L'Exposition de peinture du Palais-Bourbon, au profit des Alsaciens-Lorrains

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L’exposition de peinture du Palais-Bourbon au profit des Alsaciens-Lorrains
Ch. Timbal


L'EXPOSITION DE PEINTURE
DU PALAIS-BOURBON
AU PROFIT DES ALSACIENS-LORRAINS

Les manifestations de l’art ont un attrait particulier, pour les habitans de Paris. S’ils ne sont pas tous des amateurs éclairés, au moins sont-ils d’infatigables curieux ; toutes les exhibitions les attirent, bien peu les laissent indifférens. On les voit se presser à l’hôtel Drouot les jours de ventes célèbres, comme à l’École des Beaux-Arts quand on y concentre l’œuvre d’un maître qui n’est plus le lendemain, ils parcourent avec la même ardeur les galeries de l’exposition annuelle : public éclectique et sans parti-pris, répondant à tous les appels, pourvu qu’on l’intéresse ou qu’on l’amuse. Les hommes considérables qui ont réuni les objets d’art exposés en ce moment au palais de l’ancien corps législatif connaissaient bien ce penchant, et, lorsqu’ils conçurent l’idée généreuse de venir en aide aux malheureux réfugiés d’Alsace et de Lorraine, ils savaient d’avance que la curiosité de la foule deviendrait un de leurs plus sûrs auxiliaires ; le difficile était de la satisfaire. Paris est encore riche en collections particulières ; ceux qui les possèdent ne sauraient certainement pas résister à des sollicitations faites au nom du patriotisme, et les mandataires de la charité pourraient peut-être compter sur de brillantes recettes. Cet espoir n’a pas été trompé ; on est certain aujourd’hui d’un succès complet lorsqu’on parcourt les salles du Palais-Bourbon.

Cette exposition est la première qui ait pu offrir à l’examen autant d’œuvres de peinture. Bien que des objets d’art de toute sorte garnissent les nombreuses vitrines, les tableaux, par leur nombre comme par leur importance, dominent visiblement sur tout ce qui les entoure. On avait bien tenté, il y a plusieurs années, de rassembler quelques toiles fort belles, appartenant à des particuliers, à côté des collections Campana, lorsqu’on exposa celles-ci au Palais de l’Industrie ; mais, soit que le nouveau musée eût jeté sur ses voisins la défaveur qui s’attacha promptement à cette grande acquisition, soit que le public eût été mal renseigné, cette tentative passa pour ainsi dire inaperçue, et l’éclatant succès de l’exposition rétrospective de 1866 fut le seul qui laissa des traces dans le souvenir des amateurs. Il faut dire aussi que le goût et la mode ont changé depuis quelques années. Bien que les œuvres des peintres célèbres atteignent dans les ventes des prix exagérés, il est facile de constater que les objets d’ameublement, les porcelaines, les bronzes, les petites statues, sont plus généralement convoitées et mieux disputées. Il y a des cabinets intéressans qui ne contiennent pas un seul tableau. Autrefois il n’en était pas ainsi, et, si le journal de Duvaux, récemment publié par M. Courajod, nous prouve que le goût pour la petite curiosité n’était pas moindre au XVIIIe siècle que de nos jours, nous savons en même temps que les hôtels de la noblesse et de la grande finance regorgeaient de magnifiques peintures dont les débris, dispersés par la révolution, ont émigré presque tous en Angleterre et en Russie. On ne réparera pas ces pertes à jamais regrettables ; on ne reformera plus des collections comme celles de la maison d’Orléans, comme les cabinets Choiseul, Tallard et tant d’autres. Là on n’admirait pas seulement les productions de ces petits maîtres hollandais ou français si fort prisés aujourd’hui ; les plus grands artistes de l’Italie, Raphaël, Titien, y tenaient le premier rang à côté de Rubens et de Van Dyck. Rien n’est plus rare à l’heure présente que d’entendre livrer ces noms illustres aux caprices des enchères, rien n’est plus difficile que d’acquérir quelque toile où ils soient écrits sans conteste. C’est ce qui explique comment la nouvelle exposition, où se montrent surtout les produits des écoles secondaires, présente un aspect un peu uniforme. La faute en est au passé, qui nous à ravi nos richesses acquises ; toutefois ce serait être injuste que de trouver seulement en cette circonstance des sujets de plaintes inutiles. La vue de tant de belles œuvres doit imposer silence au souvenir, et, lorsqu’on sait que ces œuvres ne sont qu’une faible partie de celles que nous aurions pu admirer, si chacun avait répondu à l’appel sans réserve ou sans résistance, on prend avec une résignation momentanée son parti des caprices de la fortune et des crimes du passé.

I

Le catalogue de peinture compte un peu plus de six cent cinquante tableaux et dessins ; nous n’avons pas à les décrire tous. Il y en a beaucoup qui intéressent le regard sans qu’il soit nécessaire d’en analyser les mérites. Les portraits sont en majorité, et la peinture de genre s’y montre avec toutes ses séductions ; mais les spécimens de l’école italienne y sont rares : cinquante tableaux au plus, et quelques-uns seulement de premier ordre. Si nous cherchons les productions des maîtres primitifs, nous trouvons trois tableaux de Fra Angelico, dont l’un, la Vierge entourée de saints, est bien que d’une petite dimension, un exemple du style et de l’inspiration habituelle du pieux artiste. Sans doute ceux qui n’ont pas vu les cellules de San-Marco ni les galeries des Uffizi comprendront difficilement en le regardant que le peintre dominicain tienne une place si importante dans l’histoire de l’art. Toutefois il y a au musée du Louvre une composition célèbre entre toutes celles de Fra Angelico, le Couronnement de la Vierge, La prédelle de ce vaste panneau, fine comme une miniature, grande de style comme une page d’histoire, est un des plus purs chefs-d’œuvre du maître. On pourrait rapprocher la petite Madone appartenant à M, de Triqueti, de la Légende de saint Dominique ; elle supporterait la comparaison. Deux Vierges, assez semblables par la dimension et la composition, représentent Sandro Botticelli. On y retrouve le charme triste et pieux que le maître a mis sur le visage de la mère de Dieu, mélange de naturalisme et de mysticisme qui donne aux productions de ce Florentin, indécis dans sa foi, un caractère à part au milieu des artistes de son temps. Avant d’arriver à Pérugin et à son glorieux élève, laissons-nous arrêter un instant par la Vierge de Pietro della Francesca, qui appartient à Mme Duchâtel. Voilà un témoignage excellent, le seul peut-être à Paris, du talent d’un artiste à peu près inconnu en France. Pourquoi ce tableau n’est-il pas entré dans notre grande collection nationale à laquelle il fut offert ? Il en était digne, et il eût appris au plus grand nombre le nom d’un de ces hardis pionniers qui ouvrirent à Michel-Ange et à Raphaël le chemin où ils n’eurent plus qu’à marcher de l’allure du génie. Les rares amis de l’art qui ont fait le pèlerinage d’Arezzo savent la valeur de la chapelle de la Croix, à l’église Saint-François, et l’influence que ces mâles peintures exerçaient encore longtemps après la mort de celui qui les avait produites. On retrouve dans tous les ouvrages de Pietro le même procédé à la fois large et précieux, les mêmes colorations pâles et le même modelé sobre jusqu’à l’entière suppression des détails. Cependant, avec ce système souvent trop sommaire, l’artiste fut un portraitiste en vogue, sans doute parce qu’il était fidèle. La Vierge que nous trouvons ici rappelle à la fois ses qualités et ses défauts, parmi lesquels on peut signaler le dédain de la grâce même chez ses modèles les moins faits pour l’inspirer. Il ne faut pas être un amateur vulgaire pour se laisser séduire par d’aussi austères qualités. Antonello de Messine, le plus inégal des artistes, tantôt l’émule de Jean Bellin pour la précision du dessin et l’énergie de la couleur, comme dans l’admirable Condottiere de la galerie Pourtalès, aujourd’hui au Louvre, le plus souvent incorrect et presque barbare, s’est montré quelquefois aussi gracieux et poétique, comme dans la petite tête qui appartient encore à Mme Duchâtel. Nous avons entendu attribuer ce joli portrait à un maître des écoles de Flandre, on a nommé Mabuse ; il nous semble au contraire que, par le caractère de la coiffure, ce jeune homme indique incontestablement sa patrie italienne, le siècle même où il a vécu, et, quand on compare, on reconnaît avec plus de sécurité encore la main d’Antonello ; seulement ce jour-là elle était bien inspirée.

