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L’Instruction publique et la Démocratie

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L’Instruction publique et la Démocratie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 160-191).
L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET
LA DEMOCRATIE

J’ai traité successivement ici même, au cours de ces dernières années, de la plupart des changemens intervenus dans l’ordre scolaire et dans les méthodes d’enseignement. Il me restait, pour clore cette série d’études, à les résumer sous un titre qui en marquât bien l’idée générale et qui en fît ressortir l’unité. J’ai choisi celui-ci : l’Instruction publique et la Démocratie, n’en trouvant pas de plus exact ni de mieux justifié. Peut-être, après m’avoir lu, ne le jugera-t-on pas trop ambitieux.


I

Qu’est-ce, en effet, que l’histoire de l’instruction publique depuis sept ou huit ans, sinon un incessant et tyrannique effort de la démocratie pour mettre la main sur la jeunesse, pour l’asservir à son culte et la courber sous son joug ?

Après la guerre et jusqu’en 1877, malgré le courant d’opinions qui portait tant de gens alors à rejeter sur toutes nos institutions, les unes après les autres, la responsabilité de nos malheurs, les pouvoirs publics n’avaient pas jugé prudent d’apporter de grands changemens à notre organisation scolaire. Sans doute, le régime existant n’était pas sans défauts ; il y fallait des retouches. Nos programmes présentaient plus d’une lacune, et presque partout, matériellement, l’argent manquait. Mais ce régime, en somme, n’était pas si défectueux, ayant formé plusieurs générations de savans et de lettrés qui, sans compter même celle de 1830, n’ont pas fait trop mauvaise figure dans le monde. Il avait surtout un grand mérite : il était éprouvé ; parmi tant de choses qui passent, il avait duré ; parmi tant de ruines accumulées depuis le commencement de ce siècle, il s’était maintenu dans les grandes lignes et l’esprit général de sa fondation. Déjà, d’ailleurs, sous les régimes antérieurs, et particulièrement dans les dernières années de l’empire, l’instruction publique, à tous ses degrés, s’était vue l’objet d’une vigoureuse impulsion et la route, on peut le dire, avait été largement ouverte à toutes les réformes compatibles avec le bon ordre des finances, le souci des saines traditions universitaires et le respect de la liberté de conscience. Dans l’ordre de l’enseignement primaire, la loi de 1833, la loi Guizot, avait jeté les bases d’une organisation infiniment plus large et plus régulière que celle du premier empire et de la restauration. En 1867, une autre loi, pour ne citer que la plus importante de cette période, était intervenue pour donner aux écoles de filles le caractère légal qui leur manquait encore et pour étendre à tous les indigens reconnus le bénéfice de la gratuité. Par la création d’écoles de hameau et par la multiplication des cours d’adultes[1], cette même loi, sans aller jusqu’à l’obligation, avait mis à la portée de toutes les bonnes volontés les connaissances élémentaires.

Dans l’ordre secondaire, la création, en 1865, d’un nouvel enseignement, dit spécial, parce qu’il devait varier suivant les régions et leurs besoins particuliers, semblait avoir répondu d’avance à ceux qui reprochaient à l’université de ne préparer qu’aux carrières libérales et de faire plus de bacheliers que de négocians, d’industriels ou d’agriculteurs. Très combattu dans le principe par une partie du corps universitaire, qui ne voyait pas sans déplaisir ce rival s’élever à côté de lui, suspect à l’administration elle-même, dont il dérangeait les habitudes, ce nouvel enseignement s’était néanmoins très rapidement développé. A la fin de l’empire, il avait conquis une vingtaine de villes qui avaient en l’esprit de transformer leurs mauvais collèges classiques en excellens collèges spéciaux ; en 1875, il comptait dans ces établissemens plus des deux cinquièmes de la population scolaire.

Sous ce rapport, il n’y avait donc que d’heureux résultats à constater. Quant aux humanités, si malmenées et décriées qu’elles fussent déjà par des publicistes qui en ont fait depuis leur mea culpa, leur belle ordonnance était toujours la même, et plus que jamais, au lendemain de nos revers, elles apparaissaient à tous les esprits un peu prévoyans comme un refuge et comme une espérance. Il semblait qu’on dût les chérir et les cultiver en proportion même de notre infortune et qu’elles fussent appelées à jouer, dans l’œuvre de notre relèvement, un rôle singulièrement actif. Qui mieux qu’elles, en effet, pouvait parler de devoir et de patrie, d’honneur et de gloire à une jeunesse éprouvée par tant d’émotions douloureuses et prédisposée, par son état d’esprit même, à la désolante contagion des doctrines pessimistes ? Toujours est-il qu’elles furent respectées dans leur ensemble, et que l’on se contenta, M. Jules Simon lui-même, d’y introduire un très petit nombre de réformes et d’y donner plus d’importance à de certaines parties, comme les langues vivantes et la géographie.

L’enseignement supérieur appelait moins de changemens encore : ayant reçu depuis quelques années une orientation nouvelle, il ne lui fallait, pour se développer dans le sens d’une large culture scientifique, qu’une plus grande libéralité des chambres à son égard. Par ses cours publics, il maintenait les traditions d’élégance et de bon goût, de vive et claire érudition dont s’est toujours honorée la chaire française ; par ses conférences et ses exercices didactiques, il commençait à former un noyau d’élèves studieux et réguliers. Le seul reproche auquel il prêtât, et qu’un grand nombre de familles ne laissaient pas de lui adresser, c’était son indifférence en matière religieuse et ses tendances positivistes. Mais le remède en ce point n’était pas difficile à trouver. Déjà, pour donner satisfaction à de respectables scrupules, le législateur avait supprimé le monopole universitaire aux deux premiers degrés d’enseignement ; restait à l’abolir complètement, pour qu’en face de nos facultés, stimulées par la concurrence, pussent se former de nouveaux établissemens, animés d’un autre esprit et répondant à d’autres besoins. L’assemblée nationale y pourvut par la loi du 15 avril 1875, couronnant ainsi l’œuvre de ses devanciers par un acte de libéralisme et d’équité devant lequel, à part quelques jacobins, tous les partis s’inclinèrent.

Mais voici le 16 mai, et bientôt après les élections. Les 363 rentrent à la chambre suivis de beaucoup d’autres : la démocratie triomphe, et bien complètement cette fois. Elle peut tout oser désormais, car elle n’a plus devant elle qu’une minorité réduite à l’impuissance avant même d’être mutilée par un odieux système d’invalidations, et, pour la retenir dans ses entreprises, il lui faudrait un frein qui lui manque et des scrupules qu’elle ignore. Aussitôt, en effet, l’attaque commence. Par où ? C’est ici qu’il faut admirer le régime et que du premier coup il donne sa mesure. Depuis une trentaine d’années, grâce à la loi de 1850, l’état vivait en France à peu près tranquille du côté de l’église. L’accord n’était peut-être qu’apparent entre les deux puissances ; l’inévitable antagonisme né de l’incompatibilité de leurs doctrines et de leurs intérêts subsistait toujours. Néanmoins elles avaient signé la paix ; un contrat solennel, fondé sur des concessions réciproques, avait mis un terme à la guerre religieuse, et l’on pouvait croire enfin résolu chez nous l’éternel problème du sacerdoce et de l’empire. Grand bienfait pour un pays livré d’ailleurs à tant d’autres contentions.

Cette paix, à quelle condition l’état l’avait-il obtenue et de quel prix la payait-il ? Pouvait-on lui reprocher d’avoir abandonné une portion quelconque du domaine public, un droit essentiel ? En aucune façon. La liberté d’enseignement n’était pas seulement le vœu de l’église, c’était celui d’un très grand nombre de Français et le corollaire naturel de beaucoup d’autres libertés auxquelles ils aspiraient ou dont ils jouissaient déjà. Tout se tient en politique ; il y a des époques de privilège et de monopole ; il en est d’autres où la concurrence et le retour au droit commun s’imposent. Or, pouvait-on, en 1850, le lendemain d’une révolution qui s’était faite au cri de : Vive la liberté ! opposer un Non possumus inflexible aux revendications d’une partie de la nation ? Pouvait-on, — alors qu’on venait d’un coup, sans précaution aucune, d’abandonner même aux illettrés le droit de suffrage ; — le gouvernement, les chambres pouvaient-ils continuer à se retrancher derrière la vieille formule de l’état enseignant, pour refuser aux Montalembert et aux Falloux le droit d’ouvrir des écoles et d’y installer les maîtres de leur choix ? Manifestement, cela n’était plus admissible ; l’Université, — corporation, corps fermé, s’opposant au nom d’un intérêt supérieur à toute concurrence, — avait eu sa raison d’être après la révolution. Mais il s’agissait bien de liberté dans ce temps-là, il s’agissait de vivre, de renaître, de sortir du chaos ; il fallait jeter toute la jeunesse dans un moule uniforme et la pétrir à nouveau pour rendre à ce pays son ancienne unité, pour lui refaire une âme. Qu’importait que le moule fût trop étroit, la discipline trop militaire, la centralisation excessive ? Il n’était qu’une corporation laïque pour disputer les générations nouvelles aux débris des vieilles corporations enseignantes. Avant le 18 brumaire, on pouvait déjà prévoir le moment où ces corporations auraient regagné dans le domaine de l’enseignement tout le terrain qu’elles avaient perdu depuis 1789. Beaucoup de leurs membres étaient rentrés individuellement et s’étaient remis à l’œuvre.

« Presque partout, dit un rapport de l’art VI, des prêtres fanatiques se sont emparés de la jeunesse. » « Dénués de tout secours, écrivait le ministre de l’intérieur à la même époque, les instituteurs républicains ne peuvent supporter la concurrence avec les instituteurs privés que favorisent tous les préjugés. A côté d’eux s’élèvent avec audace une foule d’écoles privées, de maisons d’éducation particulières où l’on professe impunément les maximes les plus opposées à la constitution et au gouvernement. » A Pontlevoy, les bénédictins n’avaient jamais cessé de diriger les études, et, dès le 9 thermidor, ils avaient vu toute leur ancienne clientèle leur revenir. A Sorèze, les dominicains ; à Vendôme et à Juilly, les oratoriens avaient reparu ; à La Flèche, les frères de la doctrine chrétienne réunissaient déjà près de deux cents élèves. De tous côtés enfin, les rapports de police et d’administration signalaient au gouvernement la répugnance de plus en plus marquée des populations pour les écoles publiques primaires ou centrales, et leur goût de plus en plus vif pour les établissemens concurrens dirigés d’après les principes et les vues de l’ancienne pédagogie par des prêtres ou par des personnes généralement peu favorables au régime établi. Bref, entre le pays et son gouvernement, sur cette question primordiale de l’éducation, le désaccord allait s’accentuant de jour en jour ; entre les quelques milliers d’individus qui formaient la France officielle et les millions de pères de famille dont se compose la vraie France, l’antagonisme n’existait pas seulement à l’état latent : c’était la guerre.

