L’Exploitation des chemins de fer par l’état et les grandes compagnies

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Revue des Deux Mondes tome 26, 1878
F. Jacqmin

Exploitation des chemins de fer par l’état


EXPLOITATIONS
DES CHEMINS DE FER
PAR L'ETAT

La situation critique dans laquelle se trouvent un certain nombre de compagnies de chemins de fer secondaires en France a donné lieu, pendant la première partie de la session de 1877, à la chambre des députés, à une discussion des plus vives. Le problème à résoudre était cependant assez simple. Au 31 décembre 1875, le réseau des chemins de fer d’intérêt général[1] comprenait 26,339 kilomètres. Sur ce nombre, les six grandes compagnies sont concessionnaires de 23,087 kilomètres. La situation de ces compagnies a été réglée par une succession de lois constituant des contrats parfaitement définis. Le surplus du réseau se trouve réparti entre vingt-huit compagnies différentes ayant ensemble 3,252 kilomètres. Quelques-unes de ces sociétés sont dans une situation à peu près convenable : elles ont un trafic rémunérateur, ou elles ont conclu avec les compagnies voisines des traités d’exploitation qui sauvegardent leurs intérêts ; les autres n’ont pas encore commencé leurs travaux et elles seraient peu fondées à dire que le trafic ne répond pas à leurs espérances. La question soumise à l’examen des pouvoirs publics était simplement celle-ci : Quelles sont les mesures à prendre pour tirer d’embarras deux ou trois sociétés concessionnaires de lignes ayant ensemble une longueur totale de 1,231 kilomètres[2], c’est-à-dire environ 5 pour 100 du réseau général ? L’industrie des chemins de fer en France a traversé en 1848, en 1859, en 1863, des crises bien autrement graves. On pouvait alors redouter une interruption des travaux sur tous les points du territoire. Ce danger a été conjuré, et la France est en possession d’un réseau général coordonné et répondant à des vues d’ensemble. Aujourd’hui il n’y a pas de question générale ; les embarras financiers des compagnies des Charentes, de la Vendée et de quelques autres sociétés trop intimement unies au sort de la désormais célèbre Compagnie des bassins houillers du Hainaut, ne constituent pas un état de crise pour l’industrie des chemins de fer en particulier, et bien moins encore pour l’industrie française en général.

On peut discuter s’il convient de réunir les lignes des Charentes et de la Vendée au réseau de la compagnie d’Orléans ou d’en former un réseau spécial ; on peut se demander si l’état ne doit pas les acquérir pour son compte ; mais la solution à trouver pour une si faible fraction du réseau national ne saurait comporter l’application d’une mesure aussi radicale que celle qui a été proposée, c’est-à-dire le rachat général de tous les chemins de fer français et leur exploitation par l’état. Nous réunissons à dessein ces deux choses, — le rachat et l’exploitation par l’état, — parce que, selon nous, elles sont solidaires. On concevrait en effet bien difficilement le rachat suivi de la constitution de sociétés fermières ; ce serait substituer des compagnies à d’autres compagnies, et nous ne voyons pas bien ce que le public y gagnerait. Il faut donc envisager résolument cette situation si nouvelle et jusqu’ici absolument inconnue, — nous le démontrerons, — dans laquelle on instituerait l’état entrepreneur général des transports.

Le système d’un état souverain dispensateur de toutes choses n’est pas une conception récente ; il a été plusieurs fois présenté ouvertement sous son vrai nom, celui de communisme, mais plus souvent sous des formes dissimulées. Aujourd’hui on dit que l’état doit remplacer les compagnies de chemins de fer et se charger de transporter hommes et choses sur tout le territoire français. Il serait logique de lui attribuer, comme accessoires de son entreprise, les omnibus, les fiacres, les fourgons et les camions, et, comme tout ferait ombrage à ce monopole immense, on ne tarderait pas à lui demander de s’emparer du surplus des moyens de locomotion, des tramways, des bateaux, etc. Mais, si l’on commence à descendre cette pente, où pourra-t-on s’arrêter ? En prenant les chemins de fer, l’état saisira leurs ateliers ; il réparera les wagons, les voitures, les machines ; il construira des machines nouvelles ; on lui démontrera que, dans son intérêt, il doit lui-même transformer ses mils, monter des forges et des laminoirs. Qui osera dès lors garder des ateliers privés à côté d’établissemens qui n’auront plus à se préoccuper des lourdes charges de l’amortissement et qui verront leur fonds de roulement inscrit au budget de l’état ?

L’état entrepreneur de transports deviendra donc forcément l’état constructeur de machines, fournisseur de rails, fondeur, etc., etc., et personne n’osera lui faire concurrence. Pourquoi, dans un autre ordre d’idées, l’état ne se substituerait-il pas aux compagnies d’assurances ? Pourquoi ne garantirait-il pas chaque citoyen contre les risques d’incendie, de grêle, d’inondation ? On pourrait peut-être y joindre les risques contre le chômage. Pourquoi, surtout, garder la Banque de France, cette institution surannée ? L’état ne fabriquerait-il pas aussi bien que celle-ci des billets de banque et autant qu’il en faudrait ? On a formellement et, selon nous, courageusement proposé de confier à l’état la planche aux obligations. Ce mot seul devrait suffire à juger et à faire rejeter le système. La planche aux obligations, serait bien vite la planche aux assignats, et on sait ce que celle-ci a produit. Il n’y aurait pas en effet grande différence entre des obligations représentant un chemin de fer sans trafic et des assignats représentant des biens invendables. On a récemment adjugé à Bruxelles un lot d’actions d’un chemin de fer français à 6 francs l’une. C’est un assignat de 1,000 livres changé contre deux gros écus d’argent. On est descendu plus bas encore, il y a quelques jours, à Paris : un paquet d’actions d’un chemin de fer presque complètement achevé n’a trouvé preneur qu’à raison de 50 centimes l’action. Émises par le trésor public français, des obligations seraient certainement payées, mais si, comme cela n’est que trop certain, les chemins de fer construits avec le capital réalisé par ces obligations ne rapportent absolument rien, il faudra que l’impôt fournisse directement les fonds nécessaires au service de ces emprunts. Voilà ce qu’il faut que tout le monde comprenne.

Sans essayer d’approfondir ces questions si graves, on dit : l’état gère, et gère bien les services de la poste et des télégraphes ; il est chargé de la fabrication et de la vente des tabacs et des poudres ; pourquoi douter de son aptitude à exploiter des chemins de fer ? Nous répondrons : un état ne peut vivre sans recettes ; le monopole du tabac, celui des poudres, sont des moyens parfaitement légitimes de se procurer de l’argent ; encore pourrait-on examiner la question de savoir si le monopole de la vente entraîne forcément le monopole de la fabrication.

Pour la poste et les télégraphes, on estime généralement que l’état seul peut assurer des services dans lesquels interviennent des considérations d’ordre moral, telles que celle du secret de la correspondance ; mais là encore surgit un problème de la plus haute importance : la gestion du monopole des postes et des télégraphes doit-elle être ou non fiscale ? En d’autres termes, le transport des lettres et des articles postaux, la transmission des dépêches télégraphiques, doivent-ils laisser à l’état une rémunération fiscale représentée par la différence entre les recettes et les dépenses, c’est-à-dire être considérés comme un impôt ? Ou bien, les taxes payées par le public doivent-elles être simplement le remboursement des dépenses faites par l’administration, le paiement sans bénéfice d’un service rendu ?

La réforme postale, si souvent citée et si peu connue, a imposé au trésor public des sacrifices considérables et qui eussent été bien lourds si les compagnies de chemins de fer n’avaient pas accepté la charge du transport gratuit des dépêches. Les chemins de fer pourraient faire de larges abaissemens de taxes si on imposait aux concessionnaires de mines l’obligation de fournir gratuitement la houille nécessaire au service des trains. Si l’administration des postes et celle des lignes télégraphiques étaient des entreprises privées, si elles faisaient entrer dans leurs dépenses annuelles l’intérêt et l’amortissement des sommes consacrées à la construction de tous les bâtimens qu’elles occupent, si elles supportaient directement la charge des pensions servies à leurs anciens employés, si on comptait les subventions allouées à des titres divers aux services maritimes, si on estimait la valeur des services accomplis gratuitement par les compagnies de chemins de fer, peut-être constaterait-on, dans la gestion par l’état de ces grands services, des insuffisances considérables, insuffisances que couvre toujours l’impôt.

L’administration des postes de l’empire germanique est peut-être le plus grand office postal de l’Europe. Au monopole des dépêches il joint celui des petits colis ; le service est très bien fait, et chaque année on signale des améliorations importantes ; mais au point de vue budgétaire les résultats sont graves. Les différences entre les recettes et les dépenses du service des postes allemandes dans tout l’empire, moins la Bavière et le Wurtemberg qui ont conservé à cet égard leur autonomie, ont été, pour les trois derniers exercices publiés, les suivantes :


Année 1872, excédant de recettes 16,494,988 francs
» 1873, » 10,254,071 »
» 1874, » 8,732,524 »

La pente est rapide : 50 pour 100 de diminution en trois exercices, sans compter les dépenses de construction des hôtels des postes, si nombreux et si beaux en Allemagne, les retraites des anciens agens, les services maritimes. Que l’on ajoute au chapitre des dépenses ces trois articles, ce n’est pas une diminution de bénéfices que l’on constatera, ce sera un accroissement de charges.

En réclamant pour l’état, en France, l’exploitation des chemins de fer, on ne poursuit pas un but fiscal puisque le premier article du programme est l’abaissement des taxes et par conséquent celui des recettes nettes ; on obéit à un programme politique, celui de l’omnipotence de l’état, il faut le dire ; mais il faut dire aussi que cette transformation ne s’accomplira pas sans troubler l’équilibre de nos budgets à un degré que l’on ne soupçonne pas.

La question du rachat général de tous les chemins de fer français soulève des problèmes économiques multiples et des difficultés financières de premier ordre. Nous ne saurions dire si les uns et les autres comportent des solutions acceptables. Nous nous contenterons d’étudier les faits et de rechercher l’enseignement qui s’en dégage. Avant de les aborder, nous devons réfuter une assertion qui se reproduit constamment et qui tend à égarer l’opinion publique.

On a dit à la tribune de la chambre des députés, on répète souvent dans les journaux que chez toutes les nations étrangères il n’y avait plus d’hésitations, que l’exploitation des chemins de fer par l’état était désormais la solution certaine, indiscutée, indiscutable.

En premier lieu, on ne parle ni de l’Angleterre ni des États-Unis d’Amérique. Ce sont pourtant de grandes nations commerçantes ; il y a sur le territoire de chacune d’elles des courans de voyageurs et de marchandises dont nous avons à peine une idée ; or le mot d’exploitation par l’état y est à peine prononcé. Si on posait à un négociant anglais la question de savoir s’il ne conviendrait pas de confier l’exploitation des chemins de fer à l’état, de remplacer l’agent commercial qu’il voit chaque jour par un fonctionnaire nommé par la reine, venu tantôt de l’Irlande, tantôt de l’Ecosse, peut-être de l’Inde, il ne comprendrait pas et il faudrait qu’on lui répétât la question.

Qu’on lise attentivement les volumineuses enquêtes faites en Angleterre au sujet des chemins de fer, on y verra bien des mesures réclamées. On demande, par exemple,.que l’état exerce un contrôle et une surveillance, que les tarifs soient publiés ; on indique comme amélioration désirable une partie de ce qui existe en France, mais la question de la suppression de toutes les compagnies de chemins de fer et de la remise à l’état de l’ensemble des voies de communication n’est soulevée que par un très petit nombre de personnes, parmi lesquelles on peut citer des fonctionnaires publics jaloux de réaliser une augmentation de leurs attributions. L’immense majorité de la nation repousse énergiquement cette solution, et la conclusion de la dernière enquête du parlement est conçue en termes qui ne laissent aucun doute à cet égard : « Nous pensons qu’il est inopportun (inexpedient) de changer la politique qui a été adoptée, et qu’il faut laisser à l’entreprise libre des citoyens la construction et la direction des chemins de fer. »

En Amérique, on a été bien plus loin encore : un grand nombre d’états ont inscrit dans leurs lois fondamentales la prohibition absolue pour l’état de construire ou d’exploiter des chemins de fer. Des événemens de la plus haute gravité viennent de se passer en Amérique. Le service des trains a été désorganisé pendant des semaines sur des lignes qui assurent l’approvisionnement de New-York et de villes ayant une population de plusieurs centaines de mille âmes. Les controverses les plus vives ont été et sont encore engagées sur les moyens de prévenir le retour des grèves qui ont ensanglanté le sol de la confédération. Et cependant personne n’a songé à demander l’absorption des chemins de fer par l’état ; on a dit au contraire que, si les chemins de fer américains avaient adopté l’organisation des compagnies de chemins de fer français, on n’aurait pas eu à déplorer de semblables malheurs.

Ce n’est donc ni en Angleterre, ni surtout chez la grande république américaine qu’il faut chercher des argumens en faveur de l’exploitation par l’état. Ce que l’on constate dans ces deux pays, c’est le désir de voir diminuer le morcellement et l’éparpillement des exploitations et d’arriver à une fixité plus grande des tarifs. La constitution de groupes absolument semblables aux groupes français, la surveillance exercée par l’administration française, répondent parfaitement à ce double programme qui n’est critiqué que dans notre propre pays.

Le régime anglais et américain écarté, restons sur le continent et voyons ce qui se passe autour de nous. Nous examinerons dans quelles conditions a été constitué le réseau dès chemins de fer dans diverses contrées de l’Europe, notamment en Belgique, en Allemagne, en Autriche. Mais nous pouvons affirmer un premier fait d’une importance capitale, c’est que nulle part il n’existe un réseau d’état comprenant 24 ou 25,000 kilomètres régis par une seule et même administration et nue nulle part on ne songe à le constituer. Il n’est pas du reste indispensable d’aller à l’étranger pour étudier le système de l’exploitation des chemins de fer par l’état. La France a connu ce régime. Pendant trois ans l’état a exploité des lignes importantes : Paris à Chartres, Paris à Tonnerre, Dijon à Châlon, puis Tonnerre à Dijon, ce qui constituait une longue section de Paris à Chalon-sur-Saône avec un grand service de correspondance sur Lyon. Pendant cette période, on a expérimenté le régime de l’intervention ministérielle dans les détails de chaque jour de l’exploitation, et, lorsque ce régime a disparu, en 1852, personne n’a songé à le regretter. Peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt les discours dans lesquels les orateurs les plus influens de l’assemblée nationale exprimaient les craintes que leur faisait concevoir l’exploitation par l’état ; nous verrons combien ces craintes ont été justifiées.

I. — CONSTITUTION DES RESEAUX ETRANGERS.

Au 31 décembre 1876, le réseau général des chemins de fer belges comprenait 3,589 kilomètres, savoir :


1° Chemins exploités par l’état : a) Lignes construites par l’état 678k
b) Lignes construites par des compagnies et rachetées par l’état 452
c) Lignes construites par des compagnies et exploitées par l’état 975
Ensemble 2,105k 2,105k
2° Chemins construits et exploités par des compagnies 1,484
Total pareil 3,589k

L’ensemble du réseau belge ne dépasse pas la longueur des lignes concédées à l’une des six grandes compagnies françaises, et il importera de ne pas perdre de vue cette situation lorsque l’on comparera les tarifs en vigueur en Belgique avec les tarifs appliqués en France ; on peut, pour un réseau comprenant 3,600 kilomètres seulement, trouver des règles absolument inapplicables à un réseau de 25,000 kilomètres.

