L’Exploitation des forêts de l’Inde

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L’Exploitation des forêts de l’Inde
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 848-873).
L'EXPLOITATION
DES
FORETS DE L'INDE

I. The Forests and qardens of south India, by Hugh Cleghorn, conservator of forests Madras presidency, 1861. — II. Selections from the records of government of India. — Progress report of forest administration, by Dr Brandis, superintendent of forests in British Burmah, 1863, 1864, 1865.

Il y a peu d’années encore, les forêts de l’Inde anglaise étaient considérées comme un obstacle aux développemens de l’agriculture plutôt que comme une source de revenus, et de prospérité. Soit qu’il ne se rendît pas compte des conséquences qu’entraînerait la disparition de ces forêts, soit qu’il ne soupçonnât pas les richesses qu’elles renfermaient, le gouvernement anglais n’avait pris aucune mesure pour en assurer la conservation, et laissait les natifs comme les Européens y puiser à leur aise les bois dont ils avaient besoin : tout au plus avait-il concédé les massifs les plus facilement exploitables à des spéculateurs qui, sans souci du lendemain, en avaient tiré tout le bois qui était à leur convenance et à leur, portée. Aussi un grand nombre de forêts avaient-elles déjà disparu, et le manque de bois commençait-il à se faire sentir sur quelques points. Ce n’est pas que plusieurs tentatives n’eussent déjà été faites pour introduire un système d’exploitation régulier ; mais ces mesures partielles, souvent mal entendues, furent en général plus nuisibles qu’utiles, et c’est de 1846 seulement que date l’organisation d’un service administratif digne de ce nom. Substitué aux anciens maîtres du sol et se considérant comme l’héritier de leurs droits, le gouvernement anglais s’est emparé de toutes les forêts à la jouissance desquelles les exploitans n’avaient que des titres douteux, et depuis quelques années il essaie d’en tirer tout le parti possible, sans pour cela en compromettre l’avenir. Nous pouvons, au moyen de publications récentes, nous faire une idée assez exacte des résultats qu’il a déjà obtenus dans cette direction. Nous citerons surtout le rapport officiel du Dr Brandis et le livre de M. Cleghorn, publication privée, bien qu’elle ne soit en réalité qu’un recueil de documens officiels. Ces ouvrages, qui n’ont pas précisément été faits en vue de l’agrément des lecteurs, renferment des redites nombreuses et parfois même de vives discussions, mais ils témoignent du moins de la sincérité du gouvernement anglais, qui permet aux fonctionnaires de publier leurs propres rapports, sans croire sa dignité compromise par les opinions divergentes qui peuvent s’y rencontrer.


I

Bien que très vastes encore, grâce à un climat des plus favorables à la végétation, la plupart des forêts de l’Inde sont loin de présenter l’aspect imposant de celles de l’Amérique. On n’y voit pas sur des étendues sans limites les arbres pressés les uns contre les autres, reliés entre eux par des lianes innombrables qui opposent aux voyageurs des obstacles toujours renaissans ; on ne rencontre pas, dans des solitudes qu’aucun être humain n’a jamais violées, ces géans de la végétation qui, ajoutant chaque année pendant des siècles une couche ligneuse nouvelle aux couches anciennes, finissent par atteindre des dimensions dont nous avons peine à nous faire une idée : comme ils ont mis des siècles à s’accroître, ils mettent des siècles à mourir ; perdant chaque jour une branche, jusqu’à ce que, complètement dépouillés de leur feuillage, privés de sève, ils s’affaissent sur eux-mêmes, restituant au sol en une seule fois tout ce qu’ils lui ont enlevé pendant une longue suite d’années, et faisant dans le feuillage un vide que de nouveaux arbres viennent bientôt remplir. La nature dans l’Inde n’a pas cette majesté ; elle y paraît usée par les hommes ; le paysage y a le plus souvent un air de vétusté qui fait peine à voir ; les terres incultes ne sont que des terres abandonnées ; les forêts, déjà plusieurs fois exploitées, sont entrecoupées de clairières et peuplées de villages épars qui semblent dater eux-mêmes des premiers temps de l’humanité. C’est sur ce coin du globe en effet que notre espèce a pris pied dans ce monde, et depuis ce jour des milliers de générations s’y sont succédé en demandant au même sol la même chétive subsistance. Ayant trouvé dans les forêts de quoi se chauffer et s’abriter, elles s’y installèrent avec leurs troupeaux, et abattirent les arbres pour cultiver le riz et le millet ; puis, quand les terres étaient épuisées, elles allaient recommencer un peu plus loin le même travail de dévastation, laissant derrière elles la forêt se reformer. Une grande portion de la partie montagneuse de l’Inde a dû être parcourue de la sorte, Dieu sait combien de fois ! car on trouve fréquemment au plus épais des massifs des ruines d’anciens villages, des tombeaux abandonnés, et aujourd’hui encore de nombreuses tribus nomades continuent à vivre au fond des bois. C’est donc surtout dans les vallées les plus reculées et sur les points les plus inaccessibles qu’on peut rencontrer des forêts réellement importantes par l’abondance et l’élévation des arbres, qu’elles renferment.

La plus ancienne au point de vue historique, l’Inde est une contrée relativement nouvelle au point de vue géologique. Elle a surgi du sein des mers bien après les continens de l’Australie et de l’Amérique, que nous sommes cependant habitués à considérer comme plus nouveaux, parce que nous ne les avons connus que plus tard. Dans sa Géographie botanique, M. de Candolle prétend qu’il existe dans l’Amérique septentrionale des arbres du genre taxodium qui n’auraient pas moins de deux ou trois mille ans ; si ceux qui leur ont donné naissance avaient atteint le même âge, il suffirait de deux ou trois générations de : ces arbres pour faire remonter cette contrée au-delà de la période géologique actuelle. M. de Candolle tire la même conclusion de l’existence de marais dans lesquels on aurait trouvé, entassés les uns sur les autres depuis les temps les plus reculés, des amas d’arbres semblables aux espèces contemporaines, et dont la plupart étaient âgés de plusieurs siècles, à en juger par les couches concentriques qu’on a pu compter. D’après cet éminent botaniste, la plupart des végétaux du nord de l’Amérique sont contemporains des mastodontes, c’est-à-dire de l’époque tertiaire, d’où l’on peut conclure que ce continent est bien antérieur aux révolutions qui ont donné à l’Europe et à l’Asie la configuration qu’elles offrent aujourd’hui., C’est sans doute à cette circonstance qu’il faut attribuer la richesse relative de la flore américaine.

Dans l’Inde, le nombre des essences qui peuplent les forêts est également considérable : on, peut l’évaluer à un millier sans compter les variétés infinies d’arbustes et d’arbrisseaux. Si, partant de l’extrémité méridionale de l’Indoustan, on s’avance vers le nord jusqu’au sommet de l’Himalaya, on rencontre sur sa route des espèces propres à tous les climats, depuis celles qui n’appartiennent qu’à la zone tropicale, jusqu’à celles qui caractérisent la flore alpestre. Ce sont d’abord, autour des villages, les palmiers, les cocotiers, les figuiers sacrés, puis, tantôt en massifs, tantôt épars dans les plaines, les tamarins, les tecks, les mangos, etc. Plus au nord, les palmiers et autres monocotylédones disparaissent, mais l’éclat et la grandeur des fleurs, la teinte toujours verte des forêts conservent encore à la végétation un caractère tropical. Sur les pentes de l’Himalaya se montrent des arbres qui rappellent ceux de nos pays, tels que les cèdres, les sapins, les platanes, les chênes, les bouleaux. Ce sont bien les mêmes familles, mais non plus les mêmes espèces, par l’yeuse ou chérie vert est seul absolument semblable à celui qu’on rencontre dans le midi de l’Europe. L’immense bassin du Suttledge, au nord de l’Himalaya, renferme de magnifiques massifs de cèdres déodoras, qui, tantôt à l’état pur, tantôt mélangés de pins, de chênes et de cyprès, tapissent les flancs de la vallée principale et des innombrables vallées secondaires. C’est à la base des montagnes que se montrent les véritables forêts, et à mesure qu’on s’élève, le climat, de plus en plus rude ; trie successivement les essences les plus robustes, jusqu’à ce que le bouleau et l’aune rampant venant eux-mêmes à disparaître, le règne végétal ne se trouve plus représenté que par quelques graminées.

Si considérable que soit le nombre des espèces qui peuplent les forêts de l’Inde, celui des espèces réellement utiles y est très restreint, car on ne peut guère considérer comme telles que celles dont le bois peut résister aux attaques des insectes et aux variations d’un climat alternativement humide et brûlant, et qui seules dès lors peuvent être employées dans les constructions.

