L’Humanité primitive et l’Evolution sociale

La bibliothèque libre.
L’Humanité primitive et l’Evolution sociale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 659-678).
L’HUMANITÉ PRIMITIVE
ET
L’ÉVOLUTION SOCIALE

I. Descriptive Sociology, or Groups of sociological Facts, by Herbert Spencer, 5 vol. ; Londres, 1874. — II. The Principles of Sociology, by Herbert Spencer ; Londres, 1876. Traduction française, par M. Cazelles, Paris, 1878 ; Germer-Baillière.

Quelque jugement que l’on porte sur les doctrines de M. Herbert Spencer, il est difficile de méconnaître la grandeur de son œuvre. Depuis les Premiers principes jusqu’aux Principes de sociologie dont le premier volume a récemment paru, l’édifice s’élève avec une rigoureuse unité d’ordonnance que ne compromet aucunement l’abondance prodigieuse des matériaux employés : c’est l’Encyclopédie de Hegel refaite au point de vue de la méthode expérimentale. Maître d’une immense quantité de faits, M. Spencer sait de plus les interroger avec un esprit dont on ne peut assez admirer les intarissables ressources, et, sans violence trop sensible, les interprétant l’un par l’autre, les disposant selon un ordre qui leur fait souvent dire plus qu’ils ne disent réellement, il réussit à obtenir pour ses conceptions systématiques l’apparente consécration de la plus large expérience, en sorte que l’hypothèse de l’évolution, mise en regard pendant six volumes avec les données les plus récentes des sciences positives, semble n’en être que l’expression philosophique la plus élevée.


I.

L’œuvre récente de M. Spencer, les Principes de sociologie, se divise en trois parties. La première traite des caractères physiques, émotionnels, intellectuels, de l’homme primitif, de ses idées relativement à lui-même et aux choses extérieures : ce sont les données de la sociologie. La seconde a pour objet de déterminer ce que c’est qu’une société, quelles en sont les conditions et les organes essentiels, quelles lois président à l’évolution sociale en général : ce sont les inductions de la sociologie. Enfin, dans la troisième partie, il est question des relations domestiques, des modifications qu’elles subissent et des caractères différens qu’elles doivent, nécessairement présenter selon que l’on considère tel ou tel type de société. On peut prévoir que les deux volumes à venir contiendront des considérations analogues sur l’évolution industrielle, scientifique, morale, religieuse, etc.

L’ordre dans lequel se succèdent ces parties se justifie aisément. Il semble naturel de commencer par étudier l’homme primitif tel qu’il est en lui-même, abstraction faite des relations sociales : la société étant un agrégat, on n’en peut connaître la nature que si l’on a préalablement déterminé celle des unités qui la constituent. — C’est là un de ces principes que M. Spencer transporte de la biologie dans la sociologie ; mais peut-être n’est-il applicable à cette dernière science que dans certaines limites assez étroites et sous des réserves qu’il eût été prudent d’indiquer. J’admets sans peine que les propriétés fondamentales d’un tissu vivant soient identiques à celles des cellules qui le composent, car celles-ci sont sensiblement homogènes ; en est-il de même quand il s’agit d’une société ? Là les unités sont fort hétérogènes ; physiquement, et surtout intellectuellement et moralement, les individus d’un même corps social diffèrent grandement les uns des autres, et cela est vrai même des sociétés les plus rudimentaires, bien que l’inégalité y soit, au moins pour nous, plus difficile à découvrir. Ici encore la liberté est un élément différentiel d’une importance incalculable ; les généralisations relatives à la nature des unités sociales ne peuvent donc avoir qu’une exactitude très imparfaite. Et lors même qu’on éliminerait les exceptions pour ne tenir compte que des caractères de l’ensemble, il resterait à prouver que ces exceptions n’ont aucune influence considérable sur le développement de l’agrégat considéré comme un corps organisé. Ceci n’irait à rien moins qu’à nier l’action des héros, des hommes qui, par leur intelligence et leur volonté, ont été puissans soit pour le mal, soit pour le bien. N’est-ce pas là un grave problème de philosophie de l’histoire, qui valait la peine d’être discuté à fond et que la méthode de M. Spencer lui interdit même de poser ?

Ces réserves faites, reconnaissons que le tableau tracé par M. Spencer est intéressant et spécieux. — Au point de vue physique, l’homme primitif a dû être notablement inférieur à l’homme civilisé. De taille plus petite, il était d’une vigueur musculaire moindre ; ses jambes, plus frêles et moins robustes, lui rendaient plus difficile la poursuite des animaux rapides, dont il eût pu faire sa proie, et le livraient sans défense aux carnassiers avec lesquels il soutenait une lutte de tous les instans. Les alternatives de famine et d’abondance, si fréquentes pour les peuplades dont la chasse est à peu près l’unique ressource, engourdissaient tour à tour ou exténuaient ses forces par l’excès ou la privation d’alimens ; ces alimens eux-mêmes, formés de viande crue, hâtivement et gloutonnement absorbés, développaient outre mesure la capacité de l’estomac et de l’appareil digestif : de là d’immenses orgies de nourriture suivies de laborieuses digestions en toute activité s’éteignait dans la somnolence de la bestialité repue après une longue faim ; de là aussi l’impossibilité de développer une activité continue et toujours égale à elle-même, condition nécessaire pour vaincre les obstacles. Ajoutez une sensibilité physique très obtuse, que les douleurs les plus vives ont peine à émouvoir : rebelle à l’aiguillon de la souffrance, comment l’homme primitif éprouverait-il le besoin de rendre sa condition meilleure ? Er)fin, plus on descend l’échelle animale, plus on voit s’opérer rapidement le passage de l’enfance à l’état adulte ; il en est de même dans le règne humain : chez les races inférieures, la période de développement est plus courte et l’individu arrive plus vite à maturité ; l’organisme a dès lors perdu sa plasticité ; le progrès n’est plus possible, et cet état stationnaire est bientôt suivi de la décrépitude. Cette loi physiologique a dû contribuer encore à rendre plus difficile et plus rare l’évolution de l’humanité primitive vers le mieux.

