engagemens avec ses voisins, c’est inventer une fable ridicule. La Belgique est libre, absolument libre dans les termes des traités qui ont consacré son indépendance. » Tous les hommes politiques belges au pouvoir ou hors du pouvoir tiennent le même langage. On peut dire sans doute que cela ne prouve rien, que, s’il y avait un traité secret, on ne l’avouerait pas ; on peut dire aussi qu’un traité ne répondrait à rien ou serait au moins inutile, que, si on le voulait, on pourrait le signer en un quart d’heure, au moment d’une guerre, sans avoir besoin de se lier d’avance pour toutes les éventualités prévues ou imprévues.
  4. M. le major Girard, dans la vivacité de ses préoccupations militaires et diplomatiques, va évidemment un peu loin ; il veut trop prouver. Il ne se borne pas à soutenir que les nouveaux forts de la Meuse ne serviraient à rien, que, dans tous les cas, la Prusse garde le droit d’occuper Namur ; il s’efforce de démontrer que la place même d’Anvers est une « illusion », qu’elle ne tiendrait pas quarante-huit heures devant une attaque sérieuse. C’est expédier bien vite une grosse besogne ; les militaires auraient sans doute à objecter à la démonstration de M. le major Girard. En réalité, l’auteur de cette brochure, qui a fait beaucoup de bruit, veut surtout en venir à prouver que la Belgique doit chercher ses moyens de défense dans la réforme de ses institutions militaires et une organisation nouvelle de son armée.
  5. A force de commentaires et de subtilités, on a fini par obscurcir toutes ces questions qui touchent aux conditions de l’indépendance belge, à la convention de 1831, dite des forteresses, à l’acte interprétatif de cette convention (23 janvier 1832) et au fameux article secret dont on ne cesse de parler. La vérité vraie de ta situation est tout entière dans un exposé sommaire paru au Moniteur belge du 25 mai 1832, et disant : « Par le traité de Paris du 20 novembre 1815, les puissances alliées s’étaient réservé le droit d’élever des forteresses dans quelques pays limitrophes de la France et avaient destiné à cet objet une partie des 700 millions payés par la France. Le roi des Pays-Bas reçut, pour sa part, 60 millions qui furent employés à la construction et à la réparation des forteresses. ; les puissances alliées se regardèrent depuis 1815 comme les propriétaires ou du moins les co-propriétaires des forteresses ainsi élevées en Belgique ; elles étaient périodiquement inspectées par des officiers étrangers au royaume des Pays-Bas au nom des puissances. — Cet état de choses a cessé. Ce grand résultat n’est pas écrit dans le traité même, mais dans un acte rédigé le 23 janvier 1832 et échangé en même temps que le traité… On peut dire que ce jour-là le soi belge a été libéré de toutes les servitudes de droit public que les vainqueurs de 1815 avaient imposées… » C’est l’explication nette et décisive du nouvel ordre de choses créé par la révolution belge et par la convention du 14 décembre 1831, relative à la démolition d’un certain nombre de forteresses. Il n’y a rien dans cette convention qui réserve un droit d’occupation dans les forteresses non démolies. — Quant à l’article « secret » dont on parle toujours, il n’est pas tellement secret qu’on ne sache à peu près ce qu’il contient. Il ne stipule rien qui soit une diminution de souveraineté pour la Belgique ou une menace pour la France. S’il prévoit le cas où le roi des Belges aurait à s’entendre avec les cours garantes au sujet des forteresses conservées, il ajoute que c’est toujours sous la réserve de la neutralité de la Belgique. — L’Avenir militaire français, dans son numéro du 6 décembre 1889, a donné l’explication la plus claire de tous ces faits.
  6. La prévision d’une « guerre prochaine » où ils pourraient être impliqués sans le vouloir préoccupe les Hollandais autant que les Belges. Tout récemment, un ancien officier d’artillerie de l’armée hollandaise, M. Tindal, a écrit un ouvrage et fait des conférences qui ont excité le plus vif intérêt ; il a même, si nous ne nous trompons, adressé un mémoire aux chambres sur les dangers auxquels pourrait être exposée la Hollande. M. Tindal a développé sous toutes les formes cette idée que, dans le cas d’une guerre, l’Allemagne, qui n’a qu’un seul chemin de fer d’accès sur la Belgique, serait conduite à se servir des voies ferrées qui passent par la Hollande. Il ajoute que, dès l’ouverture des hostilités, l’Allemagne mettrait le cabinet de La Haye dans l’alternative de signer un traité d’alliance ou d’être considéré comme ennemi, qu’elle procéderait infailliblement comme elle a fait en 1866 avec le Hanovre, à qui elle ne laissait qu’un délai de six heures. Il en concluait que la Hollande devait aviser à sa défense, si elle ne voulait pas être foulée aux pieds et même être exposée à un bombardement de La Haye, qu’il considérait comme possible. Ces conférences ont vivement ému le monde militaire et politique en Hollande.
  7. M. de Metternich, au tome Ier de ses Mémoires, raconte d’un ton dégagé cet épisode de l’entrée des alliés en Suisse et ses conversations avec l’empereur Alexandre Ier. Le souverain russe et le chancelier autrichien avaient beau être des alliés, ils ne s’entendaient guère. L’empereur Alexandre était évidemment sincère dans les promesses qu’il avait faites à La Harpe, à Jomini et à ses amis du pays de Vaud ; M. de Metternich se moque un peu, sans rire, de ses engagemens chevaleresques. Dans tout cela, l’empereur François-Joseph laisse son chancelier jouer avec Alexandre : c’est un peu la comédie dans le drame.
