L’Histoire du journalisme en Autriche

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L’Histoire du journalisme en Autriche
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 693-704).
L'HISTOIRE
DU
JOURNALISME EN AUTRICHE
D'APRES UNE PUBLICATION RECENTE

L’auteur de l’Histoire politique et littéraire de la presse en France, M. Eugène Hatin, demandait en 1859 qu’on frappât une médaille pour honorer la mémoire de Théophraste Renaudot, qui, avec l’aide et sous les auspices du cardinal de Richelieu, fut le fondateur du journalisme français. On se propose aujourd’hui, paraît-il, de lui ériger une statue. Les médailles ne nous suffisent plus, nous aimons à faire grand. D’ailleurs, le journalisme est devenu le quatrième pouvoir de l’État, et ce quatrième pouvoir fait souvent la loi aux trois autres.

C’était un homme remarquable que Théophraste Renaudot. Il possédait le génie des affaires, et quoiqu’on lui reprochât d’avoir le nez court et plat et même de n’en pas avoir, ce camus avait un flair prodigieux. Il connaissait son temps et son pays, s’accommodait aux désirs d’un public travaillé par des besoins jusqu’alors inconnus, dégoûté des vieilles habitudes, avide de nouveautés. Il a soutenu l’émétique contre la saignée ; il a donné à la France les bureaux d’adresse, les monts-de-piété, et renouvelant une invention de la Rome antique, il publiait le 30 mai 1631, au Grand-Coq, rue de la Calandre, près le palais, le premier numéro d’un des premiers journaux qui aient paru dans l’Europe moderne.

Sa persévérance, l’énergie de sa volonté, égalaient son ingéniosité et son industrie. Il laissait dire, il laissait crier ; il méprisait les routiniers et les clabaudeurs et poursuivait sa pointe avec une indomptable obstination. Personne n’eut des ennemis plus acharnés. Le plus rude des médecins saigneurs, le bilieux Gui Patin, le traitait « de bipède très pervers, très médisant et très menteur, de polisson hebdomadaire, » et prétendait que, « si Cacophraste Renaudot, vilain nez pourri de gazetier, n’était soutenu de l’éminence, » on eût bientôt fait de lui intenter un procès criminel « au bout duquel il y aurait eu un tombereau, un bourreau ou tout au moins une amende honorable. » Mais quand une invention est conforme à l’esprit du temps, tous les Gui Patin de la terre sont impuissans à l’étouffer, et la gazette fondée par Renaudot a vécu et vit encore.

Le journal périodique était né hors de France, quelques années auparavant. Sept villes, Anvers, Strasbourg, Francfort-sur-le-Mein, Fulda, Hildesheim, Erfurt et Stettin se sont disputé l’honneur de cette invention. M. Zenker, qui vient de publier une histoire du journalisme viennois depuis ses origines jusqu’en 1848[1], a démontré que c’est à Vienne qu’appartient la priorité, que cette capitale a possédé dès l’an 1615 ou 1616 son premier journal régulier, tandis que Fulda n’a eu le sien qu’en 1619, Erfurt en 1620, Anvers en 1621, l’Angleterre en 1622, la Hollande en 1626, la France en 1631. Mais M. Zenker s’empresse d’ajouter, en historiographe consciencieux, que les premiers journaux publiés à Vienne étaient loin de valoir la fameuse Gazette hebdomadaire, que l’Autriche n’a pas eu son Renaudot.

Cet homme ingénieux estimait qu’un journaliste qui sait son métier ne se contente pas de publier des avis utiles au commerce, de donner des nouvelles aux curieux, de procurer aux vaniteux le plaisir de voir leur nom imprimé tout vif, qu’il doit avoir de plus hautes visées et aspirer à devenir un personnage dans l’État, qu’il ne tient qu’aux gazetiers de rendre de précieux services aux gouvernemens par l’influence qu’ils exercent sur l’opinion publique. Tel était aussi le sentiment de Richelieu, et Renaudot obtint sans peine le privilège qu’il demandait. « Ces feuilles, disait-il, n’ont rien de petit que leur volume. C’est le journal des rois et des puissances de la terre ; tout y est par eux et pour eux, qui en font le capital ; les autres personnages ne leur servent que d’accessoire. »