La décomposition que nous avons donnée ci-dessus indique qu’en fait de chemins de fer la Belgique présente un spécimen de tous les systèmes connus. Il existe en effet des chemins d’état ; des chemins concédés d’abord, rachetés ensuite par l’état ; des chemins concédés, mais dont l’état a pris l’exploitation à bail ; des chemins concédés et exploités soit par des compagnies concessionnaires, soit par des compagnies substituées en vertu de traités de fusion ou de baux reposant sur des bases très variables.

Le- plus ancien et le plus important réseau de la Belgique est celui des chemins de fer de l’état. Dès 1831, on se préoccupa des moyens de relier directement le port d’Anvers à la frontière allemande sans passer par le territoire néerlandais. De vives discussions s’élevèrent précisément sur la question de savoir si le chemin de fer projeté devait être concédé ou rester entre les mains de l’état. Malgré la prétention formulée par les compagnies d’avoir une concession perpétuelle ou une garantie d’intérêt, le système des concessions avait dans le sein du parlement de très nombreux défenseurs. Dès l’origine on signalait la confusion qui ne pouvait manquer de s’établir entre les intérêts généraux et les intérêts locaux. En exploitant des chemins de fer, l’état chargé de la tutelle des intérêts généraux courait le risque, disait-on, de s’engager dans un conflit avec les intérêts locaux et d’y perdre une partie de son autorité morale. Des considérations absolument politiques l’emportèrent, et, à 55 voix contre 35, la chambre des représentons vota la construction par l’état d’un réseau ayant pour point central Malines et se composant de quatre branches dirigées vers Anvers, vers la frontière de Prusse par Liège, vers la frontière de France par Bruxelles et vers la Mer du Nord par Gand, Bruges et Ostende. On redoutait de voir des capitaux étrangers prendre part à la construction de lignes qui importaient à l’indépendance nationale, et ce motif est très nettement indiqué dans les délibérations des chambres belges.

Le réseau défini par la loi du 1er mai 1834 fut construit et ses sections successivement livrées à l’exploitation sans que l’on s’occupât beaucoup de la création d’autres lignes. L’état concéda le chemin d’Anvers à Gand construit à voie étroite, lm15, et la question des chemins de fer resta comme assoupie pendant onze ans, — jusqu’en 1845. À ce moment, les capitalistes étrangers, anglais pour la plupart, envahirent en quelque sorte la Belgique et obtinrent neuf concessions représentant ensemble 720 kilomètres.

Les résultats furent médiocres, beaucoup de ces nouvelles lignes étant improductives ; malgré cela, le pays fut en proie à une véritable fièvre de chemins de fer. Les demandes de concession se multipliaient, et l’état accordait tout ce qu’on lui demandait. En 1869, il y avait en Belgique cinquante sociétés ayant construit ensemble 1,689 kilomètres, à peu près 33 kilomètres par société.

La situation de ces sociétés était fort précaire ; leurs représentons songèrent au seul parti qu’il y avait à prendre, — la réunion du plus grand nombre possible de lignes en quelques groupes, réunion opérée par voie de fusion, de rachat, de prise à bail. Sans entrer dans le détail peu intéressant de toutes ces négociations, on peut dire que les compagnies isolées disparurent presque toutes et furent remplacées par le groupe du Nord-Belge, — le groupe du Grand-Central-Belge, — le groupe de la Société générale d’exploitation, — la grande compagnie du Luxembourg.

L’état avait assisté à peu près passivement à la création de tous ces groupes : il eut un réveil cruel. La Société générale d’exploitation, représentée soit directement, soit indirectement, par la Société des bassins houillers du Hainaut, était arrivée, en soudant les uns aux autres des tronçons isolés, à constituer des artères parallèles aux grandes lignes de l’état et à disputer à ces dernières un trafic insuffisant pour faire vivre deux ou trois entreprises. Après plusieurs années de luttes et d’hésitations intervint entre l’état et la Société d’exploitation, représentée par M. Philippart, la convention du 25 avril 1870 qui inaugurait un nouveau système. L’état prenait à bail 600 kilomètres de lignes déjà-construites, chargeait M. Philippart de la construction à forfait de 500 autres kilomètres, et s’engageait à exploiter ces lignes nouvelles à des conditions analogues à celles qui avaient été consenties pour les 600 premiers kilomètres.

D’autres considérations entraînèrent l’état à faire en 1872 une opération plus importante encore, — à racheter le réseau de la grande compagnie du Luxembourg. La société anglaise concessionnaire de ce chemin avait en 1869 signé avec la compagnie des chemins de fer de l’Est français un traité aux termes duquel elle abandonnait à celle-ci son exploitation moyennant un revenu de 12 francs 50 centimes par action. Nous ne retracerons pas ici l’historique de ce que l’on a appelé l’incident franco-belge ; le pays crut devoir voter une loi de salut public pour échapper à un danger bien chimérique. Les Anglais durent conserver leurs lignes, mais en 1872 ils entamèrent des négociations ayant pour objet la cession de leur réseau à une société dans laquelle apparaissait l’intérêt allemand ; le gouvernement, cette fois, n’hésita pas, et il racheta le réseau en donnant aux Anglais un revenu de 25 francs par action, juste le double du prix offert par la compagnie de l’Est en 1869.

Est-il possible de voir dans les faits que nous venons de raconter très sommairement l’application d’un principe économique ? Personne n’y a songé en Belgique. En 1834, on a constitué un réseau d’état parce que l’on a eu peur de voir des étrangers prendre part à une œuvre nationale. En 1869, on a pris à bail le réseau Philippart, parce qu’on s’est aperçu que ce réseau faisait une concurrence aux lignes de l’état. En 1872, on a racheté le réseau luxembourgeois, parce qu’en 1869 on a redouté de le voir exploité par une société française et qu’il allait, en 1871, être vendu à une société allemande. Voilà la vérité. Si on parcourt les volumineux registres qui contiennent les délibérations des chambres, on y trouve très fréquemment développés les motifs qui devraient s’opposer à la continuation de l’exploitation par l’état. Nous reviendrons sur ces motifs ; mais ils disparaissent tous, et nous le concevons parfaitement, devant cet argument décisif : repousser tout ce qui, à un titre quelconque, pourrait porter la plus légère atteinte à l’indépendance du pays.

Malgré les absorptions réalisées en 1869 et en 1872, le réseau de l’état ne comprend encore que les trois cinquièmes du réseau total : 2,100 kilomètres sur 3,600. Le complément a encore une existence indépendante, mais il y a de fréquens conflits entre l’état et la compagnie la plus importante, celle du Grand-Central Belge, qui se sont livré plusieurs combats de tarifs. En vue de mettre fin à la concurrence, l’état fera un pas de plus dans l’absorption des sociétés privées, et il rachètera probablement les lignes du Grand-Central ; mais, cette fois encore, au lieu de grands principes à appliquer, il s’agira prosaïquement de faire cesser une concurrence.

Le royaume des Pays-Bas n’a pas suivi, pour la construction de son réseau, l’exemple qui. lui était donné par la Belgique ; loin de confier la construction et l’exploitation des lignes à l’état, les cham-tas néerlandaises hésitaient même à accorder des concessions.

La première ligne, celle d’Amsterdam à Harlem, fut ouverte le 20 septembre 1839 ; l’année précédente, le gouvernement avait proposé aux étais-généraux de concéder le chemin d’Amsterdam à Amheim, mais la loi fut repoussée par 46 voix contre 2. Convaincu des avantages que son pays devait retirer de l’exécution des chemins de fer, le roi Guillaume prescrivit l’exécution de la ligne en Rengageant personnellement et sur sa fortune privée à couvrir les intérêts de l’emprunt nécessaire à l’exécution des travaux. La ligne fut construite et ses produite rendirent inutile l’engagement généreux pris par le roi ; les chambres autorisèrent la rétrocession de la ligne d’Amsterdam à Arnheim à une société qui, désignée sous, le nom de Néerlandais-Rhénan, s’engageait à construire un ensemble de lignes situées au sud et à l’est d’Amsterdam.

Après la constitution de ces deux sociétés, — la Société Hollandaise et la Société du Néerlandais-Rhénan, — quelques lignes secondaires furent concédées ; mais on s’aperçut vite que sans la large intervention de l’état il était impossible d’arriver à obtenir un accroissement notable du réseau. Des projets d’en semble furent soumis aux états-généraux en 1857 et en 1858 ; longuement discutés, ils ne furent approuvés qu’en 1860 et 1863. Ils reposent sur une base précise : la construction par l’état et à ses frais, l’exploitation par une compagnie privée fournissant le matériel roulant.

L’exposé des motifs qui a précédé la loi du 3 juillet 1863 contient au sujet de l’exploitation par l’état les passages ci-après : « Le gouvernement préfère que l’exploitation soit faite par des particuliers ; l’exploitation est une affaire d’industrie privée ; l’état, en l’entreprenant lui-même, sortirait de son rôle… Le zèle, la capacité des fonctionnaires publics n’obtiendront jamais de résultats comparables à ceux qui résultent des efforts de l’industrie privée ; l’intérêt direct de celle-ci amène forcément des améliorations de service, tout en réduisant les dépenses au strict nécessaire, et en retirant, par conséquent, de la ligne le produit le plus élevé. » Conformément à ce programme, l’état entreprit la construction de lignes sur quelques-unes desquelles il a été élevé des ouvrages d’art considérables et qui font le plus grand honneur aux ingénieurs néerlandais ; au fur et à mesure de leur achèvement les lignes sont remises à une société chargée de leur exploitation.

Les débuts de la Société d’exploitation ont été très pénibles, et les conditions de son contrat primitif avec l’état ont déjà dû être une première fois complètement remaniées. L’exploitation des chemins de fer est un problème des plus compliqués ; le développement du trafic exige souvent l’exécution de travaux complémentaires considérables, et une société fermière ne peut songer à agrandir ses gares, à doubler ses voies, à chercher, souvent à grands frais, des débouchés à l’extérieur. La solution de ces questions est toujours difficile, et elle l’est bien plus encore quand il y a séparation absolue entre le constructeur et l’exploitant. En second lieu, le parallélisme de lignes construites par l’état et de lignes construites par des sociétés particulières change les prévisions des fondateurs de ces sociétés ; l’intervention de l’état a presque toujours pour conséquence d’arrêter l’essor de l’industrie privée. Nous ne saurions donc considérer comme exempt de toute critique le système général suivi par le royaume des Pays-Bas. En fait, la situation générale des chemins de fer néerlandais an 1er janvier 1877 était la suivante :


Désignation des compagnies Lignes exploitées Lignes en construction ou concédées
Hollandaise 300 63
Néerlandais-Rhénan 202 32
Grand-Central-Belge 112 45
Central Néerlandais 101 »
Sociétés diverses 69 394
Société d’exploitation des chemins de fer de l’état 1,003 362
1,787 896
Ensemble 2,683 kilomètres

L’étude de la constitution du réseau des chemins de fer de l’empire d’Allemagne est fort complexe. Ici les préoccupations politiques ont presque toujours primé les questions purement économiques. tes graves événemens qui se sont accomplis en Allemagne depuis moins de quinze ans, la dissolution de l’ancienne Confédération germanique, l’établissement de la Confédération du nord remplacée par l’empire d’Allemagne, ont déterminé une suite de transformations dans lesquelles les chemins de fer ne pouvaient être oubliés. On n’est pas arrivé aujourd’hui à un état que l’on puisse considérer comme définitif ; dans la partie engagée entre le particularisme et la centralisation de il empire, les chemins de fer forment une part importante de l’enjeu.

Au nombre des transformations subies par les entreprises de chemins de fer, nous ne pouvons pas rappeler sans une douleur profonde que l’un des plus anciens chemins de fer français concédés, celui de Strasbourg à Bâle, est aujourd’hui un chemin de fer d’état dépendant uniquement de l’empire, et régi par les bureaux de la chancellerie de Berlin.

Nous avons cherché, s’il est possible, au point de vue historique, de préciser des périodes dans lesquelles apparaîtrait un principe dominant, et nous avons dressé un état indiquant les longueurs kilométriques totales des chemins de fer : 1° construits et exploités par l’état, — 2° construits par les compagnies, mais exploités par l’état avant leur exploitation par les compagnies concessionnaires, — 3° construits et exploités par des compagnies, puis rachetés par l’état, — 4° enfin construits et exploités par des compagnies concessionnaires. Tous les chiffres qui correspondent à chacune de ces divisions sont donnés pour quatre époques différentes, — 1859, 1866, 1874 et 1877 ; ils s’appliquent à chacune des divisions politiques de l’Allemagne à ces diverses dates.

Dans la première période, celle qui se termine en 1859, on ne songe qu’à doter le pays du plus grand nombre de chemins de fer possible ; chaque état veut avoir un réseau desservant d’abord ses propres intérêts, mais sur lequel on désire attirer le trafic pouvant emprunter les réseaux des états voisins. On conçoit que, tracé dans des idées de cette nature, le réseau allemand ne réponde à aucune vue d’ensemble ; les monnaies, unités de mesure et de poids, ne sont pas les mêmes, et l’on doit pour un parcours un peu long calculer des taxes en florins du Rhin, en thalers, en florins du sud.

Au point de vue du mode d’exécution, les choses diffèrent également. Le grand-duché de Bade, le Wurtemberg, le Hanovre, la Saxe (royaume et duchés), le Brunswick, construisent et exploitent directement leurs lignes. En Bavière, l’état construit un réseau important, mais il concède quelques lignes. En Prusse au contraire, si l’état construit quelques lignes, il en concède plus encore, et le régime des concessions semble devoir l’emporter. De 1859 à 1866, les choses changent peu au point de vue du régime de construction et de concession ; mais, frappé des inconvéniens que présente le morcellement des exploitations, le gouvernement prussien favorise de tous ses efforts les associations en vue d’arriver à l’unité dans toutes les branches du service. Après Sadowa, les chemins d’état de Brunswick, de Hanovre, de la Hesse-Electorale deviennent des chemins d’état prussiens ; l’influence de l’état prussien augmente chaque jour, mais les sociétés particulières développent encore leurs réseaux parallèlement à ceux des directions royales, et jusqu’en 1874 on ne songe pas à modifier une situation qui, en définitive, a doté le pays de 24,000 kilomètres de voies ferrées.