Nous rencontrons en première ligne le teck (tectona grandis), qui appartient à la même famille que nos verveines. C’est un arbre droit et élancé, à larges feuilles, avec des panicules de fleurs blanches. Originaire des parties montagneuses du Malabar et du royaume de Siam, il se rencontre aujourd’hui dans la plus grande partie des forêts de l’Inde méridionale ; seulement, tandis que dans les montagnes il grossit par couches concentriques en formant des colonnes cylindriques qui ont jusqu’à 2 mètres de tour et 20 mètres de hauteur sous branches, il a dans les plaines une croissance très irrégulière. La tige, il est vrai, reste droite, mais elle perd sa forme cylindrique et devient cannelée, de telle façon qu’il est fort difficile d’en tirer parti pour les constructions. Cet arbre parvient à maturité vers l’âge de quatre-vingts ans, mais il végète beaucoup plus longtemps et peut atteindre jusqu’à 40 mètres de hauteur. Lorsqu’il a crû sur les montagnes, il fournit un bois extrêmement précieux, très tenace, facile à travailler, n’attaquant pas le fer et peu sensible aux variations de température. C’est probablement le plus durable de tous les bois, et c’est à cette qualité qu’il doit d’être très recherché pour les constructions navales aussi bien que pour les constructions civiles. Les navires en teck durent, dit-on, cinquante ou soixante ans, et Sonnerat, dans son voyage aux Indes en 1774, prétend en avoir rencontré qui avaient cent ans et plus. Depuis longtemps, l’Angleterre approvisionne ses arsenaux de ce bois, qui, comme on le verra plus loin, est l’objet d’un commerce d’exportation considérable. Le teck couvre à lui seul une partie des chaînes de Nilgiri et d’Anamalaï, qui courent parallèlement à la merle long de la côte du Malabar ; il tapisse aussi les vallées du Sittang et de l’Irrawaddy, dans la Birmanie anglaise, où il forme des forêts dont l’étendue est évaluée à 2,400 milles carrés (619,000 hectares). Cet arbre prospère jusque vers le 21e degré de latitude nord, et on le rencontre dans le royaume de Siam, à Ceylan, à Java et dans quelques autres îles de l’archipel indien. Des essais d’acclimatation ont été faits en Afrique, et le jardin botanique d’Alger renferme quelques échantillons de ce précieux végétal, qu’il serait bien désirable de pouvoir introduire chez nous.

Après le teck, l’essence la plus précieuse est le sandal (santalum album). Il n’est pas employé dans les constructions, mais on le débite en petites bûches et on le livre ainsi au commerce, qui le recherche à cause de l’odeur aromatique qu’il dégage. Cette odeur n’est pas du goût des Européens, mais elle plaît beaucoup aux habitans des îles du Pacifique, qui en parfument l’huile de coco dont ils s’enduisent le corps et les cheveux ; les Chinois brûlent ce bois dans leurs temples, et s’en servent comme d’encens. Autrefois assez commun, il devient tous les jours plus rare. Toutefois il peuple encore, surtout dans le Mysore, de vastes forêts qui sont l’objet de soins particuliers. On donne le nom de sandal rouge à un arbre (pterocapus santalinus) qui n’appartient pas à la même famille que le précédent, et qui fournit un bois de teinture estimé. Ce bois présente cette curieuse particularité, qu’il est formé de fibres disposées par couches alternatives et dirigées en sens inverse les unes des autres, de telle sorte que, lorsqu’on le fend dans le sens du diamètre, les deux parties présentent des surfaces anguleuses qui s’emboîtent les unes dans les autres, et que, lorsqu’on le rabote, on y remarque des parties alternativement lisses et déchirées. On s’en sert pour teindre les laines en rouge.

Le sal (shorea robusta), arbre de la famille des dipterocarpœ, se rencontre surtout dans la partie centrale de l’Inde, depuis le fleuve de la Soane, qui se jette dans le Gange près de Patna, jusqu’au Godavery, remarquable par ses canaux d’irrigation qui fertilisent une partie de la présidence de Madras. Il en existe aussi de belles forêts au pied de l’Himalaya et dans les vallées formées par les tributaires du Gange et du Bramapoutra. Le sal croît avec une remarquable rapidité, et atteint de très grandes dimensions lorsqu’il a l’espace nécessaire pour se développer. La tige prend alors un diamètre considérable, et les branches, s’étendant au loin, donnent un ombrage très épais ; il produit en grande abondance des semences qui germent aussitôt tombées, et souvent même pendant qu’elles sont encore suspendues aux branches. Aussi ne peut-on les conserver plusieurs jours ni les transporter à quelque distance. Les semis se font naturellement avec une telle profusion que les jeunes plants se touchent ; ils forment des fourrés impénétrables, et un seul arbre suffit pour assurer la perpétuation de vastes forêts. Plus tenace encore que le teck, le bois de sal est employé dans les constructions et la charronnerie. On en a fait aussi des poteaux télégraphiques et des traverses de chemins de fer.

Le black wood (bois noir), appelé à Madras rose wood, connu en botanique sous le nom de dalbergia latifolia, est un arbre magnifique. Le bois en est noir, à grains serrés, et prend un beau poli, ce qui le fait rechercher pour les ouvrages d’ébénisterie fine. Mentionnons encore le jack (artocarpus integrifolia), dont le fruit, de forme ovoïde, contient une pulpe blanche et farineuse qui lui a fait donner le nom d’arbre à pain ; le vengé (pterocarpus marsupium), qui fournit un suc astringent connu dans le commerce sous le nom de kin ; le poon spars (calophyllum angustifolium), le cèdre déodora, et l’erul (inga xylocarpa), employés dans les constructions et l’ébénisterie. Il en existe beaucoup d’autres encore, qui, soit par les fruits qu’ils portent, soit par les gommes qu’ils distillent peuvent donner des produits précieux : tels sont le ficus elastica, dont on tire la gomme élastique au moyen d’incisions opérées dans le tronc ; l’acacia catechu, qui produit le cachou ; le pinns longi folia, qui secrète une huile de térébenthine. Ces diverses essences croissent tantôt à l’état de massif pur, tantôt mélangées, se groupant suivant les affinités respectives, se répartissant selon les exigences du tempérament de chacune d’elles. Un des traits distinctifs de cette végétation tropicale, c’est qu’elle se trouve soumise à des influences atmosphériques qui varient peu d’un moment de l’année à l’autre. Tandis que dans les climats tempérés le cours des saisons amène successivement la croissance des feuilles, la floraison, la maturation des fruits, ici toutes ces phases se confondent, de sorte que dans une même forêt on rencontre à la fois des arbres dépouillés de feuilles, d’autres couverts de fleurs et de fruits. Les forêts, conservant la même teinte verte pendant toute l’année, ont un aspect uniforme et triste, et ne présentent jamais cette succession de nuances, cette variété de tons qui donnent tant de charme à celles de nos pays. Il y en a pourtant quelques-unes qui perdent leurs feuilles pendant la saison des chaleurs et qui, desséchées par un soleil ardent, s’allument avec la plus grande facilité et propagent au loin l’incendie. Il n’en est jamais ainsi dans les forêts qui restent toujours vertes, et l’ombre qu’elles projettent en fait un séjour délicieux même pendant les heures les plus chaudes du jour.