La mariée ne pouvait être trop belle, et le journal des puissances de la terre devait être écrit dans un style qui pût leur agréer. Le cardinal pensait que la forme fait valoir le fond et quelquefois le sauve, qu’une gazette dont le principal emploi était de justifier, de glorifier sa politique, devait avoir quelque mérite littéraire, et il attacha à la rédaction Mézeray, Bautru, Voiture, La Calprenède. « Renaudot, a-t-on dit, narrait avec ordre, avec intelligence, et son style vif et agréable conserve encore toutes ses grâces. » C’est beaucoup dire, mais enfin il s’appliquait à mettre un peu de tour, d’agrément dans ses récits. Pour n’en donner qu’un exemple, le roi d’Espagne n’ayant pu se dispenser d’envoyer ses félicitations à Louis XIII qui relevait de maladie, l’ambassadeur chargé de cette mission s’en acquitta fort tard et de mauvaise grâce. Voici comment la Gazette, dans son septième numéro, rapportait cet incident, en profitant de l’occasion pour donner un coup de patte à l’Espagne : « Le marquis de La Fuente del Toro, envoyé par le roi catholique pour se conjouir avec Sa Majesté du recouvrement de sa santé à Lyon, et qui arriva il y a un mois, est sur son partement pour l’Espagne, s’étant avisé de ce compliment lorsqu’on n’y pensait plus, comme Sa Majesté le lui fit sentir de bonne grâce, lui disant qu’il y avait dix mois qu’il se portait bien. Ainsi Tibère, visité trop tard par les Thébains sur la mort de son neveu Germanicus, leur dit qu’il ne se pouvait consoler de la mort de leur grand capitaine Achille, jadis malheureusement tué devant Troie. » Voilà des élégances dont on ne s’avisait pas à Vienne et un art d’apprêter, d’assaisonner les nouvelles, inconnu aux Gelbhaar et aux Formica. En revanche, comme Renaudot, ces Viennois déclaraient à leurs lecteurs « que leurs gazettes étaient épurées de toute autre passion que celle de la vérité, » qu’on pouvait les en croire, s’en remettre à leur bonne foi, qu’ils ne donneraient jamais que des nouvelles rigoureusement exactes, qu’ils avaient le culte du vrai. Ils prenaient leurs précautions, et c’est ainsi qu’en usent tous les menteurs patentés.

En Angleterre comme en Hollande, à Vienne comme à Paris, le journalisme a eu partout les mêmes origines ; partout il est né des nouvelles à la main et des relations imprimées, publiées dans les grandes occasions et paraissant à des intervalles irréguliers. L’homme a été dans tous les temps et dans tous les climats curieux jusqu’à l’indiscrétion, et il s’est toujours occupé de tromper son ennui. Mais au moyen âge on n’avait pas la poste ; cette invention romaine s’était perdue. On en était réduit aux récits oraux, colportés par les chanteurs ambulans ; ces ménétriers étaient des gazettes vivantes. Ils abondaient en Allemagne, et comme l’a dit M. Zenker, du Rhin à l’Oder, de la Baltique au Danube, ils allaient de village en village, racontant à des auditeurs émerveillés et béans combien d’adversaires le chevalier Soundso avait désarçonnés, quelle pompe avait déployée tel duc dans un tournois, et combien de sorcières et de juifs on venait de brûler à Ratisbonne.

Mais des temps nouveaux étaient venus, et la poste retrouvée, la découverte de l’imprimerie, la renaissance des sciences et des arts, le développement des relations commerciales, les grands voyages d’exploration lointaine, la réforme religieuse et les commotions qu’elle produisait dans toute l’Europe, avaient singulièrement agrandi le champ des curiosités humaines. A la fin du XVIe siècle, au commencement du XVIIe, le nouvellisme était devenu une fureur. Il y avait dans toutes les capitales des hommes qui, comme le maniaque de Visé, se piquaient de deviner les pensées secrètes des princes et de savoir exactement à quoi se montaient le trésor et l’armée du grand seigneur. Tel d’entre eux, alité, la mort entre les dents, suppliait encore sa femme, son médecin, son apothicaire, d’aller lui chercher quelque nouvelle :


S’ils n’en apportaient pas, il leur faisait la mine,
Et nous étions obligés quelquefois
D’en inventer entre nous trois
Pour l’engager à prendre médecine.


