L’Institut de France et la guerre

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L’Institut de France et la guerre
Gaston Deschamps

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


L’INSTITUT DE FRANCE
ET
LA GUERRE

L’Académie française a décidé de reprendre, en l’année 1917, le cours de ses réceptions, interrompu par la guerre, et de procéder à de nouvelles élections. Un des académiciens élus dans la période qui a précédé la guerre, M. Pierre de la Gorce, l’éminent historien du second Empire, a été reçu, dans la séance publique du jeudi 25 janvier 1917, par M. Henri de Régnier. La Compagnie procédera ensuite aux réceptions de MM. le général Lyautey, Alfred Capus, Henri Bergson, élus en remplacement de MM. Henry Houssaye, H. Poincaré, Emile Ollivier. Viendront ensuite, à une date qui ne peut pas être très éloignée, les élections rendues nécessaires par la mort de dix académiciens. Cet exemple sera sans doute suivi par la plupart des autres classes de l’institut.

Au début du drame dont nous attendons encore, en toute confiance, le dénouement favorable à notre juste cause, on avait pensé que les élections académiques, comme beaucoup d’autres manifestations morales et intellectuelles de notre vie nationale, devaient être suspendues jusqu’à la conclusion de la paix. La durée exceptionnelle de la guerre a compliqué une situation à laquelle il faut mettre fin sans retard. Nombreux sont les sièges vacans à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. MM. Georges Perrot, Paul Viollet, Charles Joret, Noël Valois, Michel Bréal, Gaston Maspero, Barth, l’abbé Thédenat, le marquis de Vogué n’ont pas été remplacés dans cette Compagnie. L’Académie des Sciences devra pourvoir au remplacement de M. le commandant Guyou, de M. Philippe Hatt, de M. le général Bassot dans sa section de géographie et de navigation ; de M. Léauté, dans sa section de mécanique ; de M. Amagat, dans sa section de physique générale ; de M. Jungfleisch, dans sa section de chimie ; de MM. Prillieux et Zeiller, dans sa section de botanique ; de M. Bouchard, dans sa section de médecine et de chirurgie ; de M. Chauveau, dans sa section d’économie rurale ; de M. Labbé, parmi les académiciens libres ; de MM. Duhem et Gosselet, dans les places de membres non résidens, créées par le décret du 7 mars 1913. La même Compagnie dispose d’un siège dans sa section de minéralogie par l’élection de M. Alfred Lacroix en qualité de secrétaire perpétuel pour les sciences physiques, en remplacement de M. van Tieghem. Elle a perdu un grand nombre de ses associés étrangers, notamment M. Elie Metchnikoff, sir William Ramsay, M. Guido Baccelli, et, parmi ses correspondans français, le très regretté général Galliéni. En procédant, cette année même, à l’élection de douze correspondans choisis dans une élite qui suffit à « montrer que les mains ne manqueront pas pour ramasser le flambeau[1], » l’Académie des Sciences avait indiqué son dessein de reconstituer ses cadres ainsi désorganisés par une longue période d’attente. Elle vient de décider, dans sa séance du 8 janvier 1917, d’élire, le plus tôt possible, les nouveaux titulaires des fauteuils vacans.

L’Académie des Beaux-Arts n’a pas encore remplacé le peintre Gabriel Ferrier, ni le sculpteur René de Saint-Marceaux, ni l’architecte Paulin, ni le critique d’art Louis de Fourcaud. Elle dispose d’un siège dans sa section de composition musicale par l’élection de M. Charles Widor en qualité de secrétaire perpétuel. Elle vient de perdre le statuaire Antonin Mercié. De nombreuses vacances se sont produites parmi ses associés et correspondans.

L’Académie des Sciences morales et politiques a perdu MM. Victor Delbos et Théodule Ribot, dans sa section de philosophie ; M. René Bérenger, dans sa section de morale ; MM. Alexandre Bétolaud et Maurice Sabatier, dans sa section de législation, de droit public et de jurisprudence ; M. Paul Leroy-Beaulieu, dans sa section d’économie politique, de statistique et de finances ; MM. Eugène Rostand et Félix Voisin, parmi les académiciens libres. Plusieurs places de correspondans sont vacantes, notamment par suite de la décision du 6 mars 1915, par laquelle la Compagnie a exclu les signataires du manifeste des « intellectuels » allemands.

La récente réception de l’Académie française doit être considérée comme l’heureux présage et le signal des futures élections qui, rattachant le présent au passé et, pour ainsi dire, renouant la chaîne dans les cinq classes de l’Institut, auront pour effet de compléter un corps dont l’activité régulière est nécessaire à la vie littéraire, scientifique et artistique, c’est-à-dire à l’existence morale de notre nation.


I. — LES SEANCES PUBLIQUES

Dans l’épreuve que nous traversons, l’opinion publique, résolue d’avance aux plus beaux sacrifices pour la patrie, a besoin toutefois d’être maintenue sans cesse et d’être éclairée, fortifiée en son ferme propos, par une autorité morale assez incontestée pour obtenir l’audience de l’univers civilisé. Plus que jamais, les Français, unis et réunis, veulent ressentir ensemble le bienfait de l’unanimité. La France a le droit de se faire entendre, partout où il y a des hommes et qui pensent, et qui sentent, puisqu’elle souffre pour défendre les acquisitions idéales de l’esprit humain et les prérogatives de la conscience universelle. La France s’exprime par la voix de ceux qui sont dépositaires de son patrimoine spirituel et qui savent le mieux parler la langue natale, perfectionnée sans cesse au cours des siècles par plusieurs générations de poètes et d’orateurs. Elle pleure ses enfans, tombés sous son drapeau, sur l’immense champ de bataille, pour la défense de tout son passé, de tout son avenir, de ses berceaux et de ses tombes, de ses foyers et de ses autels. Mère douloureuse et fière, elle ne veut pas être consolée, sinon par le juste hommage qui est dû à la mémoire sacrée de ses héros et de ses martyrs. Elle demande, elle exige que ceux qui furent à la peine soient perpétuellement à l’honneur.

Inspirées de ces sentimens, ennoblies par ces pensées, les séances publiques de l’Institut de France, pendant la guerre, ont répondu à l’attente d’un auditoire habitué dès longtemps à goûter, dans ces assemblées de lettrés, d’artistes et de savans, un rare et délicat plaisir, mais désireux d’y trouver désormais, avec la proclamation éloquente des vérités éternelles qu’a répandues en tous lieux l’incessante propagande des Lettres françaises, l’aliment idéal des esprits inquiets et des cœurs angoissés.

C’est pourquoi, dans la mémorable journée du lundi 26 octobre 1914, la science française, qui est désintéressée, humaine, libéralement docile aux dictées d’un idéal moral ; les Lettres françaises, qui, depuis que la France existe, n’ont jamais cessé d’être conseillères de droiture, ouvrières de civilisation universelle et de progrès humain ; l’Art français, qui est épris d’harmonie et de lumière, tenaient leurs assises solennelles sous la coupole du palais Mazarin, à la séance publique des cinq classes de l’Institut de France. C’était la première séance publique de nos cinq Académies, depuis le jour où l’agression voulue, préméditée, organisée, glorifiée par l’Allemagne meurtrière et pédante, avait troublé la paix du monde et déchaîné sur l’humanité’ une effroyable catastrophe. C’était le moment où les représentans officiels de l’intellectualisme allemand osaient élever la voix et redresser la tête en face de l’univers, étonné d’un si monstrueux cynisme, pour proclamer la complicité de la science allemande et du brigandage prussien. Professeurs des universités que les princes allemands ont fait bâtir auprès de leurs casernes pour faire marcher ensemble et d’un seul mouvement leurs escouades de grenadiers et leurs équipes d’étudians, ces « intellectuels » d’outre-Rhin, enrôlés et gagés au service de la dynastie des Hohenzollern, semblaient rivaliser de zèle pour donner raison au poète de la Légende des siècles, qui a dit en un vers trop peu connu :

… Le cuistre aide le reître.