Une belle Vierge sur son trône entre deux saints, sujet favori de l’école ombrienne, annonce le maître de Raphaël ; mais cette fois ce n’est pas l’artiste expéditif promenant sur un de ses innombrables ex-voto un pinceau peu consciencieux : nous sommes en face d’une œuvre soignée, peinte avec une touche spirituelle et de cette couleur transparente et légère particulière aux fresquistes. Il faut accepter les maîtres comme ils se montrent, avec des défauts qui leur sont quelquefois imposés. Pérugin dut peut-être aux exigences de ses patrons, corporations ou maisons religieuses, cette apparente inertie d’imagination, ces redites monotones d’un même type qu’on lui reproche. Entre tous ces grands établissemens religieux du moyen âgé et de la renaissance, il y avait une sorte de rivalité et une jalousie vigilante. Aussitôt que la réputation d’une œuvre dépassait les murs de la cité ou du couvent, l’artiste qui l’avait produite était assailli de demandes, pressantes, impérieuses, auxquelles il eût été quelquefois imprudent de se soustraire. Il fallait retrouver le même succès : le plus court et le plus sûr moyen de l’obtenir était de se copier. Les historiens reprochent au Pérugin de s’être surtout laissé guider par l’amour du gain dans ce commerce de piété ; faut-il nécessairement accepter les insinuations de Vasari pour expliquer cette stérilité apparente ? Pérugin n’est pas plus coupable que beaucoup de ses contemporains, lesquels employaient comme lui les mêmes procédés hâtifs et commodes, et le zèle, satisfait à temps, des donataires ne songeait pas à s’en plaindre. Pérugin a montré à Città delle Pieve, à Pérouse, à Florence, ce qu’il avait de personnalité dans le style et de science réelle dans l’exécution. Comme le Tondo du Louvre, la Madone du duc d’Aumale est à Paris une production remarquable de sa meilleure époque.

En paraissant demeurer fidèle aux règles de la tradition, le génie de Raphaël s’en affranchit rapidement. Il n’est pas nécessaire d’établir ici, au milieu de ce rapide examen, ce que le grand peintre garda de respect aux traditions et quelles libertés il sut prendre dans ses grandes allégories. Sans faire à ses devanciers, Luca Signorelli, Fra Bartolomeo, la part qui leur revient, si l’on étudie la formation de ce talent ingénument éclectique, en rappelant seulement les exemples qu’il avait eus sous les yeux dès sa jeunesse, on mesure la force de l’élan qui l’arracha si vite aux influences d’école et aux enseignemens d’un art conventionnel et encore hiératique. Quoiqu’il fût idéaliste par nature et exempt de parti-pris, Raphaël n’eut pas besoin d’étudier longtemps Léonard et Michel-Ange pour comprendre le secret de leur supériorité ; aussi la nature fut promptement le modèle dont il voulut recevoir les leçons définitives. On le voit bien déjà dans les dessins qui datent de ses premières années, et c’est à la nature, mais copiée sans servilité, qu’il dut une science dont la grâce de son crayon ne voile pas la présence à des yeux pénétrans. La Vierge de la maison d’Orléans, le joyau de la collection du duc d’Aumale et le plus précieux tableau de l’exposition, appartient évidemment à cette manière du maître qu’on est convenu d’appeler la manière florentine, quoiqu’à vrai dire il n’y ait pas eu de transformation dans le goût, ni de temps d’arrêt dans la marche de Raphaël ; ce qu’on regarde comme des différences n’est en réalité que le mode naturel d’un progrès continu. Cette Madone peut être datée de 1508. La plupart des commentateurs la font remonter jusqu’en 1506, c’est l’année du premier séjour à Florence. Eh bien ! chez ce jeune homme de vingt-cinq ans qui vient à peine de quitter Pérouse et le Pérugin, Sienne et le Pinturricchio, c’est-à-dire l’école et la doctrine d’école, comme on surprend déjà les préoccupations qui vont si rapidement amener l’entier développement des aptitudes, encore timides ! Qu’on étudie le modelé du cou de la Vierge, celui des paupières, combien l’élève est déjà loin des leçons qui le tenaient captif ! Ce coloris si vrai dans sa réserve, Léonard ni Michel-Ange ne lui en ont guère donné l’exemple, et le dessin même aisé, gras et souple comme la chair, ne rappelle pas davantage la sécheresse du contour et le modelé à outrance de ses deux devanciers. D’ailleurs n’oublions pas qu’en 1506 les deux cartons de la bataille d’Anghiari, commandés par la république de Florence à Michel-Ange et à Léonard, n’étaient pas commencés, et, à l’exception de la madone bizarre exécutée pour Agnolo Doni, on ne connaît pas de peinture certaine de Michel-Ange antérieure à cette date. En tout cas, ce n’est pas pour les qualités dont Raphaël donnait déjà la preuve fréquente, qualités d’un naturalisme encore prudent, mais toujours sincère, que ces deux illustres maîtres auraient pu revendiquer une part dans l’invention et le mode d’exécution de la Vierge de la maison d’Orléans. — Ce charmant tableau, qui avait appartenu au frère de Louis XIV, passa dans la fameuse galerie que le petit-fils du régent fit vendre en Angleterre. Après diverses pérégrinations, elle fut acquise pour 24,000 francs par M. Delessert après la mort du banquier Aguado. M. le duc d’Aumale le paya 150,000 francs à la vente du dernier possesseur, dans cette même vente où Hobbéma balança le plus grand génie dont puisse se vanter l’art moderne.