Au milieu de ces essences croissent de nombreux arbustes et arbrisseaux qui, s’enchevêtrant dans tous lest sens, forment des fourrés impénétrables qu’on désigne sous le nom de jungles[1]. Ces jungles envahissent, comme les maquis de la Corse, toutes les terres inoccupées, et sont le repaire des tigres et des autres animaux dangereux dont l’Inde est si abondamment pourvue. Parmi ceux-ci, il faut ranger les éléphans sauvages, qui, tant qu’ils sont en troupes, sont assez inoffensifs, mais qui, lorsqu’ils sont isolés, fondent sur les gens qu’ils rencontrent et les foulent aux pieds. Les tigres, sont plus à craindre encore, bien qu’un grand nombre d’entre eux n’attaquent jamais l’homme, car tant qu’ils n’ont pas goûté le sang humain, ils fuient à son aspect ; mais une fois qu’ils s’en sont abreuvés, ils y reviennent toujours et s’aventurent jusque dans les villages à la recherche de leurs victimes. Pour se mettre à l’abri de leurs attaques, on a dû entourer les villes de palissades et construire les maisons à 8 ou 10 mètres au-dessus du sol sur des pièces de charpente ou des faisceaux de bambous. Les plus redoutables néanmoins de tous ces animaux sont les serpens et surtout le cobra di capello, dont la couleur verte se confond avec celle du feuillage et dont la morsure est presque toujours mortelle. Les jungles occupent souvent des plaines maréçageuses d’où s’échappent en abondance des miasmes délétères ; l’atmosphère lourde et immobile donné à l’air une teinte morne et une pesanteur fatigante, qui énerve les forces et abat les hommes les plus robustes ; on ne pourrait y passer même une seule nuit sans s’exposer à une mort à peu près certaine. Toutefois ces jungles ne sont pas absolument improductives, quelques-uns des arbrisseaux qu’elles renferment fournissent des huiles, des résines ou des matières colorantes ; d’autres sont utilisés pour le chauffage. Le plus précieux de tous est le bambou, qui appartient à la famille des simples graminées, mais dont la végétation arborescente est d’une grande beauté. Les bambous sont employés à une foule d’usages ; les plus grands (on en trouve de 20 mètres de long) servent d’agrès pour les bateaux ou de vergues pour les navires ; les autres sont utilisés dans les constructions, dans la fabrication de meubles et d’objets divers. Les Indiens en font des maisons entières, y compris les cloisons, la toiture et tout le mobilier ; avec les moins forts, ils façonnent des cannes, des manches de parasol, des tuyaux de pipe ; avec les entre-nœuds sciés à la longueur voulue, ils fabriquent des vases dont le fond est fermé par la cloison naturelle que présente chaque nœud. Les bambous servent encore à faire des cordages et du papier de Chine. Pour obtenir ce dernier produit, on fait tremper les tiges et on les broie de manière à avoir une : pâte qu’on étend ensuite sur les cadres, comme celle qui fournit le papier ordinaire. Le prix des bambous varie suivant la dimension entre 3 et 5 roupies le mille (de 7 fr. à 11 fr. 80 cent.). On les fait flotter sur les rivières pour les expédier aux lieux de consommation, et la légèreté des tiges de ce gigantesque graminée permet d’en faire des radeaux qui servent à transporter en même temps les bois plus lourds que l’eau. La moelle du bambou fournit une substance alimentaire semblable au sagou, et les fleurs mélangées avec du miel servent de nourriture aux classes pauvres. On en tire aussi un liquide sucré qu’on fait fermenter, et qui donne une boisson agréable.

Au milieu des plaines sablonneuses se montre aussi l’agave americana ou grand aloès d’Amérique, qui, croissant isolé, donne au paysage un cachet particulier de mélancolie. Originaire des contrées tropicales de l’Amérique, il a été importé d’abord au cap de Bonne-Espérance et de là dans les Indes, où il s’est développé de manière à imprimer un caractère nouveau à l’aspect de ce pays. Quand la floraison a lieu, un bourgeon s’échappe avec force du milieu des feuilles épineuses et s’élève rapidement jusqu’à une hauteur de quinze pieds. Les épines sont employées en guise de clous ou d’épingles, les feuilles servent à couvrir les maisons, et par la macération fournissent de longues fibres dont on fait des cordages.

Ainsi que nous l’avons dit, les forêts de l’Inde ont été et sont encore exposées à de nombreuses causes de ruine, non-seulement de la part des natifs, mais aussi de la part des Européens, qui pendant longtemps y ont puisé des quantités prodigieuses de bois sans prendre aucune mesure pour empêcher la destruction des essences. La conservation des forêts est l’une des moindres préoccupations des nouveaux arrivans, car on ne songe à l’avenir que quand la pénurie commence à se faire sentir dans le présent, et alors il est souvent trop tard. Ce qu’on a coupé de bois pour la construction des édifices et pour celle des chemins de fer est incalculable ; des millions d’arbres les plus précieux ont été gaspillés inutilement. Partout où des circonstances particulières, notamment la difficulté des transports, n’y ont point fait obstacle, les massifs ont été dévastés sans qu’on ait pu ou peut-être songé à s’y opposer. Quelques-uns ont été d’abord préservés parce qu’on les croyait hantés par les esprits. Cette crainte était telle que, lorsqu’il s’agit d’en commencer l’exploitation, aucun indigène ne voulut y prendre part, et qu’il fallut recourir à des ouvriers chrétiens moins superstitieux. Une autre cause de destruction résulte des incendies dus soit à l’imprudence des voyageurs qui négligent d’éteindre les feux de leurs campemens, soit à la combustion spontanée produite par le frottement des bambous, soit enfin aux tribus nomades qui dans les montagnes allument les herbes afin d’amender le sol par les cendres et d’accroître ainsi la production de l’année suivante. « Au commencement de ce siècle, dit M. Cleghorn, une immense forêt presque vierge couvrait la chaîne occidentale des Ghattes[2] depuis l’embouchure des fleuves jusqu’aux sommets les plus élevés des montagnes ; abandonnée à la nature, elle était remplie d’animaux sauvages et peuplée d’arbres magnifiques. Aujourd’hui le voyageur qui du haut des pics promène ses regards sur les plaines du Malabar voit bien encore se dérouler à ses pieds une forêt immense ; mais, s’il vient à descendre, il s’aperçoit que les plus beaux arbres ont été abattus, et que les entrepreneurs et les marchands ont exploité les essences les plus précieuses jusque dans les lieux les moins accessibles. La hache du planteur de café et le kumari font des vides qui s’étendent tous les jours. »

Le mode de culture qu’on appelle kumari dans le Malabar et toungya dans la Birmanie est désastreux pour les bois. Pratiqué d’abord par les tribus sauvages qui habitent les jungles, il s’est étendu jusque chez les paysans (ryots), et aujourd’hui il est généralement répandu. Il consiste à défricher une certaine étendue de forêt, autant que possible sur les flancs d’une colline, à laisser sécher les bois sur place jusqu’en mars ou avril et à y mettre le feu. On laboure alors légèrement le sol pour enterrer les cendres, et l’on sème soit du riz, soit du millet au moment des premières pluies. La moisson, qui se fait vers la fin de l’année sans avoir nécessité d’autre culture que le sarclage des herbes, donne un rendement double de celui qu’on obtient par les procédés ordinaires. La seconde année produit encore une récolte, quelquefois même la troisième, après quoi la place est désertée et abandonnée aux jungles, qui ne tardent pas à l’envahir de nouveau. Dans les parties où les terres sont peu abondantes eu égard à la population, on revient sur les mêmes points tous les dix ou douze ans ; mais en général on préfère les parties vierges.

Ce système de culture est aujourd’hui passé dans les mœurs, et il est impossible au gouvernement de s’y opposer d’Une manière absolue ; tout ce qu’il peut faire, c’est de chercher à le rendre aussi peu préjudiciable que possible en obligeant les indigènes à laisser sur pied les essences les plus précieuses, — le teck, le poon, le black wood, le jack et le sandal, — et à respecter les jungles situées près des rivières et sur les côtes, où elles peuvent être exploitées facilement et fournir du bois de chauffage. On conçoit cependant que les arbres conservés doivent souffrir beaucoup du passage périodique de la flamme, qui brûle les racines et dessèche le feuillage. Les mesures prises ne sont donc qu’un palliatif, et il faudra un jour ou l’autre aviser à des moyens de préservation plus énergiques. Il ne s’agit pas seulement dans cette circonstance de préserver les forêts, il faut encore éviter d’encourager chez les tribus un genre de vie qui les empêche de se fixer et qui entretient leur misère[3]. Déjà les collecteurs des différens districts ont reçu l’ordre de prendre possession de tous les terrains boisés dont l’appropriation particulière n’est pas constatée par un titre, et d’interdire le kumari partout où ils jugeront convenable de le faire dans l’intérêt public.

Il est en effet de la plus haute importance de veiller à la conservation des forêts de l’Inde, beaucoup moins encore en vue d’assurer à la consommation les bois de chauffage et de construction dont elle peut avoir besoin qu’en raison de l’influence qu’elles exercent sur le régime des eaux et sur la température. Dans les pays chauds, la fertilité est proportionnelle à la quantité d’eau dont on dispose, et l’on sait que les forêts ont pour effet de provoquer la formation des sources, de maintenir dans les rivières un débit régulier et constant, et par conséquent de permettre les irrigations, sans lesquelles les meilleures terres demeurent stériles. D’un autre côté, les massifs boisés contribuent par leur présence à abaisser la température. Cette action, qui a été longtemps contestée, parce qu’elle est souvent masquée dans les climats tempérés par des circonstances locales, est très sensible, dans les climats chauds, et trouve d’ailleurs dans les derniers travaux sur l’unité, dès forces physiques une confirmation théorique très précieuse. Les feuilles des arbres décomposent l’acide carbonique contenu dans l’atmosphère, en absorbent le carbone et en rejettent l’oxygène ; or ce phénomène est toujours accompagné d’un abaissement de température, de même que la combustion, qui est reconstitution de cet acide carbonique au moyen du carbone du bois et de l’oxygène de l’air, est accompagnée d’un dégagement de chaleur. On peut donc considérer les forêts comme d’immenses appareils destinés à enlever à l’atmosphère une partie du calorique qu’elle renferme, pour l’emmagasiner dans les tissus ligneux, sauf à le lui restituer quand une fois les arbres abattus sont employés à nos usages domestiques.