Ces « barbares savans, » ainsi que les appelle M. Emile Boutroux d’un mot qui restera comme une flétrissure, montraient, une fois de plus, que Frédéric II ne s’est pas trompé, lorsqu’il a dit, en parlant des professeurs allemands qui travaillent pour le roi de Prusse : « Je commence par prendre, je trouverai toujours des savans pour prouver mon droit. »

C’est pourquoi il fallait répondre aux savans allemands de 1914, disciples de ceux qui ont « prouvé » en 1940 les « droits » du souverain prussien qui, après avoir envahi, au mépris des traités, le domaine de Marie-Thérèse d’Autriche, disait à un diplomate anglais : « Ne me parlez pas de grandeur d’âme ! Un prince ne doit consulter que ses intérêts. » La réponse méritée par cet immoralisme d’outre-Rhin devait être faite, à haute et intelligible voix, du haut de la tribune de l’Institut de France. Et, quand le président de l’Institut, M. Appell, de l’Académie des Sciences, donna dans son discours d’ouverture, au nom de tous ses confrères, la définition de la science, telle qu’elle est comprise par les Français, chacun, dans l’assemblée, pensa aux monstrueux effets de cette Kultur germanique dont les représentans officiels signaient des manifestes approuvant par une effroyable et servile logomachie toutes les férocités féodales, princières, royales, impériales que la Germanie déchaînait, une fois de plus, sur une riche proie, depuis longtemps convoitée.

En déclarant que la recherche de la vérité scientifique, pour une âme éprise de beauté morale, est la plus noble entreprise que l’on puisse proposer à l’existence d’un honnête homme, le président de l’Institut de France affirma que l’étude des sciences se détourne de son objet essentiel et de ses fins divines, si elle s’engage dans les voies d’une étroite spécialisation pour asservir aux desseins d’une tyrannie brutale les plus précieuses conquêtes de l’esprit humain. C’est une façon scandaleuse de fausser le principe même de la civilisation, que d’emprunter à la société moderne ses découvertes théoriques et son outillage industriel, pour en faire, au profit du matérialisme conquérant, un instrument de mort. Au pays de Pasteur, la chimie aide les hommes à vivre et à travailler, à guérir leurs maux, à cultiver leurs champs, à vaincre toutes les puissances malfaisantes et stériles. Les savans français dont les travaux furent habilement exploités dans les universités d’outre-Rhin, un Chevreul, un Moissan, un Troost, un Friedel, ont laissé au professeur Ostwald le triste honneur d’inventer les pastilles incendiaires qui ont réduit en cendres la bibliothèque de Louvain et les aimables maisons de Gerbéviller. Chez nous, l’esprit scientifique n’est pas réfractaire à la règle morale ; il ne s’oppose pas aux scrupuleuses délicatesses de la religion intérieure ; il favorise le progrès d’une conscience toujours plus sensible et plus haute ; il s’associe au goût des idées générales, au culte de la justice, au respect des autres hommes. Il n’exclut point les « humanités. » C’est pourquoi la loi française a voulu que, dans la composition harmonieuse et diverse de notre Institut national, l’Académie des Sciences fût la sœur de quatre autres Académies qui ne s’occupent que des réalités idéales et qui maintiennent, en dépit de tous les excès de la force brutale, l’étude immatérielle des « impondérables, » la philosophie et l’histoire, les sciences religieuses et sociales, le droit des individus et des nations, les inventions de l’art, si différentes des créations de la nature. Ainsi s’oppose au mécanisme germanique dont le dur fonctionnement épouvante toutes les lâchetés et encourage toutes les apostasies, notre conception latine et française du devoir et de l’honneur. C’est pour nous et pour nos alliés un grand sujet de satisfaction morale et un beau motif d’espérance, que de voir le triomphe de notre cause garantir ainsi le respect de la parole donnée, l’observance des sermens jurés, la fidélité aux contrats signés, c’est-à-dire, en somme, la tradition des lois et des règles qui rendent possible la vie du genre humain en sociétés régulières. Un magnifique idéal de justice et de liberté domine et éclaire les codes où nous avons inscrit, conformément aux disciplines de l’antiquité classique, le principe essentiel qui sauvegarde la dignité humaine en imposant aux violences mêmes de la guerre certaines garanties et restrictions communément adoptées par les nations dociles à l’enseignement de l’humanisme antique et de la doctrine chrétienne[2].

Au nom de cette doctrine et de cet enseignement, il convenait qu’une protestation fût faite, en cette séance mémorable, par M. Louis Renault, membre de la section de législation, de droit public et de jurisprudence de l’Académie des Sciences morales et politiques. Pour traiter la question de la guerre et du droit des gens, et pour répondre par la simple citation du texte des conventions internationales aux moralistes allemands qui affirment, avec M. de Bethmann-Hollweg, chancelier de l’empire, que la convention de Genève du 22 août 1864 et le règlement adopté par la conférence de La Haye en 1899 sont des « chiffons de papier, » nul n’était mieux qualifié que le savant et probe commentateur du Recueil international des traités.

Enfin, aux soldats armés pour la défense de la liberté, de la justice et du droit contre les attentats de cette cynique félonie devait s’adresser la reconnaissance unanime de l’Institut de France, réuni en assemblée générale et en séance solennelle. ; C’est pourquoi, dans cette séance historique du lundi 26 octobre, l’orateur de l’Académie française fut chargé de rendre hommage à nos combattans et de saluer le Soldat de 1914[3], qui devait encore être, hélas ! le soldat de 1917.

Les semaines, les mois, les années ont passé. Dans une des plus récentes séances publiques de l’Institut, le 18 décembre dernier, au huit cent soixante-huitième jour de cette guerre, le président de l’Académie des Sciences, M. Camille Jordan, l’illustre mathématicien, dont trois fils sont tombés au champ d’honneur, adressait à un auditoire profondément ému ces graves paroles qu’il faut citer, et qui n’ont pas besoin de commentaire : « L’année dernière, à pareille époque, mon prédécesseur exprimait en termes éloquens un vœu qui ne s’est pas complètement réalisé encore. Il ne m’est pas donné de célébrer la victoire, mais du moins les douze mois qui viennent de s’écouler nous ont apporté de nouvelles raisons de compter sur elle et de la vouloir complète et décisive. Sans parler des glorieux succès de nos armées, les crimes multipliés de nos ennemis sont le présage de leur défaite. Ils osent parler de liberté, d’affranchissement, lorsque, sur chacune de leurs frontières, gémit une nation opprimée ; lorsque des populations entières sont déportées en esclavage et qu’ils s’apprêtent à les enrôler de force dans leurs armées… Ils invoqueront en vain leur « vieux Dieu allemand, » sanglante idole que s’est forgée leur orgueil. Nous leur laissons ce Dieu-là. Le nôtre ne connaît pas la vieillesse et n’est pas l’apanage d’un peuple, mais c’est un Roi de justice et avec son aide nous vaincrons. »

L’Académie française, en ces deux années tragiques, où nous avons tous passé par les plus cruelles alternatives d’espérance et d’inquiétude, n’a jamais cessé de motiver cet acte de loi dans les destinées de la patrie et d’être l’interprète du sentiment national, en adressant à nos soldats le témoignage public d’une confiance qui s’accroît avec les difficultés d’une tâche que la vertu française saura mener, sans défaillance, jusqu’au bout. Aux défenseurs de Verdun l’Académie a envoyé l’hommage d’une admiration, qu’elle partage avec tous les Français, avec tous nos alliés. Elle conserve avec fierté, dans ses archives, la belle réponse de leur chef, le général Nivelle, aujourd’hui commandant en chef des armées françaises sur le front d’Occident.


II. — CONCOURS LITTÉRAIRES ET PRIX DE VERTU

Il faut que les Lettres françaises préparent dès maintenant l’œuvre des historiens futurs et les jugemens de l’équitable postérité. Elles étaient directement menacées, dans leur domaine idéal, par une agression qui, en s’attaquant aux monumens de notre art, aux souvenirs de notre passé, aux promesses de notre avenir, voulait, en définitive, tuer l’âme de la France. Cette âme sortira renouvelée, rajeunie, de la grande épreuve. « Les pensées s’élèvent, les églises s’emplissent, la grande voix des poètes est écoutée ; on a besoin d’idéal : les uns le cherchent au ciel et les autres sur la terre, et tous le rencontrent dans l’amour de la patrie. Quelle France nouvelle tout cela nous prépare ! N’écoulons pas ceux qui prétendent que rien ne sera changé après[4]. »

Ce qui sera changé d’abord, c’est le goût du public. Il n’y a pas d’exemple qu’après un tel bouleversement la sensibilité d’un peuple n’ait pas été modifiée. Rome, au temps de Claudien et de saint Paulin de Nole, Rome, attaquée par Alaric, insultée par les Vandales, réveillée brusquement par l’imminence d’un péril qu’elle n’avait pas suffisamment prévu, quitta ses habitudes païennes, et l’on vit une société longtemps livrée aux dissipations et aux plaisirs futiles chercher dans la spiritualité du christianisme une consolation austère et douce. Ne doutons pas du renouveau qui déjà nous annonce la splendeur des moissons prochaines, et qui bientôt nous vengera des prédiction haineuses d’un ennemi trop pressé de discerner en nous les symptômes de la déchéance intellectuelle et de la décrépitude morale. « Hier la poésie se paganisait en un sensualisme raffiné ou brutal… Voici le matin d’une poésie autre. »

Pour proclamer cette vérité avec toute l’autorité désirable, et pour la répandre avec une éloquente efficacité, l’Académie française a la bonne fortune de posséder, en la personne de son secrétaire perpétuel, un homme de tribune qui, en se retirant de la vie politique, n’a rien perdu de sa ferveur d’apostolat social. M. Etienne Lamy, qui fut député à vingt-cinq ans, et dont les brillans débuts ont laissé une trace durable dans l’histoire du gouvernement parlementaire et du parti libéral, est toujours prêt à couvrir d’un voile de modestie et de discrétion ses initiatives hardies et généreuses. Donateur d’une somme de cinq cent mille francs, qui est destinée à aider les familles nombreuses qui doivent être les réserves inépuisables de la nation, et les cadres naturels des vertus nécessaires à la France, M. Etienne Lamy a su élever à la dignité d’une véritable profession de foi l’ensemble de ses rapports annuels sur les concours littéraires.