Tout au rebours aujourd’hui : non-seulement ce danger n’existe plus depuis bien des années, non seulement l’œuvre de la révolution n’est plus en cause, mais le péril serait bien plutôt dans l’exagération des principes et de l’esprit révolutionnaires. En 1870 et 1871, quand la France agonisait, d’où lui est venu le coup qui la devait achever ? Qui s’est jetée sur elle pour lui planter un poignard dans le dos, pendant qu’elle faisait encore tête à l’ennemi ? Ce n’est pas la Vendée, j’imagine ; elle était tout entière aux armées, disputant pied à pied le sol national à l’envahisseur ; ce ne furent pas davantage les partisans du régime déchu, le gouvernement de la défense nationale n’eut pas de plus intrépides défenseurs. Si la république faillit périr alors, c’est de ses propres mains, et c’est dans les rangs de ses adversaires qu’elle trouva ses plus fermes soutiens.

Mais que font ces choses, et qu’importent ces souvenirs à la démocratie ? Elle n’a pas de mémoire, elle n’a que des appétits ; elle ne se pique ni de générosité ni de délicatesse, — ce sont là vertus d’ancien régime. Elle est arrivée, elle veut jouir ; elle règne : que chacun s’incline et se soumette. Elle pratique l’opportunisme, et depuis dix ans, l’opportunisme lui répète sur tous les tons que « le cléricalisme, c’est l’ennemi. » Donc sus au clergé ! sus aux congrégations ! sus aux jésuites surtout ! Car tel est son bon plaisir, et cy veut le souverain, cy veut la loi.

D’ailleurs n’a-t-elle pas, comme autrefois la royauté, d’habiles légistes pour colorer ses usurpations d’une apparence de droit, un parlement plus docile que celui de Louis XIV pour les sanctionner, et si, par hasard, la justice était saisie, le plus aimable des conseils d’état pour juge unique et… désintéressé ? Qu’a-t-elle à craindre ? Avec de pareils instrumens, on peut tout oser. Une seule difficulté : qui sera l’exécuteur ? Qui endossera cette vilenie d’aller prendre au collet, sans l’ombre d’une provocation, d’un prétexte même, des citoyens parfaitement tranquilles et de les jeter hors de chez eux, comme gens sans foyers et sans aveu ? Dans une foule en délire, on trouve toujours des hommes de bonne volonté pour achever la victime ; il n’y en a jamais qu’un pour lui porter le premier coup.

Mais déjà l’homme est trouvé. A défaut d’idées, il ne manque pas de savoir-faire et, dans le royaume des 303, il n’a pas eu de peine à devenir quelqu’un. Il lui a suffi pour cela de monter souvent à la tribune et de l’occuper longtemps. Au début, il parlait mal, mais les chambres ne sont pas difficiles aujourd’hui et pour les prendre il n’est pas nécessaire d’être un Berryer ; avec un peu de faconde on leur fait aisément illusion. Il se formera d’ailleurs à force d’exercice et de travail opiniâtre. En attendant, le voilà ministre, après Gambetta ! Vivant, il intriguait contre lui ; mort, c’est lui qui fait son oraison funèbre et qui lui succède. Quel coup de partie ! n’avoir, dans tout son passé de journaliste qu’un mot, un seul, en dix ans ; dans son passé d’avocat que quelques méchantes plaidoiries ; s’être montré, comme administrateur, d’une incapacité notoire ; et, sur de pareils fondemens, avoir su bâtir, en quelques années, sa fortune ! Manifestement, cet homme est très fort, en un sens au moins : il possède les deux plus grands leviers qui soient au monde, l’âpre volonté de parvenir et l’inébranlable résolution de rester. À ce portrait, ai-je besoin d’ajouter un nom, et qui n’a reconnu M. Ferry ?

Nul, en effet, n’était en meilleure « posture » pour prendre dans la question religieuse une offensive hardie, ni plus propre à servir en ce point les rancunes de la démocratie. Nul surtout ne comprit mieux, ne vit plus clairement tout le profit qu’il y avait à tirer de l’entreprise. Le conflit rouvert, la lutte engagée, qui pourrait désormais lui disputer la première place ? Il devenait le ministre nécessaire, le leader incontesté de la majorité ; il la tenait par les liens d’une mutuelle complicité, il la rivait pour plusieurs années, par une sorte de forfait, à sa propre fortune. Quelle séduisante perspective ; et comment hésiter ? Aussi n’hésite-t-il pas ! En quelques semaines, sans enquête et sans consultation préalable, il improvise deux énormes projets de loi : l’un sur la réorganisation des conseils universitaires, l’autre, « relatif à la liberté d’enseignement, » par antiphrase, bien entendu ; car la liberté n’est ici qu’une vaine et captieuse étiquette, bonne tout au plus pour en imposer aux badauds, et ce qu’on poursuit au fond, l’idée maîtresse, le but commun de ces deux projets, c’est le rétablissement du monopole universitaire. On ne l’avoue pas sans doute : il serait trop dur de s’infliger à soi-même, à trois ans de distance, un pareil démenti. Mais comment s’y tromper ? Dans la pensée du législateur de 1850, le conseil supérieur de l’instruction publique ne devait pas être un simple conseil universitaire ; il devait être, suivant l’heureuse expression de M. le duc de Broglie, « le conseil de la société, de la grande famille française ; » dès lors il importait qu’il fût libéralement ouvert aux représentans de toutes les forces sociales, et spécialement de l’église, de cette noble église de France, qui, pendant tant d’années, avait assumé dans ce pays la charge de l’éducation nationale.

À ces motifs, d’une portée générale et philosophique en même temps que fondés sur notre histoire, s’ajoutait d’ailleurs une autre raison, tirée celle-là des attributions disciplinaires et contentieuses des conseils universitaires, et dont les républicains de 1848 eux-mêmes avaient reconnu toute la force.

« Tant que la liberté d’enseignement n’a pas existé, disait alors M. Jules Simon, tout professeur était justiciable de l’université. Aujourd’hui, il n’en saurait plus être ainsi. S’il est nécessaire de placer auprès du ministre un comité consultatif, on ne saurait, sans violer la constitution, composer ce corps de membres de l’université. C’est là sans doute une vérité d’évidence et qu’on nous dispensera de démontrer. »

Tout autre est le point de vue, ou plutôt l’argumentation de M. Ferry. A ses yeux, la société n’existe pas par elle-même ; elle n’a ni ne saurait avoir de vie propre, indépendante, avec ses besoins particuliers, ses intérêts, ses habitudes, ses traditions, ses croyances ; elle se confond et s’absorbe dans l’état, seule entité réelle et seul corps doué de véritables organes. Pourquoi lui donner des représentans, lui reconnaître je ne sais quel droit de contrôle sur les méthodes et sur les matières d’enseignement ? Quelle serait d’ailleurs là compétence de ces représentans ? La mission des conseils universitaires est avant tout « pédagogique ; » donc il n’y doit figurer que des pédagogues.

Quant à l’objection de M. Jules Simon, la belle affaire, en vérité ! Si l’enseignement libre ne trouve plus dans une assemblée de scholars les mêmes garanties de lumière et d’impartialité qu’autrefois, tant pis pour lui ! L’important, c’est que l’université soit armée, c’est de remonter le courant, de restituer à la chose publique, dans le domaine de l’enseignement, « la part d’action qui doit lui appartenir et qui va s’amoindrissant, depuis bientôt trente ans, sous l’effort d’usurpations successives, »

Le règne des forces sociales n’a que trop duré, l’état ne lui a fait que trop de concessions. Assez et trop longtemps, la magistrature, le conseil d’état, le clergé, — le clergé surtout, — ont eu leur part dans la direction de l’enseignement public et dans sa discipline. Au tour des pédagogues maintenant, tous mandarins comme en Chine, tous ou presque tous fonctionnaires[2], tous à l’alignement et sous le niveau. C’est ainsi que l’opportunisme au pouvoir entend la liberté, et le voilà bien pris au naturel et sur le fait, dans cette belle invention de faire largesse à des maîtres d’école avec l’héritage des Bonnechose et des Darboy.

Considérez-le maintenant dans son autre projet. Tout à l’heure, c’était le clergé séculier qui était en cause et qu’il s’agissait d’évincer. Mais on ne faisait que l’écarter, on ne touchait pas à sa constitution. Ici, c’est l’ensemble des congrégations non autorisées qu’on vise et c’est à leur existence même, en tant que maisons d’éducation, qu’on s’attaque.

Le fameux article 7 est formel. « A l’avenir, nul ne sera plus admis à participer à l’enseignement public ou libre, ni à diriger un établissement de quelque ordre que ce soit ou à y donner l’enseignement, s’il appartient à une congrégation religieuse non autorisée. » C’est-à-dire, en bon français : Il existe actuellement en France 141 congrégations non autorisées, 125 de femmes et 16 d’hommes ; nous les frappons d’incapacité. Ces congrégations possèdent 640 établissemens ; nous les fermons comme insalubres. Ces établissemens comptent près de 62,000 élèves et de 6,000 professeurs ; ceux-ci, nous les mettons à pied ; ceux-là, nous les invitons à se pourvoir ailleurs. Dans le nombre de ces derniers, 9,000 recevaient gratuitement tous les soins de l’âme et du corps ; nous les renvoyons sans indemnité dans leur famille.

Telle est, en fait, dégagée de la mauvaise phraséologie ministérielle, la portée vraie de cette loi de « liberté. » D’un coup, brutalement, elle frappe 67,000 individus, par conséquent, 67,000 familles dans leurs croyances et dans leurs intérêts, sans compter les milliers de citoyens atteints dans leurs goûts et dans leurs sympathies.