La conclusion à laquelle aboutit M. Spencer, — et l’examen des caractères émotionnels et intellectuels de l’homme primitif va le conduire au même résultat, — c’est que plus les obstacles étaient grands, moins l’humanité fut armée pour en triompher ; plus il y avait de progrès à faire, moindres étaient les chances de progrès. — S’il en fut ainsi, nous ne comprenons pas que l’humanité en ait réchappé, et nous nous demandons, non sans inquiétude, comment s’accomplira l’évolution. Quoi ! voilà quelques pauvres êtres, errant, nus et solitaires, au milieu d’une nature ennemie ; petits de taille, faibles de muscles, également impuissans à fuir et à poursuivre, traînant sur des jambes courtes et débiles un ventre énorme rarement gonflé d’alimens indigestes qui leur ôtent plus de forces qu’ils leur en donnent ; sans plasticité, sans désir d’échapper à des souffrances dont ils sentent peu les morsures, incapables d’un effort soutenu quand des merveilles d’incessante énergie suffiraient à peine à sauver leur existence assiégée par tant de causes de destruction : et l’on veut qu’à ces traits nous reconnaissions les pères du progrès humain, les héros des premières luttes (les plus difficiles !) contre les fatalités formidables qui obstruaient la route de l’avenir ! Qu’on nous montre comment, malgré tout, l’évolution s’est faite ! Si telle peuplade de Fuégiens ou d’Andamans semble éternellement condamnée à croupir dans son abjection présente, à moins que des races supérieures ne l’élèvent peu à peu à leur niveau, qu’on nous dise par quel miracle l’homme primitif, plus misérable et plus abject encore (l’hypothèse l’exige ainsi), a pu, sans exemples, sans imitation, monter graduellement vers le mieux. On n’a pas répondu à tout quand on a invoqué les lois nécessaires de l’évolution. L’évolution n’est pas une cause, c’est tout au plus un fait, et ce fait, loin d’être une explication, a besoin d’être expliqué. L’évolution suppose quelque chose qui évolue, et ce quelque chose, c’est ici l’humanité. Et pour que l’évolution de l’humanité ait pu commencer, il faut que les conditions primitives d’existence aient été telles que le nombre des chances en sa faveur l’ait emporté dès l’origine sur le nombre des chances contraires. Mais, d’après le tableau qu’on nous présente, ce fut justement l’inverse qui arriva, et l’évolution devient pratiquement impossible.

Et qu’on n’allègue pas la concurrence vitale pour expliquer tout progrès par la survivance du plus apte. Cette concurrence suppose que les hommes primitifs furent suffisamment, quoique inégalement, armés pour résister, pendant quelque temps du moins, aux causes extérieures et naturelles de destruction. Mais si la condition primitive fut celle que retrace M. Spencer, la seule chose, semble-t-il, que la concurrence eut à décider ce fut, non pas qui survivrait, mais bien qui mourrait le dernier.

Les caractères émotionnels de l’homme primitif présentent d’étroites analogies avec les précédens, dont ils ne sont guère que la traduction psychologique. Qu’on les déduise des données générales relatives à la genèse et à l’évolution des faits de conscience, ou qu’on les induise directement des témoignages fournis par l’observation des sauvages et des enfans, les conclusions seront les mêmes ; l’homme primitif dut être entièrement k la merci des impulsions et des désirs du moment, subjugué tour à tour par les sentimens les plus opposés, incapable d’un dessein suivi, imprévoyant des maux futurs, impatient de toute contrainte, à peu près fermé à la sympathie et à l’amour de ses semblables. De là une manière d’agir qui se joue de toutes les prévisions ; de là l’impossibilité de s’enchaîner à l’avance par une promesse ; de là une fragilité extrême du lien social que les explosions soudaines et irrésistibles des passions individuelles menacent à chaque instant de rompre. — Tout à l’heure, c’était la conservation de la vie physique qui, dans la théorie de M. Spencer, nous paraissait difficile à comprendre ; ici, c’est la naissance et le maintien de la vie sociale que nous ne pouvons nous expliquer. Il ne peut être question, avec M. Spencer, d’une idée de justice, inhérente à la conscience humaine, et pliant chacun, dès l’origine, au respect du droit et de la liberté d’autrui ; mais en l’absence d’une telle notion qui nous paraît, dans l’ordre des faits comme dans celui de la logique, l’essentielle condition de toute société, si rudimentaire qu’on la suppose, ne faudrait-il pas au moins reconnaître et signaler, dans le cœur de l’humanité naissante, des sentimens altruistes assez forts pour sauvegarder le faible lien social contre l’égoïsme qui tend sans cesse à le dissoudre ? Or au moment où l’énergique et persistante action de ces sentimens serait le plus indispensable, à peine existent-ils, et leur influence est nulle ! Dira-t-on que la nécessité de s’unir contre les causes de destruction a joué le rôle de la sympathie, d’abord impuissante, et que celle-ci, se développant plus tard, a consolidé l’œuvre de l’égoïste et aveugle instinct de conservation ? Mais il est permis de croire que, si l’homme primitif fut tel que le dépeint M. Spencer, il eut à craindre son semblable au moins autant que les carnassiers les plus féroces : la concurrence vitale, mal tempérée par les sentimens altruistes qui ne faisaient que de naître, dut sévir sans merci au sein de chaque tribu, de chaque famille même, anéantissant les groupes à mesure qu’ils se formaient.

Quant aux caractères intellectuels de l’homme primitif, M. Spencer les tire également des lois générales de l’évolution biologique, et de l’observation des sauvages et des enfans. Développement extrême des sens extérieurs et de la faculté d’imitation ; absence à peu près totale de toute faculté réflexive ; incapacité presque complète de saisir parmi les faits ceux qui sont l’aliment de la pensée (nutritive facts), c’est-à-dire ceux qui conduisent aux généralisations vraiment fécondes ; nulle aptitude à l’abstraction, procédé que rend d’ailleurs impossible l’imperfection du langage naissant ; nul soupçon de l’enchaînement des phénomènes, de la permanence et de la fixité des lois qui constituent l’ordre du monde, par suite nulle curiosité scientifique, une indifférence absolue relativement à l’investigation des causes, une adhésion aveugle aux explications les plus absurdes, aux superstitions les plus grossières, et une résistance invincible à tout ce qui s’écarte des croyances héréditaires et des usages transmis par les ancêtres : tels sont les traits principaux qui, selon M. Spencer, expriment le plus fidèlement l’état intellectuel des premiers hommes. Et il n’en pouvait être autrement ; l’évolution intellectuelle coïncide rigoureusement avec l’évolution sociale ; elles sont, l’une à l’égard de l’autre à la fois cause et effet.