On ne saurait se dissimuler cependant que la tâche du gouvernement anglais ne soit des plus ardues, car son action ne s’étend que sur un nombre relativement restreint de forêts, et beaucoup d’entre elles non-seulement sont dépourvues de toute surveillance, mais n’ont même pas encore été reconnues ? Quelques-unes sont d’un abord tellement difficile et dangereux quelles indigènes eux-mêmes ne s’y aventurent pas ; telle est par exemple l’immense forêt qui couvre une partie du delta du Gange, et qui n’aurait pas moins, paraît-il, de 1,500,000 hectares. Lorsque les pluies ont fait fondre les neiges de l’Himalaya, les torrens qui descendent des montagnes charrient une énorme quantité de terres dont ils encombrent le fleuve. Celles qui ne sont pas déposées sur les bords sont entraînées vers la mer, et forment un sédiment qui recule chaque année les bornes du delta et dont la végétation prend aussitôt possession. Ces forêts marécageuses, outre qu’elles sont peuplées d’alligators, de serpens, de tigres et autres animaux dangereux, sont tellement insalubres qu’on les considère comme le foyer originaire du choléra ; aussi ne pourra-t-on songer à les exploiter que lorsque d’immenses travaux d’assainissement en auront rendu le séjour moins pernicieux.

Chaque année cependant de nouvelles reconnaissances ont lieu dans des régions jusqu’alors inexplorées, et de nouveaux massifs sont incorporés au domaine public. M. Cleghorn nous donne dans son ouvrage le journal d’une de ces excursions entreprise par lui en 1858 dans la partie la plus élevée de la chaîne des Anamalaï, dans la province de Madras. L,excursion dont il s’agit avait pour objet l’exploration de la chaîne méridionale des Anamalaï (montagne des Éléphans), dont la faune et la flore n’avaient pas encore été étudiées. L’expédition se composait, outre M. Cleghorn, du Dr Macpherson, inspecteur-général des hôpitaux, du major Hamilton, de sir Patrick Grant, qui devait reproduire par le crayon la physionomie des contrées qu’on allait parcourir, et de quelques officiers et ingénieurs ; elle était suivie de 7 éléphans et d’un certain nombre de coulies.

Après avoir, traversé la rivière des Anamalaï dans des bateaux faisant eau de toutes parts, les voyageras pénétrèrent dans les jungles et suivirent un sentier de buffles qui les conduisit en montant toujours jusqu’au village de Pulaki. Les chevaux escaladaient facilement cette pente rapide, mais les éléphans, quoique légèrement chargés, suivaient lentement et éprouvaient beaucoup de difficultés à traverser les torrens, dont les berges escarpées ne leur permettaient pas d’aborder sans de grands efforts. Ces montagnes, d’origine métamorphique, sont formées de couches de gneiss de couleur grisâtre, coupées fréquemment par des veines de feldspath. Le teck se montre à deux milles environ en avant du village ; il n’atteint pas des dimensions exceptionnelles, mais il est très abondant, surtout dans les gorgés, et peuple à peu près la moitié de ces forêts ; ces arbres étaient en fleur et couverts de panicules blancs qui ajoutaient de nouveaux charmes au paysage. Plus loin dans la vallée, on rencontra le pterocarpus marsupium et le dalbergia latifolia, qui croissent à une altitude plus élevée que le teck. Les roches des rivières étaient couvertes d’une petite plante orange (impatiens verticillata) qui formait une frange le long des cours d’eau, et se montrait souvent entre les deux bras d’une même cascade.

En poursuivant sa route, l’expédition arriva au pied de la montagne de Tangachi. A mesure qu’elle s’élevait, le teck devenait de plus en plus petit et finit par disparaître. Elle atteignit ensuite la chute du Torakudu, qui, formée de trois cascades successives, offre un spectacle imposant. A quelque distance, le major Hamilton découvrit un ancien cromlech semblable à ceux qu’on trouve ; sur d’autres points du Coimbatore, et consistant en quatre immenses pierres recouvertes par une cinquième. Les voyageurs firent ensuite l’ascension du versant occidental de la chaîne, et virent se dérouler devant eux la magnifique vallée du Torakudu, couverte de jungles et qui mesure cinq milles de long sur deux de large. Le mauvais temps étant survenu, l’expédition ne put aller plus loin ; mais quelques mois plus tard la reconnaissance de ces contrées fut complétée par le lieutenant Beddome.

Le caractère général de ces montagnes ressemble à celui de la chaîne de Nilgiri. Ce sont les mêmes cimes arrondies, les mêmes jungles couvrant des étendues de plusieurs milles et cessant tout à coup les montagnes, de forme conique, sont couvertes d’un riche gazon et d’abondantes plantes médicinales. Trois tribus distinctes habitent la chaîne de l’Anamalaï : les Kaders, les Paliars et les Malsars. Les Kaders sont supérieurs aux autres ; ils se refusent à tout travail domestique, et c’est par faveur qu’ils consentent à conduire des voitures ou à charrier du bois. Ils sont habiles chasseurs et considèrent comme une injure d’être appelés coulies. Ils sont confians et obligeans et exercent une certaine influence sur les Paliars et les Malsars. D’une stature peu élevée, ils ressemblent à des Africains avec leurs cheveux crépus liés par derrière ; ils liment en pointe les quatre dents de devant de leur mâchoire supérieure. Les Paliars sont surtout pasteurs et marchands, tandis que les Malsars s’adonnent à l’agriculture. Leur commerce consiste à échanger les produits de ces montagnes, tels que le safran, le gingembre, le miel, la cire, la résine, le millet, la noix à savon, la noix de galle, contre ceux de la plaine, le riz, le tabac. Ils sont très habiles à grimper sur les arbres et à escalader les rochers escarpés pour chercher du miel ; ils se servent à cet effet de chaînes en rotin fixées à la partie supérieure et suspendues sur l’abîme. Ils n’ont d’ailleurs aucune idée de ce que c’est que le bien-être et n’aspirent nullement à changer leur sort. Ces tribus ne s’établissent pas à une altitude supérieure à 5,000 pieds ; les sommets restent le domaine exclusif des animaux sauvages.

C’est la fin d’octobre et la saison des chaleurs qui paraissent être les meilleurs momens pour s’aventurer dans la chaîne supérieure. Celle-ci étant soumise par sa position à l’action de la mousson du sud-ouest, M. Cleghorh propose d’y établir une station semblable à celles qu’on a créées sur d’autres montagnes, et où les Européens viendraient refaire leur constitution énervée. On sait en effet que le climat de l’Inde est mortel pour eux. L’extrême chaleur des jours, jointe à la fraîcheur des nuits, finit par ruiner les tempéramens les plus robustes malgré les soins les plus attentifs et la vie la plus régulière. Pour lutter contre cette influence pernicieuse, le gouvernement a créé dans les montagnes un certain nombre de stations sanitaires où les malades viennent se retremper dans une atmosphère moins embrasée.


II

Nous avons dit en commençant que, pour tirer des forêts de l’Inde les produits qu’elles peuvent fournir, et tout à la fois en assurer la conservation, le gouvernement avait organisé un service administratif spécial. Nous allons voir comment il fonctionne et quels résultats il a déjà obtenus. L’importance de ce service varie suivant les provinces ; il se compose en général d’un conservateur et d’un certain nombre d’agens ou officiers forestiers. le conservateur a la direction de tout le personnel, et fait des tournées d’inspection et de reconnaissance pendant six mois de l’année. Les agens résident dans des localités déterminées, accompagnent le conservateur dans ses tournées, et lui adressent des rapports hebdomadaires. Ils ont la gestion d’une certaine étendue de forêts ; ils doivent être constamment en route, parcourant leur circonscription pour traiter les affaires, autoriser le pâturage, veiller à la fabrication du bois de chauffage, payer les travailleurs, en un mot faire toutes les opérations que comporte une exploitation régulière. Chacun d’eux est secondé par un lieutenant et a sous ses ordres un certain nombre de gardes qui sont chargés de la surveillance et de la conservation des forêts, et qui sont responsables des dégâts qui peuvent y être causés.