Si l’Académie française a cru devoir maintenir, en temps de guerre, le principe de ses concours, si elle a continué d’encourager l’éloquence et la poésie que l’on avait sacrifiées, en d’autres endroits, à la philologie germanique ; si elle a distribué, comme par le passé, des prix dont médisent volontiers ceux qui les ont sollicités sans les obtenir, elle a pensé que, cette fois, elle devait surtout regarder du côté du front de bataille et choisir ses lauréats de prédilection, ses héros préférés parmi ceux qui sont au péril et à l’honneur. Elle a déposé pieusement sur des tombes récentes les palmes qu’en des temps plus doux elle décernait à des écrivains pleins de jeunesse et de vie. Le colonel Patrice Mahon, les capitaines Délanger, Drevet, Lapertot ont reçu ainsi la seule récompense dont puisse disposer une Compagnie aussi attentive aux talens qu’aux vertus : la consécration publique des œuvres qui leur survivent. Ces officiers de carrière avaient publié, sous des noms bientôt chers aux lettrés (Art Roë, Emile Nolly, Léo Byram, Fernand Dacre) leurs premiers livres, qui annonçaient une longue série d’œuvres remarquables, et où s’attestait, avec les plus riches dons du moraliste, du conteur, du poète et du peintre, le généreux désir de donner aux Français une littérature nouvelle, qui ne fût pas une littérature de vaincus. Ils ont signé de leur sang ce pacte avec la victoire. En confiant à la mémoire de la nation de tels exemples, en inscrivant aussi, sur une page glorieuse, les noms des lieutenans-colonels Victor Duruy, d’André, Driant, du commandant Vidal de la Blache, des capitaines Cornet, Hennequin, Bernardin, de Boisanger, du lieutenant Psichari, du sous-lieutenant Allard Méeus, poète de cette « promotion de Montmirail, » qui avait juré d’aller à la bataille en gants blancs, comme à une fête, l’Académie a montré, par l’étendue même des pertes que nous avons subies, et qui sont, hélas ! irréparables, quelle richesse d’intelligence et de force morale contenait l’armée de la France, même avant que la mobilisation eût versé dans ses cadres l’élite de tous les Français. Parmi ses autres lauréats de guerre, l’Académie a distingué un poète au cœur d’apôtre, Charles Péguy ; un architecte épris des lois de la beauté morale, non moins que des règles de l’eurythmie esthétique, Max Doumic, engagé volontaire a cinquante-deux ans ; le caporal Charles Picard, inspecteur des finances ; deux hommes politiques, Pierre Leroy-Beaulieu et Robert Dubarle, un professeur de droit, le sergent Henri Loubers ; un avocat, le sous-lieutenant Henri Gazin ; un sous-préfet, Emile Despax, l’auteur charmant de la Maison des Glycines ; un instituteur, Louis Pergaud ; un professeur d’histoire, Albert Malet ; un diplomate, Raymond Aynard ; un journaliste à l’ancienne mode, quoique nouveau venu dans la presse, Guy de Cassagnac ; un des jeunes maîtres de la critique historique, le capitaine Augustin Cochin ; le sergent Maspero, égyptologue, helléniste, arabisant, et les normaliens Maurice Masson, Emile Clermont, Jules Arren, François Laurentie, Charles Flachaire, Marcel Toussaint, tous morts au champ d’honneur. Et tous ces noms, venus de tous les points de l’horizon social, toutes ces aptitudes diverses, réunies dans un effort commun, ont fait voir les ressources inépuisables et variées que la société civile gardait en réserve pour en doter magnifiquement l’armée au moment de l’appel de la patrie en danger.

Le prix de la langue française a été décerné par l’Académie française à l’Ecole normale supérieure. Cette langue, désormais sauvée d’un impur alliage par l’armée combattante qui défend nos frontières idéales aussi vaillamment que le territoire de notre nation, les normaliens, avec leurs camarades venus des autres écoles, travaillaient à la répandre à l’étranger, dans les grands établissemens de culture française qui sont confiés à la direction intellectuelle et à la tutelle morale de l’Institut de France. Mais la guerre, sans éteindre ces foyers de science et d’art, avait appelé à d’autres devoirs ceux qui avaient été chargés d’entretenir pacifiquement, à Rome, à Athènes, et jusque dans les lointains parages de l’Extrême-Orient, l’immortelle flamme du génie français. Et déjà, au moment où M. Emile Châtelain, président de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, prenait la parole au nom de cette Compagnie, dans la séance publique du 20 novembre 1914, notre Ecole archéologique de Rome avait perdu deux d’entre les meilleurs disciples de Mgr Duchesne : Robert André-Michel et Jean Martin, morts glorieusement, celui-ci le 29 août 1914, à Gerbéviller, celui-là, le 13 octobre de la même année, à Crouy. L’année suivante, dans la séance du 19 novembre 1915, M. Edouard Chavannes, inscrivant au Livre d’or le nom de M. Demasur, architecte de l’Ecole d’Extrême-Orient, exprimait la crainte que cette liste ne fût pas close. Et son successeur, M. Maurice Croiset, dans la dernière séance de la Compagnie, a déploré de nouvelles pertes parmi les jeunes savans des Ecoles françaises de Rome et d’Athènes, devenus soldats[5].

Par décret du 26 janvier 1850, l’Ecole française d’Athènes, fondée par ordonnance royale du 11 septembre 1846, fut placée sous le haut patronage de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui, depuis près d’un demi-siècle, surveille avec une indulgence toute maternelle le cours varié de ses travaux, et qui n’a pas dédaigné d’examiner sans parti pris les plus sérieuses dissertations du fantasque Edmond About. Cette mission permanente, vouée à l’archéologie, à l’épigraphie et à toutes sortes d’autres disciplines qui d’ailleurs s’accordent fort bien avec le goût juvénile des voyages pittoresques, n’est pas la doyenne des « filiales » de l’Institut, puisque, l’Académie de France à Rome approchera bientôt de son troisième centenaire[6]. Mais, déjà parvenue à l’âge respectable de soixante-dix ans, ayant traversé quelques vicissitudes et assisté à plusieurs révolutions, elle a pu croire qu’après la chute d’une dynastie bavaroise et l’avènement d’un nouveau régime, garanti même pécuniairement par l’intervention amicale de la France, de l’Angleterre, de la Russie, puissances libératrices de l’hellénisme opprimé, la tyrannie germanique était bannie à tout jamais du sol sacré de la Grèce. Elle s’étonna fort, après la campagne victorieuse des Grecs contre les Turcs et contre les Bulgares, — campagne organisée, avec la patriotique confiance du grand Venizelos, par une mission militaire française, — de voir le fils du regretté roi Georges se coiffer d’un casque à pointe et porter en cérémonie un bâton de feld-maréchal prussien. On saura plus tard quels avertissemens sont venus de cette maison française, qui ne s’est jamais endormie dans la contemplation du passé, et dont les fenêtres sont largement ouvertes sur la lumière et sur la vie. Mais ce n’est pas le moment des conversations diplomatiques. Sitôt que le canon eut tonné sur la Meuse et dans les Vosges, nos jeunes « Athéniens » quittèrent l’attrayant décor de Délos et de Delphes et les chantiers de Thasos, fertiles en marbres ingénieusement ciselés, pour prendre leur poste de combat sur le front occidental, tandis que l’énergique directeur de l’École d’Athènes, prévoyant les événemens qui devaient prolonger le front de bataille en Orient jusqu’aux rivages de la Macédoine, explorait les bords marécageux du Vardar, visitait Doiran et Demir-Hissar, suivait la frontière bulgare jusqu’à Oxilar, et faisait le relevé topographique de tout le paysage que domine le mont Olympe. Lorsque la Turquie d’Enver pacha nous eut déclaré la guerre par ordre du Kaiser, ces jeunes soldats de la France, devenus presque tous officiers sur le champ de bataille, revinrent aux parages où avaient fleuri leurs plus beaux rêves, et où désormais leur connaissance des langues, des coutumes, des populations locales, jointe à leur bravoure, déjà éprouvée, pouvait rendre les plus signalés services. L’Institut a honoré la mémoire du capitaine Gabriel Leroux qui, blessé grièvement en France dès le début de la guerre, demanda un poste aux Dardanelles, et tomba « en Cher-sonèse de Thrace, au bord de l’Hellespont, en vue de la plaine de Troie[7]. » Son brillant camarade, le lieutenant Charles Avezou, blessé deux fois sur le front de Picardie, décoré de la croix de guerre avec deux palmes, combattit dans la presqu’île de Gallipoli, passa de là en Macédoine, mena une compagnie de zouaves contre les Bulgares, et fut frappé mortellement à Kastorino, dans la nuit du 16 au 17 novembre 1015, laissant le souvenir d’un cœur excellent, d’un esprit admirablement doué, d’une âme rayonnante, qui, pendant une vie trop brève et tragiquement, écourtée, exerça un puissant attrait de sympathie, avant de s’imposer à nos regrets par la beauté des plus nobles vertus françaises.