Ici encore, nous avons peine à trouver les conditions nécessaires et suffisantes du progrès. Il nous semble fort douteux qu’un enfant entièrement abandonné à lui-même et soustrait à toutes les influences de l’éducation et de l’exemple parvienne jamais à penser, même à parler ; et encore, selon l’hypothèse évolutionniste, apporte-t-il en naissant, emmagasinés et comme imprimés en raccourci dans son cerveau, les expériences, les notions, le langage de générations innombrables qui, ajoutant sans cesse au patrimoine transmis, ont franchi tous les degrés de la civilisation. Mais l’homme primitif de M. Spencer, enfant par l’intelligence, ne trouve même pas dans son cerveau cette civilisation latente et condensée sous la forme d’une structure organique spéciale ; il n’a, pour penser, qu’un instrument rebelle, dont personne ne lui a enseigné l’usage, dont les ressorts, à peine ébauchés, ne sont sollicités à entrer en jeu par aucune tendance héréditaire, et que d’ailleurs une inertie naturelle le prédispose à laisser éternellement inactif : et c’est avec cela qu’il va commencer l’œuvre si difficile de l’évolution intellectuelle ! Sans trop insister sur ces invraisemblances, notons seulement l’étrange assertion relative au défaut, chez l’homme primitif, de la faculté d’abstraire. M. Spencer en donne pour preuve l’absence, dans les idiomes sauvages, des termes qui désignent, soit les genres, soit les qualités considérées indépendamment des sujets où elles se trouvent. « L’enfant, dit-il (et ce qui est vrai de l’enfant l’est également pour lui de l’homme primitif), est depuis longtemps familier avec les idées de chat, de chien, de cheval, de vache ; mais il n’a aucune conception de l’animal en dehors des espèces particulières ; des années s’écoulent avant qu’on rencontre dans son vocabulaire les mots qui finissent en ion et en itê. » — Mais d’abord, appliquer le nom de chat ou de chien, non pas à tel individu, mais à tous les animaux qui présentent des caractères semblables, c’est déjà faire une abstraction, car c’est exprimer une idée générale, et toute généralisation suppose une abstraction préalable ; de plus, nous doutons fort qu’une notion telle que celle d’animal puisse, à quelque époque que ce soit de l’histoire, être véritablement absente de l’esprit humain. Les peuplades les plus sauvages manquent, dit-on, de mots pour la traduire : en est-on bien sûr ? Les témoignages, en ces matières sont, on en conviendra, fort incertains et difficiles à contrôler. Je l’admets pourtant ; s’ensuit-il que l’idée elle-même fasse entièrement défaut ? A-t-on démontré que sans le langage toute conception abstraite et générale soit impossible ? — M. Spencer nous paraît ici ne pas distinguer suffisamment entre les idées générales et abstraites qui, résultats d’un procédé réfléchi, d’une opération méthodique de l’intelligence, ont toute l’exactitude, toute la précision scientifique, et celles qui sont le produit naturel et spontané des facultés humaines à l’occasion et à la suite des données immédiates de l’observation. Les premières, je l’avoue, on les chercherait vainement dans l’esprit du sauvage ; mais les secondes s’y trouvent bien certainement, si l’esprit du sauvage est déjà un esprit humain. Et M. Spencer le reconnaît lui-même, puisqu’ailleurs il semble accorder que de telles abstractions et généralisations, confuses et rudimentaires, ne sont pas totalement étrangères même à l’esprit sans langage des animaux supérieurs, même à celui des oiseaux, des reptiles et des insectes.

Nous aurions enfin besoin de preuves plus solides pour refuser à l’homme primitif toute curiosité, toute notion d’un ordre du monde et d’un enchaînement régulier des causes et des effets. Ici l’analogie, si souvent invoquée par M. Spencer, se retourne contre lui : la curiosité n’est-elle pas effet l’un des traits les plus saillans de l’enfance ? Et quant aux idées de relation causale et de fixité dans la succession des phénomènes, faut-il donc les déclarer absentes partout où elles ne présentent pas la netteté et la rigueur qui les caractérisent dans l’esprit du savant ?

Une série de chapitres où se déploient toutes les ressources d’un esprit merveilleusement ingénieux et de la science la plus attachante nous fait ensuite assister à la formation et au développement des idées primitives. Quelles idées peut produire l’impression immédiate des phénomènes naturels sur une intelligence telle que celle qui vient d’être décrite ? Il est clair qu’à défaut de toute notion scientifique de cause et de loi, les analogies les plus superficielles lui tiendront lieu d’explication. De là tout un système de conceptions et de croyances, dont l’apparente absurdité cache pourtant une sorte de logique, la seule possible au début de l’évolution intellectuelle.

Dans un ciel qui tout à l’heure était pur, un nuage se forme et peu à peu grandit. Le sauvage qui l’observe le voit se mouvoir, modifier sa masse et ses contours, puis s’enfuir et disparaître. — Il ne sait rien de la précipitation et de la condensation des vapeurs ; il comprend seulement qu’une chose qu’il ne voyait pas d’abord est devenue visible, qu’une chose visible il y a peu d’instans ne l’est plus. Mais bien d’autres changemens s’offrent à lui ; le soleil s’éteint d’un côté de l’horizon pour renaître de l’autre, la lune brille la nuit pour s’effacer au jour, chaque matin disperse les points lumineux des étoiles, et chaque soir les ramène aux mêmes places. Comètes, météores, arcs-en-ciel, aurores boréales, brouillards, mirages, autant de phénomènes qui, malgré les différences qui les distinguent, présentent ce trait commun de s’évanouir après une plus ou moins longue durée. Dans l’esprit du sauvage se produit ainsi peu à peu la croyance à deux ordres de réalités, les unes visibles, les autres invisibles, celles-ci pouvant se manifester quelquefois par des effets redoutables : le vent, par exemple, tout invisible qu’il est, courbe et brise les arbres les plus robustes et bouleverse la face de l’Océan. Une série d’insensibles transitions fait passer chaque chose de l’un à l’autre de ces deux états ; en sorte que tout objet revêt également ces deux formes, ou plutôt possède une double existence. De là, par une lente évolution, les notions de l’âme et de la vie future ; de là aussi les premiers dieux.

L’homme, comme toute chose, a son double, et nombre de phénomènes confirment cette croyance dans l’esprit de l’homme primitif. Qu’est-ce, pour lui, que le sommeil, sinon la séparation périodique de ces deux êtres ? Le double invisible quitte chaque soir le corps endormi, et les rêves sont les impressions des objets qui s’offrent à lui dans ses voyages nocturnes. L’évanouissement, la catalepsie, il les explique de la même manière ; la mort enfin n’est qu’une absence un peu plus longue de l’être mystérieux qui tout à l’heure animait le cadavre et qui, dans les croyances des premiers hommes, est toujours prêt à y rentrer.

Peu à peu les espaces environnans se peuplent, pour le sauvage, d’une multitude d’agens invisibles, mais puissans et redoutables. Ce sont eux qui produisent les maladies en s’introduisant dans les corps des vivans ; ils agitent et raidissent les membres du convulsionnaire, de l’épileptique, provoquent le délire du fou, les visions de l’halluciné, de l’enthousiaste, du devin ; l’éternuement même n’est autre chose que leur sortie bruyante par les narines. Bientôt l’homme imagine certains moyens d’avoir prise sur eux : d’où la sorcellerie, d’où la médecine, qui, à l’origine, se confond avec elle. Les enchantemens, les exorcismes, sont des expressions analogues des mêmes croyances.