M. Hatin a remarqué qu’après avoir été une manie, le nouvellisme était devenu un métier lucratif. De grands personnages prenaient à leurs gages des informateurs chargés de leur rapporter les bruits du jour, les contes de ruelles, les anecdotes édifiantes ou scandaleuses qui couraient la ville. Ils avaient un nouvelliste comme ils avaient un maître d’hôtel et un cocher. A la vérité, ils le payaient mal. Le duc de Mazarin, le compte de ses recettes et de ses dépenses en fait foi, donnait 10 livres par mois au sieur Portail « pour les nouvelles qu’il fournissait toutes les semaines par ordre de Monseigneur. » Sans doute, Monseigneur en avait pour son argent. Il arriva que dans certains cercles on tint registre des nouvelles reçues ; on en tira copie, et ces copies étaient distribuées à profusion. Bientôt ce commerce clandestin-se régularisa. Chaque cercle eut son bureau de rédaction, ses correspondans en province et ses abonnés payans. Comme on le voit, des nouvelles manuscrites au journal il n’y avait qu’un pas. La poire était mûre, et Renaudot n’eut que la peine de la cueillir[2].

Les gazettes à la main, pleines de commérages, de médisances, renseignaient leurs abonnés sur les intrigues de cour, sur les menus faits, sur tout ce qui se passait dans les coulisses de la politique et dans les alcôves. Ceux qui s’intéressaient davantage aux grands événemens en trouvaient le détail dans des relations imprimées, qu’on appelait en Allemagne des Newe Zeitungen et qui n’avaient cessé de se multiplier pendant tout le XVIe siècle. Découvertes importantes, fêtes de cour, aventures de guerre, faits d’armes, exécutions, procès de sorcières, météores et comètes, tels étaient les sujets variés que ces journalistes intermittens traitaient soit en vers, soit en prose. S’il en faut croire M. Zenker, c’est à Vienne que parurent les premières relations en lettre moulée, et il n’y a pas lieu de s’en étonner. Vienne, résidence impériale, était le centre de la politique européenne ; princes et souverains s’y rencontraient et il s’y donnait de grandes fêtes. Au surplus, l’art de l’imprimerie y avait eu de bonne heure des représentons de grand renom, et les postes autrichiennes valaient celles des pays les plus avancés. Dès le xiv6 siècle, Vienne avait des départs de courriers à jours fixes pour Gratz, pour Linz et autres villes, et dès 1516 des communications régulières avec Bruxelles.

La plus ancienne de ces relations qu’on ait retrouvée est de l’an 1488 ; c’est un bulletin destiné à rassurer le peuple sur la santé de l’archiduc Maximilien, alors prisonnier des Brugeois. En 1493, un autre bulletin, de source officielle, raconte les obsèques de l’empereur Frédéric III. Mais les chroniqueurs ne s’occupaient pas seulement des empereurs et des princes, de leurs carrosses dorés, ou des victoires et des défaites du Grand-Turc. Ils racontaient des famines, des apparitions d’astres chevelus et fatidiques, des pullulations miraculeuses de vipères et de lézards, des aventures et des crimes, l’histoire d’une femme vendue par son mari à des brigands et celle d’une jeune servante qui s’était donnée au diable pour six ans et qu’on avait vue disparaître un jour dans un tourbillon de poussière. Souvent la même feuille volante contenait plusieurs récits. On apprenait en la lisant que dans certaine ville de Hongrie, une femme avait accouché d’un enfant à trois têtes, à trois bras et à trois jambes, et que les Turcs contraignaient leurs prisonniers chrétiens à adorer un chat pendu à une croix. A l’origine, le premier venu pouvait publier avec autorisation des bulletins et des récits ; plus tard ce droit fut un privilège, un monopole concédé à certains éditeurs qui offraient des garanties au gouvernement, et ces éditeurs imaginèrent bientôt de publier leurs bulletins aux jours marqués où partait l’ordinaire. Désormais Vienne posséda ses journaux imprimés et périodiques ; vers l’an 20 du XVIIe siècle, elle en avait jusqu’à trois, que, sans se mettre davantage en frais d’imagination, on baptisa du nom d’Ordentlichen Postzeitungen, Ordinari Zeitungen, Ordentlichen Zeitungen. Quant aux gazettes à la main, on eût beau leur donner la chasse, elles subsistèrent longtemps encore ; elles avaient le charme du fruit défendu. On écrit beaucoup de choses qu’on n’oserait pas imprimer et les marchandises de contrebande sont toujours recherchées.