A-t-elle au moins le droit pour elle, à défaut de la justice, et les précédens pour suppléer à ce qui lui manque sous le rapport de la raison et de l’équité ? Le droit, les précédens monarchiques assurément ; les ordonnances de 1828 et les arrêts de 1762 sans doute, Louis XV et Charles X, c’est certain ; Napoléon encore. Mais que viennent faire ici ces souvenirs historiques, cette évocation d’une législation abolie, d’un passé mort et enterré depuis plus d’un quart de siècle ? Et quelle est cette comédie ? Le gouvernement de la république française répudiant l’exemple et les erremens de ses prédécesseurs de 1848 pour ressusciter ceux du premier empire et ceux de la restauration ? En vérité, pour réduire ses défenseurs à de si pauvres argumens, il fallait que la cause fût bien mauvaise.

Elle n’était pas défendable, en effet, ni quant au droit, ni quant à la justice, ni quant à la politique elle-même, et, pour la gagner devant le parlement tout entier, il eût fallu que celui-ci fût réduit, au préalable, à l’état de vassalité. Or, si les temps étaient déjà venus pour la chambre, l’heure n’avait pas encore sonné pour le sénat. Il lui restait de sa jeunesse une certaine force de résistance, contre laquelle vinrent échouer, — ô miracle ! ô souvenir antédiluvien ! — tous les sophismes et toute l’industrie de M. Ferry.

On sait le reste et je ne le rappelle ici que pour mémoire. Jadis, quand un cabinet avait été battu dans l’une ou l’autre chambre sur un article de loi d’une certaine importance, de deux choses l’une : ou il retirait son projet ou il se retirait lui-même. C’était l’usage ; mais à qui venait de si bien jongler avec le droit écrit que pouvait importer la coutume ? M. Ferry, tranquillement, prit des décrets, rendit un ukase, et tout fut dit. Au lieu de l’interdiction d’enseigner, les congrégations subirent une expulsion violente. L’article 7 leur laissait la vie en commun, en terre française, sur ce sol naguère arrosé du sang de leurs otages et de celui de leurs élèves. Il leur fallut, de par les décrets, se disperser, chassés brutalement, comme des malfaiteurs, dans le même temps que les portes de la France, en attendant celles du parlement, s’ouvraient devant leurs assassins. C’est alors qu’on vit ce spectacle édifiant : des officiers généraux réduits à mettre le siège devant d’inoffensives chartreuses ; des préfets en grand costume et des maires revêtus de leur écharpe faire le métier de recors et de crocheteurs, et, pour couronner par une dernière iniquité cet ensemble de mesures violentes, le tribunal des conflits, cette haute juridiction, décider à la majorité d’une voix, que les seules lois existantes applicables aux congrégations sous la république étaient les lois de la monarchie.

Ainsi finit, par une exécution militaire suivie d’une parodie de jugement, le premier acte de ce malheureux conflit entre l’église et l’état.

II

De l’expulsion des jésuites à la réforme des études classiques, il n’y avait qu’un pas et ceci devait nécessairement conduire à cela. La démocratie n’a jamais beaucoup aimé les lettres, et, chaque fois qu’ils ont été les maîtres en ce pays, ses serviteurs ne les ont pas ménagées. En 1793, la Convention ne se contenta pas de supprimer les collèges et de prendre leurs biens, elle prétendit substituer à l’ancienne organisation des études un régime entièrement nouveau. On avait cru jusque-là que rien ne valait, pour la culture de jeunes intelligences, le commerce des anciens ; et le Ratio studiorum des jésuites avait traversé le XVIIIe siècle, et l’Encyclopédie sans en être entamé : la révolution elle-même, à ses débuts, l’avait respecté. Dans tous les projets d’instruction publique qui datent de l’époque jacobine, ce qui éclate à chaque ligne, au contraire, c’est le ferme propos d’affaiblir le plus possible et de restreindre la partie littéraire au profit des sciences. Condorcet, dans ses Instituts, voulait « faire des hommes modernes, adapter les intelligences aux nécessités du temps présent, » et s’il n’allait pas, comme le brillant et paradoxal auteur de la Question du latin, jusqu’à supprimer entièrement l’étude des littératures anciennes, il la tenait déjà pour « plus nuisible qu’utile. »

Lakanal et Daunou obéissaient aux mêmes préventions lorsque, dans leurs programmes pour les écoles centrales, ils réduisaient de huit à quatre le nombre des années consacrées à la grammaire et aux belles-lettres.

Le nouveau conseil supérieur de l’instruction publique ne pouvait manquer de reprendre la tradition révolutionnaire. Élus sous l’empire d’un mouvement d’opinion déréglé, après d’ardentes discussions provoquées, d’accord avec les bureaux, par quelques meneurs habiles, la plupart de ses membres étaient acquis à toutes les vues de l’administration. Seuls, pour faire échec à cette édifiante coalition, quelques hommes considérables, indépendans par caractère encore plus que de situation, mais incapables, vu leur petit nombre, de résister au courant réformiste. Effectivement le trait essentiel et dominant de la réforme de 1880, sa marque de fabrique, si je puis dire, c’est la prépondérance du français, des sciences et de l’histoire. Auparavant, et malgré la part de plus en plus honorable faite à ces études, les langues anciennes, le latin surtout, tenaient la tête. L’université, représentée par des philosophes et des hommes d’état qui valaient peut-être bien nos modernes pédagogues, n’avait jamais voulu consentir à le dépouiller de son rang. Ces esprits éminens en étaient demeurés à la vieille conception d’un régime fondé sur l’étude approfondie des chefs-d’œuvre de l’antiquité classique et sur la morale spiritualiste. Ils ne pensaient pas qu’une pédagogie digne de ce nom pût reposer sur d’autres bases, et si quelque téméraire auteur eût osé de leur temps plaider contre eux, contre les humanités la cause de l’industrialisme moderne, j’imagine qu’il se fût attiré de dures répliques. Mais on ne pouvait s’attendre à trouver ces scrupules surannés chez les nouvelles couches universitaires : le latin, cet aristocrate, était condamné d’avance. Non content de lui prendre quelques heures par semaine afin d’alléger des programmes déjà trop surchargés de matière, il fallut encore qu’on lui enlevât deux années sur huit et ses meilleurs exercices. Même amputation pour le grec : au lieu de six années d’étude, on décida de ne lui en plus consacrer désormais que quatre. Autant eût valu le supprimer complètement.

En revanche, le français se vit élevé du second au premier rang et des études considérées jusqu’ici comme auxiliaires se trouvèrent placées sur le même rang que le latin : l’histoire et la géographie, par exemple. Encore, si l’on s’en était tenu là, mais après avoir bouleversé l’ancien plan d’études, il fallait bien aussi changer les méthodes et renouveler une pédagogie qui avait fait son temps. Songez donc ! nos professeurs de grammaire en étaient restés à Lhomond et à Burnouf. Ils faisaient encore apprendre par cœur à leurs élèves la règle : Doceo pueros grammaticam ! Désormais ils voudront bien enseigner d’après la méthode expérimentale et scientifique. « L’étude des règles sera réduite à la partie la plus indispensable en vertu de ce principe qu’il faut apprendre la grammaire par la langue et non la langue par la grammaire. On ira des textes aux règles ; de l’exemple à la formule ; du concret à l’abstrait[3]. » C’est-à-dire qu’on n’enseignera plus la langue aux enfans par une série d’exemples dont on meublait leur mémoire et dont on tirait ensuite la règle ; mais qu’on les mettra tout d’abord aux prises avec les finesses et les difficultés d’un texte allemand, grec ou latin.

Pauvres petits bonshommes ! ils étaient déjà bien à plaindre autrefois quand on n’exigeait guère d’eux que des efforts de mémoire pendant sept ou huit heures par jour. Les voilà condamnés maintenant, de par la méthode expérimentale, à des efforts de raison qui rebuteraient des garçons de dix-sept et de dix-huit ans. On ne veut plus qu’ils se familiarisent petit à petit avec les mots et qu’ils s’accoutument par la récitation à les combiner ensemble. On a la prétention de leur faire apprendre à les décomposer, à distinguer les simples des dérivés, ceux qui sont marqués de l’accent tonique et ceux qui ne le sont pas, les préfixes et les suffixes, les doublets ; on entre avec eux dans de savans développemens sur l’origine et la transformation des langues. En vérité, s’ils ne sortent pas du collège à tout jamais dégoûtés de la grammaire et des grammairiens, ce ne sera pas la faute de la nouvelle université.

Pareillement en histoire. Ce qui faisait autrefois l’attrait de cet enseignement dans les basses classes surtout, c’était son caractère narratif. On y mêlait beaucoup de récits. On tâchait de retenir et de captiver l’attention des enfans par des anecdotes, on s’occupait plus des êtres que des choses, des individus que des institutions. On leur contait volontiers les grands coups d’épée de nos pères et l’on tenait que les batailles de Turenne ou de Bonaparte étaient encore ce qu’il y avait de mieux pour développer les idées de gloire ou de patrie. Grave erreur, préjugé gothique. C’est l’étude des sociétés qui fera désormais le principal objet de l’enseignement. L’histoire bataille, l’histoire des individus royaux, comme on disait en 1793, est reléguée au second plan ; celle des institutions, des mœurs et des usages, depuis les lois de Manou jusqu’aux immortels principes de 1789, passe au premier. Nos enfans ne sauront peut-être plus aussi bien que par le passé la suite des guerres, des négociations et des traités d’où est sortie la France ; en revanche, ils sauront dans le dernier détail comment s’habillait un Gaulois du IVe, un Franc du Ve siècle, un bourgeois du XIIe ; comment vivaient nos pères, de quels ustensiles ils se servaient, ce qu’ils mangeaient et comment ils passaient leur temps. Voilà ce qui importe vraiment aujourd’hui, voilà la véritable, la seule histoire intéressante, utile, capable de former la jeunesse à l’amour du présent ; « au respect et à rattachement pour les principes sur lesquels la société moderne est fondée[4]. » Tel est, dans ses traits généraux, l’esprit de la nouvelle pédagogie et tels sont encore aujourd’hui, malgré les retouches et les tempéramens apportés par le conseil supérieur actuel à l’œuvre de ses devanciers, les tendances qui règnent dans la direction de notre enseignement secondaire classique. Les résultats, on les connaît : ils ont été consignés dans vingt rapports officiels qui tous constatent l’affaiblissement graduel du niveau des études et le caractère superficiel d’un enseignement qui porte sur trop de matières pour en approfondir aucune. Autrefois, un élève de force moyenne arrivait sans difficultés et sans préparation spéciale au baccalauréat ès-lettres, il savait assez bien le latin, médiocrement le grec, les langues vivantes et la géographie ; il avait des notions très suffisantes de mathématiques, de physique et même de chimie. Quant à l’histoire, il en connaissait parfaitement la suite ; peut-être, interrogé sur Etienne Dolet ou sur La Boëtie, n’eût-il pas répondu brillamment, mais, sur Charles VII et Louis XI, sur Henri IV et Louis XIV il ne bronchait guère. Aujourd’hui la grande majorité des candidats se présentent à l’examen un peu plus forts en langues vivantes et en géographie, mais incapables de traduire à livre ouvert une page de Tite Live ou de faire une version qui ne soit d’une pauvreté déplorable. On n’ose plus leur donner de textes tirés des poètes, car, depuis la suppression du vers latin, ils ne savent plus déchiffrer même un hexamètre ; on les emprunte aux auteurs qu’on expliquait autrefois en troisième. Cependant, malgré toutes ces précautions, les copies sont remplies de fautes grossières et, pour pousser l’admissibilité jusqu’à 45 pour 100, il faut, a pu dire un professeur de faculté, « des prodiges d’indulgence. »