Toute évolution impliquant différenciation progressive et passage de l’homogène à l’hétérogène, le fonds commun des notions primitives se diversifie à l’infini. Des catégories nombreuses s’établissent entre ces êtres surnaturels ; les uns sont les causes de tous les phénomènes que l’ignorance est impuissante à expliquer ; les autres restent à l’état d’âmes des morts ; l’imagination leur prête ordinairement une forme identique à celle du corps qu’ils animaient. Ombres ou fantômes, ils habitent une région semblable à celle où s’est écoulée leur vie terrestre, mais presque toujours souterraine, parce que c’est dans les cavernes profondes que les premiers hommes ont vécu et qu’on a d’abord enfermé les cadavres. — Puis, par une évolution nouvelle, les cérémonies funéraires ont donné naissance aux : rites religieux ; le tombeau s’est transformé en autel, l’âme du commun ancêtre est devenu le dieu de la tribu.

Nous ne nous proposons pas de suivre M. Spencer dans les intéressans détails de cette théorie du fantôme (ghost theory) ; elle soulève d’assez graves objections. Nous nous contenterons de signaler la conclusion générale qu’il en tire au point de vue de l’évolution sociologique : « La conduite de l’homme primitif, dit M. Spencer, est en partie déterminée par les sentimens avec lesquels il regarde les hommes qui l’entourent, en partie par ceux avec lesquels il regarde ceux qui ont vécu. De ces deux ordres de sentimens résultent deux ordres de facteurs sociaux d’une importance capitale. Tandis que la crainte des vivans devient l’origine du lien politique, la crainte des morts devient celle du lien religieux. Qu’on songe dans quelle large mesure le culte des ancêtres, conséquence de ce dernier sentiment, continua à régler et à gouverner la vie chez les peuples qui, dans la vallée du Nil, parvinrent les premiers à un haut degré de civilisation ; qu’on songe que les anciens Péruviens étaient soumis à un rigide système social dont le principe était un culte des ancêtres si compliqué que les vivans pouvaient être véritablement appelés les esclaves des morts ; qu’on songe qu’en Chine également il a existé et il existe encore un culte analogue engendrant des contraintes de même nature : — et l’on reconnaîtra, dans la crainte des morts, un facteur social non moins important à l’origine, sinon plus important que la crainte des vivans. »

Ainsi la crainte, avec un double objet, voilà le sentiment à peu près unique qui forme et resserre les liens sociaux. — Nous n’en voulons pas contester la puissance ; mais nous persistons à croire que M. Spencer fait une part trop petite aux sentimens altruistes, affections de famille ou instincts de sociabilité. Nous croyons que, dans le sentiment religieux surtout, une analyse plus exacte découvrirait l’élément de l’amour à côté de l’élément de la crainte, et lui attribuerait même une énergie et un rôle prépondérans. Si le sentiment religieux n’avait d’autre origine et d’autre principe que ceux que lui assigne la théorie de M. Spencer, il devrait s’affaiblir et disparaître à mesure que la science dissipe les conceptions qui l’ont engendré. Est-il donc prouvé qu’il en soit ainsi ?

Nous connaissons maintenant la nature et les caractères physiques, émotionnels, intellectuels des unités sociales primitives : condition préliminaire indispensable pour connaître la nature de cette réalité collective qu’on appelle une société. Réalité, disons-nous ; car une société n’est pas une pure abstraction dont toute l’existence se résolve dans celle des individus qui la composent. C’est un ensemble qui a son individualité propre, et ce qui constitue cette individualité, ce qui la distingue des parties intégrantes, c’est la permanence des relations qui existent entre celles-ci.

Une société est donc un tout réel ; mais ce tout est-il analogue à un composé inorganique ou à un corps organisé ? M. Spencer ne croit pas que la première hypothèse puisse supporter la discussion. Des unités vivantes ne peuvent produire qu’un composé vivant. Une société est un organisme.

Nous pensons, avec M. Spencer, qu’une société présente, somme toute, plus d’analogie avec un corps vivant qu’avec un composé chimique. Mais cette analogie, il faut prendre garde de la pousser à outrance, et c’est là le défaut capital de la doctrine sociologique de M. Spencer. Que des unités vivantes ne puissent produire qu’un tout vivant, nous en tombons volontiers d’accord ; mais les hommes ne sont-ils que des unités vivantes ? Ne sont-ils pas aussi des unités pensâmes, raisonnables et libres ? Dès lors, à côté d’une analogie très générale, ne faut-il pas tenir compte de profondes et importantes différences qui rendent illusoire et antiscientifique un parallélisme trop prolongé entre l’évolution organique et l’évolution sociale ?

Et ce parallélisme est ici poussé jusqu’aux derniers détails. Ainsi une société possède un système nutritif (sustaining system) : ce sont les parties qui ont pour fonction la production industrielle ; un système distributeur analogue à l’appareil circulatoire des animaux : ce sont les voies de communication ; un système régulateur (nervo-motor system) : ce sont les institutions gouvernementales et militaires. Et comme d’un bout à l’autre de la série animale, depuis les plus bas échelons jusqu’aux plus élevés, chacun de ces systèmes se complique, se différencie, se perfectionne conformément aux lois générales de l’évolution, de même en est-il dans la série sociale, à mesure que l’on monte vers des sociétés d’organisation supérieure. Par exemple, dans les mammifères les plus parfaits, au lieu d’un seul système de canaux portant le sang des extrémités au centre et du centre aux extrémité ; il y en a deux qui sont à peu près parallèles, celui des veines et celui des artères : ce sont là les deux voies de nos grandes lignes de chemins de fer. Par exemple encore, le système régulateur se subdivise chez les vertébrés en système cérébro-spinal, système du grand sympathique, système vaso-moteur. Le système cérébro-spinal a son analogue dans le gouvernement parlementaire : les chambres sont le cerveau, qui pense, délibère et décide, mais n’agit pas ; le pouvoir exécutif, c’est la moelle et les nerfs spinaux, qui, dépourvus d’initiative et de volonté propres, ont pour mission d’exécuter les résolutions cérébrales. Le système du grand sympathique est représenté par un système régulateur commercial, distinct et à peu près indépendant du gouvernement politique, et dont les maisons de commerce, les marchés, constituent les ganglions. Enfin le système vaso-moteur, M. Spencer le retrouve dans les banques et les institutions de crédit !