Non loin de la salle où règne la petite Madone, le nom de Raphaël nous attire de nouveau. Nous voici devant un portrait : au milieu d’une loggia dont la fenêtre ouverte laisse voir la campagne, un jeune homme, le bras appuyé sur une table, regarde le spectateur. Sa tête gracieuse, couronnée de longs cheveux qui se répandent sur ses épaules, est couverte d’une barrette noire. Sa main gauche erre sur sa poitrine, un manteau tissé d’or se rejette avec de beaux plis sur une fine chemise. Tout dans cet ensemble indique et rappelle le personnage représenté, c’est Francesco-Maria della Rovere, préfet de Rome au moment où Jules II, son parent, confiait à Raphaël la décoration des chambres vaticanes. Deux fois le peintre d’Urbin représenta ce prince, qu’il connaissait depuis l’enfance et qui s’était fait le protecteur de sa famille, d’abord dans la fresque de la Dispute du saint-sacrement, bientôt après dans celle de l’École d’Athènes. C’est bien toujours le même doux regard, le même port de tête élégant, presque féminin, le même masque régulier comme celui de la statue antique ou comme le type impersonnel d’une beauté tout idéale. Passavant, qui a écrit sur Raphaël un livre où l’erreur se mêle trop souvent à des recherches consciencieuses, a mis en tête de ses deux volumes ce même portrait, en le donnant pour celui du grand peintre dont mieux que personne il eût dû connaître les traits. Où donc a-t-il retrouvé ici cette mâchoire un peu proéminente qui dérange la régularité du beau visage du Sanzio ? Où sont ces yeux aux orbites profondes dont la prunelle noire promène sur le spectateur un regard mélancolique et comme chargé de pressentimens ? A part un certain allongement de cou et l’arrangement de la chevelure, on ne retrouve rien dans le portrait appartenant au prince Czartoryski qui rappelle au souvenir la tête du musée des Uffizi, ni celle de la salle de la Segnatura, rien enfin qui puisse rendre compréhensible et facile à excuser l’erreur du critique allemand. Maintenant, question plus grave que la méprise de Passavant, ce beau portrait est-il bien de la main à laquelle on l’attribue ? La conservation en est parfaite. Aucune retouche n’altère l’émail de la peinture, aucune surcharge ne rend le contour incertain : quel que soit le pinceau qui l’a modelée, cette image apparaît telle qu’elle dut être au sortir de l’atelier. Sans aucun doute, l’œuvre originale était de Raphaël ; doit-on voir ici une copie ? Nous ne le pensons pas. Ni la faiblesse de l’exécution dans certains détails, tels que les mains, ni la pâleur de l’aspect, ne suffisent à ébranler notre confiance. On sait par Vasari que Raphaël, accablé de travaux, livrait à des aides le soin de finir quelques-uns de ses ouvrages quand il en avait achevé les parties importantes. La Jane d’Aragon au musée du Louvre témoigne de la confiance qu’il mettait dans ses meilleurs élèves. D’ailleurs les défauts mêmes que nous reconnaissons sont-ils tels qu’ils puissent infirmer l’authenticité de l’ouvrage ? Le sens du dessin, qui est le cachet particulier du talent du Sanzio et comme une partie importante de son génie, ne consiste pas à poursuivre avec une exactitude d’anatomiste la vérité d’une forme. À ce compte, il y aurait peu de chefs-d’œuvre ; ce qui fait la valeur vraie du dessin de Raphaël, ce qui le caractérise aux yeux de ceux qui en ont le sentiment instinctif ou acquis par l’étude, c’est ce qu’on appelle la tournure, pour être plus net, c’est la beauté. L’exactitude n’est qu’une qualité de second ordre. Holbein est un peintre qui surprend par l’intensité du coup d’œil et le rendu scrupuleux, d’est un portraitiste incomparable ; mais une certaine vulgarité, qui paraît lui avoir été chère, l’empêche de franchir cette barrière qui sépare de si peu l’idéal de la réalité. A côté de Raphaël, on n’oserait pas l’appeler un grand dessinateur. — Le portrait du duc d’Urbin a toutes les qualités que nous avons essayé de définir, et que nul imitateur n’est parvenu à s’approprier. Que si nous passions à l’examen plus technique des procédés particuliers du maître, à la qualité de la pâte, à la manière de la poser, à la nature des ombres et des demi-teintes, les unes à la fois sombres et légères, les autres conduisant au plein épanouissement de la lumière par des transitions rougeâtres, il nous semble reconnaître ici toutes ces particularités très visibles pour ceux qui ont étudié dans les musées de l’Europe l’œuvre immense de Raphaël. Si ces raisons ne suffisent pas à fixer la certitude, nous cherchons à notre tour sur quels argumens s’appuie la négation. Le portrait du duc d’Urbin, de quelque main qu’il soit, est assez beau pour mériter une discussion sérieuse, et nous ne craindrions pas de l’avoir provoquée.

Les curieux s’arrêtent devant un petit tableau dans lequel on voit un vieux moine tiraillé au milieu du vide par des animaux fantastiques. Vasari rapporte que Michel-Ange s’amusa dans sa jeunesse à peindre, d’après une gravure de Martin Schœngauer, un saint Antoine en proie aux souffrances d’une épreuve qui ne mérite pas le nom de tentation, si l’on regarde la position critique du pauvre anachorète. Est-ce le travail de Michel-Ange que nous-retrouvons ici ? Le soin avec lequel sont peintes les têtes et les écailles de ces poissons, copiés d’après nature par l’artiste consciencieux, ajoute le chroniqueur, pourrait confirmer l’authenticité de cette miniature, plus curieuse que digne d’admiration, s’il n’en existait pas ailleurs des répétitions sans variantes. Nous nous rappelons avoir vu, il y a quelques années, à Parme une Tentation de saint Antoine, attribuée également à Michel-Aage, achevée avec ce même amour que nous retrouvons dans le tableau appartenant à M. de Triqueti. — Citons encore quelques œuvres charmantes de l’école italienne : l’admirable portrait du Bronzino, à M. de Mortemart, — une Sainte Famille de Luini, au duc de Richelieu, — deux Mazzolino de Ferrare, dont un très important, l’Ecce Homo, au duc d’Aumale, — un Palme le vieux, admirable de couleur, — l’Enfant Jésus, exquise étude de Luini, et un précieux petit tableau de Cotignuola, peintre de Ravenne, bien voisin du Mantegna par le goût des ornemens et la raideur savante du dessin, ces trois beaux ouvrages à M. Reiset. C’est là tout ce que nous trouvons au palais du corps législatif pour représenter ces grandes écoles d’Italie qu’on délaisse aujourd’hui, comme au XVIIIe siècle, lorsque, sans émouvoir l’indifférence des amateurs français, les souverains et les riches particuliers de l’Europe envoyaient acheter chez nous ces chefs-d’œuvre trop sérieux, auxquels nous préférions déjà les paravens, les porcelaines de Chine et les tabatières.