En français, la faiblesse est moins accusée ; mais il s’en faut de tout que les élèves aient regagné de ce côté ce qu’ils ont perdu du côté des langues anciennes. Peut-être, et c’est en ce point seulement qu’il y aurait vraiment quelques progrès, l’histoire littéraire leur est-elle moins inconnue qu’à leurs prédécesseurs. Ils ont entendu parler du Roman de la Rose et possèdent quelques données sur les écrivains de la Renaissance. Toutefois, ils n’écrivent pas mieux depuis que la composition française a remplacé depuis la troisième la composition latine ; au contraire, et leur orthographe elle-même est devenue si défectueuse que la Sorbonne s’est vue réduite à demander la création d’une nouvelle maîtrise de conférences dont le titulaire aurait pour principale occupation de corriger des devoirs de français aux étudians de la faculté des lettres. Enfin, pour clore ces critiques par une observation d’ensemble, la culture générale est en pleine décadence. Les candidats ont l’esprit meublé d’un plus grand nombre de menus faits ; ils l’ont moins ouvert et moins bien préparé aux études du degré supérieur. Quand ils les abordent, beaucoup, même parmi les boursiers de licence ou d’agrégation, sont d’une telle ignorance que leurs maîtres doivent reprendre en sous-œuvre avec eux les principales matières de seconde et de rhétorique. Voilà jusqu’ici, de l’aveu des facultés elles-mêmes[5], le plus clair profit que l’enseignement secondaire ait tiré des nouvelles méthodes et des programmes de 1880.

III

Les changemens accomplis dans nos facultés ont-ils été mieux conduits ? En un sens assurément, et la raison en est assez simple. Sur ce terrain, l’opportunisme n’avait pas ses coudées aussi franches qu’aux deux autres degrés d’enseignement. Il lui fallait compter avec des habitudes acquises et des traditions invétérées. On n’emprisonne pas des professeurs de faculté dans des programmes tout de même que des instituteurs : ils sont maîtres de leur enseignement comme de leur chaire et l’on n’oserait pas encore, officiellement au moins, leur imposer une doctrine d’état. On se contente de la leur suggérer et de les traiter suivant le plus ou moins de zèle qu’ils apportent à s’y conformer. Il y avait autrefois dans l’université deux clans bien distincts : le clan de ceux qui allaient à la messe avec un gros livre sous le bras et le clan de ceux qui en étaient demeurés à la profession de foi du vicaire savoyard et même en-deçà. C’était sous la restauration ! C’est exactement la même chose aujourd’hui. Seulement le catéchisme de M. Paul Bert a remplacé le livre de messe et, pour avancer, il n’est pas inutile d’en laisser passer un bout de sa poche. A cela près, l’enseignement supérieur est libre en France, et l’administration, grâces à Dieu, n’y a d’autre action que celle qu’il plaît à ses membres de lui laisser prendre.

Elle se trouvait d’ailleurs ici dans une situation particulièrement délicate et qui lui commandait une grande réserve. Depuis plusieurs années déjà, la réforme de l’enseignement supérieur était en pleine activité : les lignes générales, le cadre en avaient été très nettement tracés en 1868 et, sur bien des points, l’exécution avait suivi. L’École des hautes études était en pleine prospérité ; l’usage des exercices didactiques, des conférences avait été généralement adopté ; de nombreux laboratoires d’enseignement formaient pour la jeunesse studieuse autant d’écoles d’apprentissage et de manipulation ; nos facultés commençaient d’être un peu moins pauvres en étudians. Bref, s’il restait encore bien des efforts à faire, ils étaient de ceux dont le temps et surtout l’argent devaient aisément avoir raison.

Or, précisément, jamais l’argent n’avait été si facile ; jamais à aucune époque et dans aucun pays on n’avait vu de chambres ni de commissions du budget plus coulantes. Il suffisait de demander pour obtenir, quand on n’obtenait pas au-delà de ce qu’on avait demandé. On ne comptait plus que par centaines de millions, comme au temps de la planche aux assignats, et c’était une fièvre de dépenses qui faisait délirer toutes les têtes. Le budget de l’enseignement supérieur ne pouvait manquer de subir le contre-coup de cet entraînement général. On a calculé que, dans cette orgie, de 1878 à 1885 seulement, il avait reçu de l’état près de 19 millions et des municipalités près de 22 millions, rien que pour ses constructions.

Et ce n’est pas tout : malgré les scrupules d’économie dont on s’est avisé depuis deux ou trois ans, il faudra bien encore 30 ou 40 millions pour terminer les travaux commencés ou promis.

Avec de tels moyens, entre les mains d’hommes aussi distingués que M. Du Mesnil et que le regretté Albert Dumont, le succès n’était pas douteux. Entrez à la Sorbonne aujourd’hui, si vous n’y êtes pas allé depuis quelques années, vous serez tout étonné du mouvement et de l’activité qui y règnent. Grâce à la fondation des bourses de licence et d’agrégation, nos professeurs ont maintenant presque tous un public d’auditeurs réguliers, d’étudians ; et grâce à l’institution des maîtres de conférences, il n’est presque pas de branche de connaissances qui ne compte aujourd’hui sa chaire et son représentant.

En province, dans quelques facultés, le progrès n’a pas été moins rapide. Toulouse et Bordeaux comptaient déjà, pour 1883-1884, près de deux cents élèves ; Montpellier, Nancy, Besançon de cent à cent vingt.

Les beaux chiffres certes ! encore qu’il faille toujours se défier un peu de la statistique et faire la part des non-valeurs dans les états qu’elle dresse. Mais les chiffres, les résultats matériels ne sont pas tout ici. J’oserais même avancer qu’ils sont bien peu de chose en comparaison des avantages d’ordre intellectuel et moral qu’un peuple a le droit d’attendre et le devoir d’exiger de ses écoles en retour des sacrifices qu’il s’impose pour elles. Tout de même qu’aux armées, il ne suffit pas d’avoir beaucoup d’hommes dans les rangs, beaucoup d’officiers pour les conduire et l’outillage le plus perfectionné, tout de même, en matière d’instruction publique, on n’a résolu que la moitié du problème et la moins difficile, assurément, en multipliant le nombre des chaires et celui des élèves et en élevant de splendides palais à la science. Ce qui importe, avant tout, c’est l’orientation et l’esprit de l’enseignement, ce sont ses tendances et ses visées, et malheureusement, à cet égard, il s’en faut que le mouvement qu’on a commencé de lui imprimer, vers 1880, ait été conduit avec la prudence et le désintéressement voulus.

Autrefois nos facultés, la Sorbonne elle-même, avaient un défaut capital : elles ne formaient pas assez d’élèves et leur enseignement s’adressait trop exclusivement au grand public, à la foule. Certains cours privilégiés, seuls, attiraient une clientèle fixe ; les autres en étaient réduits à des auditoires de passage, sur lesquels il était difficile au plus habile professeur d’exercer une action salutaire. Je n’insisterai pas, après M. Renan, qui ne laisse guère à glaner derrière lui, sur ce qu’un tel régime avait de défectueux, et même, à quelques égards, d’irritant. Il y fallait, sans contredit, de grands changemens, que le gouvernement impérial avait commencé de réaliser et qui s’étaient continués depuis avec beaucoup de suite. Y fallait-il une révolution comme celle qui s’accomplit en ce moment ? Et sommes-nous condamnés, par une exagération contraire, à tomber d’un vice dans un autre ? Toujours est-il que notre haut enseignement est en train de perdre absolument son caractère et de manquer à sa mission. La Sorbonne elle-même a cessé d’être le rendez-vous des gens du monde et des étrangers venus des quatre coins de l’Europe pour entendre la parole de ses maîtres. Elle appartient désormais tout entière à la jeunesse, et sa principale fonction, son rôle essentiel, est devenu la préparation aux examens. Elle n’aspire plus à briller par l’éclat de son enseignement. Toute son ambition se réduit à fabriquer chaque année un gros stock de licenciés et d’agrégés. Ce n’est plus la grande maison des Cousin et des Saint-Marc Girardin ; c’est, — qu’on me pardonne le mot, — la maison du coin du quai qui fait concurrence à l’École normale et qui lui prend sa clientèle naturelle en attendant mieux.

Voilà, trop franchement caractérisée peut-être, mais sans nulle exagération, j’ose l’affirmer, la tendance de la jeune Sorbonne, j’entends celle qui règne et gouverne à présent, et voilà ce que, en quelques années, par parti-pris d’école et de méthode chez les uns, par calcul de convenance ou d’intérêt personnel chez les autres, elle a fait de notre premier établissement d’enseignement supérieur. Qu’en juge, après cela, des autres, et du sort qui leur est réservé !