La proposition faite par le grand chancelier d’autoriser l’empire à racheter tous les chemins de fer détermine une agitation politique qui dure encore. Pour éviter ce rachat, les états qui, comme la Bavière et la Saxe, ont conservé une certaine autonomie se hâtent de racheter les réseaux concédés sur leur territoire, de manière à opposer soit aux chemins de fer d’état prussiens, soit surtout aux chemins dépendant directement de l’empire (les lignes d’Alsace-Lorraine et du grand-duché de Luxembourg), des chemins d’état bavarois et saxons. La chancellerie impériale donnera-t-elle suite à ce vaste projet de rachat total ? Personne ne saurait le dire, et, au point de vue général du mode d’exploitation par l’état ou par les compagnies, les chiffres ci-après résument l’état des choses au commencement de chacune des années 1859,1866,1874 et 1877 :


En 1859, les états exploitent 69 pour 100 du réseau total
En 1866, » 58 »
En 1874, » 57 »
En 1877, » 61 »

L’industrie privée conserve, on le voit, une part considérable, et, comme tous les états secondaires ont aujourd’hui fait disparaître à peu près complètement les sociétés concessionnaires, c’est en Prusse que le régime des chemins de fer concédés a conservé la plus grande importance ; en 1877, il était appliqué sur 9,731 kilomètres, l’empire d’Allemagne n’en ayant que 11,590. L’état prussien exploite directement 7,886 kilomètres. Allons-nous trouver une organisation unique d’un réseau puissant et que l’on puisse opposer à l’organisation des grandes compagnies en France et en Angleterre ? Pas le moins du monde.

Les chemins d’état dépendent du ministère royal du commerce, de l’industrie et des travaux publics. L’ordonnance royale du 23 décembre 1872 a fixé les bases du fonctionnement des lignes d’état ; elles sont divisées en neuf directions royales indépendantes, savoir :


Siège de la direction
Chemin de l’Est de la Prusse Bromberg
Chemin de la Basse-Silésie. Berlin
Chemin de Westphalie Munster
Chemin du Hanovre Hanovre
Chemin du Main-Weser Cassel
Chemin de Francfort-Bebra Francfort
Chemin de Nassau Wiesbaden
Chemin de Sarrebruck Sarrebrück
Chemin de Berg et Marche Elberfeld

Ces neuf directions royales sont secondées par vingt-sept commissions royales ayant pour mission de soulager les directions et d’activer par la décentralisation l’expédition des affaires.

Nous n’étonnerons personne en disant que des rouages si compliqués ne fonctionnent pas sans frottemens. Pour 7,886 kilomètres, il y a, en définitive, trente-cinq états-majors nombreux ; chaque fonctionnaire est peu rétribué, mais la somme totale dépensée est très considérable. Les neuf directions royales et les vingt-sept commissions royales n’ont pas à s’occuper des chemins de fer de l’empire, qui ont à Strasbourg une direction impériale dont le personnel supérieur comprend un président et douze directeurs. Pour les autres chemins d’état, nous trouvons sept directions royales ou grand-ducales à Dresde, Stuttgart, Munich, Carlsruhe, Darmstadt, Oldenbourg, Mecklembourg. Ces directions n’ont pas de commissions royales, — ces dernières sont particulières à la Prusse. Enfin, il a été créé à Berlin une institution spéciale, le Reichs-Eisenbahn-Amt, administration générale des chemins de fer de l’empire et dont l’action doit ou plutôt devrait s’étendre sur tous les chemins de fer, qu’ils soient exploités par les états (la Bavière exceptée) ou par des sociétés privées. Nous estimons que jusqu’ici au moins la nouvelle institution n’a pas eu un grand succès. Les compagnies concessionnaires prétendent qu’elle empiète sur les droits inscrits dans leurs cahiers des charges ; les directions d’état disent que, relevant du ministre, il est inutile de placer un intermédiaire entre elles et ce haut fonctionnaire. En étudiant la question des tarifs, nous aurons occasion de reparler du Reichs-Eisenbahn-Amt.

Nous ne trouvons donc pas dans l’empire d’Allemagne l’exemple d’une grande administration d’un vaste réseau de chemins de fer de l’état. Si l’ensemble du réseau des chemins de fer de l’empire, au 1er janvier 1877, s’élève à 29,196 kilomètres et est supérieur à l’ensemble du réseau français, qui, à la même date, ne comprenait que 22,550 kilomètres, on peut dire que la direction de l’exploitation y est bien autrement morcelée que dans notre pays. Nous avons en effet signalé l’existence de quarante-neuf administrations distinctes, savoir : 1 direction impériale à Strasbourg, 8 directions royales prussiennes, 7 directions royales ou grand-ducales, 26 compagnies prussiennes, 8 compagnies bavaroises, hessoises, etc.

Au point de vue de l’unité, les six grandes compagnies françaises qui, au 1er janvier 1877, exploitaient 18,849 kilomètres et dont le réseau concédé total s’élève à 23,087 kilomètres, rendent donc à notre pays plus de services que ne peuvent le faire les exploitations morcelées de l’empire d’Allemagne.


Dans l’empire austro-hongrois, nous ne trouverons pas plus que dans l’empire d’Allemagne un vaste réseau d’état conçu, construit et exploité en vertu de principes purement économiques. Nous y rencontrons des chemins de fer construits par l’état et exploités par ses agens, — des chemins de fer concédés, construits et exploités par les sociétés concessionnaires, — des chemins de fer construits par des sociétés, mis sous séquestre par l’état et exploités soit par lui, soit par des sociétés fermières, — des chemins de fer construits par l’état, vendus par lui, et dont le rachat est annoncé comme probable.

Toutes les combinaisons, connues en ce qui concerne les chemins De fer ont été ou sont en vigueur dans l’Autriche-Hongrie ; il y en a même une assez extraordinaire, — nous voulons parler de l’état-actionnaire. Dans plusieurs circonstances, l’état a acquis tout ou partie des actions d’un chemin de fer ; et il devait ainsi intervenir à la fois comme actionnaire et comme représentant de la puissance publique. Les autres actionnaires avaient, il faut le reconnaître, un singulier collègue. Ce mode d’intervention de l’état a existé en Allemagne ; il y en a aussi plusieurs exemples en Suisse. Au lieu de donner des subventions, les cantons souscrivent des actions.

Les événemens politiques ont encore compliqué la situation déjà si embrouillée des chemins de fer ; la perte du royaume lombardo-vénitien a coupé en deux sections le réseau attribué à la compagnie de la Sudbahn (Sud-Autrichiens-Lombards). La constitution de deux grandes divisions de l’empire en deçà et au-delà de la Leitha a également augmenté le trouble, car les vues du gouvernement cisleithanien ne sont point celles du gouvernement transleithanien. A Pesth, les idées autonomistes, la magyarisation, comme on l’a, dit en allemand, ne pouvaient omettre les chemins de fer, et les hommes d’état hongrois ont poursuivi la constitution d’un réseau national. Cette pensée se retrouve non-seulement dans les actes les plus importans, mais même dans les moindres détails. Avant 1867, tous les trains étaient réglés sur l’heure de Vienne, il faut aujourd’hui les diviser en deux : à l’ouest ils marchent sur l’heure de Vienne, à l’est sur celle de Pesth.

Récemment le gouvernement italien a racheté la partie du réseau de la compagnie des Sud-Autrichiens-Lombards située en Italie ; le gouvernement hongrois a mis pour condition à son adhésion que la compagnie consentirait en principe à une vente éventuelle à l’état hongrois de la partie de son réseau située en Hongrie ; la malheureuse compagnie de la Sudbahn est donc menacée d’une nouvelle division des lignes qui lui restent.

En fait, le gouvernement autrichien semble incliner vers le principe des fusions ; il rachète les sociétés en déconfiture et charge de leur exploitation des compagnies anciennes ; le gouvernement hongrois au contraire manifeste en toute occasion son désir d’arriver à un réseau d’état. Dans cette situation, où sont les principes économiques ? Vérité en deçà de la Leitha, erreur au-delà ou réciproquement.

Il serait bien long et bien difficile de retracer historiquement les transformations du réseau autrichien depuis la constitution, en 1825, de la première compagnie pour la construction et l’exploitation d’une ligne de fer et de bois (Holz- und Eisenbahn) reliant la Moldau au Danube, de Budweis à Linz ; jusqu’à ce jour. Dans cette période de cinquante années, nous pouvons signaler deux faits principaux : 1° la constitution, par le gouvernement autrichien, de deux grandes compagnies, la Staatsbahn et la Sudbahn, — en français de Bourse, les Autrichiens et les Lombards ; 2° la fièvre des concessions, qui a sévi sur le pays de 1867 à 1873. En favorisant la création de deux sociétés puissantes dans lesquelles les capitaux étrangers entraient pour une part très large, le gouvernement obtenait la construction de lignes secondaires, le trafic des grandes artères, — celle de l’ouest à l’est donnée à la Société autrichienne, celle du nord au sud donnée à la seconde société, — devant compenser les insuffisances de recettes qui devaient se produire sur ces lignes secondaires.

La fièvre des chemins de fer qui s’est déclarée dans toute l’Europe a eu, en Austro-Hongrie, une gravité exceptionnelle due aux transports de céréales que les régions cisleithaniennes ont eu, en 1868, à expédier dans toutes les directions. On a dit que la Hongrie allait devenir le grenier de l’Europe, que l’exportation suffirait à rémunérer les capitaux engagés dans la construction des voies de communication, et les chemins de fer se sont multipliés à l’infini.

Les faits n’ont pas répondu à ces espérances. Entrepris sans études préalables sérieuses, les chemins de fer ont coûté beaucoup plus cher qu’on ne l’avait cru, puis on s’est aperçu que les routes de terre faisaient souvent défaut pour desservir les gares nouvelles ; de plus, l’étranger n’a point redemandé de céréales. L’état avait accordé une garantie d’un revenu déterminé ; mais, le capital prévu pour la construction s’étant trouvé insuffisant, on n’a plus su comment se procurer le capital complémentaire. Enfin, sur quelques lignes, les dépenses d’exploitation ont été supérieures aux recettes, et on a demandé à l’état de nouveaux subsides.

Ajoutons à toutes ces difficultés les spéculations effrénées sur toutes les valeurs mobilières, et l’on comprendra l’effondrement qui s’est produit à la Bourse de Vienne en mai 1873, au moment où s’ouvrait l’exposition universelle. Les chemins de fer n’ont pas été épargnés, et, à l’heure où nous écrivons ces lignes, on ne saurait dire qu’on soit arrivé à un état régulier et paisible.

Nous ne saurions traduire exactement le mot allemand qui a caractérisé les efforts tentés pour amener la guérison de ce qu’on a assimilé à une plaie sociale ; la Sanirung der Bahnen, littéralement l’assainissement des chemins de fer, est toujours à l’ordre du jour. Une loi très récente a donné à l’état des pouvoirs considérables pour racheter ou reprendre les lignes concédées à des sociétés malades et sans espoir de guérison. L’expérience seule pourra dire ce que vaut cette loi.

En résumé, les chemins de fer de l’Austro-Hongrie se répartissaient, au 1er janvier 1877, de la manière suivante : Chemins de fer de l’état :


Territoire cisleithanien 594k
Territoire transleithanien 1,680 2,274k

Chemins de fer concédés :


Territoire cisleithanien 10,132k
Territoire transleithanien 4,886 15,018k
Total général 17,292k

Sur ces 17,292 kilomètres :


L’état exploitait 1,758 kilomètres, soit 10,20 pour 100.
Les compagnies 15,534 — soit 89,80 —

Mais il importe de faire une distinction importante. Si le réseau exploité par l’état comprenait quelques kilomètres appartenant à des compagnies (78 kilomètres), le réseau exploité par les compagnies comprenait, en deçà de la Leitha, 594 kilomètres de lignes appartenant à l’état. Le tableau ci-après résume la situation kilométrique totale des chemins de fer de l’empire austro-hongrois à la fin de diverses années, de 1840 à 1876.


1840 427 kilomètres. 1870 9,855 kilomètres
1850 2,227 1871 11,864
1860 5,232 1872 14,055
1865 6,397 1873 15,570
1866 6,456 1874 16,065
1867 6,610 1875 16,767
1868 7,349 1876 17,292
1869 8,213

Dans la période fiévreuse dont nous avons parlé, les accroissemens annuels dépassent 2,000 kilomètres ; ils oscillent maintenant entre 500 et 600 kilomètres, et ils iront encore en diminuant.


En Suisse, tous les chemins de fer sont des chemins concédés. La question de la construction et de l’exploitation par l’état ne s’est jamais posée, au moins au point de vue économique ; mais il n’en est pas de même au point de vue politique. Dans la lutte engagée depuis longtemps entre les idées qui défendent les autorités des cantons et les idées qui poussent à la constitution d’une république unitaire, l’absorption de tous les chemins de fer par un état centralisateur a été depuis longtemps indiquée comme une partie du programme à remplir. Les vingt-deux cantons feront-ils le sacrifice de leur liberté politique ? Nous en doutons beaucoup. Une seule chose pourrait hâter la solution que nous venons d’indiquer, ce serait la déconfiture générale de toutes les sociétés de chemins de fer en Suisse, et la nécessité de pourvoir à leur exploitation. Nous espérons que cette catastrophe financière ne se produira pas, mais à ce moment encore les cantons revendiqueraient les chemins de fer qui les traversent et ne les abandonneraient point au pouvoir fédéral.

Examinons maintenant la situation des chemins de fer suisses. Elle est fort triste au point de vue de la rémunération du capital consacré à leur construction. Le nombre des lignes concédées dépasse de beaucoup le nombre qui était nécessaire au trafic général actuel du pays. Cette exagération est due à deux causes. En premier lieu, chaque canton, — état souverain, — a voulu avoir ses lignes, et on est arrivé à avoir deux et même trois chemins desservant une même direction générale. Il y aura bientôt trois chemins entre Lausanne et Soleure, quand deux ont de la peine à vivre. En second lieu, une grande partie du capital actions et obligations des premières sociétés de chemins de fer a été fournie par les places étrangères : Paris, Londres, Francfort. La pensée de ruiner des souscripteurs étrangers n’a pas toujours suffisamment touché les autorités locales, et on aurait moins multiplié les concessions si le pays avait supporté les pertes causées par cette multiplicité même. En fait, le réseau général des chemins suisses s’élevait, au 1er juillet 1877, à 3,128 kilomètres, savoir :


Lignes en exploitation 2,317 kilomètres
Lignes en construction 281
Lignes concédées 530
3,128 kilomètres

En supposant que toutes les lignes concédées s’exécutent, et cela est douteux, l’importance kilométrique du réseau suisse ne dépassera pas l’importance du réseau d’une des six grandes compagnies françaises, et nous dirons pour la Suisse ce que nous avons dit pour la Belgique : il est impossible de trouver dans ces deux pays des règles applicables à un réseau de 24,000 à 25,000 kilomètres.

Avant l’année 1870, le réseau des chemins de fer suisses était à peu près exclusivement représenté par quatre groupes : le Central-Suisse, possédant les lignes qui, de Bâle, se dirigent sur la Suisse centrale : Bienne, Berne, Thun., Lucerne et Brugg ; de Nord-Est-Suisse, possédant les lignes qui rayonnent autour de Zurich ; l’Union-Suisse, formée des lignes tracées dans l’est et desservant les bords du lac de Constance, Saint-Gall, Glaris et Coire ; l’Ouest-Suisse enfin, qui avait réuni les lignes tracées le long des lacs de Genève et de Neufchâtel, les lignes de Fribourg et du Valais. Les deux premières sociétés, après des commencemens difficiles, étaient arrivées à une grande prospérité ; les deux autres, au contraire, vivaient fort péniblement ; les actionnaires ne recevaient aucun dividende, et la situation des obligataires était mai assurée. La reprise des affaires, après les événemens de 1870-1871, fut extrêmement fructueuse pour les chemins de fer suisses ; mais, au lieu d’en profiter soit pour consolider leur crédit, soit pour construire des embranchemens nouveaux affluens des artères anciennes, on se lança dans des entreprises nouvelles absolument comme si tout était à créer en Suisse en fait de chemins de fer.