Parmi les « Athéniens » dont M. René Cagnat, aujourd’hui secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, entretint ses confrères dans la séance du 17 décembre 1915, il y a trois disparus : le sergent d’infanterie coloniale Johannès Paris, envoyé en Troade, au mois de mai 1915, avec les effectifs débarqués à Koum-Kaleh ; le lieutenant Adolphe Reinach qui, « par son érudition surprenante et son ardente curiosité avait déjà conquis une place honorable parmi les savans français, » et le soldat Gustave Blum qui avait passé brusquement de son cabinet de numismate à la tranchée… Ces deux derniers combattaient sur le front d’Occident. « Leur silence, dit l’auteur du Rapport sur les Écoles d’Athènes et de Rome, autorise toutes les craintes, sans interdire pourtant encore l’espérance. »

L’Ecole d’Athènes n’était pas encore au bout de ses épreuves. Cette riante maison si accueillante et si douce parmi les plus tranquilles, au milieu d’un jardin épanoui, aux pentes du Lycabette, a reçu le baptême du feu. Ses murs portent la trace des balles, qui dans la journée du 1er décembre 1916, lui furent envoyées en vives fusillades par les « épistrates » du roi Constantin. Elle a vu d’horribles massacreurs qui, sous les yeux de ce roi, dans les rues qui portent encore les noms des philhellènes français, Chateaubriand, Béranger, Firmin-Didot, Fabvier, assassinaient à coups de fusil les Grecs vénizélistes, coupables d’aimer la France ! L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres est très renseignée, ayant entendu en comité secret, le 22 décembre 1916, M. Fougères, directeur de l’Ecole, qui était à son poste lors de ces événemens, et qui, par son sang-froid et par son énergie, avec l’assistance du capitaine de vaisseau de Roque-feuil, a sauvegardé cet établissement et tout son personnel.

Le décret du 9 février 1859 prescrit aux pensionnaires de l’Ecole d’Athènes de se rendre à leur destination en passant par l’Italie. « Pendant leur séjour à Rome, ils sont placés sous l’autorité du directeur de l’Académie de France. » C’est ainsi que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a vu se resserrer les liens confraternels qui l’unissent à l’Académie des Beaux-Arts, dont le président, M. Léon Bonnat, disait, dans la séance publique du 6 novembre 1915 : « La villa Médicis reste en deuil, ses jardins sont déserts et ses lauriers fleuriront en vain, ils ne seront pas cueillis par les futurs vainqueurs de l’art. Ceux-ci ont aujourd’hui d’autres devoirs, et c’est ailleurs qu’ils cueillent des lauriers. En enfans sublimes, ils savent, à l’exemple d’Henri Regnault, leur héroïque devancier, que leur sacrifice est dû à notre douce France, ils savent que pour elle il faut vaincre ou mourir. » Plusieurs sont morts glorieusement, parmi ceux que le grand prix de Rome désignait aux sourires d’une autre gloire : les statuaires Crenier, Moulin, Ponsard, Ambrosio-Donnet, l’architecte Mirlaud. M. Marc Grégoire, grand prix d’architecture, a disparu. Les peintres Robert-Eugène Poughéon, Jules Merle, le statuaire Piron, le musicien Delvincourt ont été blessés.

La liste des récompenses décernées par l’Académie des Sciences est bien souvent aussi, hélas ! assombrie par d’irréparables deuils. Morts au champ d’honneur les mathématiciens Marty, Gâteaux, les physiciens Marcellin, Jean Blein, Marcel Moulin, Louis Chaumont, Gérard, les chimistes Viguier, Jacques Bongrand, le minéralogiste Albert de Romeu, le docteur Richard Millant, médecin chef du 26e bataillon de chasseurs à pied, k>naturaliste Jean Chatanay, les astronomes Jean Merlin et Blondel, le géologue Michel Longchambon, le commandant Batailler, récompensé pour ses travaux de mécanique expérimentale. Que de vides dans le cerveau de la France !

L’Académie des Sciences a pris soin de mettre au concours les questions concernant des nécessités de guerre : protection des navires contre les sous-marins et des sous-marins contre les mines ; recherche et mise au point des dispositifs de protection contre les gaz asphyxians ; organisation et fonctionnement du service médical dans les hôpitaux et ambulances, etc. La guerre qui nous est faite est une guerre scientifique. Aussi, « depuis les premiers jours d’août 1914, a dit M. Paul Appell, notre Académie n’a eu qu’une pensée : seconder le gouvernement dans la défense de la patrie et de la liberté[8]. » Six commissions furent constituées en comité secret, avec les dénominations suivantes : mécanique (y compris l’aviation) ; télégraphie sans fil ; radiographie ; chimie (y compris les explosifs) ; médecine, chirurgie, hygiène ; alimentation. « L’Académie des Sciences, a dit, l’année suivante, M. Edmond Perrier, pouvait devenir, sous la main du ministre de la Guerre, un puissant instrument, capable de mobiliser tout ce qui, dans la science et dans les industries chimiques ou physiques, était susceptible, de près ou de loin, d’être utile à la défense nationale[9]… » Et, résumant cette situation, M. Camille Jordan, disait dans un récent discours : « L’Académie n’a cessé de concourir à la défense nationale autant que ses moyens le lui permettaient. Ses membres y ont pris la part la plus active, un seul d’entre eux ayant rédigé 22U rapports dans le courant de cette année… On comprendra qu’il me soit interdit d’exposer les résultats qu’ils ont obtenus[10]. »