II

Si l’école italienne n’a que de rares représentans au Palais-Bourbon, en revanche les peintres de Hollande et de Flandre y sont plus nombreux. Tout d’abord on y remarque deux œuvres admirables de Memling : la Sainte Famille de la collection Duchâtel et le Mariage de sainte Catherine, appartenant à M. Gatteaux. Le Louvre ne possède qu’un fragment presque insignifiant de ce maître, dont les ouvrages sont extrêmement rares. Il est permis d’avoir des préférences, même devant des chefs-d’œuvre. Si nous sommes frappés par les qualités supérieures qui brillent dans le grand ex-voto, si nous admirons sans restriction les têtes de donataires, où la vie semble s’animer de toutes les ardeurs de la foi, il nous faut bien avouer cependant, malgré la séduction du coloris, que le petit Jésus et sa sainte mère présentent des types trop réels, et que l’inexpérience de l’artiste se trahit trop visiblement dans le corps amaigri de l’enfant-Dieu. Habiles par tradition à mélanger les couleurs, à en assurer l’éclat durable, doués d’un sentiment esthétique suffisant pour bien exécuter les portraits, pour donner du style aux vêtemens des contemporains, les artistes du XVe siècle en Flandre n’ont pu s’élever jusqu’à la conception de la beauté. Dans ces plaines où Rubens saura trouver les modèles de ses grasses et sensuelles héroïnes, du Christ et de ses apôtres aux formes athlétiques, Vanderveyden, Van Eyck et Memling ne paraissent avoir rencontré que des ascètes maigris par de longs jeûnes, ou des femmes dont la piété attristée semble accepter avec peine le vêtement humiliant de la chair. Ces grands artistes, avec quelle étrange insouciance ils associeront le soin de peindre et le dédain de la plus vulgaire correction ! Le velours, l’or, les fourrures, les captivent ; ils compteront les feuilles, les brins d’herbe, les insectes et les gouttes de la rosée, mais il ne leur viendra jamais l’envie de regarder avec autant d’attention les jambes ou les pieds de leurs saints modèles : ils ne cherchent ni la variété, ni l’imprévu. L’âme dans ses manifestations multiples demeure devant eux comme un livre toujours ouvert à la même page, ou comme un secret divin qu’il serait impie de vouloir pénétrer. Voilà pourquoi, malgré la justice qu’on rend volontiers à ces habiles et naïfs imagiers, ils lassent peu à peu le regard ; on a trop vite le dernier mot de leur effort : le fini. Lors même qu’ils agrandissent leurs cadres, ils restent encore et toujours des miniaturistes. Aussi est-ce dans la proportion d’un feuillet de missel que leurs qualités se révèlent avec le plus d’aisance et d’à-propos. Il serait difficile de rencontrer un échantillon plus significatif du talent et du sentiment de Memling que le petit tableau du Mariage de sainte Catherine. À côté, les panneaux de la fameuse châsse de sainte Ursule, à l’hôpital de Bruges, paraîtraient inachevés. Dans cette petite dimension, le pinceau de l’artiste devient même plus souple, et la touche, moins forcée de se montrer savante, n’en est que plus aisée et plus spirituelle. Enfin on trouve dans cet épisode, un des plus poétiques de la légende catholique, le charme naïf de Raphaël adolescent et la tendresse mystique du peintre de Fiesole. Un bon tableau de Thierry Bouts, une Procession, deux petits portraits d’homme et de femme, de l’école de Van Eyck, à M. Reiset, une petite et charmante figure de saint Dominique, peut-être de Memling, à M. Leclerc, et le beau portrait de Charles le Téméraire en prière, voilà la part à peu près complète de cette école religieuse, qui étendait son influence sur les Flandres, la Bourgogne, la moitié de la France, et dont les peintres de Cologne ne furent que les imitateurs. Dans le salon où Mme Duchâtel a réuni ses tableaux sont exposés trois portraits, certainement les plus beaux parmi ceux de cette exposition, où les portraits abondent. L’un d’eux représente l’archevêque de Besançon, chancelier de Bourgogne et de Flandre, Carondelet : il est inscrit sous le nom d’Holbein. L’attribution a été contestée sans que l’on prétendît pour cela diminuer la valeur de cette œuvre supérieure. A l’opacité des ombres, à la tonalité violacée des chairs, les érudits qui ont visité les musées d’Allemagne et de Russie reconnaissent Barthélémy de Bruyn, un peintre tout à fait inconnu en France. Né à Cologne, il imita souvent sans infériorité le maître d’Augsbourg, et sans doute il fut le peintre habituel du haut dignitaire de l’église, car on signale un autre portrait de Carondelet peint par Bruyn dans la collection Boisserée, à la Pinacothèque de Munich. Celui de Paris unit toute la profondeur de pensée que l’ami d’Érasme se plaisait à répandre sur le visage humain à cette simplicité de modelé dont nous avons dit que les peintres d’histoire semblent plus souvent avoir le secret. Cependant Bruyn ne fut qu’un médiocre hagiographe, comme le prouvent ses compositions, récemment reproduites par la lithographie ; mais il s’est élevé si haut comme portraitiste qu’on l’a confondu plus d’une fois avec Holbein : c’est un honneur qu’il ne partage avec nul autre et qui suffit à sa gloire.

Antonio Moro ou, pour lui rendre son véritable nom, Antony de More, un des premiers en Flandre, renia l’enseignement national. Le soleil de Venise dore la palette de cet élève de Schoorel, et déjà on pressent l’entrée en scène d’un art nouveau en regardant les chaudes carnations et les reflets pleins de sang et de vie dont ce prédécesseur de Rubens a éclairé les visages de ses nobles cliens. Voilà encore un maître admirable incomplètement représenté au Louvre, où figureraient sans pâlir, à côté des plus beaux Titien, les deux volets, qui, avec le Carondelet, sont l’honneur de la galerie Duchâtel. — Un grand tableau, la Marche de Silène, à Mme de Galliera, est une bonne toile de Rubens, mais deux esquisses, la Résurrection de Lazare et Vénus retenant Mars, à MM. de Lamoignon et Marcille, peintes de cette touche savamment négligente qui désigne les toiles incontestées du grand maître d’Anvers, montrent comme en se jouant cette verve de dessinateur, cette sécurité de coloriste, qui secondent si merveilleusement en lui la fécondité de l’invention, la flexibilité et la justesse du sentiment. Parmi les portraits du glorieux élève de Rubens, nous avons surtout remarqué une Tête de jeune homme, appartenant à M. André. On sait ce que valent les chefs-d’œuvre de Van Dyck, de cet inimitable réaliste qui éleva presque le talent à la hauteur du génie. Même après avoir vu les toiles de Gênes, de Munich et de Turin, on n’oublie pas le visage de cet aimable patricien. On dirait que cette fois, et dans le cadre rétréci où il se renferme, le brillant artiste s’est contenté de peindre l’âme de son modèle, tant il a promené d’une main légère son pinceau sur la toile, tant il a voulu adoucir l’éclat de ton dont il illumine d’habitude les traits qu’il reproduit. Ce jour-là, il s’est laissé séduire par l’expression de la finesse et de la bonté, et le spectateur en est comme attendri. — Comment écrire sans s’y arrêter le nom de Velasquez et celui de Rembrandt ? Nous renvoyons les amateurs du grand magicien, et c’est tout le monde, aux portraits appartenant à Mme la princesse de Sagan. Il n’en est pas de plus beau dans l’œuvre de l’illustre Hollandais que celui de ce jeune homme qui cache sous l’ombre d’un large feutre son regard chargé de tristesse. Rembrandt n’est pas seulement le plus puissant, le plus original de ces poursuivans de la lumière et du soleil, un génie qui n’a pas d’ancêtres ; il est plus encore, c’est un penseur. On pourrait presque dire que la couleur qui plaît à cet étrange poète est une des formes de sa sensibilité. Nous arrivons trop vite à ces petits maîtres de Bruxelles ou d’Amsterdam qui sont la prédilection des amateurs et la joie des salles de vente. Comment décrire tant de merveilles, qui n’ont pour attrait et pour signe distinctif que le brillant de l’exécution : le Marché aux poissons et les Fumeurs de Téniers, les grands et petits portraits de Hals, dont la fougue brutale séduit tant de gens, sans qu’on s’explique pourquoi ? On est honteux de citer seulement ces beaux Ruysdaël, la Plage de Scheveningue, au duc d’Aumale, le Champ de blé, à M. Rothan, la Cascade, à Mme Duchâtel. Que de reproches le critique s’attirerait, si, volontairement et par esprit d’opposition à un engouement peu justifié, il passait sous silence Hobbéma, surtout quand il cesse de se copier lui-même pour regarder la nature, comme dans cette longue Avenue appartenant au marquis d’Abzac ; à ces heures-là, il est vrai comme les horizons brumeux de sa chère Hollande. Et Cuyp, ne saluerons-nous pas ses Vaches au pâturage, lui qui a vaincu Paul Potter et Wouverman ? Ils sont là tous trois, et chacun a fait de son mieux.