A part le réseau du Jura-Bernois projeté dans des régions encore dépourvues de chemins de fer, on ne trouve que dès entreprises ou mal étudiées, ou conçues uniquement en vue de faire concurrence aux lignes actuelles. Parmi les premières, nous citerons l’entreprise du Gothard, qui passe par les plus cruelles péripéties : augmentation probable de 100 millions sur le chiffre des dépenses prévues ; refus des gouvernemens allemand, italien et suisse d’augmenter le chiffre de leurs subventions ; ajournement d’une partie des lignes projetées ; procès avec l’entrepreneur du grand souterrain.

Dans les entreprises créées on ne sait véritablement pas pourquoi, nous citerons la National-Bahn, qui se propose de faire un chemin allant du lac de Genève au lac de Constance. Bien de plus national qu’une ligne de cette1 importance si elle était à faire, mais elle existe depuis plus de vingt ans ; il y en a même deux, et, à coup sûr, la nécessité d’une troisième ne se faisait pas sentir.

Les anciennes sociétés ne résistèrent pas à ce vertige ; elles demandèrent lignes sur lignes et engloutirent millions sur millions. Aujourd’hui la situation des compagnies suisses est des plus tristes. Les actions du Central-Suisse sont tombées de 800 à 200 francs, celles du Nord-Est sont cotées 80 francs. Ces deux sociétés ont pu réaliser sur la place de Paris des emprunts de 25 et de 20 millions ; l’Ouest-Suisse a emprunté 15 à 16 millions sur la place de Genève. Nous ne connaissons pas les conditions auxquelles on s’est procuré ces ressources, mais nous estimons qu’elles ont été fort dures. La situation de la compagnie du Nord-Est est si grave qu’à la fin de l’année 1877 le conseil fédéral a proposé aux chambres suisses d’accorder pour la construction de huit lignes des délais complémentaires dont quelques-uns n’expireront qu’en 1885, La Société Berne-Lucerne a été mise en faillite ; les actionnaires ont tout perdu ; les obligataires ont eu 70 pour 100 du montant de leur créance. Pour la Société du Gothard le mot de faillite est bien souvent prononcé, et il paraît difficile de conjurer cette fin désastreuse.

En résumé, il n’y a pas de chemins de fer d’état en Suisse. Les sociétés ont traversé une crise épouvantable dont elles sont à peine sorties, des ruines nombreuses ont été amoncelées, et personne ne saurait envier pour son pays un pareil état de choses.

Parlerons-nous de l’Italie ? Le Piémont, après avoir construit et exploité ses principales lignes, les a vendues à la grande société qui avait acheté du gouvernement autrichien les chemins de fer du Sud et les chemins du royaume lombardo-vénitien. Outre le prix d’acquisition, la Société des Sud-Autrichiens-Lombards prenait à sa charge l’achèvement des lignes commencées pour lesquelles on demandait des gares considérables et la construction de lignes nouvelles très difficiles et peu fructueuses.

Tous les engagemens pris par la compagnie ont été tenus, mais elle en a été peu récompensée. Après avoir dépensé dans l’espace de vingt années la somme énorme de 800 millions en or, après avoir subi toutes les conséquences des transformations politiques accomplies dans cette période, la compagnie a rencontré dans ses relations journalières avec le gouvernement italien des difficultés telles qu’il ne restait d’autre issue que le rachat. Les conditions de ce rachat sont connues : les actionnaires, français et anglais pour la plupart, sont ruinés ; ils perdent en ce moment à peu près les quatre cinquièmes de leurs versemens.

Les chemins de fer romains, les chemins de fer de l’Italie méridionale, traversent des crises semblables à celles qui ont frappé le réseau de la Haute-Italie.

Que fera le gouvernement italien des lignes qu’il va reprendre ? Personne ne le sait.

Aux termes de la convention de Bâle relative au rachat des lignes de la Haute-Italie, l’état devait reprendre ce réseau le 1er juillet 1876. Il n’a pas été en mesure de le faire, et une convention nouvelle, désignée sous le nom de compromis de Paris, a laissé aux mains de l’ancienne compagnie, pour deux ans seulement, l’exploitation du réseau. Le compromis de Paris, complété lui-même par la convention de Rome, stipule un prix de fermage et diverses clauses destinées à faciliter la transformation de l’exploitation.

On vit aujourd’hui sous ce régime intermédiaire. Beaucoup d’esprits en Italie hésitent à confier à l’état une affaire aussi considérable ; on signale les dangers que peut faire courir au commerce et à l’industrie l’omnipotence d’une administration unique, et l’on se demande s’il ne serait pas préférable de diviser le réseau italien en trois groupes — l’Italie du nord, l’Italie centrale et l’Italie méridionale, — puis affermer ces groupes à trois compagnies distinctes. En d’autres termes, on reconstituerait ce que l’on a défait. Il ne faut pas toutefois espérer que les actionnaires dépossédés prendront part à ces combinaisons nouvelles.

La direction générale des chemins de fer au ministère des travaux publics de Rome fait imprimer chaque année un compte rendu détaillé. Nous y trouvons les renseignemens ci-après relatifs à la situation topographique des lignes. En ce moment, on ne peut évidemment établir une division précise entre les chemins de fer exploités par l’état et ceux qu’exploitent les compagnies.

Situation générale au 1er janvier 1877.


Lignes comprises dans les réseaux ci-dessous Exploitation Construction Projetées
Haute-Italie 3,461 63 6
Romains 1,673 24 »
Midi 1,454 » 193
Calabro-Siciliens 1,085 208 »
Sardes 198 » 190
Lignes diverses 99 208 379
7,970 503 768
Ensemble 9,241

On remarquera dans ces chiffres la faible étendue des lignes en construction et des lignes en projet. Il est évident qu’en Italie, comme dans bien des régions de l’Europe, la construction des chemins de fer a devancé les besoins du pays.

Le rapport du directeur général des chemins de fer italiens indique les modifications qui, dans l’année 1876, ont été apportées aux tarifs. Elles concernent uniquement, sur la Haute-Italie : le soufre, les marbres, l’eau ammoniacale et la glucose ; — sur les chemins romains : les marbres, les chapeaux et casquettes et les bestiaux. On ne peut reprocher à la haute administration de bouleverser les tarifs, mais cette prudence est bien près de l’immobilité.


Des faits qui précèdent, on peut tirer des conclusions importantes : 1° Aucun état souverain de l’Europe n’a groupé tous les chemins de fer en une seule et unique administration d’état. — 2° L’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse, l’Espagne ont donné soit la construction et l’exploitation, soit l’exploitation seule, à des compagnies privées, et le régime général de l’exploitation est exactement le même qu’en France. — 3° Quatre nations de l’Europe, la Belgique, l’empire d’Allemagne, l’Austro-Hongrie et l’Italie, ont à la fois des chemins de fer exploités par l’état et des chemins de fer exploités par des sociétés industrielles. Historiquement, la question n’est donc nullement résolue dans le sens de l’absorption régulière et progressive de tous les chemins de fer par l’état.

Si nous examinons maintenant d’une manière générale comment les choses se sont passées dans les quatre pays en possession des deux régimes d’exploitation, nous retrouverons les mêmes causes avec les mêmes résultats. La création des chemins de fer a passé par trois périodes : la période de conception première, d’incertitude et d’hésitation, — la période de développement, peut-être d’engouement, — la période d’achèvement, peut-être en même temps de découragement.

Aux débuts, la question du chois à faire entre l’état et les compagnies se pose devant les représentans du pays, l’industrie privée hésite, l’état seul s’engage et commence la construction des lignes qui, tracées les premières, desservent les points les plus riches du pays et donnent des résultats inespérés. Les compagnies se constituent, tous les états adoptent le système des concessions. En Belgique, en Allemagne, en Autriche, en Italie, on renonce à l’intervention de l’état ; souvent même les gouvernemens vendent les lignes qu’ils ont construites et les donnent en subvention aux sociétés qui offrent de construire des lignes nouvelles ; les artères principales des réseaux désignés en France sous le nom de chemins Autrichiens et de Sud-Autrichiens-Lombards sont des lignes vendues par les gouvernemens autrichien et piémontais. Cette seconde période s’achève aujourd’hui dans toute l’Europe, mais les populations réclament toujours des lignes nouvelles ; seulement il est difficile de trouver des compagnies solvables qui consentent à s’en charger.

La France, en adoptant le système des grands réseaux et des agglomérations puissantes, a réalisé une combinaison inespérée : les lignes riches déversent une partie de leurs recettes sur les lignes pauvres et aident ainsi à la création de ces dernières. La France a pu retarder pour plusieurs années le moment où commence la troisième période.

Construire des chemins de fer qui ne donneront rien, dont les produits, insuffisans pour rémunérer le capital consacré à leur construction, qui n’atteindront peut-être même pas les frais d’exploitation, est une œuvre que l’industrie privée sérieuse ne peut entreprendre et qui exige impérieusement l’intervention de l’état. Un chemin de fer augmente presque toujours dans une certaine mesure la richesse des régions traversées ; l’état peut trouver, dans l’augmentation des impôts directs ou indirects, une compensation aux sacrifices que nécessite la construction des lignes, mais cette compensation ne saurait être offerte à des actionnaires ou à des obligataires.

L’intervention de l’état dans la construction des lignes réclamées il y a trente ou quarante ans, dans la construction de celles que l’on achève ou que l’on demande aujourd’hui, s’expliqua donc très naturellement par des motifs purement financiers et en dehors de toute considération économique se rattachant à un système, quelconque d’exploitation, système édifié à grand renfort d’argumens produits, a posteriori.

Nous avons aussi, dans les l’enseignement relatifs à chaque nation européenne, constaté deux ordres de faits qui ont exercé une véritable influence sur la constitution actuelle des réseaux, — la réussite ; des fusions ou associations, les événemens politiques.

Les grandes artères ont absorbé les lignes secondaires placées dans leur voisinage, et, dans toute l’Europe, il s’est constitué des associations moins bien coordonnées qu’en France, mais qui tendent chaque jour à se rapprocher de ces dernières. Les directions d’état ont obéi à cette nécessité aussi bien que les sociétés privées ; elles ont absorbé des lignes voisines, nullement en vue de baisser les tarifs ; mais presque toujours elles ont été guidées par des motifs tout contraires, — supprimer une concurrence plus ou moins redoutable. En ce moment même, l’état prussien poursuit le rachat du chemin de fer de Berlin à Stettin uniquement parce que ce chemin, qui donne des résultats satisfaisant, nuit à l’exploitation des lignes de l’Est prussien.

En second lieu, la politique a joué un rôle considérable. La Belgique a redouté la venue de compagnies françaises ou allemandes, et elle a incorporé à son réseau d’état des lignes qu’elle a payées fort cher. La Saxe et la Bavière n’ont pas voulu voir leurs lignes gérées par des fonctionnaires prussiens ; la création des réseaux saxons et bavarois répond bien plus à des idées de particularisme et d’autonomie qu’à des questions de tarifs de chemine de fer.

En résumé, chaque état est en possession de réseaux plus ou moins grands, constitués sans programme préalable, souvent à la suite d’incidens très imprévus. Ces groupes, qu’ils soient direction d’état ou société privée, sont exploités dans des conditions qui diffèrent fort peu de celles qui existent en France. Leurs relations réciproques sont bonnes quand ils ont des intérêts communs, médiocres et même mauvaises quand ils ont des intérêts opposés. Les directions d’état se font entre elles des concurrences fort vives, et les procès-verbaux des conférences tenues si fréquemment en Allemagne accusent des désaccords profonds et persistans. Mais nulle part, nous l’avons déjà dit et nous ne saurions trop le répéter, il n’existe de direction d’état gérant et administrant un réseau de 24,000 à 25,000 kilomètres.


II. — ESSAIS D’EXPLOITATION PAR L’ETAT EN FRANCE.

Dans les observations générales placées au commencement de cette étude, nous avons dit que la France avait connu le régime de l’exploitation des chemins de fer par l’état et qu’elle l’avait bien vite oublié. Ce régime a duré trois ans ; il était appliqué sur des lignes qui avaient dès l’origine un trafic important et qui figurent aujourd’hui parmi les plus productives du réseau français. Chargé, sous les ordres d’un des ingénieurs les plus éminens de notre pays, M. Jullien, de l’exploitation d’une de ces lignes, j’ai pu constater pour ainsi dire chaque jour les difficultés, l’incompatibilité d’humeur, si l’on peut se servir de cette expression, qui existent entre cette chose correcte, formaliste, qui s’appelle l’administration publique, et cette chose variable, multiple, qui s’appelle l’exploitation d’un chemin de fer.

L’exploitation par l’état s’est imposée à la suite de la crise économique amenée par la révolution de 1848. Le chemin de fer de Paris à Lyon avait été concédé à la fin de l’année 1845 à une première compagnie. Malgré de longues hésitations dues à d’importantes différences entre les évaluations de ses ingénieurs et les évaluations primitives des ingénieurs de l’état, la compagnie avait engagé avec une très grande énergie la construction des sections comprises entre Paris et Dijon. Au moment où éclata la révolution de 1848, la partie disponible des sommes versées par les actionnaires se trouvait employée en rentes sur l’état français ; l’énorme dépréciation des valeurs atteignit profondément la compagnie et ne lui permit pas de faire face à tous ses engagemens. Le crédit public était sourd à tout appel, et personne ne pouvait indiquer une solution autre que celle du rachat par l’état.

Cette solution elle-même était fort grave. Les actionnaires invoquaient le cas de force majeure. La moitié du capital était réalisée et on offrait au gouvernement de verser la seconde moitié ; on ne pouvait donc reprocher aux actionnaires de ne point tenir leurs engagemens. Une transaction équitable intervint, mais toute l’attention de l’assemblée nationale fut à peu près concentrée sur le côté financier de la question. Le fait de l’exploitation par l’état ne fut signalé que par un seul député, M. Wolowski, et dans des termes qui méritent d’être rappelés. M. Wolowski s’exprimait ainsi dans la séance du 16 août 1848 : « Si jusqu’à présent mes convictions ne se sont pas ralliées à ce système (celui de l’exécution de l’exploitation par l’état), je ne suis pas de ceux qui refuseraient à l’état le droit de faire l’expérimentation de ses forces et de ses aptitudes sur une grande échelle. J’envisage le rachat du chemin de fer de Lyon, sous le rapport particulier de la grande question de l’exploitation des chemins de fer par l’état, comme une occasion excellente de vider enfin par l’expérience, par la pratique, une question qui s’est trop souvent égarée dans le domaine des hypothèses. »

La loi de rachat fut votée par l’assemblée nationale sans rien spécifier encore sur le mode d’exploitation ; mais, dès les premiers mois de 1849, la question de l’exploitation par les compagnies ou par l’état se présenta au sujet de la ligne de Versailles à Chartres, dont la construction, exécutée par l’état, touchait à son terme. Le gouvernement aurait voulu constituer une compagnie, mais il fallait auparavant résoudre les difficultés pendantes entre les deux compagnies de Versailles (rive droite) et de Versailles (rive gauche). Le moment n’était pas venu. Cependant les populations réclamaient l’ouverture de la ligne de Versailles à Chartres, et le gouvernement fut contraint de demander à la chambre l’autorisation d’exploiter lui-même cette ligne au moins provisoirement. L’exposé des motifs présenté à cette occasion montre quelles étaient, au sujet de l’exploitation par l’état, les idées des représentans du gouvernement :


« Nous tenons essentiellement, disait, le 2 mars 1849, à l’assemblée nationale, M. le ministre des travaux publics, à provoquer et à obtenir le concours de l’industrie privée. Des considérations de l’ordre le plus élevé nous font penser que l’état doit éviter désormais les grandes entreprises, et substituer autant que possible à l’action des fonctionnaires publics des intermédiaires personnellement intéressés au succès des travaux ou des exploitations de chemins de fer.