Il appartenait à l’Académie des Sciences morales et politiques, a qui n’a jamais cessé de travailler au progrès de la morale et du droit, qui compta toujours parmi ses membres les juristes les plus éminens, qui a tant contribué par eux à poser les principes régulateurs des rapports entre nations, » de proclamer, par la voix de son président, M. Bergson, qu’il n’y a pas deux opinions possibles dans le jugement de l’élite humaine sur le conflit sanglant qui oblige toutes les consciences à prendre parti contre l’immoralisme codifié en doctrine par les « intellectuels » allemands. La Compagnie s’est préoccupée de mettre ses travaux en rapport avec les circonstances, inscrivant au programme de ses enquêtes ou de ses séances toutes les actualités permanentes que la guerre remet sans cesse à l’ordre du jour de l’opinion publique. Elle a voulu, elle aussi, par l’attribution de ses « prix de vertu, » faire le plus de bien possible. En 1914, la fondation Carnot lui a permis de secourir « quatre-vingt-dix-neuf veuves d’ouvriers, chargées d’enfans. » Mais maintenant, ce n’est plus seulement aux veuves d’ouvriers qu’il faut songer. Combien de foyers en deuil sont assombris par l’absence du chef de famille, époux et pore, tombé au champ d’honneur ! L’Académie des Sciences morales et politiques avait maintes raisons de ne point ignorer l’« Assistance mutuelle des veuves de la guerre, » fondée par M. Frédéric Masson, un « vétéran de la mutualité, » avec le concours de plusieurs de ses confrères de l’Institut. Cette œuvre excellente, qui, dans les six premiers mois de son existence, a distribué près de 40 000 francs, mais qui, après avoir couru au plus pressé, voudrait maintenant assurer l’avenir par l’organisation de la mutualité des veuves et par l’éducation des orphelins de la guerre, vient de recevoir de l’Académie des Sciences morales et politiques une récompense qui est en même temps une consécration. Sur le rapport de M. Villey-Desmeserets, lu dans la séance du 1er juillet 1916, constatant que la Mutuelle des veuves de la guerre n’est pas « une œuvre unique, mais tout un essaim d’œuvres, plus intéressantes les unes que les autres, jaillissant de la même source : conseils juridiques, comité d’éducation, placement, ouvroir, caisse de prêts, vestiaire, sans parler de la caisse des secours exceptionnels, » la rente viagère instituée par le prix Corbay est attribuée à M. Frédéric Masson qui, moyennant cette aubaine de 250 francs par an, assure, grâce à un système inventé par son ingénieuse bienfaisance, « l’éducation intégrale de soixante orphelins[11]. » A l’œuvre des orphelins de la préfecture de la Seine, à la fédération des cantines maternelles, à l’œuvre des soldats aveugles, inspirée et dirigée par M. Vallery-Radot, l’Académie des Sciences morales et politiques a voulu assurer ou renouveler les effets d’une sollicitude toujours attentive à secourir la souffrance noblement supportée. La Compagnie, soucieuse d’honorer toutes les vertus que la guerre a révélées ou exaltées, vient d’offrir à M. Lenglet, maire de Reims, en même temps qu’un hommage reconnaissant « pour l’héroïsme admirable dont il a fait preuve pendant l’occupation allemande et le bombardement, » quelques moyens de pourvoir, avec ses dévoués collaborateurs, MM. Raïssac, Rousseau, Charbonneaux et de Prusignac, au ravitaillement de la cité martyre qui est confiée à sa garde. Mme Macherez et Mle Germaine Sellier ont reçu la récompense méritée par leur belle conduite à Soissons. Un des prix les plus importans de la section d’économie politique a été décerné à un jeune professeur de droit, M. Pierre Moride, mort au champ d’honneur.

Afin de contribuer au soulagement de ceux ou de celles sur qui pèse particulièrement le fardeau des misères présentes, l’Académie a voulu contribuer au « Secours national, « par l’entremise confraternelle de M. Appell, président de ce grand Comité d’union sacrée. La même pensée a inspiré l’octroi d’un « prix de dévouement » à la Croix-Rouge française, en la personne du regretté marquis de Vogué, dont le nom est attaché depuis cinquante ans à la Société de secours aux blessés militaires. L’Académie française, en complétant par des dons nouveaux ces libéralités de la Compagnie voisine, a honoré de ses récompenses plusieurs autres œuvres excellentes, notamment la Fédération nationale des mutilés, née d’un grand mouvement d’opinion, à l’appel de M. Maurice Barrès, et qui s’étend, par ses vingt et un comités, sur toute la France. « Au mois de juin de cette année, dit M. Ernest Lavisse en son rapport du 14 décembre 1916, 1 941 rééduqués, — rééduqués réellement et complètement, — avaient été placés et bien placés. Ainsi, un double service est rendu à la nation qui retrouve des collaborateurs à son activité, et à ces hommes à qui le travail assure la sécurité de la vie. »

Ce n’est pas tout. L’Institut de France a voulu s’occuper directement des blessés, les soigner, les guérir. Il a fondé, dans un immeuble qui lui appartient, avec ses deniers propres et une grande dépense de bonne volonté, un hôpital.


III. — ŒUVRES DE GUERRE

Quelques jours après la déclaration de guerre, le 8 août 1914, la Commission centrale, chargée d’administrer les propriétés et les fonds communs aux cinq classes de l’Institut, se réunissant pour la première fois depuis l’ouverture des hostilités, sous la présidence de M. Emile Picard, membre de l’Académie des Sciences, résolut, sur la proposition de MM. Gabriel Hanotaux et Frédéric Masson, délégués de l’Académie française, d’aménager, de meubler et d’équiper, par les soins de l’Institut, dans les locaux disponibles de l’hôtel Thiers, 27, place Saint-Georges, légué par Mlle Dosne, un hôpital auxiliaire de cinquante lits, dont les services administratif et hospitalier seraient confiés à l’Association des Dames françaises. Conformément à ce projet, la sous-commission de la fondation Jacquemart-André fut autorisée à utiliser, pour le mobilier et la lingerie, les réserves de l’hôtel sis au numéro 58 du boulevard Haussmann et celles du domaine de Châalis, près d’Ermenonville (Seine-et-Oise). A la somme de 30 000 francs, attribuée par la Commission administrative aux travaux de premier établissement, s’ajouta une contribution de 10 000 francs, versée par l’Association des Dames françaises, laquelle se chargea de fournir le personnel des infirmières et de s’assurer la collaboration du professeur Broca, des docteurs Troisier, Maurange, Diehl. Un membre associé de l’Institut offrit de contribuer aux frais d’installation par un premier versement de 2 500 francs. L’allocation du Service de santé fut fixée à 21 708 francs pour trois trimestres, c’est-à-dire à deux francs par jour et par lit occupé.

L’aménagement de l’hôtel Thiers et son adaptation au dessein patriotique de l’Institut n’étaient point choses fort aisées. Grâce au zèle ingénieux des administrateurs, tout fut bientôt mis en état de recevoir les blessés. En moins de quarante-cinq jours, malgré la rareté et la cherté de la main-d’œuvre, l’hôtel Thiers devint un hôpital digne de l’éloge des architectes de l’Académie des Beaux-Arts pour sa partie architecturale, et de l’approbation des médecins ou chirurgiens de l’Académie des Sciences, pour l’installation parfaite de ses instrumens et de ses appareils. M. Maurice Hamy, membre de la section d’astronomie de l’Académie des Sciences, voulut bien donner ses soins à l’organisation de la radiographie et de la radioscopie. Et, lorsque le professeur Landouzy, invité par ses confrères à visiter l’hôpital de l’Institut, vint constater les résultats obtenus, en si peu de temps, par un petit nombre de bonnes volontés, résolues à bien faire, les félicitations de l’éminent doyen de la Faculté de médecine furent l’expression d’une confiance que les événemens ont justifiée chaque jour davantage.

L’hôpital de l’Institut est administré par M. Frédéric Masson, de l’Académie française. Cet homme de bien, qui, dans le domaine de la charité active et de l’assistance mutuelle, fut toujours, selon l’expression très juste d’un de ses plus ingénieux confrères, un guide incomparable, « œil clairvoyant, intelligence documentée, cœur chaud, quelque rudesse et une grande bonté[12], » a quitté, depuis plus de deux ans, ses travaux personnels, renoncé à ses occupations coutumières, négligé volontairement ses intérêts particuliers, pour se consacrer, corps et âme, au service des blessés. Chaque jour, il est à son poste, s’acquittant avec une admirable conscience des infinies obligations d’une charge dont il assuma d’abord les obligations à titre privé et dont il est devenu le titulaire, secondé à souhait par la collaboration amicale de l’architecte Louis Bernier. Au cours de la première année, 380 blessés, — presque tous de grands blessés, — ont été accueillis à l’hôpital de l’Institut et confiés aux soins d’un personnel dont le dévouement a reçu de l’administrateur lui-même, bon juge en la matière, ce témoignage précieux : « L’infirmière-major, Mme Miret, avait fait ses preuves par deux campagnes au Maroc ; elle avait les qualités morales nécessaires pour mener une formation de cette nature : l’activité, la décision, l’autorité, une égalité d’humeur et une présence d’esprit remarquables, en même temps qu’elle remplissait toutes les conditions techniques qui font l’infirmière de premier rang. Mlle Guillier, qui la secondait comme infirmière-major, avait autant de connaissances, de savoir et de dévouement… Mme Miret et Mlle Guillier ont pris la garde en septembre 1914. Depuis lors, jusqu’à cette fin de décembre 1915, sauf un mois de congé qu’on les força à prendre, elles n’ont pas manqué un jour ni une nuit d’être à la disposition des blessés ; éveillées à la moindre alerte par l’infirmière de garde, arrêtant les hémorragies, consolant les mourans, accueillant, déshabillant, couchant les blessés qu’on amenait le plus souvent par convois successifs, entre minuit et quatre heures du matin ; leur prodiguant les premiers soins, portant leurs effets au magasin d’attente, elles se trouvaient prêtes cependant à la première heure pour la visite du docteur. L’énergie et la résistance qu’elles ont déployées, et qu’elle déploient chaque jour, le moral dont elles font preuve, leur action continuelle sur les blessés, leur bonne grâce qui ne tolère aucune familiarité, et qui leur assure le respect en même temps que l’affection de tous, les mettent tout à fait hors de pair[13]. »