Sans être trop sceptique, il est permis de ne pas prendre tout cela pour de la science. La science a le droit d’exiger davantage ; les analogies ne lui suffisent pas. Elle prétend qu’on lui montre la raison des faits, et c’est là ce qui s’appelle proprement expliquer. M. Spencer déroule devant nous un tableau fort spécieux de l’évolution sociale dans son ensemble et dans ses détails, mais jusqu’ici les explications font défaut. À tout le moins devrait-il démontrer le principe même de toutes ces analogies, c’est à savoir que la naissance, le développement, le déclin et la dissolution des sociétés résultent de lois fatales, inéluctables, au même degré et au même titre que celles qui font passer les individus vivans par la même succession de métamorphoses. Mais cette démonstration, il ne l’a pas fournie et ne pouvait la fournir, s’il est vrai que la liberté existe, qu’elle est un l’acteur important de l’histoire, qu’elle peut arrêter ou hâter le progrès des peuples, précipiter leur ruine ou les régénérer au seuil même de la mort.

Les trois grands systèmes : alimentaire ou nutritif, distributeur et régulateur, se retrouvent nécessairement dans tout organisme social ; mais ils peuvent exister en proportions fort différentes, et l’un d’eux peut prendre sur les autres une prépondérance marquée. De là des types divers de société. M. Spencer en distingue deux principaux : le type militaire et le type industriel. Dans celui-ci, c’est le système alimentaire qui domine ; c’est le système régulateur dans celui-là.

Il est des sociétés dont toutes les énergies sont entretenues et développées en vue de l’attaque et de la défense contre les sociétés environnantes. L’armée est alors la nation mobilisée, et la nation n’est que l’armée au repos. Le trait essentiel de ce type, c’est une vigoureuse concentration du pouvoir entre les mains d’un seul qui, dans l’origine, est à la fois général et souverain. Son autorité est absolue, despotique ; à la guerre, en effet, l’unité de commandement et l’obéissance passive des soldats sont les conditions principales du succès. L’organisation politique est calquée sur l’organisation militaire. Dans un tel type de société, le gouvernement spirituel offre les mêmes caractères que le gouvernement temporel. La religion y est militaire : elle prescrit la vengeance, elle inonde les autels du sang des captifs. Les dieux sont des conquérans : le fort, le destructeur, le vengeur, le dieu des batailles, le seigneur des armées, l’homme de guerre, voilà les noms sous lesquels on les invoque. L’organisation sacerdotale présente une forte unité ; souvent le chef politique et militaire est en même temps le chef religieux, et une rigoureuse subordination maintient à une place et dans des fonctions déterminées les différentes classes de prêtres. — La production industrielle et agricole est sévèrement réglementée ; le pouvoir public fixe le prix des marchandises, assigne à chacun la nature et la quantité de travail qu’il doit fournir, parfois même interdit à l’artisan, sous peine de mort, de changer d’occupation et de localité : c’est le cas à Madagascar. — La vie privée elle-même n’échappe pas à ce contrôle. Chez les anciens Péruviens, « des officiers inspectaient minutieusement chaque maison pour s’assurer que le mari et la femme maintenaient le bon ordre dans leur intérieur et une exacte discipline parmi leurs enfans. » — La théorie qui résume tous ces traits et qu’un sentiment puissant contribue sans cesse à fortifier, c’est que les individus existent pour l’état, non l’état pour les individus. Dans une armée, le soldat n’a ni droits ni liberté ; sa vie n’a de valeur que comme condition du succès collectif ; de même dans une société militaire, la liberté, les intérêts, le bonheur de chacun, sont absolument sacrifiés à la grandeur de la communauté : l’obéissance aveugle au souverain, voilà la première des vertus.

Tout opposés sont les caractères du type industriel. Les voyageurs constatent l’existence d’un petit nombre de peuplades à qui la guerre est inconnue ; « les hommes y vivent en paix les uns avec les autres et s’aiment comme des frères ; ils reconnaissent dans toute leur plénitude les droits de propriété, et il n’y a parmi eux d’autre puissance publique que celle des décisions des vieillards, conformément aux coutumes des ancêtres. » Le type industriel est essentiellement pacifique, et, par suite, l’autorité des chefs est faible ou nulle ; même à l’état sauvage on voit apparaître, chez les sociétés qui présentent ce type, les premiers linéamens du gouvernement représentatif et démocratique. Le même fait se reproduit et devient plus manifeste à mesure que l’on descend le cours de l’histoire : témoin Athènes, les villes hanséatiques, la république hollandaise, les États-Unis et l’Angleterre. — Des traits identiques se retrouvent dans le gouvernement ecclésiastique des sociétés industrielles ; ce n’est plus la rigoureuse hiérarchie sacerdotale du type militaire, ce n’est plus le despotisme d’un dogme uniforme pesant sur toutes les consciences : les sectes se multiplient, le droit de libre examen est proclamé et peu à peu reconnu ; chacun se fait sa croyance avec les seules lumières de son propre jugement. — Les entraves qui, primitivement, enlaçaient l’industrie, le commerce, tombent une à une ; dans toutes les directions, l’initiative privée tend à exclure l’ingérence du pouvoir politique, dont l’action est ainsi de plus en plus réduite ; on en vient à considérer comme un devoir de résister à un gouvernement irresponsable et même aux excès d’un gouvernement responsable ; et dans tous les esprits s’implante, avec une force croissante, l’opinion que l’activité collective du groupe social n’a d’autre but que de maintenir les conditions les plus favorables au développement de la liberté et du bien-être individuels. — Et il n’en saurait être autrement. Toute transaction commerciale est par essence un libre échange de services entre deux particuliers qui traitent ensemble sur le pied d’une égalité parfaite : les idées et les sentimens qui font naître l’habitude de relations de cette nature, tendent à fortifier chez tous les membres de la société la notion de la liberté individuelle et à substituer le principe de la coopération volontaire à celui de la coopération par contrainte qui domine dans le type précédent.