« Le principe général que nous cherchons à réaliser sera donc celui du concours de l’industrie privée. Si nous vous proposons d’y déroger aujourd’hui, c’est en raison de l’urgence d’une exploitation immédiate et des difficultés qui, actuellement, font ajourner la formation des compagnies. La dérogation qui consiste à faire exploiter par l’état le chemin de Chartres doit être considérée comme essentiellement temporaire. »


Le rapporteur de la commission nommée par l’assemblée nationale, l’honorable M. Deslongrais, n’est pas moins explicite. Dans son opinion, l’exploitation par l’état ne doit être que temporaire, des compagnies sérieuses et solvables ne pouvant tarder à se former pour réclamer la concession d’une ligne aussi importante que celle de l’Ouest :


« Dans tous les cas, ajoute le rapporteur, l’exploitation du chemin de Chartres aura permis d’apprécier à leur juste valeur les avantages ou les inconvéniens de l’intervention de l’état dans ces entreprises, sans que les intérêts du trésor aient pu se trouver compromis, puisque cette partie de la ligne doit donner un produit net d’au moins 1,200,000 francs.

« La fixation des tarifs est une des portions les plus difficiles et les plus délicates de l’exploitation d’un chemin de fer. Elle réclame une connaissance spéciale, une étude approfondie des besoins du commerce et de l’industrie. De leur appréciation exacte dépend, en quelque sorte, le succès de l’entreprise. Aussi la commission s’est-elle divisée sur le choix de l’autorité qui devait fixer, réviser ou modifier les tarifs dans les limites du maximum prescrit par la loi.

« Il fallait choisir entre le ministre des travaux publics et celui des finances. Les tendances du premier seront toujours évidemment d’abaisser les tarifs, afin d’activer la circulation et de favoriser le développement des affaires, sans s’inquiéter des produite du trésor. Si la tarification était laissée à son libre arbitre, on pourrait presque affirmer que bientôt les dépenses excéderaient les recettes. C’est, à notre avis, un des plus grands dangers qui puissent résulter de l’exploitation par l’état. Car alors les produits des pays traversés par le chemin remis aux mains de l’état jouiraient d’un privilège qui serait refusé à toutes les autres parties du territoire, et cela aux dépens des deniers de l’état, c’est-à-dire de tous les contribuables. Les autres compagnies de chemins de fer qui n’auraient pas auprès d’elles le trésor public comme bailleur de fonds ne pourraient supporter une concurrence illégitime, ou se trouveraient bientôt ruinées si elles voulaient la soutenir pour l’approvisionnement du grand marché de la capitale, dans le cas où elles prétendraient y amener les voyageurs et les marchandises aux mêmes conditions que la ligne exploitée par l’état.

« D’un autre côté, si nous remettions la tarification à M. le ministre des finances, il serait à craindre que, trop uniquement préoccupé des recettes et des besoins du trésor, il ne s’arrêtât à des chiffres trop élevés qui entraveraient, sans nécessité, la circulation des voyageurs et des marchandises, et arrêteraient, au lieu de le développer, le mouvement du commerce et de l’industrie. »


Devant l’assemblée nationale, il y eut une discussion longue, approfondie, et, dans la séance du 21 avril 1849, M. Jules Favre présenta, sur la question générale de l’exploitation des chemins de fer par l’état, des observations de la plus haute importance et formula la critique la plus vive du système de l’exploitation par l’état. La loi cependant fut votée et promulguée le 25 avril 1849 ; mais elle n’accordait au ministre des travaux publics l’autorisation d’exploiter le chemin de fer de Versailles à Chartres que jusqu’à ce qu’il eût été statué définitivement sur la concession ou l’exploitation de la ligne totale de Paris à Rennes.

Au même moment, les ingénieurs de l’état achevaient les sections de Paris à Tonnerre et de Dijon à Châlon, et il était nécessaire d’en assurer la mise en exploitation. La loi du 1er mai 1849 y pourvut dans des termes identiques à ceux que nous venons de rappeler, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il eût été statué définitivement sur la concession ou l’exploitation entière du chemin. Le gouvernement avait eu un instant la pensée de proposer à titre définitif l’exploitation du chemin de fer de Paris à Lyon par l’état, et un projet dans ce sens avait été préparé à la fin de l’année 1848. Déposé devant l’assemblée nationale, il avait été retiré et remplacé, le 30 avril 1849, par un projet donnant à l’exploitation par l’état un caractère absolument provisoire.

L’exposé des motifs lu à la séance du 30 avril 1849 contenait ce passage important : « L’exploitation ; directe par l’état avait aux yeux au gouvernement de tels inconvéniens, nous dirons, plus, de tels dangers, qu’avant de s’engager dans ce système, il voulait examiner de nouveau s’il n’était pas possible d’arriver à quelque autre combinaison qui satisfît mieux à toutes les exigences de l’intérêt public. » Parmi ces combinaisons figure le système des compagnies fermières ; le ministre le combat dans des termes qui sont et seront toujours vrais. « L’on ne peut se dissimuler d’ailleurs, dit-il, qu’à raison du capital comparativement faible que la compagnie fermière a seulement besoin de réunir, il n’y a peut-être pas dans le fermage des garanties suffisantes d’une bonne et intelligente gestion. Les compagnies concessionnaires, qui paient en totalité ou en grande partie la dépense des chemins de fer, ont un véritable intérêt à améliorer le domaine de ces chemins, à leur faire produire, avec profit pour le pays, tous les revenus dont ils sont susceptibles. Une compagnie fermière dont l’existence doit cesser au bout d’un petit nombre d’années peut ne songer qu’à une chose, — à faire pendant la durée de son bail les plus gros bénéfices possibles, sans s’inquiéter des perfectionnemens que l’intérêt du public pourrait réclamer. »

Le rapporteur de la commission de l’assemblée nationale, l’honorable M. Emmery, aujourd’hui inspecteur général des ponts et chaussées, conclut à l’adoption du projet en insistant à la fois sur la nécessité d’ouvrir au public le plus promptement possible des lignes dont les travaux étaient achevés et sur le caractère provisoire de l’exploitation par l’état. La discussion fut très courte : le ministre insista sur les avantages qu’il attendait de la création d’une commission chargée de l’éclairer dans toutes les questions que l’administration aurait à résoudre. « Entre les innombrables demandes qui abondent dans les ministères, conclut-il, le ministre seul aurait de la peine à choisir… La seule annonce de l’exploitation par l’état semble un appel fait à toutes les ambitions, à toutes les oisivetés. »

L’administration des travaux publics se mit à l’œuvre et s’occupa de constituer les commissions prévues par les lois qu’elle venait d’obtenir. Pour la ligne de Chartres, la commission ne devait se composer que de deux membres nommés l’un par le ministre des finances, l’autre par le ministre du commerce ; pour les sections du chemin de Paris à Lyon, la commission devait comprendre neuf membres.

Les arrêtés réglant les tarifs dans les limites des maximums fixés par les lois des 16 juillet 1845 et 21 juin 1846 ne devaient être rendus que sur l’avis de ces commissions. Les hommes les plus éminens furent désignés pour ces deux commissions. Celle du chemin de Chartres se composait de MM. le duc de Noailles, Victor Lefranc, Herson, Jahan, Avril, Gustave de Beaumont, Lebeuf, Johannys, Delorme ; celle du chemin de Paris à Lyon de MM. Dufaure, Daru, Rivet, Etienne, Herson, Didion, de Boureuille, Monier de La Sizeranne, de Monicault.

L’organisation adoptée ressemble singulièrement à celle des compagnies, et entre les commissions et les conseils d’administration il n’y avait guère de différence. Plusieurs des personnes que nous venons de nommer n’avaient même accepté la mission qui leur était confiée qu’à la condition nettement exprimée que les résolutions des commissions seraient admises sans discussion par les bureaux du ministère des travaux publics. C’était pour ces derniers une abdication à peu près absolue. Malgré la réserve observée de part et d’autre, de véritables difficultés surgirent entre ces deux pouvoirs. Les commissions statuaient sur les propositions que leur faisaient les directeurs des chemins, — M. Baude pour la ligne de Paris à Chartres, M. Jullien pour les lignes de Paris à Tonnerre et de Dijon à Châlon. — Procès-verbal était dressé des délibérations des commissions et transmis au ministre, qui seul avait pouvoir pour statuer.

Tous ces procès-verbaux existent aux archives du ministère des travaux publics. Pour la ligne de Chartres, il y en a soixante-trois, du 23 juin 1849 au 6 juin 1851 ; pour les sections du chemin de Lyon, il y en a soixante-deux, du 13 septembre 1849 au 1er mars 1852. Chacun d’eux vise un nombre considérable d’affaires. Dans les premiers temps, le ministre statue rapidement, mais les dossiers ne tardent pas à s’accumuler ; les décisions ne sortent plus des bureaux des ministères, et les directeurs sont placés dans cette alternative ou de marcher en supposant qu’on finira par avoir l’approbation ministérielle ou d’attendre patiemment.

La première résolution est dangereuse, la cour des comptes n’admettant pas des dépenses faites dans de semblables conditions ; la seconde couvre la responsabilité des directeurs et de leurs agens ; mais au point de vue du public, elle est désastreuse. Nous citerons quelques exemples empruntés aux procès-verbaux du chemin de fer de Lyon : le bail pour la location des écuries de la rue Moreau destinées à recevoir les omnibus est signé le 8 août 1849 ; il est ratifié le 21 novembre. Perte de temps : cent quatre jours. — Le cahier des charges des buffets de Joigny, Tonnerre et Dijon, dont l’approbation avait été demandée d’urgence le 13 septembre, n’est obtenue que le 6 décembre 1849, au bout de quatre-vingt-quatre jours. — En 1850, une troupe d’artistes demande une réduction de tarif pour aller donner une représentation en province ; la commission émet son avis le 10 janvier ; le ministre statue le 25 juillet, cent quatre-vingt-seize jours après. Les artistes ont dû être bien étonnés quand ils ont reçu ampliation de la décision ministérielle ! — Un bureau de ville est loué à Lyon le 27 février 1850 ; le ministre donne une approbation verbale ; mais sept mois après on n’avait pas l’approbation écrite et on ne savait comment faire pour payer le loyer dû au propriétaire. — En ce qui concerne le personnel, les inconvéniens étaient de tous les jours. Pour toute vacance ou création d’emploi, la commission propose trois candidats ; le ministre reste trois mois sans répondre. — Une révocation est nécessaire, la commission la propose le 8 mai, le ministre répond le 8 juillet.

Sur le chemin de Versailles à Chartres, les choses se passent exactement de même. La commission a désigné un chef de comptabilité ; le ministre ne répond pas. Le directeur expose qu’il ne peut se passer de chef de comptabilité, et qu’il a installé le candidat admis par la commission. — La commission approuve des traités passés avec le maître de poste de Chartres pour le service du factage ; l’approbation se fait attendre pendant des mois. — Sur d’autres points, le ministre approuve le traité de factage ; mais il refuse le crédit nécessaire à la construction d’une écurie pour abriter les chevaux destinés à ce service de factage. — On multiplierait ces exemples à l’infini, et, nous le répétons, personne n’était à blâmer. Les commissions étudiaient avec le plus grand soin les questions, les bureaux avaient une bonne volonté parfaite, et cependant on n’avançait que bien difficilement ; à tout instant, on rencontrait un règlement inflexible, qu’il fallait respecter ou éluder.

On n’exploite pas un chemin de fer sans avoir à solder chaque jour des dépenses dont le paiement ne saurait attendre l’accomplissement de toutes les formalités administratives. Cette nécessité fut reconnue, et il fut décidé que des avances seraient faites à des régisseurs, mais sans que ces avances pussent dépasser le chiffre de 10,000 francs par régisseur. — Si un service exigeait 50,000 francs par mois, comme il était impossible de verser cette somme au chef de comptabilité, on la donnait à cinq régisseurs, sur lesquels quatre se contentaient de signer. Le règlement était observé, mais on faisait sciemment une chose absolument contraire au bon sens.

Nous venons de voir comment les choses marchaient au point de vue de la forme, — c’était déjà fort compliqué ; — il reste à examiner comment elles allaient au fond, et rien n’est plus instructif que la lecture de nos cent vingt-cinq procès-verbaux. — Nous nous efforcerons de résumer ces procès-verbaux en rattachant les avis émis par les deux commissions à quatre groupes de faits distincts : Rapports avec le personnel des administrations publiques, avec le public pour le transport des voyageurs, avec le public pour le transport des marchandises et la recherche du trafic ; règlement des litiges commerciaux. Rapports avec le personnel des administrations publiques. — Les questions que les commissions de l’Ouest et de Paris-Lyon ont à examiner, en ce qui touche leurs rapports avec le personnel des administrations publiques, ne sont pas nombreuses, mais elles reviennent constamment et dérivent toutes d’une prétention ainsi formulée : « Les chemins de fer appartiennent à l’état, donc les fonctionnaires de l’état ne doivent rien payer, ou, si on les astreint à payer, ils ne doivent payer que le moins possible. »

Les demandes de permis de circulation, à titre permanent ou à titre temporaire, se reproduisent sans cesse : elles sont présentées par les préfets, les sous-préfets, les juges de paix, les agens du domaine, des postes, des forêts, les réfugiés politiques, les colons à rapatrier, les fonctionnaires de l’assistance publique, les représentant de l’association des artistes, les entrepreneurs de fêtes publiques et de trains de plaisir, des organistes de petites paroisses, etc. — On demande des réductions pour les orphéons, les congrégations, les artistes en tournée de représentation, les ouvriers allant à l’exposition de Londres, les aliénés, etc. — Le ministre de la guerre voudrait assimiler tout le personnel civil de ses bureaux au personnel militaire ; pour les militaires, on refuse de mettre le nom sur le permis. — Un préfet prétend que le droit qu’il a de voyager gratuitement emporte le droit de se faire accompagner par son secrétaire et ses domestiques. Un autre préfet déclare qu’il n’est pas astreint à montrer sa carte constatant son droit à la libre circulation : sa déclaration doit suffire. — Sur la ligne de Dijon à Châlon, le préfet de la Côte-d’Or ordonne le transport d’un régiment de ligne, et il élève la prétention de régler le prix de ce transport. — Sur la ligne de Chartres, le préfet d’Eure-et-Loir fait voyager gratuitement, sur réquisition, le conseil de révision. Ce dernier incident fait, dans le procès-verbal de la séance du 8 mars 1850 de la commission de l’Ouest, l’objet d’une délibération spéciale rédigée par M. Victor Lefranc, et concluant à la réintégration de la perception omise dans les caisses dû chemin de fer. Nous ignorons si cette réintégration a eu lieu, mais il était pénible pour les ingénieurs chargés de l’exploitation des lignes de l’état d’avoir à lutter sans cesse contre de pareilles prétentions. Les exigences des administrations publiques ne se bornaient pas à réclamer le transport gratuit de leurs représentans, et chaque semaine surgissaient des incidens nouveaux. — L’administration des postes demande que l’échange des sacs de dépêches soit fait par les agens des gares et des trains. M. Jullien obtient pour eux, à grand’peine, une petite rémunération. — Les ponts et chaussées sollicitent une réduction pour les pièces de fonte destinées à la construction d’un pont. — Un sous-préfet en tournée, donne ordre d’arrêter un train à un passage à niveau. — Un autre sous-préfet requiert l’emploi du télégraphe du chemin de fer pour son service, et cette réquisition empêche la gare de Tonnerre d’annoncer le départ d’un train spécial portant le président de la république. — Partout on retrouve la même doctrine : le chemin de fer étant à l’état, toutes les administrations ont le droit de s’en servir gratuitement.