Mais, ce qui est plus grave encore que ces tendances exclusives, c’est qu’elles ne sont, en réalité, qu’une des nombreuses manifestations d’un mal général. Effectivement, allez au fond de ce mouvement, cherchez-en les origines, écartez les grands mots de science, de méthode et de patriotisme sous lesquels on nous le présente volontiers, analysez-le dans les élémens dont il se compose et vous trouverez, — je ne dis pas chez tous les meneurs, il y en a de sincères assurément, — mais chez beaucoup d’entre eux, plus d’envie que de conviction, et plus d’impuissance que de bonne foi. La démocratie, je l’ai déjà dit, n’aime pas beaucoup les lettres, en quoi, sans doute, elle n’a pas tort ; son instinct, d’accord avec ses intérêts, la pousse d’un autre côté. Mais ce qu’elle-aime encore moins que les lettres, c’est le talent, ce sont les hommes qui jettent un peu d’éclat sur sa médiocrité. Or, et c’est ici le grand danger, sans être encore maîtresse de notre haut enseignement, son esprit y a pénétré, ses doctrines et ses passions y sont représentées ; elle ne règne pas dans la place, mais elle y a des amis, et, du train dont elle va, on peut prévoir le moment où elle y sera tout à fait installée. Déjà, l’art dernier, par ses clameurs, elle avait forcé le plus brillant de nos maîtres à descendre de sa chaire et ne l’y avait laissé remonter qu’après l’avoir contraint, par une pression sans exemple, à changer le caractère de son enseignement. Voici maintenant son organe le plus autorisé qui entre en lice. Le fait est gros : il y a quelques mois, les journaux annonçaient qu’une chaire d’histoire de la révolution allait être créée par le conseil municipal de Paris à la Sorbonne, que le bénéficiaire en était désigné d’avance, e ! que le ministre, dans son indépendance, avait accepté l’homme et la chose. Ou crut d’abord à une mystification ; on se trompait. le conseil avait parlé ; le ministre obéit. Cependant, qu’allait faire la Sorbonne ? Le gouvernement venait précisément, par un décret solennel, d’augmenter ses attributions, de lui reconnaître une autonomie et des droits auxquels elle aspirait depuis longtemps. C’était, ou jamais, le moment de se montrer, de protester contre une ingérence et des procédés indécens. Bref, on s’attendait à quelque chose. Il a paru plus opportun de se résigner au fait accompli. La faculté n’a pas même accepté la proposition qu’on lui faisait d’ignorer l’élu, j’allais dire l’intrus du conseil municipal Si bien que ce simple chargé de cours, gagé sur les fonds de la ville, et que la ville pourrait mettre à pied du jour au lendemain, s’il cessait de plaire, va siéger à côté des Fustel de Coulanges et des Janet dans le conseil des professeurs. Comme eux, il aura voix délibérative, et comme eux il figurera dans les commissions d’examen. A quel titre ? Au titre municipal et politique évidemment. Car enfin, quelle que soit l’honorabilité de l’homme, il est clair qu’il lui serait difficile de ne pas apporter, dans un emploi créé tout exprès pour lui, le souvenir de ses origines et des préoccupations d’un ordre extrascientifique. A défaut de convictions très profondes, la gratitude lui en ferait un devoir, et c’est bien le moins qu’ayant accepté le patronage des Vaillant et des Longuet, il s’inspire aussi de leur esprit. Mais, dès lors, que devient indépendance et la dignité de la faculté ? Dans quelle situation s’est-elle mise en reconnaissant pour un des siens la créature de gens qui, tout à l’heure encore, insultaient la science et l’université tout entière dans la personne d’Arago ? Que ferait-elle, enfin, si demain, devant une jeunesse enfiévrée, le nouveau professeur entreprenait de justifier la commune de 1871 en glorifiant les massacres le septembre et la Terreur ? Il n’oserait pas, dira-t-on. Et pourquoi ? Qui vous en répond ? Sa modération, sans doute, et certes, dans sa leçon d’ouverture, il en a fait preuve. Mais est-ce là une garantie suffisante ? Et qui vous dit qu’à défaut de M. Aulard, un autre n’osera pas ? Qui vous dit qu’à Lyon ou à Bordeaux, le conseil municipal, alléché par le précédent qu’on vient d’établir, ne va pas exiger des créations analogues au profit de quelque fruit sec de la politique ou de quelque aventurier de lettres ? Quoi qu’il en soit, on peut tout attendre aujourd’hui, et de la faiblesse d’un gouvernement, qui a élevé l’art de se replier en désordre à la hauteur d’un principe, et des entreprises d’une démocratie qui sait maintenant qu’elle n’a qu’à frapper pour que toutes les portes, même celles qui se défendaient le mieux autrefois contre ses doctrines et son esprit, s’ouvrent aussitôt devant elle.


IV

C’est toujours un noble spectacle que celui d’une minorité réduite aux abois, condamnée d’avance et qui, néanmoins, lutte pied à pied, tirant ses dernières cartouches pour la justice et pour le droit. Il y a là pour les âmes un peu bien situées des satisfactions qui échappent au vulgaire et qui sont déjà par elles-mêmes une revanche. La foule peut se donner d’autres jouissances et les partager avec ses serviteurs, elle ne connaîtra jamais cette volupté de sentir qu’on est un contre dix et qu’on ne se rend pas, qu’on a contre soi la force imbécile et brutale, et qu’elle vous écrase, mais sans vous dompter. Tel a été, depuis quelques années, le lot des conservateurs dans presque toutes les discussions relatives aux écoles : constamment sur la brèche et constamment battus, ayant pour eux la raison, le talent, l’éloquence, et ne parvenant pas à se faire entendre de chambres serviles et d’un pays qui s’abandonne, ils ont toujours trouvé, grâce à Dieu ! de quoi largement se consoler de leur disgrâce. Si le nombre leur a fait défaut, l’élite à coup sûr ne leur a pas épargné ses suffrages et combien, parmi ceux qui les leur ont refusés, n’en sont pas plus fiers !

Trois grandes lois, sans compter les circulaires et les décrets, ont été comme les étapes de cette lutte acharnée : la loi du 16 juin 1881 sur la gratuité, celle du 28 mars 1882 relative à l’obligation, celle enfin que vient de voter le sénat. La trilogie, l’œuvre est complète à présent : on peut l’embrasser d’ensemble et porter sur elle un jugement définitif.

La première de ces lois, celle du 16 juin 1881, ne soulevait pas d’objections de principe. Il y avait longtemps, en effet, que la cause de la gratuité des écoles primaires était gagnée devant l’opinion et que les gouvernemens avaient cessé de la combattre. Déjà, sans remonter plus haut, le décret du 28 mars 1866 avait aboli la règle dite du maximum en vertu de laquelle l’autorité se réservait le droit de fixer le nombre des élèves gratuits. l’art d’après, un coup plus décisif encore avait été porté au système de la rétribution scolaire. La loi du 10 avril 1867 avait autorisé les communes à s’imposer 4 centimes additionnels pour établir chez elles la gratuité, sauf à recourir, en cas d’insuffisance, au budget de l’état. Grâce à ces mesures, la progression avait été très rapide. En 1867, le nombre des non-payans n’était encore que de 41 pour 100 ; en 1872, il s’élevait déjà à 53 pour 100 ; en 1865, la rétribution scolaire entrait encore pour 44 pour 100 dans le total des ressources du budget de l’instruction publique ; elle n’était plus, en 1878, que de 23 pour 100. Sur 3 millions 1/2 d’enfans, 2 millions 1/2 ne la payaient plus, et, sur un budget de 80 millions, elle ne produisait plus que 18 millions.

Devait-on s’en tenir là, laisser le mouvement gagner petit à petit les communes réfractaires et la transformation s’opérer graduellement, suivant les ressources et les besoins des localités ? Devait-on, au contraire, précipiter les choses et substituer un nouveau régime au système si libéral et si judicieux du législateur de 1867 ? Toute la question était là : question de mesure et d’économie bien entendue pour les uns, question de politique et de parti pour les autres.

Aux yeux du gouvernement, la gratuité relative avait un inconvénient grave : elle laissait subsister entre les jeunes Français des différences, des catégories incompatibles avec l’esprit de nos institutions ; elle répondait à tous les besoins réels, peut-être, mais elle était antidémocratique en ce qu’elle plaçait les deux tiers de la population scolaire dans une sorte d’infériorité vis-à-vis de l’autre tiers[6]. La monarchie de juillet, l’empire lui-même, en dépit de ses origines populaires, avaient pu tolérer une aussi choquante inégalité ; la république se devait à elle-même de la détruire.

Elle se devait aussi, — je ne traduis plus ici, j’interprète, — elle se devait et s’était promis de faire grand, plus grand que le régime antérieur, afin de l’éclipser et d’en abolir la mémoire. Qu’importait, en comparaison d’un si grand avantage, une économie de 15 ou 20 millions ?

A quoi l’opposition répondait : « Prenez garde ! vous nous parlez d’une vingtaine de millions ; vous serez comme toujours entraînés bien plus loin. « Depuis vingt-cinq ans, la préoccupation constante des pouvoirs publics a été de dégrever l’impôt foncier ; vous vous mettez dans la nécessité de l’augmenter.

« L’empire, à ses débuts, l’avait allégé de 17 millions de francs, vous allez être obligé de lui demander de nouvelles ressources. Et dans quel temps ? Dans un temps où notre agriculture est en pleine crise, où la propriété agricole est menacée de tous côtés par le phylloxéra, par le bas prix du blé, par la cherté de la main-d’œuvre et l’avilissement des fermages.

« Le plus grand nombre de nos communes sont pauvres, très pauvres même ; leurs revenus ordinaires ne dépassent pas souvent 100 à 150 francs. Et vous iriez, pour établir la gratuité, leur imposer sur ces infimes ressources, un prélèvement d’un cinquième ! En vérité, vous êtes bien imprévoyans. »

L’argument portait juste et loin ; car déjà, lors de cette discussion en 1881, les sept vaches grasses étaient mangées et l’heure de l’abstinence avait sonné. Mais allez donc faire entendre cette cloche à des gens, la plupart sans éducation politique ou sans préjugés et tous ou presque tous arrivés. Les parvenus ne savent jamais bien compter ; ceux de la politique encore moins que les autres et rien n’égale leur insouciance à l’égard des deniers de l’état. C’est pourquoi la gratuité fut votée par les deux chambres à une grande majorité.