Les infirmières de l’hôpital de l’Institut ont toutes contribue à faire de cette maison un établissement modèle. Les infirmiers ecclésiastiques et laïcs, — tous volontaires et bénévoles, — ont assuré le service de nuit avec une belle émulation, jusque dans l’accomplissement des devoirs les plus pénibles. Les rapports présentés à la Commission administrative centrale, sur le Fonctionnement de l’hôpital entretenu par l’Institut de France à l’hôtel Thiers, ont rendu hommage à ces personnes de bonne volonté et de grand zèle, ainsi qu’à Mme Pierre Azaria, à Mme Auguste Broca, chargées du service de l’économat, à Mme la doctoresse Houdré, à Mlle Wolff, externe des hôpitaux. ;

Il y a un sujet particulièrement émouvant, sur lequel ce rapport, à cause de l’excessive modestie de l’auteur, n’insiste pas assez, et qu’il faut ici mettre en lumière. La sollicitude paternelle de l’administrateur de l’hôpital de l’Institut a su s’étendre bien au-delà des murs de l’hôtel Thiers et veiller à ce qu’on entourât des plus touchantes marques de la reconnaissance nationale les tombes des braves que la science et la charité, travaillant de toute leur âme et d’un commun effort, n’avaient pas pu guérir. Toutes les fois qu’un cortège funèbre s’est formé devant la grande porte de l’hôpital, pour accompagner à sa dernière demeure, avec les honneurs militaires, un soldat mort de ses glorieuses blessures, on a vu l’administrateur suivre jusqu’au cimetière de Pantin le cercueil recouvert du drapeau tricolore. Et là, tête nue, devant la fosse ouverte dans la terre de France pour l’éternel repos d’un défenseur de la patrie, l’historien des premiers rôles de la grande tragédie impériale évoquait l’image des plus humbles héros de l’épopée d’aujourd’hui. À ceux-ci comme à ceux-là il offrait le même talent, soucieux de vérité pure, infiniment scrupuleux dans la recherche du document qui prouve et du trait qui précise et de l’expression pittoresque qui fixe dans la mémoire de l’auditeur ou du lecteur une image désormais inoubliable. En consacrant ainsi aux bons serviteurs du pays, aux chers enfans dont il avait recueilli le dernier soupir et dont il ne pouvait parler qu’avec une angoisse au cœur et un tremblement dans la voix, ces discours qui sont des notices individuelles, des chapitres d’histoire, et qui resteront, comme des titres de noblesse, dans les archives des familles en deuil, M. Frédéric Masson a dessiné, d’une main délicate et ferme, quelques figures qu’il n’a point choisies dans l’innombrable diversité de l’armée française, et qui nous frappent autant par les particularités de leur caractère individuel que par la beauté de leur type collectif. Qu’il nous parle d’un laboureur breton, soldat d’infanterie, d’un montagnard d’Auvergne, devenu chasseur alpin, d’un sabotier de la Sarthe qui fut l’un des plus intrépides combattans de l’Argonne héroïque, ou encore de ce pauvre petit Basque, dont les lèvres expirantes, pendant le délire de l’agonie, murmuraient les mystérieuses paroles de la langue de Ramuntcho, toujours on sent qu’il a bien connu, qu’il a bien aimé celui dont il évêque l’image en quelques mots, venus du cœur[14].

Symbole visible et intelligible de la France qui combat, de la France qui travaille, de la France qui souffre, de la France pour qui l’on meurt afin qu’elle vive, le cercueil de l’humble et magnifique soldat de France, blessé mortellement au champ d’honneur, conduit au champ de repos par le représentant d’une Compagnie fondée pour maintenir et sauvegarder ce qu’il y a de plus précieux dans l’âme française, recueillait, chemin faisant, les hommages innombrables d’une foule émue et respectueuse. Bien souvent les passans se joignaient au cortège. De sorte que l’administrateur, l’aumônier, la délégation du corps médical et des infirmières de l’hôpital Thiers, accompagnant au cimetière celui que la science et la bonté n’avaient pu arracher à la mort, étaient entourés, en arrivant au terme de leur pieux pèlerinage, par une multitude d’amis inconnus, qui partageaient leur émotion et qui s’associaient de tout cœur au dernier adieu, adressé à une élite de Français par l’Institut de France.

Trente-trois fois ce douloureux devoir fut rempli. Les autres grands blessés de l’hôpital de l’Institut, — au nombre de 647 pour les deux premières périodes, — ont été sauvés. Leur retour à la vie a été fêté en toute effusion de cœur, par une sorte de joie discrète et douce, dans la maison où ils sont entourés de tous les soins matériels et de toutes les sollicitudes morales.

L’hôtel Thiers n’est pas le seul domaine que l’Institut ait organisé pour le service des blessés ou des autres victimes de la guerre. L’Académie des Sciences possède à Hendaye un observatoire, installé dans le château légué par M. d’Abbadie. M. l’abbé Verschaffel, directeur de cet établissement, a hospitalisé de pauvres petits orphelins belges[15].


L’invasion de l’ennemi a malheureusement interrompu le fonctionnement de l’ambulance que l’Institut avait installée à Chantilly et confiée à M. Vicaire. C’est un tragique épisode que les renseignemens les plus sûrs vont nous permettre de retracer.

Lorsque, dans la matinée du jeudi 3 septembre 1914, à neuf heures, les Prussiens du 27e régiment d’infanterie de réserve entrèrent dans Chantilly et débouchèrent sur la pelouse par la porte Saint-Denis, deux des conservateurs élus par l’Institut pour administrer le musée Condé étaient absens. L’un, M. Alfred Mézières, de l’Académie française, était resté, malgré l’invasion, dans sa maison lorraine de Rehon, en Meurthe-et-Moselle, à quarante kilomètres de Briey : otage des Allemands, le vénérable doyen de l’Académie française est mort là-bas, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, au milieu de nos ennemis ; l’autre conservateur, M. Georges Lafenestre, de l’Académie des Beaux-Arts, avait voulu rester, malgré l’état d’une santé précaire : l’affectueuse insistance de son confrère, M. Élie Berger, et du conservateur adjoint, M. Gustave Maçon, eut raison de son courage, et le décida enfin à quitter le pavillon d’Enghien, mais seulement lorsqu’il eut veillé aux mesures de précaution prescrites par la Commission administrative centrale en ce qui concernait les œuvres d’art, les manuscrits et les objets les plus précieux des collections du musée Condé.

M. Élie Berger s’étant porté, avec beaucoup de sang-froid, à la rencontre des ennemis, ceux-ci se firent ouvrir la grille. Un capitaine, ayant constaté que l’honorable conservateur connaissait la langue allemande, déclara, en cette langue, que « si un seul coup de fusil était tiré, le château serait brûlé et le personnel fusillé[16]. » On n’ignorait pas à Chantilly que, la veille, 2 septembre, le maire de Senlis, M. Odent, avait été arrêté par les Allemands, conduit sur le territoire de la commune de Chamant, et fusillé[17]. Le lieutenant-colonel commandant le 27e régiment d’infanterie de réserve arriva vers la fin de la matinée et repartit pour aller inspecter ses autres bataillons, cantonnés au Mont-Pot et à Montgrésin. Six canons furent mis en batterie à l’entrée de Chantilly, au lieu-dit le Coq-Chantant. Les voitures régimentaires, les cuisines roulantes, entrèrent dans le parc. Et les officiers allemands réquisitionnèrent, pour déjeuner sur l’herbe, en plein air, les provisions du personnel du château, tandis que leurs hommes se reposaient sur la pelouse ou prenaient un bain dans les bassins. Sur ces entrefaites arrivèrent deux nouvelles compagnies, avec lesquelles marchait M. Vallon, maire de Chantilly, que les Allemands avaient pris comme otage, et qui montra, dans ces pénibles circonstances, une fermeté attestée par des témoignages publics. Dans l’après-midi, les Allemands procédèrent à des réquisitions de vivres, de vin, de fourrages, de literie. Les salles du musée, la galerie des Cerfs, la grande galerie, furent couvertes d’une épaisse couche de paille, pour le logement des troupes. Les officiers dînèrent dans la petite salle à manger. A huit heures, les ponts-levis furent levés, le pont tournant fermé, la herse baissée. A ceux qui demandaient les raisons de cette manœuvre, les Allemands répondaient : « C’est une forteresse. » M. Elie Berger eut une vive altercation avec un sous-officier qui prétendait loger des chevaux dans le château. Le conservateur eut gain de cause, et les chevaux s’en allèrent aux grandes écuries. Les Allemands, avant de se coucher, avaient annoncé le dessein de rester à Chantilly une dizaine de jours, et de marcher sur Paris. Mais, pendant la nuit du 3 au 4 septembre, un ordre de départ les obligea brusquement à plier bagage et à s’en aller du côté d’Avilly. La bataille de la Marne commençait… Pendant huit jours, les forêts voisines furent visitées par des patrouilles de uhlans et de hussards de la Mort. Puis, dans la nuit du 10 au 11 septembre, les habitans du château de Chantilly virent passer sous leurs fenêtres un long défilé de cuirassiers français, un grand convoi d’artillerie, le 6e régiment de dragons, qui alla cantonner à Saint-Firmin. La bataille de la Marne était gagnée.