Le journalisme a eu partout non-seulement les mêmes origines, mais la même histoire, les mêmes destinées, ou peu s’en faut. Partout il s’est développé par degrés, en proportionnant l’offre à la demande. Avec le temps, les gazettes hebdomadaires ont paru deux fois chaque semaine. Le premier journal quotidien paraîtra à Londres le 11 mars 1702 ; la France n’aura le sien qu’en 1777 ; ce sera le Journal de Paris, dont Garat disait : « Un journal de tous les matins était tellement approprié au goût des Français et à la vie de Paris, qu’on ne faisait plus de déjeuner où celui-là ne fût à côté du chocolat ou du café à la crème. » Les uns plus tôt, les autres plus tard, tous les pays auront leur grande et leur petite presse, leurs journaux graves et leurs journaux plaisans, leurs cuirassiers et leurs hussards, leurs feuilles politiques, littéraires, théologiques, scientifiques, leurs gazettes officielles, leurs Petites-Affiches, leur Journal des savans et leur Mercure galant. Les innovations heureuses trouvaient bien vite des imitateurs d’un bout de l’Europe à l’autre. Quand Addison et Steele eurent créé le journalisme satirique et moralisant, ils firent école, et toutes les capitales du continent eurent leur Spectateur, leur Babillard, leur Mentor. Il n’y avait que le titre de changé.

Cependant tous les terroirs ne se prêtent pas également à de certaines cultures, et s’il est vrai que Vienne ait créé le journalisme, cette mère fut une marâtre. Durant plus de deux siècles, il n’a eu en Autriche que de très courtes prospérités. La semence était tombée dans une terre ingrate, maigre, et les jours de soleil étaient rares. M. Zenker en convient ; mais il s’en prend surtout à la guerre de trente Ans et aux invasions des Turcs. J’aurais voulu qu’au lieu d’écrire une monographie, il écrivît une histoire, qu’il traitât son sujet avec plus de développement et d’ampleur, qu’il nous ouvrît quelques jours sur la société viennoise d’autrefois, qu’il nous montrât par exemple en quoi la Vienne de la première moitié du XVIIe siècle différait du Paris de Louis XIII et ce qu’était le public lettré et lisant sous le règne de ce Ferdinand II, qui haïssait tout ce qu’aimait Richelieu et ne songeait guère à fonder des académies.

Cet empereur bigot et solennel, à la main lourde, au cœur dur, qui n’avait d’autre délassement que la chasse, qui entendait chaque jour deux ou trois messes et ne manquait jamais vêpres et complies, était allé chercher sa femme dans la brillante cour de Mantoue, dans la maison des Gonzague. Il avait épousé Éléonore, fille du duc Vincent Ier, sur laquelle un Italien, M. Intra, vient de publier une très intéressante notice[3]. Elle avait amené avec elle des musiciens, des peintres, des poètes, et dès ce temps l’influence italienne commença de se faire sentir à Vienne. On jouait souvent la comédie dans ses appartenons ; l’empereur assistait quelquefois à ces représentations et daignait se dérider ; mais il méprisait son plaisir. Les lettres, les sciences, les livres, les journaux, lui étaient suspects ; il savait quel parti en peuvent tirer les disputeurs, les hérésiarques. Ses sujets ne lui donnaient, ce semble, ni tort, ni raison ; tout porte à croire qu’ils restaient fort indifférens à cette affaire.

Un document publié par M. Intra nous apprend qu’en 1623 le duc Ferdinand, frère de l’impératrice Éléonore, désirant donner plus de lustre à sa petite université de Mantoue, fit demander à Zucconi, son résident à Vienne, de lui chercher un professeur de mathématiques. « Je ferai mon possible pour vous satisfaire, répondait le résident, mais il est bon de savoir que dans cette ville on s’occupe de toute autre chose : in questa città si attende a ogni allra cosa. » A Vienne, l’indifférence est une passion. Zucconi ajoutait qu’il y avait à Linz un homme nommé Kepler, réputé pour le premier mathématicien de l’Allemagne, mais qu’étant hérétique et aimant à rester chez lui, per star comodissimamente in casa sua, il ne pouvait faire l’affaire. Une autre fois on lui fit demander un livre qu’on ne pouvait trouver à Mantoue ; Zucconi ne le trouva pas davantage à Vienne, et on voit par sa réponse qu’il n’y avait alors dans cette grande ville qu’une seule librairie. Évidemment les Viennois de ce temps étaient de petits liseurs, et il leur en coûta peu d’attendre jusqu’aux premières années du XVIIIe siècle pour avoir des recueils analogues au Mercure galant, fondé dès 1672.