Le projet de loi sur l’obligation tel qu’il fut présenté par M. Ferry quelque temps après, soulevait encore plus d’objections que le précédent. Il en soulevait surtout de plus graves. Sur le principe, il s’était bien fait, depuis une quinzaine d’années, un grand apaisement dans les esprits. Les conservateurs les plus timorés eux-mêmes avaient fini par s’accoutumer à l’idée qu’un régime adopté par tant d’états pourrait bien, après tout, n’être pas si mauvais. Seulement, ici comme pour la gratuité, la question de principes se compliquait d’une question de finances et ce n’était plus, cette fois, de 30 ou 40 millions qu’il s’agissait, mais de 4 ou 500. Devait-on passer outre à cette dépense, comme on avait déjà voté la précédente ? Ne valait-il pas mieux, dans l’état de nos finances, surmenées comme elles l’étaient, s’en remettre au temps et aux mœurs du soin de réduire l’ignorance dans ses derniers retranchemens ? Telle était, sans contredit, l’opinion la plus sage, la plus raisonnable, celle qui s’imposait à tous les gens de sens calme et rassis, aux républicains et dans l’intérêt de la république aussi bien qu’aux monarchistes. L’autre idée, celle d’ajouter aux milliards de la guerre et des grands travaux de M. de Freycinet, en attendant ceux du Tonkin, l’énorme charge de 8 ou 10,000 maisons d’écoles à construire, était bien au contraire la plus impolitique et la plus folle qui se pût imaginer. Mais cette observation d’ordre matériel et financier n’était pas la seule qu’il y eût à reprendre dans le projet ministériel. Il péchait d’une façon plus choquante encore contre la raison et contre la liberté de conscience. L’enseignement primaire était vraiment primaire autrefois ; s’adressant à des enfans de six à douze ans, on ne lui demandait pas d’en faire de grands clercs. L’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les élémens de la langue française, le calcul et le système légal des poids et mesures, les élémens de l’histoire et de la géographie de la France, telles étaient, jusqu’à ces dernières années, les seules matières obligatoires dans nos écoles. L’ancienne pédagogie bornait là son ambition, jugeant, dans sa vieille expérience, qu’en fait d’éducation, la qualité doit toujours passer avant la quantité : multum, non multa. Toutefois, elle s’était bien gardée d’emprisonner les instituteurs dans des programmes trop rigoureusement fermés ; aux parties obligatoires elle avait eu soin d’ajouter une partie facultative qui permettait de varier l’enseignement suivant les besoins particuliers de chaque région et le degré d’instruction du maître et des enfans[7].

Rien de tel dans le système du législateur de 1882 : plus de distinction entre les matières obligatoires et les matières facultatives ; un seul et même programme indéfiniment élargi, comprenant deux ou trois fois plus de choses que l’ancien, et des choses fort au-dessus de la portée moyenne des intelligences chargées de les apprendre et même de les enseigner : toute l’histoire (même la contemporaine) et toute la géographie, par exemple ; les élémens non plus seulement de la langue, comme il était dit dans les lois antérieures, mais de la littérature française ; les notions usuelles du droit et de l’économie politique ; les élémens des sciences naturelles, physiques et mathématiques ; leur application à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels ; les travaux manuels et l’usage des outils des principaux métiers. Quoi encore ? le dessin, le modelage, la musique, la gymnastique, les exercices militaires. Vous représentez-vous les malheureux chargés de faire seulement le tour de cette masse énorme, de ce programme-Babel où tout est confusion, pêle-mêle, ignorance ou mépris des mesures et des quantités nécessaires, et vous figurez-vous les cervelles de nos petits paysans aux prises avec des leçons de littérature française, d’histoire contemporaine ou d’économie politique ? Il faut avoir vu cela, non pas à Paris et dans quelques villes privilégiées où les maîtres sont relativement instruits et l’intelligence des enfans plus ouverte, mais à la campagne, dans une véritable école de village. Justement, j’eus l’occasion l’an dernier d’en visiter plusieurs dans un département du Midi : il ne s’y trouvait pas un élève en état de répondre un mot sur la guerre de Crimée, ni d’indiquer même approximativement la position de Sébastopol. Je pensais être plus heureux sur la guerre de 1870 : c’est à peine si je pus obtenir quelques pauvres réponses ; plusieurs ne savaient même pas que Metz avait cessé d’appartenir à la France. Voilà pour l’histoire et la géographie : je passe le reste. — Et voilà bien, prise sur le fait, jugée par ses produits, la nouvelle pédagogie : stérile autant que prétentieuse, pompeuse, mais superficielle, toute en façade et en décors, touchant à tout, n’approfondissant rien, forçant la nature et n’aboutissant, en fin de compte et malgré toute son ambition, qu’à l’impuissance dans le pédantisme.

Encore si le mal se bornait là, si les programmes n’avaient été que trop surchargés ! Mais en même temps qu’on les bourrait de tant de matières indigestes, on y pratiquait de la même main un vide énorme : on en chassait l’enseignement religieux pour y substituer l’instruction morale et civique. L’idée n’est pas nouvelle ; elle appartient en propre à la gironde, et c’est à l’un des siens qu’en revient le triste honneur. Dans les projets d’éducation de Mirabeau et de Talleyrand, la religion formait encore le fond, la substance de l’éducation. Dans celui de Condorcet il n’en est plus vestige. Elle est reléguée dans ses temples et remplacée par les élémens de la morale et par des instructions sur les principes du droit naturel, sur la constitution et sur les lois anciennes et nouvelles. — « Quelle morale ? Il fallait le dire, » s’écriait déjà Michelet, il y a quelque trente ans, dans un beau mouvement d’éloquence à propos de ce projet. « Quelle morale ? pourrions-nous ajouter après lui. Vous ne le dites pas, vous n’osez pas le dire. Et pour cause. » C’est qu’en fait de morale et d’éducation, la neutralité n’a jamais été qu’une fiction et qu’une école laïque est nécessairement une école irréligieuse. Qu’on prenne tous les décrets du monde, on ne change pas la nature des choses ; il n’y a pas une morale ; il en existe autant que de systèmes philosophiques et, partant, de façons de concevoir l’idée de Dieu. Or, cette idée, vous aurez beau la chasser de l’enseignement, elle y reviendra fatalement ; vous aurez beau la consigner à la porte de l’école, elle y rentrera par la fenêtre avec le premier rayon de soleil qui tombera sur elle ou le premier coup de vent qui l’ébranlera. L’enfant est curieux ; il voudra savoir. « Monsieur, demandera-t-il à son maître, c’est le bon Dieu, n’est-ce pas, qui a fait le soleil ? » Et voilà, soudain, la grande, l’éternelle question du pourquoi des choses, de la cause première qui se pose devant notre professeur de morale indépendante ! Voilà. notre homme obligé de s’expliquer, de prendre parti, car s’il se dérobe aujourd’hui, il sera repris demain par l’histoire ou par la géographie, si ce n’est plus cette fois par le soleil. Aucun moyen d’éluder le problème. Il faut bien le trancher d’une manière ou de l’autre ; et dès lors que devient votre neutralité ? Une hypocrisie comme le reste. Vous êtes neutres à peu près comme vous étiez libéraux, quand vous frappiez les jésuites, et comme vous êtes concordataires, quand vous accumulez contre la religion et contre le clergé toutes les vexations que le concordat, précisément, avait eu pour but de faire cesser. Vous feignez de croire et vous essayez de nous persuader que la foi de nos enfans ne sera pas en péril dans vos écoles. Au fond, cela vous est bien égal ; un peu plus tôt, un peu plus tard ; à l’école, ou au collège ? Ce qui vous importe, ce n’est pas défaire des chrétiens au sens le plus large du mot comme en formait autrefois l’Université ; ce n’est pas d’entourer les jeunes générations de cette atmosphère d’idées et de sentimens élevés où l’ancienne pédagogie les retenait le plus longtemps possible. Vous ne poursuivez qu’un but, vous n’avez qu’une pensée, qui est de prendre l’enfant encore tout chaud de la couvée maternelle pour le refaire à votre image et pour préparer à la libre pensée dans l’avenir un prosélyte de plus. Si bien qu’au lieu d’être l’auxiliaire et le prolongement de la famille, votre éducation laïque n’en est dans la plupart des cas que l’adversaire et la négation.

Pareillement, que dire de l’enseignement civique et que penser de cette invention renouvelée de la révolution ? Le mot avait une signification claire alors ; on n’était civique qu’à la condition d’être du côté du manche : constitutionnel en 1791, girondin en 1792, montagnard et terroriste en 1793, thermidorien en 1794 ; et l’enseignement civique consistait principalement à flatter tour à tour tous les pouvoirs établis. Serait-ce pas. ainsi qu’on l’entendrait encore aujourd’hui ? Le gouvernement s’en est défendu, non sans chaleur, au sénat ; en quoi, sans doute, il était dans son rôle. Mais le moyen de le croire et le moyen de supposer qu’on serait allé chercher dans l’arsenal révolutionnaire cette arme de combat, pour ne s’en point servir !

Sous l’empire, lorsqu’un ministre sorti des rangs de l’université s’avisa d’instituer un cours d’histoire contemporaine, toute la presse opposante se récria. Dieu sait, pourtant, qu’il n’y avait guère à compter sur le corps enseignant d’alors pour célébrer d’une façon indiscrète les mérites du régime existant ! Et d’ailleurs, ce n’était pas à des enfans, comme dans le cas actuel, que s’adressait le nouvel enseignement, c’était à de grands jeunes gens de philosophie, déjà faits et fort en état de se défendre. La même presse et les mêmes hommes voudraient aujourd’hui nous convaincre de l’innocence d’un enseignement tout politique donné par des instituteurs primaires, sous l’œil et dans la main du préfet, à des gamins de dix ans. En vérité, c’est pousser un peu loin la plaisanterie.

Au surplus, consultons les documens, c’est-à-dire, dans l’espèce, les livres de classe et de lecture et demandons-leur un complément d’instruction ; car si la valeur d’un programme ou d’un système d’éducation dépend beaucoup du maître chargé de l’appliquer, elle se mesure encore plus exactement peut-être aux instruirions qu’il emploie.