D’ailleurs, sous l’influence des circonstances extérieures, ces types peuvent se modifier. Il y a des métamorphoses sociales, analogues à celles que subissent les animaux de certaines espèces. La larve de la mite et de la mouche, ayant à portée une nourriture abondante, ne développe guère que son système alimentaire ; devenue insecte parfait, elle acquerra des sens plus raffinés, des muscles plus robustes : le système régulateur prendra le dessus. De même, certaines sociétés passent du type militaire au type industriel, et réciproquement. Après les traités de 1815, l’Europe, à la faveur d’une longue paix, vit partout fleurir l’industrie : il semble que depuis quelque temps les habitudes belliqueuses reprennent le dessus. Une régression vers le type militaire est surtout sensible dans l’Allemagne contemporaine ; l’unification, toute récente, a eu pour conséquence un régime de rigoureuse contrainte : il n’en faut pour preuves que la conduite de M. de Bismarck à l’égard des autorités ecclésiastiques, et la doctrine émise par M. de Moltke que le budget de la guerre doit être soustrait aux votes du parlement. En France, l’état de siège est maintenu pendant plusieurs années, malgré une tranquillité profonde à l’intérieur et l’absence de tout danger au dehors. Plusieurs guerres assez rapprochées depuis 1850 ont poussé dans cette voie l’Angleterre elle-même, la nation industrielle par excellence ; ces guerres, il est vrai, furent plutôt défensives, mais de la défense on passe vite, si l’on est fort, à l’attaque ; c’est ce que fit la France républicaine et impériale, c’est ce que l’Angleterre est en train de faire en Chine, dans l’Inde, dans la Polynésie, en Afrique, dans l’archipel indien. Un ministre fait entrevoir à la tribune l’annexion éventuelle de l’Egypte, et la chambre des communes, la presse entière d’applaudir. Entraves de toute nature à l’initiative individuelle, surveillance rigoureuse des associations libres, mainmise par le gouvernement sur une foule de services confiés jusqu’alors au zèle des citoyens ou à la sollicitude des intérêts particuliers ; la question du rachat des chemins de fer par l’état sérieusement agitée, la philanthropie officielle se substituant à la charité volontaire, des bibliothèques, des musées, fondés et entretenus aux frais du budget, en sorte que chacun se trouve forcé de contribuer à une dépense dont il ne recueillera peut-être aucun profit, l’exploitation des mines, la construction des maisons particulières et jusqu’à la disposition des réduits les plus intimes, soumises au contrôle minutieux de fonctionnaires publics : autant de signes qui attestent, aux yeux attristés de M. Spencer, un recul de son pays vers les procédés, les mœurs, les sentimens propres au régime de la coopération par contrainte.

Ce tableau de l’état social de l’Europe et de l’Angleterre contemporaines est assurément curieux et attachant. Sans doute, M. Spencer s’exagère un peu le mal, et en tout cas, il y a quelque excès dans une théorie dont la conséquence, hautement avouée, c’est que le progrès se mesure à l’affaiblissement de l’autorité politique et administrative. Nous accordons néanmoins que le réveil de l’esprit militaire et conquérant n’est pas, somme toute, pour réjouir les véritables amis de l’humanité. Mais quoi ! le premier besoin comme le premier devoir d’une nation, n’est-ce pas d’exister ? Et que deviendrait, au milieu de sociétés fortement organisées pour l’attaque, un peuple chez qui le développement à outrance de l’industrialisme aurait réduit à peu près à rien l’action du gouvernement ? Croit-on, par exemple, qu’en l’absence d’institutions permanentes et des sentimens qui en résultent, la coopération volontaire suffirait, à un moment donné, pour créer une armée capable de défendre le territoire national contre un ennemi préparé de longue main ? Et d’ailleurs n’y a-t-il pas coopération indirectement volontaire là où le culte des vertus guerrières fait que chacun renonce avec joie à quelques-uns des avantages qui sont le privilège des sociétés du type industriel ? Est-on bien sûr enfin que la prédominance de ce type n’aurait pas pour effet le triomphe de l’égoïsme, une préoccupation exclusive des intérêts matériels, par suite l’affaiblissement des plus nobles sentimens de l’âme, et un relâchement inquiétant du lien social ?


II.

Nous devons maintenant, avec M. Spencer, jeter un coup d’œil sur les principales classes des phénomènes sociaux. Les plus simples sont ceux que présente l’évolution de la famille.

Cette évolution est, dans son ensemble, conforme à l’évolution en général, et à l’évolution sociale en particulier. — Pour qu’une espèce subsiste, il faut évidemment que des individus nouveaux remplacent ceux qui doivent mourir, et cette reproduction se fait toujours plus ou moins aux dépens des reproducteurs. Chez certains animaux inférieurs, la plus grande partie de la substance de l’adulte devient la matière même dont sont formés les jeunes ; chez les animaux supérieurs, les soins, les fatigues, l’industrie qu’exigent la nourriture et l’élève des petits, absorbent encore une large part de la vitalité des parens ; en sorte que l’on peut énoncer cette loi biologique : les intérêts de l’espèce sont en raison inverse de ceux de l’individu.

Mais plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus cet antagonisme tend à diminuer. Dans le règne humain, il est moindre que dans le règne animal ; moindre à l’état civilisé que chez les sociétés primitives. De là une mesure certaine du progrès dans les relations domestiques : elles sont d’autant plus parfaites qu’elles assurent la conservation de l’espèce en réduisant à la plus petite quantité possible le sacrifice des individus, enfans ou parens. « Chez les tribus sauvages, on trouve habituellement une grande mortalité pour les premières années de la vie ; d’ordinaire, l’infanticide est plus ou moins pratiqué, ou bien les morts prématurées sont nombreuses par suite des conditions défavorables, ou bien ces deux causes de destruction agissent à la fois. De plus, ces races inférieures sont caractérisées par une maturité et une reproduction précoces, ce qui implique une brièveté excessive de cette première période durant laquelle la vie individuelle se développe pour elle-même. Tant que dure l’époque de la fertilité, la mortalité, spécialement chez les femmes qui sont en outre épuisées par les plus durs travaux, est considérable. Les relations conjugales et paternelles ne sont pas des sources de plaisirs aussi grands et aussi prolongés que chez les races civilisées… Après que les enfans ont été élevés, ce qui reste à vivre aux individus de l’un et l’autre sexe est court ; souvent c’est la violence qui y met un terme, souvent c’est un renoncement volontaire ; autrement, c’est une décrépitude rapide que la piété filiale ne vient pas retarder. »

En possession de ce critérium de progrès, M. Spencer n’a pas de peine à établir que les différens types domestiques, dont l’observation constate l’existence, sont de valeur fort inégale. De la promiscuité à la polyandrie, de la polyandrie à la polygamie et de celle-ci à la monogamie, il y a gradation ascendante. Cette dernière forme de la famille est celle qui sauvegarde le mieux les intérêts de la société, des enfans et des parens, pourvu que l’on considère un état social au-dessus de la barbarie ; car, jusque-là, M. Spencer incline à croire que la polygamie est, somme toute, plus avantageuse. Mais aussitôt que des guerres incessantes et sans merci ne moissonnent plus en grand nombre les hommes adultes, l’équilibre s’établit à peu près dans la proportion des deux sexes : dès lors il est clair qu’il naîtra probablement plus d’enfans si chaque homme a une femme que si quelques-uns ont plusieurs femmes, tandis que d’autres n’en ont pas. Les relations plus étroites qu’ont entre eux les membres de la famille monogamique contribuent également à augmenter la cohésion de la société ; la stabilité politique est mieux assurée par l’hérédité du pouvoir de mâle en mâle, et, bien que le même avantage puisse se produire avec la polygamie, on n’a plus ici à craindre les compétitions des frères nés de mères différentes. Le culte des ancêtres se développe, tout ce qui tend à favoriser la fixité des dynasties des anciens chefs tend à établir des dynasties permanentes de divinités, et le lien social se trouve ainsi resserré de toute la force de la sanction religieuse.