III

Mais quoi, ne traversons-nous pas forcément d’un pas aussi rapide ces salles où se pressent tant de figures sérieuses ou charmantes ? Ici la Fille de Philippe de Champaigne, une tête de sainte peinte par un père, ailleurs Mme de Sévigné, par Nanteuil, dont le temps a respecté, mais comme à regret, la plus fragile et la plus authentique image. Il faut bien laisser à la place où on les a hissés ces beaux Rigaud : la Princesse de Neufchâtel et Samuel Bernard, et ce portrait d’un magistrat si spirituellement peint par un maître trop oublié, Robert Tournières. Ce sont cependant des gloires de notre école, et le jour devra venir où ces œuvres prendront leur. vraie place dans nos musées à côté de celles des grands portraitistes de tous les temps. Oublions donc, — qu’on nous le pardonne, — et Boucher et Nattier, même la Lecture de la Bible par Greuze, même l’ile enchantée de Watteau, et les pastorales de Lancret et les natures mortes de Chardin ; mais, après avoir salué d’un triste regard cette page d’une douloureuse histoire, le portrait de Marie-Antoinette, arrêtons-nous du moins devant le plus grand nom de l’art français.

Le Louvre lui-même, si riche en œuvres capitales de Nicolas Poussin, n’a rien de supérieur aux compositions que, par une bonne fortune peu facile à prévoir, nous trouvons ici réunies : le peintre s’y montre dans toute la variété de son inspiration, jamais plus dramatique que dans ce grand Massacre des Innocents, où il a dépassé Raphaël par la terreur et la pitié, jamais plus suave ni plus tendre que dans cette petite Sainte Famille où il mêle la gravité et la noblesse de l’art antique à la grâce pieuse et aux chastes colorations de l’école mystique. Poussin ne fut pas seulement un peintre d’histoire de premier ordre, on peut ajouter qu’il fut le créateur d’un genre, le paysage de style. Le Titien et Dominiquin avaient eu les premiers l’idée de donner à leurs fonds une importance en harmonie avec les scènes qu’ils composaient. Seulement Poussin alla plus loin qu’eux, il osa plus résolument faire de la figure humaine l’accessoire des bois, des vallées et des campagnes. Il ne força pas la nature, comme on l’a dit, à se prêter à sa fantaisie, il sut seulement en extraire la beauté de formes et la poésie que personne n’avait su y chercher avant lui. Ceux qui ont vécu à Rome et qui en ont parcouru les environs retrouvent à chaque pas les sites dont le crayon de l’artiste semblait avoir disposé à plaisir les plans et l’arrangement. Tout est vrai : voici les montagnes aux silhouettes ondoyantes, aux ombres bleues et violettes, se détachant sur les grands nuages blancs, amis des hauts sommets. Voici les ruines de palais, Les tronçons d’aqueduc et les humbles fabriques aux murailles pittoresques, et voici encore ce ruisseau des premiers plans-où les nymphes le matin, à l’ombre des buissons, viennent comme de simples mortelles baigner leurs pieds divins dans la fraîcheur des eaux. Quel respect, quel amour de la vérité ! ce n’est pas Poussin qui se contentera de cet aspect à dix pas qui plaît tant à ses successeurs d’aujourd’hui. Aucun détail ne le trouve indifférent. Il donne à chaque arbre son nom, son port et son feuillage, et sa probité se baisse jusqu’au brin d’herbe, jusqu’au caillou de la route. Étudiez, jeunes artistes, le Diogène du Louvre ; mais non, vous êtes au Palais-Bourbon, on y peut rester, le paysage de la collection Reiset est digne du Diogène.

Les artistes supérieurs, si différentes que soient leurs inclinations et leurs tendances, se ressemblent par des points qu’il est aisé de signaler. David est un descendant de Poussin. Moins fécond, moins inventif que son illustre aïeul, il tient de lui la gravité et le dessin d’un naturalisme circonspect. il en ressuscite même la couleur froide et sensée. Si Poussin, quittant un instant l’idéal qui plaisait seul à son imagination hautaine, avait peint le portrait, — on sait qu’il n’en fit que deux pendant sa longue carrière, le sien et celui de Clément IX, — il y eût mis cette exécution simple, cette sincérité de copiste que David, à l’exemple de Raphaël, préférait à tous les artifices du métier. Ces qualités qui signalent les portraits du réformateur de l’école française donnent à celui de la marquise d’Orvilliers un style qui s’unit sans efforts à la bonhomie du visage. L’artiste y a joint l’ampleur du dessin et cet imprévu d’arrangement que la nature fournit presque toujours à ceux qui savent la regarder d’un œil honnête.

A côté de David, Prud’hon n’est qu’un poète, mais de quelle grâce souveraine il revêt ses audacieuses négligences ! Le peintre des Sabines ne pouvait les lui pardonner, il les enviait peut-être. Deux petites toiles, deux dessins, un portrait de Talleyrand, sont insuffisans, pour représenter ce charmant rêveur, cet autre André Chénier, que l’admiration de la postérité venge trop tard de la froideur et de la jalousie de ses contemporains.

Cette froideur, ces angoisses de l’attente, Ingres aussi en connut les amertumes ; du moins il put de son vivant toucher l’arriéré de sa gloire. La foule se laissa un jour séduire par ce talent dédaigneux de lui plaire, et depuis lors elle accueillit chaque nouvelle production comme un chef-d’œuvre incontestable. Que n’a-t-on pas dit de la Source ! Elle a épuisé les formules de l’admiration. On l’a justement appelée « la personnification de la virginité de l’âme et des sens. » A cinquante ans de distance, Ingres retrouvait pour la peindre toute la souplesse avec laquelle il modelait en 1808 la figure de l’Œdipe ; mais avec quelle sûreté de goût et quel tact d’honnête homme l’auteur, qui ne trouvait jamais, disait-il, de torts à la nature, supprime et adoucit cette fois ces détails et ces touches du hasard, qu’il recherche ailleurs, pour ôter à la forme sa banalité ! Évidemment ce n’est point un corps mortel qu’il a voulu peindre, c’est le vêtement immatériel d’une âme de déesse. Le sang ne coule pas sous cet épidémie d’ivoire, et c’est le rêve de l’Olympe qui fait passer sur ces lèvres entr’ouvertes ce vague et mystérieux sourire. Vénus elle-même, dont les amours viennent baiser les pieds, Vénus, toute prête à la conquête du monde, est vaincue par cette chaste et jeune divinité, comme si, en la faisant moins belle, l’artiste lui-même avait voulu célébrer la victoire de l’idéal sur la grossièreté des sens. Œdipe, la Source, Vénus anadyomène, trilogie que la Grèce eût mise à côté des œuvres d’Apelles, et qui rend peut-être à nos yeux la forme à jamais disparue des chefs-d’œuvre de la peinture antique !