Rapports avec le public pour le transport des voyageurs. — Le transport des voyageurs comprend le transport proprement dit par chemin de fer et un certain nombre de services annexes dont chacun semble avoir peu d’importance, mais au bon fonctionnement desquels on attache avec raison un très grand prix ; nous voulons parler des omnibus, des voitures de place, de la police des cours des gares, des entreprises de correspondance par terre et par eau.

Au point de vue administratif, le transport par chemin de fer peut être réglé par l’état aussi bien que par une compagnie ; le nombre des trains, leur composition, leur marche, tout cela constitue un ensemble où l’action de l’état peut s’exercer aussi bien que celle d’une compagnie, mais il n’en est plus du tout de même lorsqu’on arrive à ces services de détail dont nous avons donné la nomenclature. N’est-ce point compromettre inutilement l’autorité du ministre des travaux publics que de la mêler à des incidens tels que ceux qui sont mentionnés dans les procès-verbaux des commissions ?

A Paris, les voitures de place à gros numéro et les voitures de remise à petit numéro se disputent les places dans les cours ; ; les jours de pluie, les voitures sont en nombre insuffisant et le public est mécontent. — Sur la ligne, les omnibus des hôtels se plaignent de la concurrence qui leur est faite par les omnibus qui ont un traité avec le chemin de fer ; les maires fixent aux omnibus des itinéraires que le chemin de fer déclare inutiles. — Sur la Saône, entre Châlon et Lyon, les autorités locales contestent au ministre le droit de choisir de bons bateaux à vapeur pour assurer la correspondance des trains, et elles prétendent établir un roulement entre tous les bateaux ; le jour du bateau bon marcheur, les voyageurs trouveront la correspondance à Châlon ; le jour du mauvais bateau, ils manqueront le train, mais le principe de l’égalité aura été sauvé. — Un préfet prend un arrêté pour régler divers détails du service des correspondances ; le ministre approuve l’arrêté ; puis survient un autre préfet qui ne partage pas les idées de son prédécesseur et qui formule un autre arrêté. — A Lyon, il faut que le ministre des travaux publics traite avec les syndicats ou rigues des portefaix qui ont le monopole du déchargement des bateaux. Sur divers points, on organise des buffets ; les cafetiers contestent au ministre le droit de concéder des établissemens de cette nature sur des terrains acquis par voie d’expropriation.

Lorsque l’exploitation est faite par une compagnie, tous ces incidens surgissent, mais l’état conserve le rôle supérieur d’arbitre, de protecteur de l’intérêt général ; il est forcé d’abdiquer lorsque, dans ces incidens, il est directement en jeu.

Rapports avec le public pour le service des marchandises. — Le transport des marchandises n’a pas acquis sur les lignes exploitées par l’état une importance comparable à celle qui existe aujourd’hui. Les sections étaient morcelées ; les entreprises concurrentes sur les routes de terre ou sur les voies navigables conservaient une partie de leur trafic ; le public hésitait un peu à employer le nouveau mode de transport. Dans la Côte-d’Or, on disait que les vins ne supporteraient pas la trépidation des wagons ; enfin, il faut le reconnaître, les négocians n’aimaient point à se trouver en face d’agens de l’état. « En cas de difficulté, disaient-ils, personne ne nous écoutera, et si on acceptait l’emploi du chemin de fer, c’était à la condition de se servir d’intermédiaires. »

Les commissions de l’Ouest et de Paris-Lyon appréciaient parfaitement cette situation, et elles conclurent de nombreux traités précisément avec des intermédiaires qui remettaient aux gares des voitures chargées et bâchées que l’on désignait sous le nom de maringottes, nom qui revient souvent dans les procès-verbaux des commissions. Malgré cela, les directeurs furent saisis d’un nombre considérable de propositions relatives au développement du trafic, propositions discutées devant les commissions et résolues presque toujours d’une façon très libérale, beaucoup plus libérale même que ne le furent quelques années après les propositions faites par les compagnies. Nous passerons rapidement en revue les principales questions examinées par les commissions.

Tarifs différentiels. — Il n’y a point de difficulté. La commission estime qu’il y a lieu de réduire les prix pour les grandes distances.

Traités de tonnage. — La commission reconnaît qu’en principe il est naturel que les expéditeurs qui confient au chemin de fer un trafic important jouissent d’un tarif moins élevé que les petits expéditeurs.

Concurrence faite par les voies navigables. — Il convient de donner des primes pour les marchandises amenées au chemin de fer. Tout expéditeur qui, dans un mois, aura mis au chemin de fer des transports dont les taxes cumulées dépasseront 500 francs, aura droit à un permis de circulation valable pendant le mois suivant.

Concurrence à prévoir de la part des chemins de fer d’Orléans et de Strasbourg. — Il importe de faire, avec les compagnies qui exploitent ces lignes, des arrangemens en vue de conserver à chaque groupe le trafic qui lui appartient et d’éviter des abaissemens de taxe inutiles et une guerre de tarifs.

Traités particuliers. — Les entrepreneurs qui remettent au chemin de Lyon des maringottes signalent des difficultés qu’ils rencontrent dans la partie du transport à exécuter par terre. La commission estime que, pour tenir compte de ces difficultés, les maringottes pesant 3,600 kilogrammes ne seront taxées qu’à raison de 3,000 kilogrammes. — Un fabricant de plâtre demande : 1° une bonification de à pour 100 sur ses transports, 2° la faculté de ne payer le prix du transport qu’après la vente de la marchandise déposée dans la gare d’arrivée ; par contre, le chemin de fer fera le transport quand il le jugera convenable et pour compléter la charge de ses trains. La commission accorde, sous la réserve que le tonnage remis s’élèvera au moins à 4,000 tonnes par an.

La discussion des traités à passer avec les marchands de charbons de bois à Paris occupe plusieurs séances de la commission de Lyon. Toutes les questions de détail de l’exploitation sont abordées : magasinage gratuit dans certaines gares et pour des marchandises désignées, — jours de planche accordés aux négocians qui remettent un fort tonnage, — fixation d’un poids moyen fictif pour le sac de charbon de bois, etc. Les commissions se préoccupent de la recherche du trafic. Des avantages seront assurés aux personnes qui se chargeront des relations avec le public. Il conviendra de nommer des agens commerciaux et de leur donner des primes calculées sur le montant des produits qu’ils assureront au chemin de fer.

On ne reprochera certainement pas aux personnes qui ont tenté l’exploitation par l’état d’avoir méconnu la convenance de se plier aux nécessités du commerce ; elles admettaient la variabilité et par suite le relèvement des tarifs à un point tel que le chef de la division des chemins de fer au ministère des travaux publics croyait devoir rappeler qu’il n’était pas permis de relever les taxes réduites avant le délai d’un an. Tous ces efforts des commissions étaient à peu près stériles. Le ministre approuvait leurs propositions, mais souvent au bout de deux, trois, quatre, quelquefois six mois. On faisait les plus louables efforts pour attirer la marchandise, mais le ministre refusait le crédit destiné à payer le hangar sous lequel elle devait être abritée.

il y avait dans tout ceci, nous ne dirons pas un germe de mort, mais un germe de faiblesse irrémédiable par l’absence de responsabilité. Une compagnie, si puissante qu’on la suppose, est responsable de tous ses actes devant le plus petit comme devant le plus riche négociant ; un ministre ne l’est pas et ne le sera jamais. Nous venons de parler d’un refus de crédit pour construire des gares de marchandises, cela était très regrettable ; mais le ministre ne pourvoit donner ce qu’il n’avait pas, et il fallait attendre au moins un an pour avoir la sanction législative. En ce qui concernait les litiges commerciaux, la situation des commissions de l’Ouest et de Paris-Lyon était impossible.

Règlement des litiges commerciaux. — Quelque parfaite que l’on suppose une exploitation de chemin de fer, on ne supprimera jamais les litiges commerciaux. Des colis suivront un itinéraire autre que celui qui est prescrit et ils arriveront en retard, peut-être seront-ils perdus ou dérobés. Il y aura toujours des avaries de mouille, de coulage, des coups de crochet, en un mot, il y aura toujours des incidens à régler avec le public.

Pour une compagnie, rien de plus simple, le droit commun suffisant à tout. Pour un état exploitant, la situation est mal définie et les procès-verbaux gardent trace de l’extrême embarras dans lequel se trouvent les directions lorsqu’un colis est perdu où que des sacs de farine sont mouillés. — Un commis voyageur perd son sac de nuit ; il cite le chemin de fer devant le juge de paix ; celui-ci condamne « le chemin de fer » sans savoir si le chemin de fer est représenté par une compagnie ou par un ministre. — Doit-on accepter simplement la juridiction des tribunaux de commerce, ou invoquer la compétence des conseils de préfecture ? La question se pose, elle n’est pas résolue ; elle le sera difficilement, ou elle le sera comme en France pour la poste, comme en Allemagne pour les colis non assurés ; l’état, impeccable, ne répond de rien, et il ne saurait y avoir contre lui de questions contentieuses.

Nous avons évidemment dû passer sous silence un grand nombre de faits intéressans mentionnés dans les cent vingt-cinq procès-verbaux dès commissions de l’Ouest et de Paris-Lyon. Nous avons cherché seulement à indiquer quelles ont été les difficultés auxquelles se sont heurtés les hommes intelligens et honorables qui ont tenté cette entreprise d’une exploitation par l’état. Cette exploitation ne comprenait cependant que deux lignes d’une longueur totale de 453 kilomètres. — Bien des questions que les commissions ont cherché à résoudre ne donneraient aujourd’hui lieu à aucun incident ; mais combien d’autres, et en bien plus grand nombre, ne prendraient-elles pas naissance sur un réseau qui comprendrait 25,000 kilomètres au lieu de 453 ?

A plusieurs reprises, on trouve dans les procès-verbaux des deux commissions la trace des scrupules qui se présentaient à l’esprit des directeurs et des rapporteurs. « L’état, dit-on un jour, peut opérer les transports généraux sur un chemin de fer avec la même rapidité, la même économie qu’une compagnie (en sous-traitant toutefois, comme l’ont fait, avec raison selon nous, les compagnies d’Orléans et de Rouen), mais l’état passe aux yeux du public, et non sans raison, pour être inférieur aux compagnies quand il s’agit du trafic. » Le 17 août 1849, M. Victor Lefranc adresse à la commission de l’Ouest un rapport dans lequel se trouvent ces passages remarquables : « Les pensées de spéculation sont étrangères aux tendances naturelles de l’état et opposées aux diverses considérations qui déterminent habituellement son action. L’état est moins apte que tout autre à résoudre commercialement des questions de tarifs ; sa situation de tuteur de tous les intérêts le force à se placer alternativement au point de vue de la protection des industries existantes et à celui du développement des satisfactions réclamées par l’intérêt public… Il est impossible d’espérer des agens de l’état les efforts de tous les instans que l’industrie privée sait obtenir et récompenser. » En d’autres termes, est-il possible de concilier ces deux choses : l’état entrepreneur, commerçant et responsable ; l’état protecteur des intérêts généraux et irresponsable ?

Nous estimons que l’expérience tentée par l’état, de 1849 à 1852, a répondu négativement à cette question ; une expérience nouvelle ne donnerait pas un autre résultat ; les mêmes causes produiraient les mêmes effets, et, entreprise sur une plus grande échelle, l’exploitation des chemins de fer par l’état imposerait au trésor public de plus lourds sacrifices.


III. — COMPARAISON ENTRE L’EXPLOITATION PAR L’ETAT ET PAR LES COMPAGNIES.

Nous avons montré comment s’étaient constitués chez les diverses nations de l’Europe les réseaux de chemins de fer ; nous avons dit quels avaient été en France les essais d’exploitation par l’état de 1849 à 1852, essais suivis d’insuccès. Il nous reste à étudier l’exploitation par l’état chez les nations qui pratiquent ce système et à chercher si les résultats obtenus sont supérieurs à ceux que donne l’exploitation par les compagnies.

On a vu qu’il n’existe nulle part un réseau de 24,000 à 25,000 kilomètres exploité par une administration unique. Nous devons, à ce propos, mentionner un fait qui nous a frappé. En signalant l’étendue des réseaux de chacune des compagnies françaises comme un obstacle au progrès, on a dit qu’un conseil d’administration, qu’un directeur ne pouvaient s’occuper utilement d’un réseau ayant plus de 2,000 à 3,000 kilomètres. Par une contradiction singulière, les mêmes personnes voudraient confier à un ministre la charge d’un réseau huit ou dix fois plus considérable. Les conseils d’administration sont en quelque sorte permanens ; les directeurs et les chefs de service des compagnies comptent tous un nombre d’années considérable passées au service de ces mêmes compagnies. En est-il ainsi des ministres ? Est-il désirable, nous dirons même est-il possible de confier un fardeau si lourd à un seul homme, ministre pour quelques mois, quelques semaines peut-être, trop souvent étranger par sa profession, par les habitudes de toute sa vie, aux questions si nombreuses que soulève l’industrie des chemins de fer ? Depuis 1838, il y a eu en France trente-sept ministres des travaux publics. Comment, absorbé par la politique, par la lutte pour l’existence « ministérielle, » l’homme le mieux doué pourrait-il mener à bien la plus légère amélioration ?

Au premier abord et à ne juger les choses que superficiellement, l’exploitation d’un chemin de fer par l’état ne paraît point différer de l’exploitation par une compagnie ; pour les voyageurs surtout, la différence est à peine sensible : les trains partent et arrivent sans incidens, tout semble identique.

Pour reconnaître les dissemblances profondes qui existent entre les deux systèmes, il faut pénétrer plus avant, il faut étudier les conditions de la tarification, puis la valeur des tarifs perçus ; il faut voir les administrations en contact avec le public, non plus pour porter simplement un voyageur à destination, mais pour régler un litige personnel ou commercial ; il faut enfin rechercher quelles sont les conséquences financières de chacun des systèmes en présence.

Nous ne parlerons ici que des rapports généraux du public avec les chemins de fer, ainsi que de l’organisation militaire ; les détails techniques et financiers ont été écartés parce qu’ils nous auraient entraîné trop loin.