  8. Voir la Revue militaire suisse, mai-juin 1889.
  9. L’idée d’une organisation nationale et de l’unification des forces militaires de la Suisse date réellement du lendemain de 1815. Un homme qui a eu autrefois un rôle important dans les affaires helvétiques, qui avait représenté la confédération au congrès de Vienne, M. Pictet de Rochemont, exposait, dès 1820, avec une fierté patriotique, dans un ouvrage sur la Neutralité de la Suisse, tout ce qui avait été fait en si peu de temps dans l’ordre militaire. Ce n’était pourtant alors qu’un commencement. Si on veut mesurer les progrès d’unification nationale et de l’armée fédérale, on peut consulter un travail publié tout récemment, sous la forme de lettres, par M. Charles Main, sur l’Armée suisse aux grandes manœuvres de 1889. Ces manœuvres, très complètes, très instructives et justement remarquées, ont eu lieu sous la direction du colonel Ferdinand Lecomte, connu pour ses histoires militaires et pour ses talens d’officier. On sait qu’en Suisse il n’y a pas de généraux. Il n’y a que des colonels divisionnaires. Le titre de général est tout temporaire et ne se donne qu’au moment d’une grande mobilisation de guerre. Il n’y a eu, depuis longtemps, que deux hommes qui aient porté ce titre : le général Dufour, et, plus récemment, le général Herzog, qui commandait en chef en 1870 au moment où la malheureuse armée de l’Est franchissait la frontière et qui est encore directeur de l’artillerie. Si la Suisse n’a pas une armée active permanente, elle n’a pas moins une organisation supérieure permanente sous le nom de « département militaire fédéral. » C’est, à proprement parler, un état-major général qui, par sa forte direction, par ses services, par son entente des affaires militaires, compte parmi les premiers états-majors généraux de l’Europe.
  10. On peut consulter à ce sujet une brochure, — le Don Droit de la Suisse sur les provinces du nord de la Savoie, — qui a paru à Leipzig en 1886, et qui a été publiée évidemment avec intention. Cette brochure, sous prétexte de défendre le « bon droit de la Suisse, qui n’est point attaqué, ne tendrait à rien moins qu’à placer la confédération dans l’alternative de perdre les avantages de la neutralité ou de se servir de ses droits en Savoie pour prendre une position qui serait un acte d’hostilité contre la France.
  11. Voir les Souvenirs politiques du docteur Kern, qui a longtemps représenté, comme on sait, la Suisse en France avant et après la guerre de 1870.
  12. D’après un des derniers recensemens faits au ministère de la guerre de Rome, l’armée italienne se décomposerait numériquement ainsi : armée active, 889,462 hommes ; milice mobile, 298,588 hommes ; milice territoriale, 1,408,480 hommes. Au total, 2,596,530 hommes. En Italie, comme ailleurs, cela se voit, on est dupe du mirage du nombre. On serait bien embarrassé si on avait à rassembler et à encadrer ces 2 millions et demi d’hommes, même la moitié, à les mettre en mouvement et à les employer d’une façon utile.
  13. Un livre récemment publié, — la Défense du Var et le Passage des Alpes, par M, Ch. Auriol, — fait revivre cet intéressant épisode de la campagne de 1800. Ce livre, surtout composé avec des documens qui n’étaient pas tous connus, a le mérite de remettre dans sa vérité le rôle obscur et ingrat, quoique toujours héroïque, de l’armée qui portait alors le nom d’armée d’Italie, dont les chefs étaient des hommes comme Masséna, Suchet, qui s’illustraient : l’un par la défense de Gênes, l’autre, par la défense des Alpes-Maritimes.
  14. Le rapporteur d’une commission parlementaire italienne disait il y a peu d’années : «… Il suffit de jeter les yeux sur une carte ou d’examiner l’une des gares principales de notre réseau pour remarquer que, si la guerre éclatait à bref délai, la mobilisation et la concentration de nos troupes seraient fort retardées par le manque de voies ferrées et de matériel mobile. Étant donnée, en effet, la vulnérabilité des lignes qui longent le littoral, il faut nous demander si nous possédons à l’intérieur assez de voies ferrées pour assurer, à l’abri de toute surprise, le transport régulier de nos troupes d’une extrémité à l’autre de la Péninsule… » Plus récemment, à l’occasion de la demande d’un crédit extraordinaire de 146 millions pour les ministères de la guerre et de la marine, plus 86 millions pour les chemins de fer, le rapporteur de la commission parlementaire renouvelait ces observations. Les Italiens semblent surtout préoccupés de ce fait que les deux lignes du littoral de la Méditerranée et de l’Adriatique qui serviraient à la mobilisation pourraient facilement être interceptées par une marine étrangère, qu’il ne resterait, par conséquent, que la ligne de l’intérieur, qui ne suffirait plus « pour concentrer dans la vallée du Pô près d’un million d’hommes. » Il y a déjà quelques années que le colonel autrichien Von Haymerlé, dans son opuscule Italicœ res, avait signalé cette difficulté des chemins de fer pour les mobilisations italiennes.
  15. Il y aurait sans doute un autre genre d’opérations possible pour l’armée italienne Sans toucher à la Suisse, elle pourrait passer par le Brenner, qui est du domaine autrichien, en territoire de la triple alliance, pour aller se joindre à l’armée allemande ; mais d’abord l’Italie, en envoyant ses meilleures troupes à ses alliés, s’affaiblirait d’autant chez elle. En outre, l’armée italienne ne serait plus qu’un contingent auxiliaire qui irait se fondre dans l’armée allemande pour passer sous les ordres des états-majors allemands. La subordination de l’Italie serait encore plus caractérisée.