Nous l’avons dit, ce fut un créateur que cet artiste dont une mémoire enrichie de tant de souvenirs ne gêna jamais l’inspiration. En veut-on encore une preuve ? Il suffit de regarder la Stratonice. Qui donc avant Ingres s’était inquiété de retrouver le caractère de la vie intime chez les anciens ? Herculanum et Pompéi sortaient déjà de leurs cendres, et l’on s’en tenait encore parmi les peintres d’histoire aux traditions d’école, aux gestes convenus ; les vestiaires de théâtre restaient les centres des recherches archéologiques des peintres, que la vraisemblance historique ne préoccupait guère. Dans l’Apothéose d’Homère, Ingres s’était révolté déjà contre ces routines, commodes à la paresse ; l’effarement qu’avait causé cet acte d’indépendance ne diminua pas à l’apparition de la Stratonice ; mais le coup que ce nouveau tableau porta à ces méthodes surannées fut décisif, il bouleversa la vieille scolastique et fonda l’école néo-grecque. Le romantisme aux abois s’en fit adroitement le parrain, mais personne ne pleura sur les ruines d’un art décrépit qui se disait classique, et que cette étiquette ne pouvait sauver d’une trop juste mort. La Stratonice n’a pas vieilli ; elle était à l’épreuve du succès. Cependant la concurrence ne lui a pas manqué ; elle a vaincu toutes ses imitations. C’est que dans ce décor, dont l’importance a été si critiquée, l’œil n’aperçoit pas seulement une restitution d’une nouveauté piquante, c’est que l’esprit est touché à son tour : le geste du jeune malade, éloignant de son cœur la main trop expérimentée du médecin, c’est encore l’accent de la nature se substituant aux suggestions de la convention, c’est la trouvaille imprévue qui consacre un chef-d’œuvre. Après cela qu’importe que Stratonice minaude au premier plan ? Elle n’est que l’accessoire de cette composition touchante, dont Antiochus, mourant de son invincible amour, est le véritable héros.

« Le dessin est la probité de l’art, » c’est un de ces axiomes par lesquels Ingres exprimait ses longues réflexions avec la même sûreté et la même précision qu’il cherchait à mettre dans ses dessins. Pour surprendre la pose familière de son modèle et joindre la vérité du geste à l’exactitude des traits, pour peindre en un mot le personnage tout entier, il faut être non-seulement un observateur sagace, mais encore un dessinateur consommé. Voilà pourquoi le peintre de Bertin aîné fut un grand portraitiste, aussi à son aise quand il est aux prises avec un vieillard à la musculature vigoureuse que lorsqu’il se trouve en face de la femme du grand monde. Le portrait de Mme d’Haussonville ne porte pas la même date que celui de Mmee de Vauçay ; si le regard du spectateur se presse trop, à peine croira-t-il que ces deux ouvrages sont dus à la même main. C’est bien cependant le même goût qui les a composés ; mais l’âge adoucit quelquefois l’inflexibilité des convictions premières. La lumière, on le voit, est toujours répandue en plein sur le visage : seulement en 1845 on lui permet de se montrer plus conciliante, la demi-teinte peut arrondir et noyer dans l’air qui les entoure ces lignes d’une pureté toujours idéale dont, quarante ans avant, le dessinateur eût découpé, sur un fond systématiquement monochrome, le contour un peu sec et les ondulations résolument simplifiées. Ingres a fait plusieurs fois son portrait ; le premier le représente à l’âge de vingt-quatre ans : c’est celui qui appartient à M. Reiset et qu’on a mis en pendant à Mme de Vauçay. Le maître sentait fièrement lui-même le prix de cette œuvre de jeunesse, qu’il n’a peut-être jamais dépassée.

Delacroix est trop insuffisamment représenté à côté de Ingres pour qu’il y ait lieu d’établir entre deux artistes si différens un parallèle d’ailleurs bien inutile. Ne serait-il pas plus digne de leur mémoire de montrer par quelles qualités ils se ressemblèrent ? On sait que l’auteur de l’Homère déifié eût été incapable d’atténuer l’expression de ses antipathies, aussi bien que celle de ses admirations ; or ce n’était pas précisément ce dernier sentiment que lui inspiraient les œuvres de l’auteur du Massacre de Chio. Un jour que Ingres se laissait aller à une de ces sorties furieuses, souvent provoquées par le nom seul de celui qu’on appelait son rival : « Eh bien ! monsieur, osa lui dire son interlocuteur, vous êtes injuste, car Delacroix vous ressemble plus que vous ne voudriez le croire ;… vous et lui, en somme, vous avez eu, avec vos tendances si opposées, le même guide et le même amour. Tous deux vous avez été les adorateurs de l’idéal, et sur cet autel, qu’entourent aujourd’hui des fidèles si peu nombreux, vos mains peuvent s’unir et devraient se serrer. » Le vieux maître se tut un instant, puis il dit : « Je ne l’aurais jamais cru, mais vous avez raison. » Dans cette âme si éprise de la vérité, la passion savait se taire devant la justice.

A quelque point de vue qu’elle se place, et sans tenir compte de l’influence immense exercée par Delacroix sur l’art contemporain, la critique ne saurait refuser à cet audacieux novateur la part d’éloge que certaines impuissances ne peuvent lui enlever. Il n’était pas de ceux dont l’éducation seule développe les instincts ; il fut coloriste de naissance, et, s’il avait pu vaincre les défauts qu’une fée maligne jeta dans son berceau, il se mêlerait, sans que personne y fît résistance, à la famille des plus grands maîtres ; mais son ambition ne sut pas assez se contenir. Il y a des limites qu’il est bon de se poser, et on pardonne même au génie de ne pas se montrer universel. Delacroix voulait être avant tout un peintre d’histoire et se faire l’interprète des plus grands poètes ; il y eût mieux réussi, s’il avait avec plus de prudence réservé son attention et ses forces, et, pour ne pas sortir des salles où nous trouvons son nom, des études plus circonscrites lui eussent laissé le temps de ressusciter d’une manière moins contestable la beauté de cette Cléopâtre dont les amis du peintre doivent regretter la présence compromettante en face du Prisonnier de Chillon.

Dans le temps de lutte esthétique au milieu duquel se développa son talent, Delaroche apparut, non comme un conciliateur, il était trop fin pour se risquer dans ce rôle sans profit, mais plutôt comme un sage philosophe, éloigné des opinions extrêmes aussi bien par réflexion que par tempérament. On eût dit qu’il ne sortait de la foule, dont il partageait du reste les goûts raisonnables, que pour apprendre à ceux qui recherchent les applaudissemens du public par quels moyens prudens on arrive à les conquérir. C’est pour cela qu’il préféra le plus souvent l’anecdote émouvante à la grande histoire et le ton de l’épître à celui de l’ode. Toutefois il s’essaya sans désavantage dans la peinture de style, et l’hémicycle de l’École des Beaux-Arts mit en évidence l’alliance qui s’était faite si facilement dans cet esprit bien équilibré entre la réalité et l’idéal. Pour beaucoup de juges, la Mort du duc de Guise reste le meilleur ouvrage de Delaroche. C’est avec lui qu’il dit adieu à un genre auquel il dut sa popularité. Le succès ne lui revint jamais depuis sans lui marquer en même temps sa rancune. L’artiste passa outre, et, s’enveloppant de silence, il poursuivit fièrement le chemin nouveau qu’il s’était choisi. Cependant il avait gardé, sans le croire peut-être, ses anciennes prédilections, et, lorsqu’il aborda dans ses dernières compositions les scènes de l’épopée évangélique, l’histoire de la Passion même prit, sous un pinceau qui voulait rester respectueux, l’intérêt mal à sa place d’un chapitre de roman.