La monogamie est également le régime qui convient le mieux à l’intérêt des générations nouvelles, au moins dans les sociétés qui sont déjà sorties de la condition primitive. L’homme n’étant plus uniquement absorbé par la guerre tourne déjà son activité vers l’industrie, et prend sa part du labeur écrasant qui, jusqu’alors, avait pesé sur la femme. Celle-ci peut ainsi consacrer plus de soins à sa famille, en même temps que l’affection paternelle, concentrée sur un plus petit nombre d’enfans, les entoure d’une plus vive sollicitude. Moindre est donc le tribut que paient à la mort les premières années de la vie. — Mais les parens eux-mêmes y trouvent un avantage à la fois physique et moral ; la monogamie seule rend possible le véritable amour conjugal, et ce sentiment fait naître mille plaisirs inconnus qui ennoblissent et charment l’existence ; l’amour est à peu près l’unique thème que développent la musique, la poésie, le drame, le roman : mère de cette passion, la monogamie l’est, par cela même, de nos jouissances esthétiques les plus délicates et les plus variées. Ajoutez que l’affection réciproque des époux, les soins que leur rendent les enfans en reconnaissance de ceux qu’ils ont reçus, contribuent à prolonger leur vieillesse et à diminuer pour eux les maux inévitables du déclin.

Toutes ces considérations sont d’une justesse parfaite ; mais n’est-on pas surpris de voir M. Spencer n’invoquer en faveur de la monogamie que des argumens tirés du plaisir ou de l’utilité ? La dignité de la femme, la chasteté, la noblesse morale, tous ces motifs supérieurs, il n’en est pas question. C’est que, pour rester fidèle à sa méthode, M. Spencer doit les ignorer. Le biologiste ne voit dans l’évolution humaine qu’un prolongement de l’évolution animale ; les formes diverses de la famille n’ont de valeur pour lui que dans la mesure où elles favorisent la propagation de l’espèce et le bien-être de l’individu.

Il semble, d’après ce qui précède, que la monogamie n’a commencé d’apparaître que dans les sociétés déjà parvenues à un certain degré de civilisation. Telle n’est pourtant pas la conclusion que M. Spencer croit pouvoir tirer de l’examen des faits. Il admet que Tous les types de relations domestiques ont existé primitivement, bien qu’à l’origine la promiscuité absolue et la polygamie aient été les cas les plus fréquens. Tout a dépendu des conditions qui ont déterminé l’évolution sociale.

Ainsi un rapport constant et fort étroit unit le type militaire avec la polygamie, le type industriel avec la monogamie. La guerre a pour effet, dans les tribus sauvages, de diminuer le nombre des hommes ; celui des femmes étant dès lors en excès, chacun peut en avoir plusieurs auxquelles il ajoute celles qu’il enlève à l’ennemi vaincu. Ces femmes sont tenues dans la situation la plus abjecte : esclaves, bêtes de somme, elles n’ont aucune pitié à attendre de maîtres chez qui une vie de combats sans trêve a déchaîné les plus féroces instincts. Les enfans ne sont ordinairement pas mieux traités, et la seule limite aux brutalités de l’époux et du père est celle où l’existence même des victimes, trop directement compromise, menacerait d’une prompte extinction la tribu tout entière. Cette limite, la sélection naturelle et la concurrence vitale se sont chargées de la fixer.

À mesure que la population s’accroît, et que la guerre moins fréquente ou la victoire plus disputée rendent plus difficile la conquête des captives, la polygamie tend à disparaître. Ce sont d’abord les hommes des classes inférieures qui sont contraints de se réduire à une seule femme ; les forts, les chefs continuent à en posséder plusieurs ; chez les barbares de la Germanie, le grand nombre des épouses était, au dire de Tacite, un signe de noblesse et de puissance. Les rois mérovingiens avaient de véritables sérails, et l’habitude où furent si longtemps les rois chrétiens d’avoir des maîtresses attitrées n’était que la survivance d’une antique tradition.

Même dans les sociétés devenues monogamiques, la prédominance du type militaire a pour résultat de maintenir dans une condition relativement inférieure les femmes et les enfans. L’organisation domestique se moule sur l’organisation sociale ; elles se développent et se modifient parallèlement, ou plutôt elles sont à la fois cause et effet l’une de l’autre. L’absolutisme dans l’état s’exprime par l’omnipotence du père dans la famille. Il est inutile de rappeler ce qu’était sous l’ancien régime, surtout dans l’aristocratie, l’autorité maritale et paternelle.

Tout opposés sont les caractères des relations domestiques dans les sociétés où domine le type industriel. Chez certaines peuplades, fort grossières d’ailleurs, mais de mœurs pacifiques, la monogamie existe ; les femmes sont bien traitées et jouissent même de droits assez étendus. Plus le type industriel tend, par le progrès de la civilisation, à se substituer au type militaire, plus les sentimens altruistes, le respect de la liberté des autres, l’esprit de coopération volontaire, dont la diffusion est l’effet nécessaire de cette métamorphose sociale, tendent à modifier l’organisation de la famille. L’inégalité, primitivement si grande entre les deux sexes, diminue ; une loi d’équité règle la conduite des parens envers leurs enfans. Et si, dans un même état, certaines classes sont restées militaires tandis que d’autres sont devenues industrielles, ce sont invariablement celles-ci chez qui cette lente évolution domestique se produit tout d’abord. On a remarqué, à propos des lois de succession dans l’ancienne France et de la situation faite par ces lois aux enfans d’âge et de sexe différens, que toujours les familles nobles et féodales restent fortement attachées au principe de l’inégalité, et que, dans tous les pays, les familles bourgeoises et roturières se laissent facilement pénétrer par les idées d’égalité.

Telle fut dans le passé l’évolution de la famille : que sera-t-elle dans l’avenir ? Sur cette grave question M. Spencer est très réservé, et nous ne saurions lui en faire un reproche. Il ne croit pas que, sur toute la surface de la terre, le type de la famille devienne jamais identique ; certaines influences de milieux, d’habitat, maintiendront probablement dans quelques régions de l’Asie, de l’Afrique, de l’extrême Nord, les formes inférieures de la polygamie, de la polyandrie, voire de la promiscuité. Quant à la monogamie, elle est l’expression définitive de la société domestique chez les races les plus élevées ; la seule modification que le progrès puisse lui faire subir, c’est de la rendre plus rigoureuse et surtout plus sincère. L’évolution ultérieure des sentimens sociaux aura pour effet de frapper l’adultère d’une réprobation croissante et d’attacher une flétrissure aux mariages d’intérêt, sortes de survivances de l’état sauvage où le mari achète la femme et la femme le mari. En même temps la contrainte du lien légal perdra de plus en plus de sa valeur, et l’affection réciproque des époux deviendra l’élément essentiel de leur union. Par suite, l’affection disparue, l’union devra cesser de plein droit. Mais ce même progrès qui aura rayé de tous les codes l’interdiction du divorce l’aura rendu à peu près impossible ; des mœurs plus pures, une sympathie plus vive et plus éclairée, une intelligence plus haute des fins véritables du mariage, des conditions du bonheur conjugal et des dangers que lui font courir l’aveuglement et la mobilité de la passion, assureront par la perpétuité d’un libre consentement l’indissolubilité du lien conjugal beaucoup mieux que ne le font aujourd’hui les prescriptions impérieuses de la loi.