Le domaine de Châalis, dont le conservateur, M. Louis Gillet, mobilisé comme capitaine d’infanterie, est sur le front depuis le commencement de la guerre, reçut également la visite de l’ennemi, qui pilla les communs, la maison du régisseur et les écuries. Après la bataille de la Marne, on eut l’idée d’utiliser les terrains de Châalis pour procurer des légumes frais à l’hôpital de l’Institut. Ce projet fut abandonné à cause de certaines difficultés matérielles.

La liste des établissemens charitables qu’a fondés l’Institut serait incomplète, s’il n’était fait mention de l’ouvroir installé au palais Mazarin et dirigé par Mn, e Laveran, et par « la fille de notre grand Pasteur, Mme Vallery-Radot, que l’on retrouve partout où il y a du bien à faire. »

N’est-il pas vrai que, par l’ensemble de ses initiatives et de ses exemples, l’Institut de France a fait, pendant cette période violente où l’épreuve de la guerre donne la mesure des hommes et des choses, la meilleure des propagandes sociales et morales ?


IV. — LA PROPAGANDE

Dans la séance publique du 25 octobre 1916, M. Paul Deschanel, délégué de l’Académie française, disait à ses confrères des cinq classes de l’Institut : « Depuis la guerre, on a improvisé d’excellentes œuvres de propagande, dont vous avez, mes chers confrères, pris vaillamment votre part. Qui, mieux que vous, peut diriger cette campagne ?… Qui, mieux que vous, peut faire connaître la France, son caractère, ses mœurs, sa famille tendrement unie et ses enfans magnifiques, notre vrai Paris, celui des Parisiens, si différent de celui des étrangers, toute la beauté de cette culture gréco-latine, qui a imprégné notre race d’héroïsme et de vertu ? »

Pour inaugurer cette propagande nécessaire, il fallait faire justice de la campagne de calomnie et de diffamation qu’avait organisée, depuis longtemps, contre la France, une nation chez qui l’on trouve, selon l’expression de M. Gaston Darboux, « des théologiens pour sanctionner les massacres de victimes Innocentes, des juristes pour justifier la violation des traités, des artistes pour approuver la destruction des monumens les plus vénérables, des savans pour contribuer par leurs inventions à rendre la guerre plus cruelle et plus inhumaine[18]. »

L’odieux manifeste des « intellectuels v allemands portait les signatures de plusieurs savans d’autant moins excusables qu’ils avaient recherché, en des temps où l’on pouvait se faire encore des illusions sur l’Allemagne, l’honneur d’être les associés ou les correspondans de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de l’Académie des Sciences, de l’Académie des Beaux-Arts, de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Le 23 octobre 1914, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, réunie dans sa séance ordinaire du vendredi, vota un ordre du jour qui flétrissait les signataires de ce manifeste, sans préjudice des sanctions ultérieures que comportait la situation.

Ces sanctions se produisirent sous la forme d’un vote d’exclusion nettement motivé. La Compagnie déclarait qu’un de ses associés et quatre de ses correspondans « n’ont pas craint, pour excuser des crimes, de nier les faits les plus certains, et cela sans enquête personnelle, au mépris de tous les témoignages et de l’évidence même, sur la foi et peut-être sur l’ordre d’un gouvernement qui fait profession de n’attacher aucune valeur à la parole donnée, » et qu’ils ont ainsi « manqué gravement à un devoir d’honneur et de loyauté. » En conséquence, l’élection des quatre correspondans désignés par cette déclaration était annulée par décision de ce même jour. Quant à l’associé devenu ipso facto « indésirable, » son élection a été annulée par décret du 28 mai 191-5. Et l’Académie a eu l’honneur d’élire, le 6 août, à cette place vacante, S. M. le roi d’Italie, qui a bien voulu donner à la France un nouveau gage de son attachement en acceptant cet hommage, rendu, par un corps savant, à sa science numismatique.

L’Académie des Sciences, l’Académie des Beaux-Arts et celle des Sciences morales et politiques ont pris des décisions pareilles. On ne verra plus, sur le registre de notre Institut national, qui a ouvert ses portes à la science, mais qui les ferme à l’immoralisme grossièrement affiché, les noms de certains professeurs d’outre-Rhin.

On sait comment ces professeurs écrivent l’histoire d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Un écrivain suisse, l’un des maîtres les plus distingués de l’Ecole polytechnique de Zurich, M. Antoine Guilland, très renseigné sur les hommes et les choses d’Allemagne, a écrit, voilà plus de quinze ans, tout un livre pour démontrer que dans les ateliers scientifiques et dans les laboratoires d’érudition où se prépare, à la façon d’une mystérieuse combinaison chimique, l’histoire accommodée aux convoitises des Hohenzollern et des Habsbourg, les manipulateurs de documens et de fiches, dressés à l’école d’un Mommsen, d’un Treitschke, d’un Lamprecht ou d’un Spahn, traitent volontiers les textes comme de simples dépêches d’Ems. C’est d’ailleurs ce qu’avait bien vu, avant l’Année terrible, notre Fustel de Coulanges, fort malmené en son temps, précisément à cause de cette clairvoyance, par les philologues teutons et par leurs disciples. L’équipe historique d’outre-Rhin était déjà devenue, pendant la paix, sous la direction des futurs signataires du manifeste des « intellectuels » allemands, une immense agence Wolff. Nous avons pu voir de quelle propagande ces « intellectuels » sont capables en temps de guerre. Avec un soin, une application, une patience qu’on ne saurait contester, ils se procurent les adresses nominatives de toutes les personnes qui, de près ou de loin, tiennent aux académies étrangères et aux milieux lettrés. Les moindres centres de propagande possible sont repérés, en tous lieux, avec le soin méticuleux que les Allemands, — cela est incontestable, — savent apporter dans l’organisation de leurs services d’espionnage. Ils ont fait ce travail notamment pour les États-Unis d’Amérique. Non seulement les professeurs des grandes universités d’outre-mer, Harvard, Columbia, Princeton, Yale, Berkeley, figurent sur les répertoires d’une agence allemande qui connaît leurs adresses particulières et sait le moyen d’atteindre leur domicile privé ; mais jusqu’au fond des États les plus lointains de la Confédération américaine, les plus petites écoles, les bibliothèques naissantes, les plus modestes sociétés littéraires ou scientifiques sont méthodiquement obsédées de communications et de réclames qui, par des voies multiples, se dirigent vers un but unique.

Heureusement, l’Institut de France a non seulement des amis, mais des représentans sur les rives transatlantiques et

dans les cités industrieuses du Nouveau-Monde. M. Théodore Roosevelt, membre associé de l’Académie des Sciences morales et politiques, M. Whithey Warren, de l’Académie des Beaux-Arts, MM. Baldwin, Eliot, correspondans de l’Institut, nous ont donné des preuves précieuses de leur attachement. L’appel de leurs voix amicales a fait venir en Amérique plusieurs académiciens français, M. Boutroux, M. Brieux, M. Bergson, qui furent les bons ambassadeurs de l’idée française. Et la France n’oubliera jamais les jeunes Américains qui sont venus combattre pour elle et qui sont morts au champ d’honneur : Victor Chapman, ancien élève de notre Ecole nationale des Beaux-Arts ; le poète Alan Seeger, de l’université Harvard, tombé au combat de Belloy-en-Santerre, le 5 juillet 1916 ; Wilko, Norman Prince, Kiffin Rockwell, qui disait, avant de mourir : « The cause of the France is the cause of the all mankind. La cause de la France est la cause de toute l’humanité. »