Lorsque la construction ou l’exploitation des chemins de fer sont confiées à des sociétés concessionnaires, la règle qui préside aux arrangemens à intervenir en cas d’accident pour les personnes et d’incident pour les choses est simple, c’est la responsabilité et la réparation du préjudice causé. Si un arrangement amiable ne peut se conclure, les tribunaux interviennent. Le code civil s’exprime, à cet égard, dans des termes qui n’ont aucune ambiguïté.

La responsabilité est complète, entière. Que les compagnies disparaissent et soient remplacées par une administration d’état, la responsabilité disparaît, elle aussi, et fait place à la réglementation, et quelle réglementation ! La poste perd une lettre ordinaire, elle n’est pas responsable. L’état, chemin de fer, perdra un colis, il ne le paiera pas ou il édictera un règlement fixant à 0fr. 75 cent, la valeur maxima du kilogramme d’un colis perdu ; pour une malle de 30 kilogrammes contenant des robes de soie, des objets de toilette en rapport avec la situation de fortune du voyageur, objets pouvant valoir de 2,000 à 3,000 francs et pour lesquels une compagnie paierait ce prix, l’état accordera 22 francs 50 centimes, et il faudra probablement donner quittance sur une feuille timbrée à 0 fr. 50 cent. Les fraudes tentées contre les chemins de fer, fausses déclarations, poids inexacts, seront punies comme des délits, et on trouvera, dans l’arsenal des lois sur les privilèges postaux, des armes dont on pourra faire un merveilleux usage dans le contentieux des chemins de fer.

Il y a quelques mois, un horrible accident a eu lieu sur le chemin de fer du Nord ; un train a broyé une voiture engagée sur un passage à niveau dont le garde s’était éloigné ; six personnes ont été tuées, trois blessées grièvement. Le tribunal de Lille a alloué 814,000 francs d’indemnité aux victimes ou aux familles des victimes qui demandaient 2,180,000 francs[3]. Jamais l’état ne consentira à subir des responsabilités pécuniaires si fortes. S’il y est pris une fois, un règlement, au besoin une loi, tarifieront la valeur d’une dent, d’un bras, d’une jambe, de la tête d’un voyageur, et rien ne sera plus abandonné à l’arbitraire des tribunaux. Accorder 2 millions d’indemnité comme une compensation d’une faute commise par un garde-barrière, voilà ce que jamais ministre des travaux publics n’osera proposer à une commission du budget. Quant à la ressource des cautionnemens et des responsabilités pécuniaires, les plus ardens promoteurs de l’exploitation des chemins de fer par l’état n’arriveront pas à formuler à ce sujet une proposition acceptable.

Dans les lignes qui précèdent, nous n’avons parlé que de la responsabilité personnelle, corporelle, si nous pouvons nous exprimer ainsi. L’état n’y exposera pas ses fonctionnaires. Sur une route, en pays de montagne, une voiture publique tombe dans un précipice, dix ou douze personnes sont tuées ou blessées, et l’enquête démontre que l’accident est dû à l’insuffisance d’un parapet en bois complètement pourri et hors d’usage ; personne ne songera à mettre en cause le cantonnier ou le conducteur de la route, encore bien moins l’ingénieur ordinaire et l’ingénieur en chef.

Il n’y a pas d’accident de chemin de fer dans lequel la responsabilité à tous les degrés ne soit établie. Nous ne nous en plaignons pas, nous constatons le fait ; mais nous avons la conviction que le jour où tous les agens d’un chemin de fer seront transformés en fonctionnaires publics, ils jouiront des immunités attribuées à ces derniers. Il faut se résigner et choisir entre la responsabilité entière et prévue par nos codes et la réglementation. Avec les compagnies la responsabilité demeure, avec l’état elle disparaît ou elle est remplacée par des pénalités insignifiantes.

Développement du fonctionnarisme. — Le rachat général de tous les chemins de fer et leur exploitation par l’état satisferaient te penchant qu’une partie de notre pays a toujours eu pour le fonctionnarisme. Avoir une place, même une petite place, est l’ambition d’un grand nombre de Français ; on n’a pas grand’chose à faire, on avance doucement, on a use retraite, on n’a pas de responsabilité, la chose se dit bien couramment et sans aucun regret.

Un écrivain humoristique anglais a placé les principales scènes de son roman dans une petite ville française de 6,000 âmes, et il donne la nomenclature des fonctionnaires de tout ordre qui en. forment pour ainsi dire toute la population. Cette nomenclature n’est que trop vraie ; il est bien fatale de l’appliquer à un grand Hombre de nos préfectures où, en dehors des fonctionnaires de la colonie, — c’est le mot consacré, — et des fournisseurs qui les font vivre, il n’y a plus que quelques bourgeois étonnés de leur solitude. Faut-il, à cette liste si longue de l’écrivain anglais, ajouter un nouveau groupe : M, le chef de gare et MM. ses sous-chefs. M. le chef de dépôt des machines, M. le chef visiteur des voitures et tous leurs subordonnés ? Faut-il poursuivre ce but suprême : diviser la nation en deux groupes, les fonctionnaires et les administrés ?

Dans une compagnie, un chef de gare reste dix ans, quinze ans, vingt ans, dans la même ville ; il connaît tout le commerce, son influence personnelle amène dans les incidens de chaque jour des transactions heureuses et faciles ; mais il n’est point victime de cette immobilité, il avance sur place, et ses appointemens s’élèvent avec ses services. Transformé en fonctionnaire public, le chef de gare deviendra absolument indifférent aux choses et aux hommes d’une localité dans laquelle il se considère comme un étranger. Attendant son avancement de la faveur ministérielle ou d’un service politique, un chef de gare qui, pour obtenir une augmentation de 150 ou 200 francs, irait de Dunkerque à Perpignan ou de Brest à Belfort, se souciera fort peu du développement commercial ou industriel d’un pays dans lequel le hasard l’a jeté ; il siégera dans un bureau vitré, parlera aux négocians à travers un grillage ou une trappe de 0m,25 sur 0m,35 et consultera l’Annuaire pour savoir si l’heure de son avancement approche.

Nous avons visité, il y a une vingtaine d’années, les chemins de fer de la Lombardie et de la Vénétie, peu de temps après la cession de ces lignes à une société dirigée par des ingénieurs français. Le personnel des gares avait été nommé par les gouvernemens piémontais ou autrichien. Sur plusieurs points, le trafic des marchandises était à peu près nul ; les gares conseillaient bien tranquillement au commerce de se servir des voies navigables. Les mêmes conseils se reproduiront infailliblement si les agens redeviennent fonctionnaires de l’état plus ou moins mal rétribués, irresponsables et tranquilles.

Améliorations successivement réalisées par les grandes compagnies. — On n’a pas ménagé dans ces derniers temps aux grandes compagnies les reproches de toute nature. Elles s’endorment, dit-on, dans le monopole, dans la routine ; elles sont rebelles à toute innovation, leurs tarifs sont incompréhensibles, etc. Les compagnies n’acceptent pas, il est vrai, toutes les inventions que chaque jour voit éclore ; elles ne considèrent pas comme un devoir d’expérimenter toutes les machines, toutes les mécaniques, qui leur sont présentées quelquefois avec menaces ; elles repoussent par exemple les freins instantanés (un rocher tombé en travers d’une tranchée serait un frein instantané parfait). Cependant le nombre des appareils de toute nature expérimentés sur chaque réseau est immense ; la diversité même des compagnies favorise ces essais. Telle compagnie fera sur l’emploi de l’électricité les recherches les plus nombreuses ; telle autre entreprendra sur la puissance des machines et sur le chauffage des trains une série d’expériences longues et coûteuses ; sur d’autres points, la transformation des machines locomotives sera l’objet d’incessantes préoccupations ; enfin, les ingénieurs de la voie substitueront l’acier au fer et se livreront sur la forme à donner aux rails, ainsi que sur tous les accessoires des voies, changemens, plaques, chariots, grues, etc., à des études incessantes et multipliées.

Faire un cours de construction de chemins de fer est aujourd’hui une œuvre importante, à ne considérer même que le point de vue historique de la transformation de leurs principaux organes. Cette œuvre a été entreprise en France par un ingénieur très distingué, M. Couche, inspecteur-général des mines, professeur à l’École des mines, et en Allemagne par un groupe d’ingénieurs. Un coup d’œil jeté sur les volumes et les atlas de M. Couche, ou sur les parties déjà publiées de l’ouvrage allemand : Handbuch für specielle Eisenbahn-Technik, montrera ce qu’étaient les chemins de fer il y a quarante ans, et ce qu’ils sont aujourd’hui ; mais, sans entrer dans des recherches de cette nature, il importe de rappeler des faite que chacun peut vérifier : La transformation continue du matériel roulant, machines, voitures et wagons ; — la substitution de wagons à 10 tonnes aux wagons à 5 tonnes ; — l’augmentation du nombre des trains, l’accélération de leur marche, et la mise en marche, à des heures variant avec la marée, de trains à très grande vitesse ; — le chauffage des voitures de toutes les classes ; — l’agrandissement et même la reconstruction de gares de voyageurs qui semblaient aux débuts de l’exploitation déjà bien grandes ; — la substitution du fer au bois dans un nombre considérable de circonstances, et celle de l’acier au fer pour les rails ; — l’abaissement continu des tarifs pour les transports des marchandises ; — la création de tarifs communs français ou internationaux qui permettent à chaque industriel de connaître les prix de transport pour des localités dont le nom même lui était autrefois peut-être inconnu.

Que chacun veuille bien faire, sur toutes ces questions, appel à ses propres souvenirs ; que l’on compare les grandes voitures actuelles aux voitures qui ont longtemps circulé sur les chemins de Paris à Versailles et à Saint-Germain, de Paris à Corbeil, de Montereau à Troyes, de Strasbourg à Bâle ; quelques-uns de ces véhicules subsistent encore, on les utilise sur des embranchemens où il n’y a qu’un nombre très faible de voyageurs. On critique l’emploi de ces voitures, qui réalisaient cependant déjà de grands progrès sur les voitures découvertes ou fermées par de simples filets.

Au point de vue du nombre des trains, de leur vitesse de marche, que l’on ouvre le Livret-Chaix d’il y a vingt-cinq ans, mince plaquette de quelques feuilles, et qu’on le compare au volume publié aujourd’hui. L’esprit le plus prévenu sera forcé de dire : Oui, il y a de grands changemens. Nous ajouterons : L’esprit dans lequel tous ces changemens ont été conçus demeure, et la marche en avant ne sera pas interrompue.

Création d’un nombre considérable de valeurs mobilières. — Nous avons parlé des rapports des compagnies de chemins de fer avec le public voyageur et le public s’occupant du transport des choses. On ne saurait passer sous silence les rapports de ces mêmes compagnies avec le public actionnaire ou obligataire.

Des valeurs mobilières ont été créées par les compagnies pour plusieurs milliards ; l’émission, la transmission facile et certaine des titres, le paiement des coupons, soit au siège social de chaque compagnie, soit dans la plupart de leurs gares et même des gares des compagnies voisines, ont donné lieu à des problèmes dont l’énoncé seul eût fait sourire bien des financiers il y a quarante ans. Tous ces problèmes ont été résolus successivement, sans bruit, et les compagnies françaises ont su fournir aux porteurs de leurs titres des facilités et des garanties que le trésor public n’a pas cru devoir accorder aux porteurs des titres de la dette publique.

En résumé, pénétrés de la responsabilité qui leur incombe, les représentans des compagnies sont loin de s’endormir dans la routine. Ce serait faire au pays un triste cadeau que de remplacer l’activité des compagnies, l’esprit d’émulation qui les anime, par le régime formaliste et sans initiative de la plupart des administrations d’état. Personne, nous l’espérons, ne prendra ces paroles pour une critique adressée aux hommes parfaitement honorables qui composent nos administrations publiques. Nous disons seulement qu’une foule de fonctions ne comportent pas et ne sauraient comporter une initiative sérieuse ; lorsqu’il s’agit des impôts, les chefs des administrations financières peuvent étudier, — et ils le font, — les progrès à réaliser, mais la masse des employés chargés de la perception ne peut ni ne doit sortir de la règle. Nous disons que l’administration d’une part, l’industrie ou le commerce d’autre part, sont des choses absolument distinctes qui dépendent de principes fort différens. Par des côtés multiples l’exploitation des chemins de fer se rattache à l’industrie et au commerce, et on ne doit pas plus comprendre une exploitation officielle qu’une industrie ou un commerce officiels.

Organisation militaire des chemins de fer en France. — Nous ne nous proposons pas de décrire l’organisation militaire des chemins de fer ; elle repose sur un principe admis aujourd’hui à peu près sans contestation : l’association de l’élément militaire et de l’élément technique. Mais, si nous voulions entreprendre cette tâche, il nous suffirait de traduire un livre récemment publié à Berlin sous ce titre : les Chemins de fer français pendant la guerre de 1870-71 et leur développement ultérieur au point de vue stratégique, par H. Budde. — L’auteur, après avoir analysé tous nos règlemens, formule les conclusions ci-après : « Pour terminer, nous voudrions faire ressortir encore une fois combien l’organisation militaire des chemins de fer et la formation de troupes de chemins de fer étaient incomparablement plus faciles en France qu’en Allemagne. En notre pays, il faut compter avec une organisation administrative et gouvernementale fort compliquée, avec des divergences d’opinions et d’intérêts multiples. En France, au contraire, la commission supérieure n’a affaire qu’aux six grandes compagnies de chemins de fer, où fonctionnent déjà, en temps de paix, les commissions de chemins de fer sous le nom de commissions d’études. En temps de paix déjà, les principales lignes de France se trouvent, sous le rapport militaire et technique, dans les mains qui sont appelées à les exploiter en temps de guerre. Les autorités dirigeantes, grâce à l’existence des grands réseaux, sont habituées à faire grand et à disposer d’immenses ressources pour un domaine d’une vaste étendue. Les compagnies françaises de chemins de fer ont en sus de cela une organisation tellement bien agencée et tellement solide, que la commission supérieure y trouve une source à peu près inépuisable d’agens de chemins de fer parfaitement disciplinés et formés d’après des règles identiques et qui, réunis en cas de guerre, en une troupe de chemins de fer, peuvent rendre d’excellens services à l’armée. Ce sont là des avantages incontestables qui, envisagés au point de vue militaire, sont de nature à justifier ce vœu que nous exprimions à la page 62 : Qu’on se hâte de réunir les chemins de fer allemands en grands réseaux ayant leur administration propre, mais placés sous le contrôle sévère d’une puissante autorité de surveillance. »

Loin de célébrer les avantages que présenterait l’absorption de tous les chemins de fer par l’état, l’écrivain allemand trouve dans cette absorption même des causes de faiblesse et de division. Que l’on suppose cette transformation effectuée en France, la plus grande partie des agens des compagnies sont passés au service de l’état, ils sont devenus des fonctionnaires ; nous ne leur faisons pas l’injure de croire qu’ils aimeront moins leur pays, qu’ils marchanderont davantage leur temps et leur peine. Nous dirons seulement : moins responsables, ils seront moins puissans ; devenus directeurs d’administrations d’état, les anciens administrateurs ou directeurs des compagnies seront sans qualité pour prendre des décisions importantes, pour engager de grosses dépenses, pour faire à l’administration de la guerre des avances de plusieurs millions. A chaque incident, il faudra écrire, faire des rapports, des propositions, écrire, toujours écrire, en référer au ministre, lui demander des instructions, des crédits, des ordonnancemens. On nommera des commissions, des sous-commissions ; tout cela sera correct, régulier, administratif ; mais cela n’empêchera pas l’ennemi de marcher. On a attendu pendant deux jours des instructions pour faire sauter les tunnels des Vosges, et, quand ces instructions sont arrivées, il n’était plus temps.