Le recrutement du personnel est assez difficile, car jusqu’ici on n’attachait dans l’Inde qu’une importance secondaire à cette branche de l’économie rurale, et peu de personnes ont dirigé leurs études de ce côté. L’instruction technique ne suffit pas, il faut encore posséder la langue indigène et jouir d’une santé assez robuste pour supporter les fatigues des excursions et pour affronter la fièvre des jungles. Ceux qui remplissent toutes ces conditions sont assez rares pour qu’ils trouvent facilement à s’employer soit dans les entreprises particulières, soit dans des fonctions publiques mieux rémunérées que celles des forêts. Pour avoir des hommes capables, il faut les payer à leur valeur ; si peu qu’ils coûtent, les employés insuffisans sont toujours trop chers. Aussi le gouvernement anglais a-t-il été conduit à adopter une mesure qui rentre peu dans ses traditions habituelles. Il vient de décider l’envoi en France et en Allemagne d’un certain nombre de jeunes gens qui, après avoir suivi les cours des écoles spéciales, devront se familiariser avec toutes les pratiques du service forestier, et rapporter ensuite dans l’Inde toutes les connaissances administratives qu’ils auront acquises. D’un autre côté, M. le Dr Brandis, inspecteur-général des forêts de Birmanie, vient de parcourir une partie de l’Europe. Il a visité les principales contrées forestières et étudié sur place les lois, les procédés d’exploitation, les modes de vente, de façon à pouvoir introduire dans l’Inde toutes les améliorations dont le service serait susceptible. D’après ses soins, un code forestier y a été promulgué en 1865, il donne aux gouvernemens locaux le pouvoir de faire des statuts spéciaux qui deviendront plus tard le point de départ d’une législation uniforme ; mais il faut s’attendre à voir s’écouler bien du temps encore avant qu’on puisse appliquer aux forêts de l’Inde les principes d’une culture perfectionnée, et l’on se borne quant à présent à chercher les moyens d’assurer la conservation des massifs et de ne livrer à l’exploitation que la quantité approximative des bois qu’ils peuvent fournir sans s’épuiser. Voici comment on s’y prend, faute de pouvoir faire mieux.

On admet que c’est vers quatre-vingt-dix ans que le teck et les autres essences précieuses ont atteint la maturité et peuvent être livrés à l’exploitation. Afin que l’opération ne porte que sur des arbres ayant au moins cet âge, on divise en quatre classes tous ceux que renferme la forêt : la première comprenant les arbres qui ont plus de 6 pieds de circonférence, la seconde ceux qui en ont plus de 4, la troisième ceux, qui en ont plus de 3, enfin la quatrième ceux qui sont au-dessous de cette dimension. On fixe pour l’exploitation, des arbres de la première classe une période de vingt-quatre ans, à l’expiration de laquelle ceux de la seconde, ayant acquis les dimensions suffisantes, seront à leur tour livrés à l’exploitation pendant la durée d’une période égale, de telle façon qu’en quatre-vingt-seize ans toute la forêt aura été renouvelée. — Ainsi les exploitations doivent porter chaque année sur 1/24 des arbres de première classe ; mais, pour simplifier les opérations et éviter aux agens de trop grandes fatigues, on marque en une seule fois tous les bois qui doivent tomber dans le cours de six années, c’est-à-dire le quart de ceux qui composent la première classe. Six années plus tard, on marquera un second quart, et ainsi de suite. La désignation de ces arbres comprend la double opération du martelage, qui a pour objet de laisser sur le tronc une empreinte, qui l’indique aux exploitans comme devant tomber, et du ceinturage (girdling), qui consiste à faire près de la racine une entaille circulaire de nature à déterminer la mort du végétal. On trouve à procéder de la sorte l’avantage de pouvoir utiliser les bois aussitôt après l’abatage. sans avoir besoin de les laisser sur place pendant le temps nécessaire à la dessiccation, puisque le tronc est déjà sec quand on le coupe. On ajoute que par cette opération l’albumine contenue dans la sève s’écoule ou se décompose, ce qui rend le bois inaltérable, puisque c’est cette substance qui, se désorganisant sous l’influence de l’action atmosphérique, amène la pourriture. Il faut observer d’un autre côté que les arbres séchés sur pied sont beaucoup plus durs et plus difficiles à abattre que les autres, et que parfois les ouvriers se » refusent à cette besogne.

Les agens chargés de ces opérations ne peuvent prendre que des arbres ayant atteint les dimensions de la première classe, en choisissant de préférence ceux qui sont morts, malades ou envahis par les plantes parasités, et en tenant compte de l’espacement afin de permettre au sol de se repeupler au moyen de ceux qu’ils laissent sur pied. Ils doivent en même temps effectuer les divers travaux destinés à faciliter les exploitations, tels que l’extraction des arbustes, des bambous et des bois secs, l’établissement de routes et de glissoirs, l’amélioration des cours d’eau pour le flottage. Ces travaux préparatoires exécutés, les arbres marqués sont soit vendus sur pied par adjudication publique ou par voie de contrat particulier, soit exploités pour le compte du gouvernement, qui en tire directement parti pour les services publics, ou qui les fait transporter dans des lieux de dépôt pour les vendre ensuite en détail[4]. Au lieu d’exploiter lui-même, le gouvernement paraît trouver avantage à traiter avec des entrepreneurs aussi bien pour le transport des bois que pour l’abatage et l’équarrissage des arbres. On a eu, avant d’en arriver là, de grandes difficultés à surmonter, car les anciens concessionnaires de forêts, habitués à opérer sans contrôle, ont eu beaucoup de peine à se plier à certaines règles, ils ont opposé des résistances très vives à l’intervention des agens forestiers ; mais le gouvernement a tenu bon, et aujourd’hui le pli est pris.

Comme ces exploitations durent pendant plusieurs années sur le même point et qu’elles sont éloignées de tout centre habité, il faut établir en pleine forêt tous les bâtimens que comporte une installation complète, c’est-à-dire des maisons pour l’inspecteur et pour les agens qui dirigent et surveillent les opérations, des écuries pour les buffles, des huttes pour les ouvriers, des magasins pour les provisions, et souvent même un logement pour un médecin, car l’insalubrité du climat exige qu’on en attache à quelques-uns de ces établissemens. On a essayé aussi d’introduire l’usage des scieries mécaniques ; il a fallu bientôt y renoncer à cause de l’impossibilité de les transporter ailleurs quand les exploitations étaient terminées sur un point. Les ouvriers appartiennent aux tribus nomades, mais la plupart sont très paresseux et cessent leur travail dès qu’ils ont gagnés quelques roupies. Une fois abattus et équarris, les arbres sont charriés par des buffles ou traînés par des éléphans jusqu’au cours d’eau le plus voisin. On sait que l’éléphant est le principal véhicule de l’Inde, qu’il fait à lui seul l’office de chariot et de bête de trait. Il déploie, dans le transport des bois une véritable intelligence, traînant les plus lourdes pièces auxquelles il est attelé comme un cheval, les soulevant avec ses dents dans les passages difficiles, sans qu’il soit nécessaire de le guider autrement qu’avec la voix ou avec un bâton ferré en forme de crochet. Bien des personnes s’imaginent que les éléphans ne peuvent se reproduire à l’état de domesticité, et que tous ceux qu’on emploie sont des éléphans sauvages qu’on a dû apprivoiser. C’est une erreur : il y a dans le royaume de Siam une province très boisée en même temps que très peu peuplée, dans laquelle on élève des éléphans comme ailleurs le bétail ; une grande partie de ceux qui servent au transport des bois viennent de là. Les autres sont originaires de Ceylan, des forêts situées à l’est de Calcutta et de celles qui s’étendent au pied de l’Himalaya, où on leur fait une chasse active ; ces derniers sont généralement plus forts que les éléphans domestiques. Le prix de ces animaux est très variable et s’évalue d’après la charge qu’ils peuvent traîner. Ceux qui transportent facilement une pièce de teck de 60 à 80 pieds cubes ne valent pas moins de 1,500 roupies ou 3,500 francs environ.

Des bords de la rivière où ils sont déposés, les bois sont amenés jusqu’à la mer par des ouvriers flotteurs qui constituent une classe à part, et dont l’habileté est extrême. Les trains, formés de pièces réunies les unes aux autres par des écorces fibreuses, sont quelquefois très longs ; au centre s’élève une petite hutte en bambou recouverte de feuilles de palmier, où les flotteurs s’abritent pendant la nuit, car à ce moment ils s’approchent du rivage et s’amarrent à un arbre pour reprendre leur course le lendemain. Le flottage nécessite des travaux préparatoires considérables tels que l’extraction des rochers qui entravent la navigation, l’ouverture de canaux de dérivation, etc., et ce sont ces difficultés qui ont jusqu’ici entravé l’exploitation d’une partie des forêts de teck de la Birmanie, qui sont les plus belles qu’on connaisse.