Littéraire ou politique, le journalisme a été arrêté dans tous les pays par les mêmes entraves, il a été sujet aux mêmes servitudes. Mais il y a censure et censure. Celle que Vienne a connue était une souveraine maussade, tracassière et pédante, à la voix aigre, au front sourcilleux, au teint plombé, qui n’entendait pas plaisanterie et pour qui les vétilles étaient des affaires d’État. Elle avait pour principe que condamner un innocent est un péché véniel, que le péché contre le Saint-Esprit, le seul irrémissible, est de faire grâce à un coupable, et elle frappait à tort et à travers, en laissant à Dieu le soin de reconnaître les siens. Ce fut le 20 mars 1523 qu’un édit organisa la censure autrichienne. Il s’agissait surtout d’interdire la publication et la vente des livres et des libelles hérétiques ou sentant l’hérésie. Les bourgmestres, les officiers de justice étaient préposés à ces poursuites ; tout bourgeois était invité à faire la guerre aux écrits prohibés et, le cas échéant, à les prendre de force, mit Gewalt, à leurs propriétaires. A la tête de cette police de la presse étaient le grand-chancelier et celui qu’on appelait le Hofrath, le conseiller de cour. En 1527, on fit mieux ; il fut déclaré que tous les contrebandiers de l’imprimerie seraient punis sans merci par le feu. Ce n’étaient pas là de vaines menaces. Balthasar Hubmayr et Caspar Tauber, qui s’étaient permis de rééditer et de répandre des brochures protestantes, furent brûlés l’un à Nikolsbourg, l’autre à Vienne, belle matière à mettre en vers ou en prose.

L’instrument n’était pas encore parfait ; on le perfectionna. On introduisit en 1528 l’incommode pratique des Visitationen ou descentes de justice, destinées à purger les maisons de tout écrit dangereux ou suspect. Le 18 février 1559, on promit une récompense de 300 florins à tout particulier qui dénoncerait un délit de presse, et le sycophantisme fut érigé en vertu civique. Sous Ferdinand II, la censure, qui avait été soumise quelque temps à la surveillance et au contrôle de l’université, était passée aux mains des jésuites, lesquels conservèrent ce privilège jusqu’au temps de Marie-Thérèse. Les révérends pères s’acquittaient de leur nouvel emploi avec un zèle méritoire, mais indiscret. Ils pénétraient dans les maisons, les fouillaient du haut en bas, de la cave au grenier, et livres, brochures, journaux, toute écriture malsaine était livrée aux flammes avec accompagnement de psalmodies et d’exorcismes. Les gazetiers qui avaient assisté à ces exécutions se sentaient tenus d’avoir ou la prudence du serpent ou l’innocence de la colombe, et assurément, si beau que soit le Danube, Vienne n’était pas pour eux le séjour des plaisirs.

Cependant, après la pacification des troubles religieux de l’Allemagne, cette haine effroyable pour la lettre moulée fit place à des sentimens plus raisonnables et plus doux. On se ravisa ; on se dit que, ne pouvant détruire la presse, il fallait en tirer parti, apprendre à s’en servir et faire de nécessité vertu. En 1703, comme l’avait fait Richelieu près d’un siècle auparavant, le gouvernement impérial résolut d’avoir ses journaux officiels. On accorda à la famille de Ghelen le droit de publier un Mercure, « destiné, disait-on, à fournir au public des informations exactes sur les événemens importans, accompagnées de curieux raisonnemens et de réflexions politiques. » Il va sans dire que les journalistes n’avaient pas besoin de se creuser la cervelle pour servir à leurs lecteurs ces réflexions profondes et ces curieux raisonnemens ; ils étaient tenus de redire, sans y changer un mot, la leçon qu’on leur avait soufflée.