La Mort du duc de Guise est utile à regarder. Elle donne un bon exemple à ceux qui s’essaient aujourd’hui à la peinture de genre historique. La touche est exempte de mièvrerie ; elle ne se substitue pas au sujet et ne cherche pas à attirer seule l’attention du spectateur. La couleur, en quête de l’effet, reste sincère et probable. Point de détails inutiles, point de cliquetis de ton, malgré le prétexte que donnent les costumes. Et quelle entente de la composition ! quelle savante audace à négliger les lignes trop bien pondérées ! Ici un groupe compacte, là un cadavre étendu tout raide au pied d’un lit. Nul souci du vide, et la scène émeut d’autant plus qu’elle paraît moins arrangée pour émouvoir. C’est le secret heureusement trouvé et sans emphase par un artiste qui était non pas seulement expert dans toutes les parties nécessaires, mais encore quelque chose de plus qui ne gâte rien, un homme d’esprit et un lettré.

Peu d’artistes ont eu le privilège de ne compter que des partisans. Bien que l’originalité soit un mérite difficile à porter, Decamps sut conquérir dès ses débuts des admirateurs qui lui demeurèrent toujours fidèles et qui n’ont pas laissé baisser sa renommée. Cette faveur s’explique : quoiqu’il ait eu, lui aussi, ses heures de témérité, il se garda bien de heurter ouvertement les conventions que le public aimé à voir respecter ; il fit en tout temps, plus adroitement que certains combattans de l’école nouvelle, la part du bon sens. Dessinateur, son crayon reste fidèle à la vraisemblance et sans affectation, il montre pour l’antique une déférence presque toujours profitable. Coloriste, s’il couvre sa toile de tons ardens, on voit que son interprétation de la nature saurait trouver, si on le pressait, des exemples et des justifications. C’est un révolutionnaire peut-être, mais un révolutionnaire à qui l’on pardonne à cause de sa modération. Il ne fait pas de la couleur pour la couleur, et, par des concessions qui protègent son indépendance, il persuade au spectateur que, s’il fuit les sentiers battus, c’est pour être plus sûr de se rencontrer avec lui. Le pittoresque lui plaît, mais il le recherche loyalement, et il ne prétend pas se séparer du passé en essayant d’être nouveau. S’il redemande à la Bible des sujets qu’il est permis de rajeunir, s’il entreprend de redire l’histoire de Rébecca ou celle de Joseph, les acteurs du drame sacré sous le burnous de l’Arabe moderne gardent une tournure antique ; ces libertés qu’il prend avec la tradition ne ressemblent pas à un défi irrespectueux. C’est la vulgarité mise sciemment sur des traits dont la vénération des siècles a consacré la forme idéale et définitive qui déshonore le personnage saint, non le vêtement du chamelier qu’on jette sur ses épaules. En véritable peintre d’histoire, Decamps n’insiste pas sur le type, il le généralise pour laisser à la scène l’intérêt qui doit dominer le détail. Comme Poussin, il cherche l’expression par le mouvement et la grâce par la silhouette ; Comme lui encore, il aime le paysage, mais non pas le paysage sans forme de la campagne nourricière. Ce qu’il va étudier au loin, ce qu’il inventerait au besoin, ce sont ces grandes lignes désordonnées, ces longues murailles blanches aux voûtes sombres et les nuages chargés de tempêtes. Il a pour lutter avec le soleil des procédés dont le temps accusera peut-être l’imprudence, mais qui du moins jusqu’à présent laissent voir de quelle habileté le praticien aidait l’imagination de l’artiste. Seize toiles à l’exposition d’Alsace portent la signature de Decamps. Quelques-unes, comme la Rébecca, le Corps de garde turc, au duc d’Aumale, le Joseph, à la princesse de Sagan, et l’Intérieur d’une cour en Italie, jouissent déjà de cette célébrité qui ne s’attache qu’aux œuvres exceptionnelles.

C’est trop peu d’un seul tableau pour rappeler le souvenir d’un peintre tel que Marilhat, la Caravane n’est pas même un de ses meilleurs ni de ses plus importans ouvrages. A côté des Chasseurs au faucon de M. Fromentin, lancés au galop de leurs jolies cavales dans une atmosphère si transparente et si légère, les pauvres pèlerins de La Mecque semblent traîner leurs lourdes ombres sur le sable pesant du désert. Marilhat reste encore caché dans les cabinets jaloux de ses admirateurs, et le Louvre ne possède pas même une esquisse de ce premier des peintres orientalistes.

Nous terminerons cette énumération déjà trop longue des peintures exposées au Palais-Bourbon en regrettant, de citer seulement le Tintoret peignant sa fille morte, de M. Cogniet, le Duel de Pierrot, par Gérôme, les trois tableaux de C. Troyon, et, malgré l’ombre où elle se cache trop modestement, la Léda de M. Baudry.


IV

Il y a peu de dessins dans cette exposition si variée, mais quelques-uns méritent l’attention. Nous n’arrêterons pas longtemps le lecteur devant la description des fragmens empruntés aux cartons de Raphaël ; l’authenticité en est contestable, et ils n’éveillent dans l’esprit qu’un souvenir affaibli des célèbres compositions qu’on admire au Kensington-Museum. Au reste, le maître lui-même prit peu de part à l’exécution matérielle de ces vastes détrempes ; il se contenta de les faire exécuter par ses élèves, et il les livra aux ouvriers tisseurs de Flandre après avoir seulement accentué çà et là d’un trait plus vif le contour des draperies et la physionomie des têtes. Nous hésitons également à reconnaître le coup de plume du Sanzio dans la Sainte Cécile appartenant à M. Dutuit. Le rapprochement de la gravure de Marc-Antoine ne suffit pas à nous convaincre. Quoique les plus honorables estampilles couvrent le bas de cette feuille gracieuse, un œil exercé la tiendra cependant pour douteuse. Ce croquis a traversé bien des collections célèbres, mais jamais dans les ventes, il n’atteignit ce qu’on pourrait appeler des prix de confiance. Les érudits. croient reconnaître ici le lavis spirituel et léger d’un habile imitateur, Parmigianino, qui a souvent fait passer ses copies sous le couvert, aujourd’hui moins facilement accepté, du grand nom de Raphaël.