La Birmanie anglaise comprend les provinces de Ténassérim, qui dépendaient autrefois du royaume de Siam, et le royaume de Pégu, qui jadis était indépendant. Conquises d’abord par les Birmans, ces contrées furent, à la suite des guerres entreprises par ces derniers contre les Anglais, incorporées à l’empire indo-britannique, dont elles occupent l’extrémité orientale. Elles sont traversées par trois fleuves principaux, qui courent du nord au sud et se jettent dans le golfe Martaban en formant trois grandes vallées, séparées par des chaînes de montagnes, et dans lesquelles débouchent un grand nombre de cours d’eau secondaires. Ces fleuves sont l’Irrawaddy, qui prend sa source dans le voisinage de la Chine et qui se jette dans la mer par une foule d’embouchures, embrassant un delta plus grand que celui du Nil, le Sittang et le Salween, lequel reçoit le Thoungyen et forme avec celui-ci la limite orientale de la Birmanie an glaise. Tous ces cours d’eau, offrant une très grande facilité pour le flottage des bois, ont permis d’entreprendre depuis fort longtemps déjà l’exploitation des forêts qu’ils traversent, et c’est à eux que Moulmein et Rangoon doivent d’être devenus les deux grande entrepôts du commerce du teck dans l’Inde. Ce n’est toutefois que quand ces fleuves auront été débarrassés des rochers qui les encombrent dans leur cours supérieur, qu’ils pourront amener jusqu’à la mer les produits des forêts les plus reculées, jusqu’ici à peu près inaccessibles.

M. Brandis a fait de chacun de ces bassins principaux une étude spéciale, soit au point de vue des ressources qu’ils peuvent offrir, soit en vue des travaux à y exécuter. Dans celui de l’Irrawaddy, il a reconnu de grandes étendues de forêts de teck encore inexploitées, dont les plus importantes sont celles du Zamayee. Elles occupent la partie centrale de la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Irrawaddy de celui du Sittang, chaîne dont l’élévation moyenne ne dépasse pas 1,500 pieds. Elles ont été préservées de la hache du bûcheron par les rochers qui empêchent le flottage, mais ces obstacles n’ont pu les mettre à l’abri des dommages causés par le kumari. Ces montagnes en effet étaient autrefois habitées par des tribus indépendantes appelées Karens, qui, sous les ordres de leurs chefs, tenaient en respect les Birmans de la plaine. Une invasion de rats survenue en 1853 ayant détruit les récoltes força une partie de la population à émigrer, au point qu’aujourd’hui elle n’occupe plus que dix villages, au lieu de cinquante qu’elle peuplait autrefois. La culture devait à cette époque s’étendre annuellement au moins sur 1,000 hectares, si bien que pendant les cinquante dernières années elle a dû parcourir la contrée entière, qui en a 50,000 à peu près, et comme avant la domination anglaise le teck était non pas réservé, mais abattu avec les autres bois, il en résulte qu’on n’y rencontre pas, aujourd’hui d’arbres ayant plus de soixante ou soixante-dix ans.

Les forêts du Sittang sont également en partie restées inexplorées jusqu’ici : elles sont traversées par plusieurs cours d’eau, dont l’un est le Yainway, qui prend sa source dans la partie la plus élevée des montagnes du Pégu. Avant de quitter la région montagneuse, le Yainway reçoit le Peng ; à environ 15 milles au-delà du confluent, il pénètre dans une plaine après s’être précipité à travers une large ouverture de rochers d’une hauteur de 100 pieds dans un bassin circulaire où se reforme la rivière. Cette chute n’est pas précisément un obstacle pour la navigation ou pour le flottage, car les villages birmans situés sur les hauteurs communiquent avec la plaine au moyen de radeaux de bambous. C’est dans la plaine que commencent les difficultés, car la rivière, obstruée par les atterrissemens, se divise en une foule de petits canaux qui inondent le pays et se jettent isolément dans le Sittang. Il faudrait creuser un canal avec un lit bien déterminé ; mais il serait à craindre que ce travail ne soulevât les réclamations des villages voisins, qui seraient privés des eaux que leur fournit l’inondation actuelle. Les plus belles forêts de teck de toute la Birmanie, sinon comme étendue, du moins sous le rapport de la dimension des arbres et de la consistance des peuplemens, sont celles du bassin du Salween. En général, le fond des vallées et les pentes sont seuls occupés par le teck, le sommet est couvert d’arbres verts ; mais ce qui prouve que ces forêts sont restées jusqu’ici à l’abri des dévastations, c’est qu’on rencontre gisans sur le sol une grande quantité d’arbres morts qui, faute de moyens de transport, pourrissent sur place.

La création de routes, l’ouverture de canaux, l’amélioration du lit des rivières, tels sont les travaux indispensables pour mettre en valeur les richesses forestières encore inexplorées. Ils présentent d’extrêmes difficultés en raison des énormes distances auxquelles il faut transporter les travailleurs, les provisions et les outils, et de l’insalubrité des lieux, qui ruine les constitutions les plus robustes ; mais les résultats à obtenir valent bien ces sacrifices, car d’après M. Brandis l’étendue des forêts de teck en Birmanie n’est pas moindre de 619,000 hectares ; elles pourraient produire au moins 1 million de mètres cubes, qui, rendus à Moulmein ou à Rangoon, vaudraient 75 millions de francs. En 1861, ces deux ports n’ont reçu que 127,000 tonnes. Depuis la domination anglaise cependant, ils ont fait d’énormes progrès ; le premier, qui a aujourd’hui 52,000 habitans, reçoit une partie des bois qui viennent de Siam ; le second, qui depuis 1852 a vu sa population passer de 18,000 à 55,000 habitans, est la seule communication de l’empire birman avec la mer et par conséquent l’entrepôt de toutes les marchandises de cet empire. Pendant cette même année 1861, les forêts de la Birmanie anglaise ont rapporté au gouvernement 396,885 roupies (936,648 francs), non compris les bois affectés aux services publics ; les dépenses de toute nature ont été de 322,335 roupies (760,710 fr.), Le bénéfice à donc été de 74,550 roupies (175,938 fr.), ce qui est encore peu de chose, en comparaison de ce qu’on peut espérer pour l’avenir. En 1863 en effet, ce chiffre s’est élevé à 317,399 roupies (745,900 francs) en y comprenant un droit de 241,929 roupies, payé pour le flottage et la conservation dans des lieux de dépôts de 94,600 pièces de teck venant du royaume de Siam et de l’empire birman. En 1864, M. Brandis a fait, comme inspecteur-général des forêts de l’Inde, la reconnaissance du bassin du Suttledge, immense fleuve qui coule au nord de l’Himalaya et va se jeter dans le Scind, après avoir reçu un grand nombre de tributaires. De constitution granitique et d’une déclivité qui varie de 25 à 45 degrés, les montagnes qui forment la vallée principale et les vallées secondaires sont en partie couvertes de magnifiques forêts, qui tantôt s’étendent le long des rives, tantôt déroulent sur les pentes une large bande de verdure, au-dessus et au-dessous de laquelle on voit percer la roche, entrecoupée çà et là de bouquets de rhododendrons. L’essence dominante de ces forêts est le cèdre déodora, arbre d’un port magnifique et qui atteint jusqu’à 70 mètres de haut et 6 mètres de tour ; on montre aux abords d’un vieux temple, près du village de Kunaï, cinq de ces arbres dont l’un a 11 mètres de tour et les autres de 6 à 8 mètres, et qui ont, dit-on, neuf siècles d’existence. Les forêts de déodoras se rencontrent à une altitude comprise entre 7,000 et 10,000 pieds ; au-delà, elles se mélangent d’autres essences telles que le pinus longifolia, le pinus excelsa, l’yeuse, le cyprès, le chêne et le bouleau ; à 12,000 pieds, toute végétation arborescente cesse. Comme toutes les forêts de l’Inde, celles-ci sont exposées aux dévastations des natifs, qui tantôt y mettent le feu pour cultiver le sol, tantôt mutilent les arbres pour leurs besoins les plus vulgaires. Il arrive fréquemment par exemple qu’ils coupent la pousse terminale des jeunes cèdres pour en faire des lattes et des treillages, les pousses latérales se redressent alors et forment une nouvelle cime qui fait l’effet d’un bouquet d’arbres plantés sur un tronc de 8 à 10 pieds de haut. D’autres, fois l’élagage des branches, qu’on utilise en guise de litière pour les bestiaux, réduit les arbres à l’état de simples perches, pourvues au sommet d’une légère touffe de verdure. Bien que le bois du déodora passe pour incorruptible, et qu’en raison des dimensions de ce végétal il soit possible d’en tirer des pièces de charpente de premier ordre, ces forêts sont restées longtemps inexploitées, et ce n’est guère qu’en 1859 qu’elles ont été l’objet de concessions régulières. Depuis cette époque jusqu’en 1863, 30,000 pieds d’arbres environ ont été abattus ; encore un grand nombre d’entre eux sont-ils restés sur place faute de pouvoir être enlevés, ou se sont-ils brisés en glissant le long des pentes avant d’arriver au fleuve. Comme il n’y a pas d’autre moyen de transport, on a dû transformer les ravins en glissoirs et faire sauter les roches qui encombraient le lit des eaux pour donner passage aux pièces de bois. M. Brandis divise ces forêts en deux classes, celles qui par leur situation sont dès aujourd’hui exploitables, et celles qui sont situées dans des lieux trop inaccessibles pour qu’on puisse en tirer parti quant à présent. Il estime que les premières, après l’exécution de certains travaux destinés à faciliter les transports, pourront fournir annuellement jusqu’à 3,000 arbres, représentant 4,500 tonnes ou 225,000 pieds cubes, et valant environ 36,000 roupies. Il prescrit en même temps les règles à suivre pour assurer la conservation et la reproduction de ces précieuses forêts.