Les Allemands sont entrés le 12 octobre 1870 à trois heures à Epinal ; le lendemain matin les ingénieurs de la compagnie de l’Est faisaient sauter le grand viaduc de Xertigny et, pendant toute la durée de la guerre, la circulation des trains a été interrompue. S’ils eussent demandé des instructions à Tours, la réponse eût trouvé les Allemands en possession du viaduc.


IV. — RESUME ET CONCLUSIONS.

Il y a en ce moment dans le monde environ 300,000 kilomètres de chemins de fer répartis de la manière suivante :


Amérique 443,000 kilomètres
Asie (principalement l’Inde anglaise) 11,000
Océanie (principalement l’Australie) 2,500
Afrique (principalement l’Algérie et l’Égypte) 2,500
Europe 140,000

Sans nous occuper de l’Asie, de l’Océanie, de l’Afrique, qui ne nous offriraient cependant que peu d’exemples de l’exploitation par l’état, nous pouvons dire que l’Amérique du Nord a élevé à la hauteur d’un dogme politique l’inaptitude de l’état à se charger de la construction et de l’exploitation des chemins de fer. Si nous restons en Europe, nous trouvons que les cinq sixièmes environ du réseau sont exploités par des compagnies ; le dernier sixième est exploité par l’état, savoir : en Belgique, 2,105 kilomètres ; en Allemagne, 17,606 ; en Austro-Hongrie, 2,274. Historiquement nous avons donc pu dire que la question était bien loin d’être résolue en faveur du système de l’exploitation par l’état.

Ce ne sont point des considérations économiques qui ont déterminé la création des réseaux d’état ; ceux-ci sont dus presque tous à des motifs politiques, aussi bien en Belgique qu’en Allemagne et en Hongrie.

Pendant trois ans, le régime de l’exploitation par l’état a été essayé en France sur des lignes importantes ; l’impuissance de l’administration à se plier aux nécessités commerciales, impuissance signalée à l’avance par les orateurs les plus influens de l’assemblée nationale, et notamment par M. Jules Favre, a été démontrée par l’expérience. Sur les réseaux exploités par l’état, les taxes moyennes payées par le public ne sont pas inférieures à celles qui sont payées sur les réseaux exploités par les compagnies ; presque toujours même elles sont supérieures.

Sur ces mêmes réseaux, la réglementation remplace la responsabilité. Pour se soustraire aux difficultés des relations avec le public, les directions d’état s’efforcent de limiter l’exploitation, au moins en ce qui concerne le trafic des marchandises, à la traction des trains. Tout individu qui ne peut remettre au moins 5,000 kilogrammes de marchandises à la fois doit ou payer d’énormes surtaxes, ou s’adresser à des intermédiaires.

Si nous cherchons vainement ce que le public gagnerait à la suppression des compagnies et à la transformation de leurs agens responsables en fonctionnaires à peu près irresponsables, aussi bien pécuniairement que personnellement, nous n’avons aucune incertitude sur les pertes que subira l’état. L’état, qui n’impose pas la rente, ne pourra prélever d’impôts sur le revenu des capitaux nécessaires à l’achèvement du réseau. Les impôts qui grèvent si lourdement l’industrie des transports (en 1876 elle a payé 159 millions) seront difficilement maintenus, et il faudra demander à l’impôt les moyens de combler un pareil déficit ; lorsque l’état sera le maître du prix de ces transports, en temps, nous ne disons pas de disette, mais seulement de cherté, jamais on ne maintiendra des taxes un peu élevées sur le prix des choses nécessaires à la vie. Tous les fonctionnaires publics démontreront qu’il est indispensable de leur accorder, sinon la gratuité, au moins le quart du tarif comme aux militaires et marins. On invoquera l’exemple des pays étrangers pour le transport des électeurs et des membres du parlement. Est-on certain que dans les questions électorales, l’abaissement du prix des transports ne jouera jamais le moindre rôle ? Les compagnies de chemins de fer résistent à toutes ces sollicitations parce qu’elles ont un intérêt considérable à sauvegarder la rémunération et l’amortissement du capital énorme consacré à la construction de leurs lignes. Si ce capital s’élève à dix milliards, et on peut prévoir cette limite, il faut que l’exploitation donne en recettes nettes pour l’intérêt et l’amortissement au moins 550 millions par an. Si l’exploitation est dirigée d’une façon telle que les bénéfices annuels soient inférieurs à cette somme, il faut que l’impôt comble la différence. Si on arrive à la limite extrême de ne demander au public que le remboursement pur et simple des dépenses d’exploitation, il faut ajouter aux impôts, pendant 75 ans environ, une somme annuelle de 550 millions. Voilà ce qu’il faudrait que tout le monde sût et ce que tant de personnes ignorent. On dit : l’état fait le service de la poste, il fera bien celui des chemins de fer. On ne se demande pas si ce service de la poste, en comptant ce qu’il coûte, est rémunérateur ou non.

Nous avons parlé d’une perte annuelle possible de 550 millions ; rien ne dit que ce serait une limite qu’on ne dépasserait pas. Comment, en effet, l’état résisterait-il aux demandes incessantes de nouvelles lignes ? il sera sans force et cependant il est déjà bien lourdement engagé. On a, dans le courant de l’année 1876, distribué aux chambres un petit volume intitulé : Engagemens du Trésor public contractés pour le remboursement d’avances à l’état et pour l’exécution de divers services publics. En ce qui concerne les chemins de fer, les engagemens contractés par l’état s’élèvent aujourd’hui à un milliard. Est-il prudent, lorsque l’avenir est déjà si chargé, de s’engager dans une affaire aussi lourde, aussi grosse d’imprévu que le serait le rachat général des chemins de fer ? Nous ne le pensons pas et nous estimons qu’il faut une grande hardiesse ou une grande ignorance des faits pour répondre affirmativement.

On a bien voulu reconnaître que l’exploitation directe des chemins de fer par une armée de fonctionnaires présentait de graves inconvéniens, et on a proposé une solution dont nous avons dit quelques mots en commençant cette étude. L’état rachèterait tous les chemins de fer, non plus pour les exploiter lui-même, mais pour les affermer le lendemain à des compagnies nouvelles qui lui paieraient une redevance ; c’est la solution devant laquelle, depuis deux ans, le gouvernement italien demeure hésitant. Mais on peut se demander ce que l’on gagnera et qui gagnera quelque chose dans cette transformation. Au lieu d’avoir devant lui les agens de six compagnies, le public en aura dix, quinze, vingt peut-être ; il n’y prendra point garde. En second lieu, pour que la transformation se justifie, on imposera aux compagnies fermières des tarifs plus bas que les tarifs actuels. Supposons 10 pour 100 sur 900 millions de recettes brutes, cela fera 90 millions ; la redevance sera diminuée de ces 90 millions, mais, comme on devra toujours payer le prix convenu pour le rachat, il faudra inscrire cette somme en dépense au budget de l’état. Enfin, que seront ces compagnies nouvelles ? Elles n’auront besoin que d’un faible capital pour leur fonds de roulement ; elles ne seront en rien comparables aux compagnies actuelles dont le capital dépassera bientôt pour chacune d’elles un milliard, 1,500 millions, deux milliards ; elles seront infiniment moins solides et moins puissantes. Moins puissantes : ne serait-ce pas là le secret désir de ceux qui considèrent comme nécessaire de briser ce qu’ils appellent l’esprit de résistance des compagnies ? Il faudrait d’abord ne pas se contenter d’affirmations vagues ; il faudrait préciser et dire dans quelles conditions cette résistance s’est manifestée ; mais nous allons plus loin, nous dirons que c’est précisément parce qu’elles sont résistantes ou, plus exactement, capables de résistance qu’il faut les garder ; on ne s’appuie que sur ce qui résiste, et, dans des circonstances bien graves, le pays a été heureux de rencontrer ces grandes associations et d’obtenir d’elles des services inespérés.

On oublie véritablement ce qui s’est passé en 1871, quand, au lendemain de la signature de l’armistice, on a demandé aux compagnies d’assurer en quelque sorte à la fois le ravitaillement de Paris, — le rapatriement de 400,000 prisonniers français, — le déplacement de la moitié de l’armée allemande. Personne n’a songé qu’il y avait sur les voies de fer 150 ouvrages détruits et que la circulation était entravée par ces immenses destructions et par les exigences des armées d’occupation. Les compagnies françaises n’ont pas demandé un jour de répit, elles ont silencieusement accompli une œuvre immense. L’état est-il au moins venu financièrement à leur secours ? Loin de là ; il leur a dit : Ouvrez des chantiers de tous côtés, agrandissez vos gares, augmentez votre matériel roulant ; puis, pour les garanties d’intérêt, je vous dois des sommes considérables, mais je ne puis vous les payer ; procurez-vous-les comme vous le pourrez, je vous en servirai l’intérêt. — En 1871, comme en 1872, l’état a tenu le même langage, et les compagnies ont dû ajouter aux emprunts qu’elles avaient à faire pour leurs travaux ordinaires et extraordinaires des emprunts spéciaux, environ 30 millions en 1871 et 34 millions en 1872, pour remplacer les engagemens de l’état. Tout cela a été possible, nous dirons même facile, parce que la France a une organisation financière spéciale. Elle a deux grands-livres de la dette publique, le grand-livre du trésor, le grand-livre des six compagnies de chemins de fer ; tous deux s’ouvrent pour enregistrer les placemens de l’épargne, dans des conditions différentes, il est vrai, mais en se prêtant un mutuel concours. Un jour, le grande livre des chemins de fer, avec la dette de 10 milliards au moins qui y aura été inscrite, disparaîtra au grand profit de son voisin, le trésor public, qui héritera de cet immense capital. Faut-il fermer dès aujourd’hui cette source du crédit des compagnies et dire que le crédit de l’état répondra seul à tous les besoins du pays ? Selon nous, ce serait une erreur grave, attendu que les compagnies ont un crédit indépendant et distinct de celui de l’état. Si, à divers momens, le crédit de l’état semble pouvoir suffire à tous les besoins du pays, à d’autres momens, et surtout aux époques difficiles, il est prudent d’assurer à l’épargne publique deux modes de placement. De 1871 à 1874, les cours du 3 pour 100 français donnaient un intérêt qui a varié de 5,79 pour 100 à 5,06. Dans la même période, les obligations de la compagnie du Nord ont été émises à des cours qui, prime de remboursement comprise, représentent un intérêt qui a oscillé entre 5,239 et 4,917 pour 100.

Dieu préserve notre pays de revoir des jours pareils à ceux de 1871 ; mais, s’ils revenaient, on se repentirait amèrement d’avoir anéanti à l’avance des organisations puissantes et indépendantes de l’état, des institutions telles que la Banque de France. Supprimez les six grandes compagnies et remplacez-les par des compagnies fermières, celles-ci conserveront selon toute apparence une partie de l’ancien personnel ; les hommes seront donc en grande partie les mêmes ; ils auront le même dévoûment, le même patriotisme, mais ils seront impuissans, car ils n’auront plus à leur disposition ces deux grands leviers : la liberté d’action et le crédit.

Le rôle de l’état, tel que nous le comprenons, est celui-ci : Garantir à chaque citoyen la sécurité dans ses biens et dans sa profession ; — assurer l’impartiale distribution de la justice, la défense du pays sur terre et sur mer, l’exacte répartition des impôts, leur perception économique, leur emploi régulier ; — se charger de l’exécution des travaux publics que l’industrie privée ou les pouvoirs* locaux ne sauraient entreprendre. A nos yeux, c’est assez et c’est ’déjà bien grand ; mais que l’état laisse à l’industrie privée tout ce que’ celle-ci peut concevoir et accomplir.

Si, exceptionnellement, une industrie touche par des côtés nombreux aux intérêts publics, — et l’industrie des chemins de fer est dans ce cas, — l’état peut et doit remplir vis-à-vis d’elle un rôle important, celui de protecteur, de défenseur des intérêts généraux. Ce rôle, la loi française l’a prévu et défini de la manière la plus large, et il n’y a rien à souhaiter à cet égard. Nous admettons parfaitement, nous désirons même, un état qui contrôle et qui surveille ; mais nous redoutons un état qui, chargé d’agir lui-même, est condamné à flotter toujours entre deux écueils, l’indifférence ou l’excès, qui, en un mot, empêchera ou opprimera.

Nous n’hésitons donc pas à conclure qu’il n’y a rien à changer à l’organisation générale du réseau des chemins de fer en France. Cette organisation comporte des améliorations, nous sommes bien éloigné de le méconnaître ; mais l’exploitation des chemins de fer n’est déjà plus ce qu’elle était il y a vingt ans, et elle sera singulièrement transformée encore d’ici à vingt autres années. Les mots changement de propriétaire, que l’on voit écrits en gros caractères sur la porte de certains établissemens, ne sont pas d’ordinaire. l’indice d’une situation florissante, et le public s’est plus d’une fois demandé si l’ancien propriétaire ne valait pas mieux que le nouveau.

Dans tous les cas, est-il sage, est-il raisonnable d’abattre une maison dans le seul but d’avoir un meilleur logement ? Pourquoi se hâter, se presser sans mesure ? La loi a prévu le moment où, sans secousses, sans difficultés, l’état entrera en possession du réseau français, où il recevra sans bourse délier au moins 30 à 35,000 kilomètres de lignes ayant coûté plus de 12 milliards qui seront alors complètement remboursés. Le revenu d’un tel réseau suffira pour payer la dette publique. Une telle perspective est-elle à dédaigner, et ne doit-on pas, au contraire, tout faire en vue de se ménager dans l’avenir un si beau résultat ?

N’oublions pas enfin le vœu formulé par un écrivain militaire allemand, de voir disparaître dans son pays l’organisation administrative et gouvernementale si compliquée des chemins de fer et de remplacer cette confusion par la création de grands réseaux ayant leur organisation propre, leur crédit, leur initiative et leur responsabilité. Collaborateurs, en temps de paix comme en temps de guerre, de la grande commission militaire supérieure des chemins de fer, les chefs des compagnies françaises mettent à la disposition du ministère de la guerre un personnel nombreux et parfaitement discipliné. Nous ne sommes pas habitués à trouver dans les publications étrangères l’éloge des institutions françaises ; faut-il écrire aux journaux américains que l’opinion qu’ils se sont faite de l’organisation de nos chemins de fer est fausse ? faut-il prévenir les Allemands que nous allons nous hâter de faire disparaître la concentration de nos forces industrielles ?


F. JACQMIN.


  1. Nous ne parlons pas des chemins de fer d’intérêt local ; nous estimons que c’est aux conseils généraux qui en ont donné la concession qu’il appartient de prendre les mesures nécessaires pour sauvegarder ces entreprises, si besoin est.
  2. Réseau des Charentes 736 kilomètres.
    Réseau de la Vendée 405 »
  3. Le jugement du tribunal de Lille a été déféré en appel à la cour de Douai et confirmé avec une faible réduction de 60,000 francs environ.