Quelques mois après, l’imprimeur de la cour, Jean-Baptiste Schönewetter, publiait un second journal non moins officiel, intitulé Wienerische Diarium, qui plus tard changea de nom et s’appela Gazette de Vienne ; c’est la même Wiener Zeitung qui paraît encore aujourd’hui et qu’on a surnommée le Nestor de la presse viennoise. Ces deux feuilles, créées la même année, se ressemblaient comme deux jumeaux. Elles donnaient les mêmes nouvelles, accompagnées des mêmes réflexions. La chancellerie impériale avait compris que la même chose, dite deux fois, en devient deux fois plus vraie, et quel empire exerce sur les esprits cette figure de rhétorique qu’on appelle la répétition. Le Diarium avait promis dès ses débuts que ses récits seraient purs de tous faux ornemens, « de tout fard oratoire ou poétique. » Il avait tenu sa promesse ; il était rédigé dans un style de protocole, dont l’aride sécheresse ne laissait rien à désirer. Toutefois, si pour l’acquit de sa conscience, on s’appliquait à être parfaitement ennuyeux, on se permettait d’égayer la matière et d’allécher l’abonné en joignant aux correspondances politiques et aux curieux raisonnemens des annonces de naissances, de mariages et de décès. Les petits bourgeois de Vienne ne pouvaient lire ces tristes gazettes sans penser à un temps grisâtre d’automne et sans entendre siffler la bise.

Marie-Thérèse sécularisa la censure ; mais non-seulement elle n’eut garde d’en tempérer les rigueurs, elle en compliqua les formalités. Avant d’oser publier une nouvelle, il fallait la soumettre à l’examen de tant de vérificateurs des ouvrages de l’esprit, au contrôle inquisitif de tant d’éplucheurs de mots, que lorsqu’elle paraissait dans un journal, elle n’avait plus la grâce de la nouveauté : on annonçait les fêtes quand elles étaient passées et le déluge quand Noé, sorti de l’arche, plantait déjà sa vigne.

L’esprit du siècle avait pénétré à Vienne ; le rationalisme réformateur y avait recruté quelques adhérens, qui en recrutaient d’autres. Marie-Thérèse détestait cette engeance ; tout ce qui agréait au grand Frédéric lui déplaisait souverainement. Elle pouvait croire que c’était la libre pensée qui lui avait pris la Silésie, et elle ne souffrait pas qu’on fût Candide dans ses États ; Van Swieten, son premier médecin, y mettait bon ordre. La ressource des faibles est la ruse ; les gazetiers autrichiens rusaient. Ils s’étudiaient à donner aux vérités dangereuses une forme inoffensive et rassurante ; ils glissaient des idées hardies sous le couvert des commérages et des menus propos ; ils enveloppaient la dragée, ils habillaient le poivre et la cannelle, ils déguisaient la viande et les œufs. On vivait mal, maison vivait. Le Saxon Christian Gottlob Klemm créa successivement à Vienne des recueils intitulés le Monde, le Patriote autrichien, où il se permettait d’insinuer, avec force précautions oratoires, que tout n’allait pas pour le mieux dans la meilleure des Autriches possibles. Son ami Sonnenfels publia le Confident, der Vertraute, et sous le nom de l’Homme sans préjugés, une feuille paraissant deux fois par semaine, dans laquelle il exposait timidement le nouvel évangile de Jean-Jacques Rousseau, la théorie du Contrat social, un système d’éducation dans le goût de l’Emile. Il poussa l’audace jusqu’à demander l’abolition de la corvée, la suppression des corps et métiers, la liberté de l’industrie. Il eut mille difficultés avec la censure, qui confisqua souvent sa marchandise. L’Homme sans préjugés étonna Vienne par sa miraculeuse longévité : cahin-caha, il vécut onze années durant.

Joseph II monta sur le trône et régna près de dix ans ; ce furent dix années de douceur pour l’imprimerie et les journaux. Dès le 11 juin 1781, Joseph réformait la censure, et faisait donner aux nouveaux censeurs des instructions empreintes d’un esprit de tolérance inconnu jusqu’alors sur les bords du Danube et presque partout ailleurs. On les engageait à ne poursuivre rigoureusement que les récits obscènes, les farces malhonnêtes, les inepties et les fadaises qui pervertissent le bon sens d’un peuple ; en revanche, on leur recommandait d’avoir de grands ménagemens pour les publications raisonnées et savantes. Si on ne tolérait pas les écrits systématiquement hostiles à la religion, on interdisait aussi les brochures destinées à propager des dévotions ridicules. « Les observations critiques, était-il dit, qu’elles soient dirigées contre le souverain ou contre le dernier de ses sujets, lorsqu’elles ne sont pas injurieuses et surtout si l’auteur les signe de son nom et se porte ainsi garant de ce qu’il avance, ne doivent pas être prohibées. » En ce qui concernait les journaux, on prescrivait à l’autorité compétente de ne les examiner qu’en courant et de donner bien vite l’imprimatur. M. Zenker a raison, le règne de ce souverain aussi généreux dans ses projets que malheureux dans ses entreprises fut l’âge d’or de la presse autrichienne.