Les besoins locaux auxquels les forêts de l’Inde doivent satisfaire comprennent en première ligne les constructions publiques et privées, les télégraphes, les chemins de fer. Ces derniers surtout font une consommation énorme de bois de toute espèce, et ont déjà puissamment contribué à l’appauvrissement des massifs boisés. Dans la présidence de Madras seulement, la longueur des lignes concédées est de 1,150 milles qui, à raison de 1,760 traverses par mille, exigeront 2,024,000 traverses. La durée moyenne de celles-ci étant de huit années, il en faudra chaque année 253,000 pour l’entretien de la voie seulement, c’est-à-dire environ 35,000 arbres, chiffre que les forêts locales ne pourront évidemment pas fournir d’une manière permanente. Aussi cherche-t-on, par l’emploi des meilleures essences et par divers procédés de mise en œuvre, à augmenter la durée des traverses, de façon à en rendre le remplacement moins fréquent. Il faut avoir soin de n’employer à cet usage que des bois arrivés à maturité et parfaitement secs, toute trace d’humidité amenant une rapide décomposition, et éviter de mettre en contact deux espèces de bois différentes telles que le chêne et le teck, car le plus dur des deux provoque la détérioration de l’autre.

Ces précautions toutefois ne sont encore qu’un palliatif insuffisant, et l’on commence à pratiquer, comme en Europe, l’injection d’un liquide antiseptique, au moyen duquel on donne aux traverses une durée de vingt ans et plus. Tous les procédés reposent sur un même principe : expulser la sève et la remplacer par un liquide qui, se combinant avec l’albumine renfermée dans le bois, la rende insoluble et l’empêche de s’altérer. Les plus usités sont celui du docteur Boucherie, qui substitue à la sève une dissolution de sulfate de cuivre, celui de M. William Burnett, qui emploie le chlorure de zinc, et celui de M. Bethel, qui fait usage de créosote. C’est à ce dernier procédé que les Anglais paraissent donner la préférence, du moins pour les chemins de fer et les constructions où l’odeur que dégage la créosote n’est point un obstacle à l’emploi de cette substance. Suivant eux, les solutions métalliques ne forment pas avec l’albumine un composé assez solide pour résister à l’action dissolvante de l’eau, et elles sont impuissantes pour mettre les pièces de bois à l’abri des attaques des insectes, tandis que la créosote jouirait de ce privilège. Dans l’Inde, c’est une chose capitale, car les insectes pullulent à un tel point qu’ils attaquent non-seulement les bois mis en œuvre, mais encore les arbres en pleine croissance. Les plus dangereux sont les termites ou fourmis blanches et les mouches charpentières (xylocopa). Pendant qu’elles sont à l’état de larves, ces dernières creusent dans les pièces de charpente des galeries qui ont jusqu’à 12 ou 15 pouces de long sur un 1/2 pouce de diamètre, et rendent les poutres ainsi attaquées impropres à tout service ; elles sont si nombreuses qu’on en a trouvé jusqu’à soixante dans un pied cube. Souvent ces ravages ne présentent aucune trace extérieure, de telle sorte que rien ne garantit que les bois qui paraissent les plus sains ne sont pas sérieusement compromis. Quant aux termites, qui malheureusement ont déjà fait leur apparition en Europe et causent dans nos arsenaux des ravages sensibles, on est parvenu à les éloigner en enduisant les pièces de bois d’une dissolution de gambir[5] dans de l’huile, procédé qui réussit également contre le taret, le plus redoutable des mollusques marins.

On ne sait du reste que fort peu de chose encore sur les nombreux insectes qui pullulent dans les forêts de l’Inde ; mais quand on voit les dommages que causent chez nous les chenilles, les vers blancs ou les insectes xylophages, qui, creusant leurs galeries entre l’écorce et le bois, provoquent le dépérissement de massifs entiers, on peut se figurer le mal qu’ils peuvent faire dans ce climat humide et brûlant, où les molécules organiques se combinent de toutes les manières, où la vie prend toutes les formes et se modifie sans cesse. Les arbres morts qui pourrissent sur le sol deviennent de véritables foyers d’infection, dans lesquels se multiplient des milliers d’insectes qui se jettent ensuite sur les végétaux vivans et les font périr à leur tour. Chaque plante a ses ennemis particuliers, qui se développeraient en proportion de la nourriture qu’ils rencontrent, s’ils n’avaient eux-mêmes leurs parasites, qui se multiplient plus rapidement encore et rétablissent l’équilibre.

Si la production du bois propre à la charpente et à l’industrie a été à juste titre l’objet des préoccupations du gouvernement, le bois de chauffage n’a cependant pas échappé à sa sollicitude. Bien que cela puisse paraître singulier dans une contrée située sous la zone. torride, la pénurie du combustible s’est déjà fait sentir sur un certain nombre de points, et dans quelques localités, les indigènes en sont réduits à faire usage de bouse de vache séchée au soleil. Tant que les jungles étaient assez abondantes aux alentours des lieux habités, on y puisait à volonté sans que le gouvernement fît rien pour empêcher cette dévastation ; mais peu à peu, ces jungles reculant devant la culture du café et du thé, il fallut prendre des mesures pour assurer au moins la conservation de celles qui par leur position sont destinées à l’approvisionnement des grands centres de population. Les collecteurs ont reçu l’ordre de mettre en réserve les jungles qu’ils jugent convenable de conserver et de veiller à ce qu’on n’en coupe chaque année qu’une partie, de façon à laisser aux arbustes le temps d’atteindre des dimensions suffisantes ; huit années suffisent pour cela. Quant aux jungles qui présentent un intérêt moins immédiat, on autorise les ryots à s’y pourvoir gratuitement du bois dont ils ont besoin, sous la condition qu’ils ne le vendront pas, et qu’ils laisseront sur pied tous les arbres qui, soit pour la qualité du bois, soit pour la valeur des autres produits (écorce, fruits, sucs, etc.), méritent d’être conservés. Les propriétaires indigènes ou zamindars sont moins généreux, et font payer une redevance dans les jungles qui leur appartiennent. Les forges[6], les fabriques de sucre, les chemins de fer font une très grande consommation de bois de chauffage. Plusieurs lignes de railways sont déjà en activité, et avant peu on pourra se rendre sans interruption de Bombay à Calcutta en traversant la presqu’île indienne dans toute sa largeur. Comme il n’existe de charbon de terre que dans la partie méridionale, on est forcé partout ailleurs de recourir au bois pour faire fonctionner les machines ; mais toutes les essences ne sont pas également propres à cet usage : quand elles sont trop légères, les charbons s’échappent tout allumés des cheminées et mettent le feu aux forêts. On évalue la quantité de combustible nécessaire par locomotive et par mille parcouru à 68 livres de bois sec ou 100 livres de bois vert. D’après cette base et en estimant à 100 maunds (3,386 kilogr.) la production ligneuse annuelle par acre de forêt, on a calculé qu’il faudrait environ 21 acres (8h50) par chaque mille (1,609 m.) de chemin de fer, pour assurer la régularité du service. On concède pour cet objet aux compagnies certaines étendues de jungles et de forêts qu’elles font exploiter à leurs frais en payant au gouvernement une légère redevance. A Madras, les besoins usuels en réclament annuellement plus de 100,000 tonnes, qui sont fournies par les jungles des environs. Les bois, coupés en bûches de trois ou quatre pieds de long, sont amenés sur des bateaux, et pour les conduire au marché on les suspend en faisceaux à une perche que deux hommes portent sur leurs épaules. On conçoit que l’approvisionnement d’une ville de 700,000 âmes soit chose assez importante pour que les autorités ne s’exposent pas à le compromettre en laissant anéantir les jungles qui se trouvent à proximité.