Les portraitistes français du XVIe siècle sont nombreux dans la collection Dutuit ; leurs dessins doivent être étudiés peut-être autant comme des œuvres d’art que comme des pages historiques. Une inexpérience charmante jointe à l’emploi des mêmes procédés, tels que le mélange du pastel et du crayon noir, fait confondre les productions de ces disciples de Clouet avec celles de leur chef. De plus les uns après les autres, ces artistes fournissent des renseignemens précieux sur la physionomie de leurs modèles, presque tous acteurs en évidence dans les événemens du temps. Comme leurs confrères les sculpteurs, nos naïfs dessinateurs savent rester indépendans et originaux par la simplicité et la sincérité en face de l’influence italienne dominante à la cour des Valois. Ce sont là des vertus qui ont leur prix ; elles assurent à ces prédécesseurs de Largillière et de Bigaud le titre de fondateurs de l’école française.

Il est regrettable que Ingres n’ait pas eu à soutenir l’épreuve d’un concours public avec celui qu’on l’accuse d’avoir trop souvent copié. On verrait sur quel fondement peu solide repose cette banale critique. La sincérité de la recherche, la passion de la vérité, éclateraient à tous les yeux sous ces traits multipliés, sous ces tâtonnemens fiévreux qui se pressent autour du trait définitif. Et ceux qui ont le droit d’exprimer une opinion en aussi spéciale analyse, ceux qui portent en eux un esprit qu’aucune prévention ne gêne, avoueraient promptement que le maître français est aussi libre d’influence lorsqu’il regarde le nu que quand il veut surprendre le jeu mobile d’une draperie. On parvient rarement à égaler ceux qu’on copie ; or peut-on hésiter à placer à côté des plus belles esquisses de Raphaël ce Jeune homme, une des figures de l’âge d’or, qui tourne vers le spectateur son dos et ses jambes aux muscles souples et puissans ? Est-il plus extraordinaire de voir deux artistes se rencontrer dans l’étude loyale de la nature qu’il n’est honteux pour deux écrivains d’entendre le lecteur signaler dans leurs livres des pensées communes, quelquefois traduites avec la même forme de langage et le même mouvement de style ? A trois cents ans de distance, Ingres ressemble à Raphaël. Cela prouve seulement qu’ils ont une parenté de tempérament et le goût du même idéal. D’ailleurs, si le plagiat est chose si facile et si les bénéfices en sont si peu honteux, comment d’autres que le peintre français n’ont-ils jamais pu mériter ce même glorieux reproche ?

Decamps, nous l’avons dit, était un classique à convictions mobiles et un romantique sans tranquillité de conscience. La Vie de Samson nous fait assister à ce combat de deux influences également chères. Ces dessins eurent à leur apparition une sorte de retentissement ; on les regarde aujourd’hui avec plus d’indifférence, blasé qu’on est sur ce travail jadis nouveau qui mariait, les colorations de la peinture à l’huile au grenu du papier et aux vigueurs du crayon noir. Depuis on est allé plus loin dans l’emploi tourmenté des procédés. N’est-ce pas aussi que, l’éducation du public s’étant faite rapidement dans ces temps où l’art à chaque pas s’impose aux regards, l’amateur lui-même est devenu plus exigeant ? Il trouve, comme l’homme du métier, que le pinceau seul peut prendre des licences qui ne sont pas permises au crayon, et que, sans le secours du ton, le plus inventif des artistes ne saurait se passer d’un dessin précis et châtié.


Une grande quantité d’objets d’art sont venus encore se joindre aux tableaux et aux dessins qui garnissent les salons de l’ancienne présidence du corps législatif ; ils reposent l’attention en lui fournissant de nouveaux sujets d’admiration. Entreprendre de décrire ces trésors, serait fatiguer le lecteur ; d’ailleurs la foule est bon juge, et dans ces inventaires de la curiosité elle sait bien d’elle-même trouver les pièces rares sans qu’on ait besoin de les lui signaler ; peut-être cependant n’est-elle pas toujours assez sérieuse dans toutes ses préférences. Le joli a pour elle un attrait dont elle ne se cache pas, et les bustes de Pajou lui plaisent plus facilement que les terres cuites de Donatello. La sculpture est un art austère qui intimide ; il faut toute la grâce cavalière, l’élégance royale du modèle et la richesse de la matière pour réchauffer la froideur des passans devant un des plus beaux ouvrages de Rudde, le Louis XIII enfant, cette statue que la piété reconnaissante du duc de Luynes éleva un jour dans son château de Dampierre au bienfaiteur de sa famille. Le Mercure, du même auteur, appartenant à M. Thiers, modèle réduit du beau bronze qui a disparu dans l’incendie de l’Opéra, est la seule pièce qui soit sortie de cette collection unique à Paris dont chaque morceau est un chef-d’œuvre.

Est-il besoin de vanter les magnifiques vitrines où s’étalent les richesses appartenant à la famille de Rothschild, ces faïences d’Oiron, ces innombrables émaux, ces bijoux sans prix, ces pendules de Boule et ces statuettes, et cette grande figure aux chevaux d’or, œuvre pardonnable de la décadence italienne ! — M. Didot a envoyé ses plus beaux manuscrits, — M. de Ganay ses reliures de Groslier ; des tabatières d’or, aux miniatures de Petitot, reluisent sous le rayon du jour dans l’embrasure des fenêtres. Tous les goûts, nous ne voulons pas dire toutes les manies, ’ont tenu à se faire représenter à cette fête de la bienfaisance. Voici des faïences de Rouen choisies avec une sévérité qui veut faire excuser l’engouement, et des tapisseries d’Arras aux saintes figures tissées d’or et d’argent, les plus fidèles représentations peut-être de ce que devaient être nos peintures d’église en France avant le règne tyrannique de la renaissance. A côté s’étendent en longs panneaux de laine les arabesques de Berain, ce Jean d’Udine de notre XVIIe siècle, et les pastorales de Boucher, ce maniériste trop vanté qui ne trouvait le l’on juste que lorsqu’il lui était enjoint par la nature du travail même de se montrer faux sans scrupules.

Les fidèles de l’hôtel Drouot s’arrêteront longtemps devant ces bahuts et ces dressoirs, et devant ces fragmens de portes et ces stalles, débris arrachés aux églises et aux châteaux de notre pauvre France, témoignage d’un art national qui ne craignait pas de rivaux ; c’est cependant la passion de ces hommes, appelés quelquefois si dédaigneusement des amateurs de bric-à-brac, qui sauve encore tous les jours d’une mort sans cesse menaçante ces épaves, derniers documens d’une gloire dont d’autres que nous pourraient faire bon marché. Hélas ! l’Angleterre a montré plus de discernement. Si l’immense collection de sir Richard Wallace à Bethnal-Green était venue se joindre aux reliques que quelques collectionneurs, comme MM. Double et Pichon, ont envoyées au Palais-Bourbon, on comprendrait mieux encore le rôle dirigeant que la France a joué depuis deux siècles dans le développement et dans le maintien du goût en Europe ; mais nos archives, nos bibliothèques, passaient en Russie, nos voisins d’outre-Manche emportaient nos galeries, et la révolution travaillait avec désintéressement à rendre encore plus facile ce partage de la richesse et de la vieille gloire de notre patrie. C’est ainsi que l’Europe s’est fait peu à peu une éducation dont nous payons presque toujours les frais, et on sait quelle reconnaissance elle a gardée pour son institutrice ! — L’exposition d’Alsace-Lorraine contient plus d’un enseignement ; puissions-nous y apprendre encore autre chose que les devoirs de la charité !


CH. TIMBAL.