Or, sans insister sur aucun, quelle est la caractéristique, la tendance de toutes les petites histoires et de tous les manuels qui circulent depuis dix ans dans nos écoles ? Dans quel esprit les meilleurs eux-mêmes ont-ils été rédigés ? Il y a, pour s’en rendre compte, une pierre de touche infaillible, c’est de comparer les jugemens qu’ils portent sur des faits de même ordre et d’en noter les nuances. Voici, par exemple, le 18 fructidor et le 18 brumaire. Des deux parts l’illégalité, l’abus de la force, la violation du droit sont flagrans, et dans les deux cas le résultat matériel est le même ; c’est une révolution ajoutée à tant d’autres. Conclusion ad usum juventutis : les coups d’état, d’où qu’ils viennent, ne valent pas mieux les uns que les autres, et, si l’histoire a raison de condamner ceux-ci, elle n’a pas le droit d’absoudre ceux-là.

Eh bien ! cherchez cette conclusion, cette moralité, chez les Paul Bert ou chez les Compayré, pour ne citer que ceux-là. Cherchez dans toute cette littérature officieuse un écrivain, un seul, qui ait eu le courage de dire son fait à la révolution et à la démocratie, qui pèse dans la même balance la Saint-Barthélémy et le Dix-Août ; la révocation de l’édit de Nantes et les lois sur l’émigration. « Cherchez… et vous ne trouverez pas. »

Vous en trouverez dans le nombre un ou deux qui auront su garder dans leurs appréciations sur les hommes et sur les choses d’autrefois une certaine bienséance, et dont les jugemens sur les hommes et sur les choses du jour ne sont pas de pures flagorneries. Mais ôtez ceux-là et passez les autres en revue. Vous n’y rencontrerez pas un chapitre, et chez quelques-uns même une page où n’éclate le parti-pris évident de rabaisser tout ce qui tient à l’ancienne France, pour exalter la république et les républicains.

Je ne m’indigne pas, je constate. Sous la monarchie de juillet, si l’instruction civique eût existé, les catéchismes et les petites histoires de France eussent vanté la charte. Sous l’empire, elles eussent probablement célébré la constitution de 1852 comme le dernier mot de la politique et de la sagesse. Quoi d’étonnant qu’elles versent aujourd’hui du côté des institutions actuelles ? Quoi de plus naturel et de plus humain ? En matière commerciale, la première condition de succès, c’est d’être, comme on dit, dans le mouvement, dans le goût du jour : or l’article qui rapporte le plus en librairie, présentement, c’est le catéchisme républicain et les produits similaires. Les autres n’ont plus de marché ; qui serait assez fou pour en faire encore ?

Seulement, pour Dieu, qu’on cesse après cela de nous parler de neutralité. Des écoles où, sous prétexte de morale indépendante, règne la libre pensée, où, sous couleur d’instruction civique, se fait une véritable propagande révolutionnaire, de telles écoles ne sont pas plus neutres en religion qu’en politique, et l’obligation d’y envoyer ses enfans est bien la pire des sujétions pour beaucoup de Français, aux yeux desquels le culte étroit et borné d’une forme de gouvernement ne constitue pas un fond d’éducation large et solide. Le bigotisme n’a jamais fait que des sectaires : celui de la révolution comme les autres, et c’est bien la peine, en vérité, d’avoir renversé tant de gouvernemens au nom de la liberté, pour en venir à de tels excès contre la première de toutes : contre le droit absolu du père sur ses enfans mineurs en matière religieuse et politique ! J’entends bien l’objection : « Mais qui vous contraint, si vous n’avez pas confiance dans nos maîtres et dans notre enseignement, à les suivre ? Ce ne sont pas nos écoles, c’est l’instruction seule qui est obligatoire. » Oui, sans doute : il y a l’école libre, il y a même, au besoin, le précepteur, et des Français qui ont cinquante mille livres de rente. Il y a le budget de la charité privée, le clergé, les châteaux, la bourgeoisie qui commence à se dégoûter de Voltaire et qui donne. Et quand cela serait, quand il y aurait autant d’écoles libres que d’écoles publiques, quand les particuliers seraient assez généreux, assez riches pour tirer de leurs poches un milliard, après tous les sacrifices que vous leur avez déjà demandés dans l’intérêt de vos propres établissemens, en serez-vous justifiés ? Aurez-vous mieux compris votre devoir et mieux respecté vos propres doctrines ? Et ne voyez-vous pas ce qu’a de mesquin et de petit une politique qui consiste à mettre des milliers de pauvres diables entre leur conscience et leur intérêt, à les placer dans l’alternative d’envoyer leurs enfans à l’école officielle gratuite, ou de les mener à l’école libre payante, sauf à s’exposer à tous les tracas ? Non, non, ce n’est pas ainsi qu’en use un régime qui a la conscience de sa force et le sentiment de sa fonction. Ce n’est plus du gouvernement cela, c’est du maquignonnage, et jamais avant vous aucun homme d’état ayant le souci de sa renommée, jamais ni M. Guizot, dont on n’a pas craint d’invoquer la haute autorité, ni M. Jules Simon, qu’on a essayé de mettre en contradiction avec lui-même, et qui s’en est vengé par de si victorieuses répliques, ni M. Duruy, puisqu’il me faut le nommer, n’eussent souscrit à cette énormité d’imposer à trente-six millions de Français, la plupart catholiques de sentimens et d’habitudes au moins, beaucoup monarchistes encore, un enseignement qui blesse toutes leurs croyances et toutes leurs affections[8].


V

Mais ce n’était pas tout encore : après avoir laïcisé l’enseignement, il restait à laïciser le personnel ; après avoir biffé jusqu’au nom de Dieu des programmes, il fallait, pour en finir avec lui, chasser de l’école tout ce qui pouvait en rappeler le souvenir. De là le projet de loi que vient d’adopter le sénat, après une discussion de plus de deux mois, et qui n’attend plus qu’un dernier vote de la chambre pour être acquis.

Traiter les frères de la doctrine chrétienne comme de simples jésuites, l’entreprise, il y a trois ou quatre ans seulement, n’eût pas paru possible, et M. Jules Ferry lui-même, au début de ses opérations, en repoussait hautement l’idée. Contre les jésuites il y avait un long préjugé, de vieilles rancunes et de pénibles souvenirs entretenus par toute une littérature faite de fiel et d’ignorance. Mais contre ces humbles et contre ces petits quel grief particuler ? En fait d’éducation, ils n’avaient pas seulement une longue et glorieuse possession d’état, ils s’étaient toujours montrés animés de l’esprit le plus libéral et le plus sagement novateur. Les premières écoles normales qu’ait eues la France, c’est à Jean-Baptiste La Salle qu’elle les doit[9]. Les premiers essais d’enseignement primaire supérieur et d’enseignement secondaire spécial ou technique, c’est encore à cet homme admirable qu’en revient le mérite[10]. « C’est à lui, disait en 1867 un des ministres du gouvernement d’alors[11], que la France est redevable de la mise en pratique et de la vulgarisation de l’enseignement technique. De ses essais sortit un enseignement qui, s’il avait été régularisé, aurait avancé d’un siècle l’organisation de nos écoles d’adultes et même de l’enseignement secondaire spécial, dont notre temps s’honore à juste titre. »

Voilà pour le passé. Dans le présent que pouvait-on bien reprocher à l’institut ? Avait-il dégénéré ? Non, certes, car ses élèves, en dépit des préférences officielles, ont gardé dans tous nos concours et dans toutes les expositions une supériorité manifeste[12]. Pouvait-on critiquer ses tendances ? Jamais, si ce n’est un moment sous la restauration, il ne s’était mêlé de politique et n’avait pris parti dans nos querelles. Il allait, creusant son sillon, y jetant la semence à pleines mains et sans compter ; poussant chaque jour un peu plus loin ses conquêtes sur l’ignorance et sur la misère ; s’adressant de préférence aux déshérités de ce monde et ne demandant, au gouvernement quel qu’il fût, que le droit au dévoûment obscur.

Une seule fois, depuis bien des années, les frères avaient fait parler d’eux. C’était en 1870 et vraiment on aurait bien dû le leur pardonner. Il fallait plus que du dévoûment alors, l’heure du sacrifice était venue. En quelques semaines, l’institut jeta cinq cents des siens sur le champ de bataille de la défense nationale, et nos malheureux blessés virent arriver de toutes parts à leurs secours ces brancardiers tout de noirs vêtus, ces ignorantins ignorans de la peur et du danger, que ceux-là seuls ont pu représenter comme des ennemis de leur pays qui n’ont jamais entendu siffler une balle à leurs oreilles.

Serait-ce pas, en effet, à ces souvenirs importuns, serait-ce aux services que ses membres ont rendus pendant la guerre et qu’ils renouvellent tous les jours sur d’autres champs de bataille, en Afrique, au Tonkin, en Chine, aux Indes, que l’institut devrait le coup qui vient de le frapper[13] ? Qui sait ? Qui saura jamais pour quelle part est entrée dans les violences de ces dernières années l’humiliation de certains rapprochemens ?

Quoi qu’il en soit, il s’est trouvé dans ce pays de France, dans cette terre classique du courage et de la générosité, des chambres assez peu françaises pour souscrire à cette criante iniquité. Dans le délai de cinq ans, les deux mille trois cent vingt-huit écoles publiques actuellement entre les mains des frères de la doctrine chrétienne ou autres, — car il n’y a pas moins de vingt-quatre congrégations d’hommes vouées à l’enseignement, — devront être pourvues d’instituteurs laïques. Quant aux titulaires actuels, dépossédés, contrairement à tous les principes, sans aucune indemnité, chassés comme indignes, traités en parias, qu’ils fondent, s’ils le peuvent, des écoles libres, ou qu’ils se vengent, puisque aussi bien c’est leur folie de se dévouer, en allant porter au loin l’influence et le nom français. Si la patrie les repousse, les colonies leur restent, et la république, dans sa magnanimité, n’entend pas leur interdire l’émigration.

Parlerai-je à présent des sœurs, car elles sont frappées du même coup, et tout aussi brutalement, quoiqu’on n’ait pas spécifié de délai pour elles ? Qui ne les connaît ? Qui ne les a vues à l’œuvre et qui ne sait de quels soins touchans elles entourent nos enfans dans les dix mille neuf cent cinquante et une[14] écoles publiques qu’elles dirigent ? Ah ! ce ne sont pas, il est vrai, des doctoresses, et leur bagage, assurément, n’est pas lourd. Pour enseigner l’économie politique à nos petites villageoises, suivant l’esprit des nouveaux programmes, il se peut qu’elles ne soient pas à la hauteur des bas bleus qu’on nous fabrique aujourd’hui dans les écoles normales primaires et dans les lycées de filles. Mais combien plus expérimentées, plus soigneuses, plus habiles à manier les enfans, à leur faire entrer dans la tête, à force de patience et de douceur, quelques bons élémens, au lieu du fatras dont on les assomme aujourd’hui !