Si le gouvernement fait tous ses efforts pour tirer le meilleur parti possible des forêts existantes, il ne néglige pas ce qui peut contribuer à les maintenir en bon état, et les plantations qu’il fait témoignent de ses efforts dans cette direction. Les plus importantes sont celles qui ont été entreprises par M. Conolly, collecteur du Malabar, afin de créer des pépinières de teck, au moyen desquelles on pourrait repeupler les forêts. Après de premiers essais qui remontent à plus de vingt ans, M. Conolly choisit dans le voisinage de la rivière de Beypur, sur la côte occidentale, un vaste terrain de 25 milles carrés qu’il convertit en plantations de teck. Le procédé qui paraît lui avoir le mieux réussi consiste à échauder les graines dans l’eau bouillante afin de fendre l’écaille épaisse qui les enveloppe, et à les semer en pépinière après avoir débarrassé le terrain des broussailles et arbustes qui le couvraient. Au bout de trois mois, les jeunes plants sont assez forts pour être transplantés dans des trous de douze pouces de profondeur et distans de huit pieds les uns des autres. L’avenir de la plantation dépend surtout du sol et de l’exposition, qui doivent être ceux que la nature elle-même a assignés au teck. Comme le chêne, cette essence paraît affectionner les terres profondes et argileuses, car la végétation s’arrête dès que les racines rencontrent un obstacle qui les empêche de pénétrer plus avant. Pendant les premières années, il faut, au moyen d’élagages et d’éclaircies répétés, favoriser le développement et la croissance des jeunes plants. D’abord onéreuses, ces opérations ne tardent pas à couvrir les frais et même à laisser des bénéfices. Les perches provenant de ces éclaircies peuvent donner de petites charpentes ou être employées à faire des clôtures, des timons de voiture, des jougs, etc. Ce n’est pas seulement le teck que l’on cherche à propager, et dans ces derniers temps on a consacré des sommes importantes pour introduire dans l’Inde quelques essences d’Australie, telles que des eucalyptus, des acacias, etc. ; mais les indigènes mettent peu d’empressement à seconder le gouvernement parce qu’ils craignent que ces plantations ne diminuent l’étendue des terres cultivables et ne deviennent préjudiciables à leurs enfans : ils disent que leurs ancêtres n’ont jamais planté de teck, et qu’ils s’exposeraient en faisant autrement qu’eux à s’attirer la colère céleste.

Outre les plantations faites pour repeupler les vides des forêts, il faut mentionner celles qui ont pour objet d’ombrager les routes et les canaux. Ces dernières sont exécutées par les soins des ingénieurs de district, et sont aussi nécessaires aux voyageurs qu’au bon entretien de la route, comme on peut s’en convaincre par les belles avenues de vateria indica, d’artocarpus integrifolia, de lagerstroemia regina au Malabar, de sals à Gumsur, de tamarins et de banyans (ficus indica) à Salem et à Mysore. Ce sont ces deux dernières essences qui, plantées alternativement, conviennent le mieux à la création de ces avenues. Comme les banyans croissent très vite et donnent beaucoup d’ombre, ils forment l’avenue en attendant que les tamarins aient acquis des dimensions suffisantes. Quand la route est assez large, il convient de mettre une double rangée d’arbres de chaque côté de façon à avoir des chemins ombragés pour les piétons. Ces plantations exigent beaucoup de soins et doivent être arrosées pendant les premières années ; aussi, pour décider les ryots à les entreprendre, leur fait-on des concessions de terres et des remises d’impôts.

Les plantations de haies autour des propriétés cultivées ne sont pas moins importantes que celles des avenues, car on peut dire sans exagération que le défaut de clôture est le plus grand obstacle aux progrès agricoles dans l’Inde. On ne saurait en effet s’imaginer les dégâts que commettent dans les cultures non-seulement les animaux sauvages, mais aussi les bestiaux. Le plus souvent ceux-ci appartiennent à des gens des castes supérieures, auxquels les ryots n’osent adresser aucune réclamation directe, mais dont ils se vengent en commettant des vols à leur préjudice ; il en résulte un double dommage pour la société. Plus nuisibles encore que les bestiaux sont les buffles sacrés, qui, étant la propriété des temples, vont où ils veulent chercher leur pâture, sans gardiens ni conducteurs ; jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge du sacrifice. Il en est de même des vaches, qui sont des animaux sacrés contre lesquels on ne peut jamais employer la violence. Des haies bien touffues mettent les cultures à l’abri, ainsi qu’on peut s’en convaincre partout où les Européens se sont établis. Les meilleurs arbustes à employer sont l’inga dulcis, qui est un grand et bel arbre dont les branches pendantes sont garnies d’épines : taillé tous les deux mois, il forme des haies qui sont des clôtures très élégantes ; le bambou, l’une des plus belles plantes de la zone tropicale ; le cœsalpinia sepiaria, ou épine du Mysore, dont Hyder-Ali se servit comme moyen de défense contre les Anglais en en faisant planter autour de toutes ses forteresses.

Indépendamment des jardins botaniques qu’il s’est appliqué à créer à proximité des principales villes et qui renferment la plupart des essences indigènes ou exotiques les plus utiles, le gouvernement s’occupe des moyens d’établir des jardins spéciaux pour les différens régimens stationnés dans les Indes. On espère avec raison agir utilement sur le moral des hommes en leur donnant un lieu de promenade agréable pour eux et leurs familles, et en permettant à chacun de cultiver à sa guise un coin de terre qui lui est abandonné. Les allées et les promenades sont à tous ; mais chacun a son jardin particulier dont il fait absolument ce qu’il veut. On reconnaît bien là ce besoin de se soustraire à la vie en commun, ce besoin de ne relever que d’eux-mêmes, qui distingue les Anglais et qui est la conséquence d’un sentiment profond de dignité personnelle.

Tous ces efforts prouvent que le gouvernement anglais a parfaitement compris l’importance de la culture forestière dans l’Inde, et qu’il a reconnu la nécessité d’intervenir directement pour assurer la conservation des massifs boisés. Il lui reste sans doute beaucoup à faire encore pour trancher les questions de propriété, établir partout des règles uniformes et organiser l’administration sur des principes mieux définis ; mais, à en juger par ce qui a déjà été fait, on peut compter que le reste ne se fera pas longtemps attendre. Cette sollicitude de la part de l’Angleterre nous a paru digne d’être signalée, alors qu’en France l’existence des forêts domaniales est incessamment remise en question.


J. CLAVE.

  1. On a fait du mot jungle un mot spécifique pour désigner des fourrés d’arbrisseau, mais en indoustahi djangal signifie seulement un endroit non cultivé. — Voyez Jacquemont, Voyage dans l’Inde.
  2. Cette chaîne s’étend le long de la côte du Malabar et sépare le plateau central des contrées basses qui bordent la mer ; elle prend différens noms, suivant les localités qu’elle parcourt, mais Ghattes est le nom générique.
  3. Voici l’évaluation des frais de cette culture :
    Taxe pour 1 acre 1/2 (61 ares) 1 roupie 8 annas.
    Abattage des bois 3 — » —
    Semences du millet » — 4 —
    Sarclage 4 — » —
    Garde 6 — » —
    Récolte 4 — » —
    Total 18 roupies 12 annas.
    Récolte, 28 mudas a 1 roupie 28 — » —
    Bénéfice 9 — 4 — (21 fr. 84 c.)


    Ce qui donne environ 35 francs 80 centimes par hectare.

  4. Le prix moyen du teck à Madras est de 1 roupie par pied cube, soit environ 75 francs le mètre cube équarri : c’est à peu près le prix du chêne aux environs de Paris.
  5. Le gambir est le suc d’un arbrisseau appelé uncaria gambir, qui croît à Sumatra ; il s’épaissit au feu, durcit au froid, et peut être alors coupé en morceaux. Les Malais le mélangent avec les feuilles de bétel pour le mâcher ; en Chine, on s’en sert pour le tannage et la teinture.
  6. La production du fer est fort ancienne, et la réputation du fameux acier Woutz remonte au temps du roi Porus, qui en envoya un échantillon comme présent à Alexandre. Pour le fabriquer, les Indiens préparent dans le premier endroit venu un petit fourneau d’argile dans lequel ils font chauffer le minerai (oxyde de fer magnétique) mélangé avec du charbon de bois. Le fer ainsi obtenu est concassé, puis jeté dans des creusets avec du bois sec de cassia auriculata et quelques feuilles vertes d’asclepias gigantea. On empile ces creusets en forme d’arceau au nombre de vingt-quatre dans un fourneau, on les couvre de charbon, et on y met le feu. Au bout de deux heures et demie, tout est fini, et les creusets contiennent le fameux acier qui a fait la réputation de Damas.