La femme de l’avenir sera plus que celle de nos jours l’égale de l’homme : au point de vue domestique, comme au point de vue politique, une émancipation plus complète semble lui être réservée. Déjà, dans les relations sociales, la femme est généralement entourée de déférence et de respect ; l’écueil serait qu’elle en vînt à méconnaître le caractère des égards qu’on lui témoigne et à réclamer comme des droits certaines prérogatives qui perdent toute leur grâce quand elles ne sont plus des concessions toutes volontaires du plus fort au plus faible. En Amérique, par exemple, une dame qui ne trouve pas à s’asseoir dans un lieu public s’arrête devant un monsieur, fixe sur lui ses regards jusqu’à ce qu’il lui cède son siège, et s’y installe sans même le remercier. Il y a là quelque excès, et M. Spencer pense que le rythme de l’évolution aura pour résultat de ramener à une mesure plus modeste ces hautaines exigences. Il est probable aussi que l’avenir ne dépossédera pas entièrement l’homme de sa suprématie maritale : son jugement d’ordinaire plus rassis, son humeur moins mobile lui assureront toujours, en cas de conflit, l’autorité. Quant à l’accession des femmes à la puissance politique, M. Spencer est beaucoup moins affirmatif que son compatriote Stuart Mill. Tant que la société ne sera pas complètement organisée sur le type industriel, il estime qu’une pareille mesure présenterait de graves dangers. La femme a trop le respect de l’autorité, elle a un sentiment trop faible de l’indépendance individuelle, elle est surtout trop disposée à sacrifier un bien ultérieur à un bien immédiat, pour qu’on puisse, sans compromettre sérieusement la cause du progrès, lui attribuer une part légale dans la direction des affaires publiques. Elle ramènerait plutôt en arrière nos sociétés, où l’esprit militaire et le principe de coopération par contrainte ont encore tant de force. Laissons-la donc, au moins provisoirement, dans l’intérieur de la maison ; qu’elle y prenne toute l’influence qui lui appartient de droit ; qu’elle y forme le cœur et l’intelligence des générations futures, tâche qu’entendent si mal, au dire de M. Spencer, les précepteurs officiels, et à laquelle la prédisposent merveilleusement les dons exquis qu’elle a reçus de la nature : tâche modeste et sublime, qui, bien comprise, a de quoi suffire à ses plus hautes ambitions, en lui permettant de travailler de la manière la plus efficace et la plus directe à l’avènement d’un ordre social plus parfait.

L’histoire nous montre l’enfant graduellement soustrait à l’autorité du père, qui, primitivement, a sur lui droit de vie et de mort. Faut-il croire que cette émancipation deviendra plus complète encore dans l’avenir ? M. Spencer trouve au contraire que, dans cette voie, certaines sociétés contemporaines, les États-Unis par exemple, vont déjà trop loin. L’indépendance qu’on y laisse aux jeunes gens est excessive ; elle a pour effet de les exposer prématurément à toutes les excitations que la virilité seule peut supporter sans trop de péril, et de surmener avant l’âge une activité dont les sources risquent d’être taries au moment où elle devra déployer son plus vigoureux effort.

En résumé, si le lien domestique s’est progressivement relâché jusqu’à nos jours, et s’il est bon qu’il en ait été ainsi pour affranchir l’individu, dont la toute-puissance paternelle et maritale méconnaissait primitivement les droits les plus essentiels, on doit espérer pour l’avenir une reconstitution, une réintégration de la famille, non plus sur l’antique principe de la coopération par contrainte et de l’autorité absolue du chef, mais sur le principe moderne de la coopération volontaire et de l’affection réciproque. La famille redeviendra, à un point de vue différent, ce qu’elle fut autrefois : une petite société distincte et puissante, ayant sa vie propre, sa morale particulière, au sein du grand organisme social. L’état, qui a dû peu à peu soustraire l’enfant à l’absolutisme sans limites qui l’écrasait à l’origine, renoncera sans scrupule à une partie de la tutelle qu’il s’est attribuée, tutelle de moins en moins nécessaire à mesure qu’une affection éclairée tend à devenir le mobile principal de la conduite des père et mère envers leurs enfans. Surtout il abandonnera son rôle de professeur et d’éducateur, parce qu’au jugement de M. Spencer, il le remplit fort mal, et que la famille (plutôt, il est vrai, la famille de l’avenir que celle d’aujourd’hui) est, en cette matière, seule compétente. Plus et mieux aimés, les enfans, à leur tour, aimeront mieux et davantage ; une reconnaissance plus vive, le souvenir ému d’une jeunesse qui n’aura pas grandi dans une autre atmosphère que celle du foyer domestique, les retiendront auprès de leurs parens jusqu’à la fin ; on ne verra plus les dernières années de la vie s’éteindre tristement dans la solitude, et la piété filiale, plus caressante, paiera plus abondamment les vieillards des soins plus tendres qu’ils auront eux-mêmes prodigués à leurs enfans.

Assurément ces vues qui terminent l’ouvrage de M. Spencer ne sont pas toutes à l’abri de la critique ; mais en général elles sont élevées et n’ont pas le caractère chimérique que revêtent si facilement les spéculations sur l’avenir. En fait d’organisation domestique, M. Spencer est loin d’être radical, il serait plutôt conservateur. Il faut d’ailleurs rendre cette justice à la doctrine de l’évolution : c’est que, dans ses applications à la science sociale, elle repousse comme illusoire toute tentative de transformation entière et soudaine ; elle est la négation même, dans l’histoire de l’humanité, de ce que Fourier appelait les écarts absolus. Une amélioration insensible et très lente, trop lente peut-être, de ce qui a été et de ce qui est aujourd’hui, voilà tout ce qu’elle permet d’espérer. Et cette amélioration, redisons-le pour résumer d’un mot toutes nos critiques, elle a le double tort de la déclarer nécessaire en méconnaissant le libre arbitre, et de la rendre inexplicable en plaçant au sein des forces biologiques, sans conscience et sans moralité, le germe de tout le progrès humain.


L. CARRAU