On pouvait oser, on osa beaucoup. De 1782 à 1784 parut un journal qui portait le titre bizarre de Vérités hebdomadaires à l’adresse des prédicateurs de Vienne. Léopold Aloïs Hoffmann, fils d’un tailleur bohème, que les jésuites n’avaient pas voulu recevoir dans leur ordre, leur en gardait rancune. Il avait du talent pour l’espionnage, pour la délation. Après avoir fait plusieurs métiers, il s’était convaincu que le meilleur de tous, le plus lucratif, était d’inquiéter les gens et de leur faire acheter leur repos ; il se disait, sans doute, en allemand, ce que l’abbé Desfontaines avait dit en français : « Si Alger était en paix avec tout le monde, Alger mourrait de faim. » Depuis deux siècles au moins, les prédicateurs étaient une puissance à Vienne, comme ils le furent à Paris au temps de la Ligue. Le famélique Hoffmann eut bientôt fait de conclure son marché avec un éditeur. Accoutumé aux duretés de la vie, il n’était pas exigeant : il ne demandait que du papier, des plumes, de l’encre, le logement gratuit et 5 florins par semaine. Il était convenu que, si le journal réussissait, on lui donnerait à titre de traitement supplémentaire des souliers, des bas et du linge. Le premier numéro fit sensation. On croyait rêver ; il était donc permis de tourner en ridicule les serviteurs de Dieu ! Les uns ne faisaient qu’en rire, les autres s’en indignaient et annonçaient d’une voix lamentable que les jours de l’antéchrist étaient venus. Les prédicateurs eurent la malencontreuse idée de riposter du haut de la chaire ; cela ne servit qu’à mettre le journal en vogue, et Aloïs Hoffmann eut des chaussettes et du linge. Dix ans plus tard, il tournera casaque et, quoiqu’il se fût enrôlé dans une loge, il dénoncera les francs-maçons comme il avait dénoncé les jésuites. Il n’avait pas eu la peine de changer d’opinion, il n’en avait jamais eu.

À peine Joseph II fut-il mort, sa loi libérale fut révoquée. On en revint à l’ancien état de choses, toutes les vieilles interdictions furent rétablies et rendues plus rigoureuses. D’année en année on les aggravait ; d’année en année les décrets succédaient aux décrets et les édits aux rescrits. Désormais on pouvait parler librement de tout, à condition de ne pas dire un mot pouvant déplaire à quelqu’un ou tendant à quoi que ce fût. Bien qu’il n’y eût pas deux jacobins dans Vienne, on ne songeait plus qu’à se protéger contre l’infection des idées révolutionnaires. En 1793, il fut défendu aux journaux d’insérer dans leurs colonnes une seule phrase qui pût être interprétée comme un éloge de la révolution française. En 1795, on publia une nouvelle loi d’ensemble sur la censure, contenant un article 4 aux termes duquel il était interdit de publier quoi que ce soit sans le consentement préalable de l’autorité. Quelque vénielle infraction qu’on fît à cette règle, l’édition était confisquée et mise au pilon, le privilège était retiré, et le délinquant devait acquitter une amende de 50 florins pour chaque exemplaire tiré ; en cas de non-paiement, il était condamné à un jour de prison pour chaque florin impayé. Comme le remarque M. Zenker, si on avait tiré à mille exemplaires, l’amende montait à 50,000 florins convertissables en cent trente-sept années de prison. C’est assurément une des plus belles lois sur la presse qui aient jamais été édictées.