Il ne tenait qu’aux organisateurs d’une propagande qui exige, en toute rencontre, le concours d’une élite, de recourir plus souvent aux bons offices de l’Institut. Du moins, une délégation de l’Institut de France est-elle allée en Espagne, où elle fut accueillie par les habitans de Saint-Sébastien, de Madrid, de Séville, de Salamanque, d’Oviedo d’une façon qui montre tout l’intérêt que nous avons à encourager par des forces spirituelles les neutralités qui ne demandent qu’à être renseignées pour devenir cordialement sympathiques. cette ambassade intellectuelle, organisée avec un soin prévoyant par M. Pierre Paris, correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, directeur de l’Institut français de Madrid, a été honorée des attentions particulières de S. M. le roi d’Espagne dont l’esprit chevaleresque et le cœur généreux ont également approuvé la visite faite à Paris par les académiciens espagnols[19]. Un de ces académiciens, M. Jacinto-Octavio Picon, l’auteur célèbre de La Hijastra del amore et de Dulce y Sabrosa, se plaisait à citer une curieuse page de Gutierre Diaz de Gomez, chroniqueur espagnol du XVe siècle : « Les Français, disait déjà ce vieil auteur, sont. gens de noble nation, instruits, intelligens, habiles dans toutes les choses qui tiennent à la bonne éducation, à la courtoisie et à l’agrément des manières… Ils sont francs, généreux, obligeans pour tout le monde et pleins de civilité pour les étrangers ; ils savent louer et louent beaucoup les belles actions ; ils n’ont pas de rancune et leur colère passe vite ; ils n’insultent personne, ni de paroles ni de fait, à moins que leur honneur ne l’exige ; ils sont fort gais et amusans dans leurs récits[20]… »

Il ne tient qu’à nous de justifier cette bonne opinion, à la condition d’envoyer partout des missions dignes de nos amis et de nous-mêmes. L’Institut de France, fondé par une nation assez soucieuse de l’avancement spirituel des hommes et du progrès moral de l’esprit humain pour assigner aux lettres, aux arts, aux sciences une place éminente dans la hiérarchie des valeurs sociales et un rang officiel dans l’État, se conforme aux intentions de ses fondateurs en faisant aimer, respecter la France dans tous les pays civilisés où s’étend son action. En Angleterre, un Bryce, un Balfour, un Crookes, un Lorimer, un Lindsay appartiennent à ce corps illustre. En Russie, le grand-duc Nicolas, Ouspensky, Susor, Yermoloff ; en Belgique, Franz Cumont, Carton de Wiart, Descamps, Pirenne ; en Italie, Luzzati, Lanciani, Volterra, Pio Rajna, Comparetti, Boïto propagent sa doctrine, répandent son influence, font goûter le charme du génie latin où fraternisent les âmes italiennes et les âmes françaises. En Serbie, Vesnitch, en Roumanie Xénopol s’inspirent de sa pensée, pour proclamer, même en présence de l’envahisseur, la souveraineté du droit et le prochain retour de la justice.


Bientôt, quand nos alliés, après la victoire noblement méritée, viendront à Paris pour partager notre joie austère, après avoir communié avec nous dans le péril et dans l’honneur, ils verront sans doute se dresser en pleine lumière, devant l’Institut de France, le monument que l’on rêve de dédier, en cet endroit, aux morts héroïques dont la langue française redira d’âge en âge l’incomparable prouesse et maintiendra éternellement le souvenir.

Lorsque l’Institut de France, gardien de nos plus belles traditions nationales, célébra, en 1895, le centenaire de sa fondation ou plutôt de sa réorganisation par la loi du 25 octobre 1795, qui avait constitué ce grand corps en rétablissant sous des noms plus ou moins nouveaux les anciennes Compagnies fondées par Richelieu et par Colbert, la Société royale de Londres, cette doyenne des confréries savantes et lettrées de l’Europe, envoya aux académiciens français une adresse de félicitations, qui marquait en termes excellens le rôle assigné par une tradition plusieurs fois séculaire, non moins que par la confiance unanime de l’opinion publique, à notre Académie française, à notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, à notre Académie des Sciences, à notre Académie des Beaux-Arts, à notre Académie des Sciences morales et politiques.

« L’Institut, disait l’adresse de la Société royale de Londres, comprend aujourd’hui cinq académies. Chacune d’elles a sa sphère spéciale d’action ; mais toutes, concertant leurs efforts, coopèrent à l’œuvre commune, à la recherche des lois de la nature, au développement des lettres et des arts. La création de cet ensemble harmonieux a ouvert une ère nouvelle dans l’histoire de la civilisation. »

Pour l’honneur de la civilisation, mise en péril par un nouveau réveil de la barbarie et par le déchaînement des forces brutales qui, plus d’une fois, ont menacé d’ensevelir sous un amoncellement de cendres et de ruines les acquisitions idéales de plusieurs siècles de labeur, il convient que l’Institut de France puisse reprendre au plus tôt, malgré la durée d’une guerre qui se prolonge au-delà de toutes les prévisions, le cours de son existence normale, le programme complet de ses travaux, — ou, comme on disait, au temps de Fénelon, de ses « occupations, » qui consistent principalement à maintenir l’intégrité de l’intelligence française et l’éminente dignité de l’esprit humain.


GASTON DESCHAMPS.


  1. Discours de M. Jordan, président de l’Académie des Sciences, à la séance publique annuelle du 18 décembre 1916.
  2. Pour l’un des prix à décerner en 1918, l’Académie des Sciences morales et politiques a proposé le sujet suivant : « Les lois morales de la guerre. N’y a-t-il pas, à côté des règles juridiques de droit positif, des lois morales non écrites, auxquelles les nations civilisées doivent se soumettre dans la préparation de la guerre et dans la conduite des opérations militaires ? »
  3. René Doumic : Le Soldat de 1914.
  4. Maurice Donnay, Rapport sur les prix de vertu.
  5. M. Joseph Déchelette, correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, capitaine au 104 » territorial, passé, sur sa demande, au 208e d’infanterie, afin de servir plus tôt sur le front, est mort au champ d’honneur, le 3 octobre 1914, près de Vic-sur-Aisne, à l’âge de cinquante-deux ans. Cité à l’ordre de l’armée avec le motif suivant : « Frappé mortellement alors qu’il entraînait sa compagnie sous un feu violent d’artillerie et d’infanterie et lui avait fait gagner 300 mètres de terrain. Avant de mourir, il a demandé au lieutenant-colonel commandant le régiment si on avait gardé le terrain conquis, et, sur sa réponse affirmative, lui a exprimé sa satisfaction, en ajoutant qu’il était heureux que sa mort servît à la France. »
  6. Liste des pensionnaires de l’Académie de France à Romev publiée d’après les documens officiels, sous les auspices de l’Académie des Beaux-Arts, par M. Jules Guiffrey, membre de l’Académie, avec le concours de M. J. Barthélémy, rédacteur au secrétariat de l’Institut. Paris, Firmin Didot.
  7. Nos Deuils, par M. Gustave Fougères, directeur de l’École française d’Athènes. (Bulletin de correspondance hellénique, 1916.)
  8. Séance du 21 décembre 1914.
  9. Séance du 27 décembre 1915.
  10. Séance du 18 décembre 1916.
  11. Discours de M. Henri Joly, président de l’Académie des Sciences morales et politiques, à la séance publique annuelle du 9 décembre 1916.
  12. Maurice Dennay, Rapport sur les prix de vertu, 17 décembre 1914.
  13. Mlle Guillier, ayant quitté l’hôpital pour servir aux ambulances du front, a été dignement remplacée par Mme Hillier.
  14. Discours à l’hôpital (24 septembre 1914-31 décembre 1915), par Frédéric Masson, de l’Académie française, Paris, chez Bloud et Gay.
  15. Un des meilleurs astronomes de cet observatoire, M. Jean Sorreguieta, est mort au champ d’honneur. (Rapport de M Darboux, 1915.)
  16. Le Musée Condé en 1914, rapport lu par M. Élie Berger à la première assem blée trimestrielle de 1915, tenue par l’Institut, (publié dans le Journal des Savans, janvier 1915).
  17. Rapports et procès-verbaux de la Commission d’enquête instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens, Paris, Imprimerie nationale, tome Ier, p. 185 à 192.
  18. Rapport du 27 décembre 1915.
  19. MM. Rafaël Altamira, Jacinto-Octavio Picon, Ramon Menendez Pidal, José Gomez Ocanu, Miguel Blaye et plusieurs éminens professeurs des universités espagnoles.
  20. Voyez Etienne Lamy, Choses d’Espagne, dans la Revue des Deux Mondes des 15 juillet et 1er août 1916. — Cf. la Fraternité espagnole, par Edmond Perrier, dans la Revue hebdomadaire du 5 août 1916.