Quand M. de Metternich eut pris en main les affaires, les mesures imbéciles furent remplacées par des méthodes plus raffinées, par les artifices d’un despotisme ombrageux, mais avisé. Le chancelier avait trop d’esprit pour ne pas comprendre tout le parti qu’un gouvernement peut tirer d’une presse savamment organisée. Il avait à son service un publiciste de premier ordre, Frédéric Gentz, passé maître dans l’art d’accommoder la vérité à ses passions et de donner de belles couleurs au mensonge. « Mépriser l’opinion publique, lit-on dans les papiers posthumes du prince de Metternich, est aussi dangereux que de mépriser les principes moraux ; si ces derniers peuvent renaître là même où on aurait voulu les étouffer, il n’en est pas ainsi de l’opinion ; elle demande un culte particulier, une suite et une persévérance soutenues. » Le culte particulier qu’il rendit à la presse fut de créer, par le conseil et sous la direction de Gentz, deux journaux, une Gazette de la cour, recueil de documens officiels, et un journal politique, le Beobachter autrichien, destiné à convaincre l’univers que M. de Metternich ne s’était jamais trompé et que, jusqu’à la fin de sa carrière, il ne se tromperait jamais. « Le but de cette feuille, était-il dit dans une dépêche de la chancellerie, est de servir de journal semi-officiel. Soumise en apparence aux lois communes de la censure, en réalité elle dépend uniquement du département des affaires étrangères. »

Quant aux autres feuilles, le chancelier en subventionnait quelques-unes, comme il avait pris à sa solde quelques journaux étrangers. C’était, comme on voit, un système savant ; il n’avait qu’à dire un mot, tous les échos répondaient. Les journaux qu’il ne payait pas, il les tenait de très court. Toutefois on les autorisait à parler avec une entière liberté de tout ce qui se passait au théâtre, sur la scène et dans les coulisses. Ils avaient le droit d’agiter, de débattre d’importantes questions, de prendre parti pour Franz Wallner ou pour Édouard Weiss et de décider lequel des deux rappelait le plus « l’inoubliable Raimund. » Ils pouvaient décider également si tel acteur devait être puni pour avoir ajouté quelques mots à son rôle, si telle actrice renouvelait ses costumes aussi souvent qu’on le disait, si Binder avait réellement témoigné le désir de monter un cheval de bois en jouant Masaniello, si Othello avait eu la peau noire ou le teint basané, si en parlant de la cachucha que dansait si divinement Fanny Elsler, il fallait prononcer kakuka, ou katschuka, ou katschutscha, ou tschaschuka. Ces questions engendraient de longues querelles, et ces querelles faisaient vivre, un jour ou deux, de nombreux journaux, aussi médiocres qu’éphémères.

La conclusion de M. Zenker est que, jusqu’en 1848, il n’y eut parmi les gazetiers viennois aucune personnalité marquante. Ils n’avaient rien d’individuel, ni qui fût à eux, ils se copiaient les uns les autres, ils chantaient d’office le même air. Au XVIIe siècle et dans le temps « des curieux raisonnemens, » ils répétaient à l’envi la même leçon ; sous le règne de Marie-Thérèse, ils embouchèrent timidement la trompette de la libre pensée ; sous Joseph II, la fanfare fut plus éclatante ; à l’époque de la révolution, on invectiva d’un commun accord les francs-maçons et les jacobins ; sous le gouvernement de M. de Metternich, on glorifiait, par ordre du mufti, le système régnant et on discourait sur la cachucha. Au surplus, on se souciait peu d’avoir du talent et de l’esprit. M. Zenker a-t-il raison de s’en prendre uniquement à la censure ? Tantôt plus sévère, tantôt plus bénigne, elle existait partout, et cependant la France et l’Angleterre ont eu avant l’Autriche des gazetiers de quelque mérite. Quoique Delisle de Sales, qu’on avait surnommé le singe de Diderot, eût défini le journalisme : — « Le besoin de déraisonner réuni au besoin de nuire. » — il y avait de son temps des rédacteurs de feuilles volantes capables de discuter avec habileté, avec agrément ou avec chaleur, un point de morale, de droit ou de critique littéraire. Cela tenait peut-être à ce qu’ils avaient affaire à des lecteurs moins indifférens que les Viennois. Plus que personne le journaliste vit pour le public, et quand le public n’a point de goûts marqués et que rien ne le dégoûte, quand il avale, sans témoigner ni plaisir, ni répugnance, tout ce qu’on lui donne à manger ou à boire, quand il ne se connaît pas en vins ou que peut-être il préfère à une bonne eau-de-vie celle qui gratte le gosier, les journalistes ne se mettent pas en frais de cuisine et le servent comme il mérite d’être servi.


G. VALBERT.

  1. Geschichte der Wiener Journalistik von den Anfängen bis zum Jahre 1848, von E.-V. Zenker. Wien und Leipzig, 1892.
  2. Histoire politique et littéraire de la presse en France, par Eugène Hatin, t. Ier, p. 49.
  3. Le duc Éléonore Gonzaga Imperatrici. Mantova, 1891.