Combien plus aimables surtout, — et c’est ici la vertu pédagogique par excellence, — combien plus avenantes et plus douces sous leurs cornettes blanches, semblables à des ailes ! Mais qu’importe aux politiciens faméliques qui se sont abattus sur nous et qui nous rongent ? Il leur fallait encore cette épuration et ce débouché[15]. Les bureaux de tabac étaient tous pris, les postes et les télégraphes regorgent. Restaient les écoles : à la porte les saintes filles ! Article d’exportation comme les frères !

A présent, les conseils municipaux seront-ils consultés, car en tout ceci, vraiment on pourrait se demander s’ils existent encore. Interviendront-ils au moins dans le choix du personnel laïque ? Nullement. C’est le préfet, sur la proposition des inspecteurs d’académie, qui continuera de nommer les instituteurs. Autres temps, autres opinions. Sous l’empire et même depuis, tant que les conservateurs avaient le pouvoir, le choix des instituteurs par la commune figurait au premier rang des revendications républicaines. Rayé cela aussi, comme la liberté de conscience et comme la liberté du père de famille ! Rayées du même coup, supprimées, contre toute justice, les garanties que les instituteurs libres trouvaient dans la composition des conseils départementaux. A l’avenir, ces conseils ne compteront plus, à l’exception de quatre conseillers généraux élus par leurs collègues, que des fonctionnaires publics auxquels se joindront dans « les affaires contentieuses ou disciplinaires intéressant les membres de l’enseignement privé, deux membres de cet enseignement nommés par le ministre. » Est-ce tout ? Non, et pourtant je ne fais que passer sur les plus durs articles de ce projet qui n’en compte pas moins de 67.

Même ainsi proscrit et mutilé, il était à craindre que l’enseignement libre ne conservât encore une nombreuse clientèle. Pour l’achever, on le frappe dans ses œuvres vives, à la source même, je veux dire dans son recrutement. Jusqu’ici les frères de la doctrine chrétienne avaient été dispensés du service militaire au même titre et pour les mêmes raisons que les instituteurs laïques, à la condition de se vouer à l’enseignement pendant dix années. Cette faveur avait même été étendue à d’autres associations. Désormais cet engagement ne pourra être réalisé que dans les établissemens d’enseignement public, c’est-à-dire par des laïques, puisqu’aux termes de l’article 17, il ne doit plus être fait aucune nomination de congréganistes. M. Paul Bert lui-même n’en demandait pas tant en 1880 : il se fût contenté d’un an de service militaire pour les futurs ministres des cultes, et dans son projet, les instituteurs laïques étaient traités sur le même pied que les autres. Mais les choses ont marché depuis, l’appétit est venu, et ce dernier coup porté par le vote du sénat à l’ancienne législation couronne bien l’ensemble de mesures inaugurées par l’article 7 et par les décrets de 1880. Il fallait ce trait final à cette œuvre de colère : il la complète et il achève d’en marquer le caractère haineux et mesquin.


VI

Telles ont été les diverses phases de la lutte engagée par la démocratie pour s’emparer de l’éducation dans ce pays ; lutte impie s’il en fut, détestable conflit, provoqué de sang-froid par un de ces risque-tout, comme il s’en rencontre toujours à point nommé dans les antichambres des princes ou dans les couloirs des assemblées, pour les besognes douteuses, reprise avec un peu moins de rudesse dans la forme par son successeur, conduite à terme avec une sorte d’obstination rageuse par un ministre autrefois épris de liberté, sous l’œil atone d’un chef d’état perdu comme un fakir dans la béatitude de son rêve doré, et que vient de clore enfin, après beaucoup de vicissitudes, un vote brutal. Clore, ai-je dit ? Non, non, ce n’est pas le mot. Non, hélas ! le conflit n’est pas terminé, la bataille achevée. Dans les guerres ordinaires, il arrive toujours un moment où les armes tombent elles-mêmes des mains du vainqueur. A force de frapper, le bras se fatigue, le cœur mollit, et soudain, sous l’animal en furie, l’homme se réveille et se retrouve. Dans les guerres de religion, et c’est ici le cas, on ne désarme jamais ; on s’arrête un instant, mais c’est pour recommencer de plus belle ; on souffle et l’on repart.

Au surplus, religieuse ou autre, la démocratie n’a jamais connu dans les combats cette fausse sensibilité qui se fait un point d’honneur de ménager ses adversaires. Quand elle les tient, elle les achève ; et, depuis Etienne Marcel jusqu’à la commune de 1871, ses procédés n’ont guère varié. L’histoire nous la montre couvant lentement, pendant des années, ses haines, dévorant ses envies, rongeant son frein, pour éclater un jour en sauvages représailles. On a vu des souverains absolus renoncer d’eux-mêmes à leur toute-puissance et pardonner à leurs assassins ; où la foule gouverne, il n’y a pas d’exemple qu’elle ait supporté la contradiction et respecté la liberté ; si repue qu’elle soit, elle n’est jamais rassasiée : Lassata, non satiata.

C’est pourquoi ceux-là se trompent étrangement qui espèrent encore que le régime actuel pourra mettre un terme à ses entreprises. Un homme d’état, agissant au nom et pour le compte d’un gouvernement fort, assuré de son lendemain, peut bien ouvrir ou fermer à son heure et à son gré l’ère des conflits religieux ; une république n’a pas cette ressource : une fois lancée dans le Culturkampf, il faut qu’elle en vive ou qu’elle en meure[16]. La nôtre s’est condamnée d’elle-même à ces travaux forcés quand rien ne l’y contraignait ; il faut qu’elle fasse jusqu’au bout sa peine, et elle la fera. D’un autre côté, comment croire à la possibilité d’une détente et comment prêcher la résignation, l’apaisement aux conservateurs ? On peut cesser de lutter pour ses intérêts ; on ne renonce pas à défendre ses croyances et ses enfans. C’est un devoir pour tout bon citoyen, quand la patrie est en danger, de courir à l’ennemi ; c’en est un non moins étroit de protéger contre les barbares du dedans cette patrie supérieure, faite d’idées, de sentimens et de traditions, sans lesquels il n’y aurait en ce monde, au lieu de nationalités, que des poussières de peuples agglomérés par le hasard.

La lutte va donc continuer des deux parts, implacable, sans trêve ni merci : ceux-ci, poussés par leurs fatalités originelles, emportés par la vitesse acquise et gâtés par le succès ; ceux-là, forts de leur conscience et sûrs de leur droit, continuant à protester contre une insupportable tyrannie. Si bien qu’après cette guerre, qu’on pourrait appeler de sept ans, — car elle ne nous aura pas coûté moins que Rosbach, — se dresse déjà, comme une menace et comme une tristesse, après et parmi tant d’autres, la perspective d’une suite indéfinie de chocs et de heurts.

Comme si nous n’avions pas assez déjà des luttes inévitables et nécessaires ! Ah ! ils sont bien coupables ceux qui, au lieu de ne songer qu’à la guerre sainte, ont jeté ce pays qui ne demandait que du travail et du repos, dans l’inextricable complication d’une guerre religieuse ! Ils ont bien mal tenu leur office et compris leur rôle ! Pour cette éventualité suprême où se jouera quelque jour non plus seulement le sort d’une dynastie, mais l’existence même de ce pays, ce n’eût pas été trop de toutes les forces vives de notre jeunesse préparée de longue main, par une éducation vraiment patriotique, aux derniers sacrifices ; et ce n’était pas trop de la nation entière tendant toutes ses facultés et gardant ses trésors pour le grand jour.

A l’une, née dans les angoisses de l’année terrible, nourrie du lait amer de la défaite, au bruit du canon de l’invasion et de la guerre civile, il fallait le puissant réactif et les graves leçons de cette morale chrétienne qui enseigne aux peuples éprouvés la résignation et l’humilité sans leur ôter l’espérance. Il fallait lui montrer avec tous les grands penseurs de ce siècle le devoir comme but suprême de la vie et Dieu comme la source éternelle et nécessaire de tout devoir. Déprimée comme elle l’était déjà par tant d’impressions douloureuses, livrée d’autre part à tant d’influences desséchantes, sa faiblesse avait besoin de ce refuge et nul réconfort ne convenait mieux à son état de langueur.

A l’autre il fallait avoir le courage de dire : Tu possèdes les dons les plus précieux, mais tu as aussi de graves défauts ; tu as de l’esprit, mais tu n’as pas d’esprit de suite ; tu as bon cœur, mais mauvaise tête ; tu es brave, mais tu n’es pas résistant ; tu t’exaltes facilement, mais tu te refroidis de même ; tu aimes le succès, mais tu ne supportes pas l’infortune et tu n’en sais pas accepter les responsabilités ; tu as la prétention d’être la plus spirituelle des nations et tu n’en es souvent que la plus légère ; tu as pour toi le sol, la nature, la géographie, la population la plus homogène et le territoire le mieux borné de l’Europe, et tu as longtemps été, grâce à tous ces avantages, le premier peuple du monde. Veux-tu le redevenir ? Alors trêve à nos dissensions, à nos querelles, unissons-nous, serrons nos rangs, et face à l’est !

Au lieu de cela qu’a-t-on fait de notre jeunesse et qu’a-t-on fait de ce pays ? Notre jeunesse, sous prétexte d’éducation scientifique, on lui a pris ce qui lui restait d’idéal ; sous prétexte de morale, on l’empoisonne de politique et d’histoire frelatée, et pour tout Sursum corda on l’a mise à ce régime de la Marseillaise et des bataillons scolaires, qui n’est que la parodie du patriotisme et des vertus militaires. Ce pays, à toutes les scissions qui le tourmentaient déjà, on a trouvé le moyen d’ajouter la plus dangereuse et la pire de toutes : il avait fait sa paix avec l’église ; froidement, méchamment on lui a mis sur les bras une nouvelle guerre avec elle. Il était resté catholique en dépit de son scepticisme apparent ; il semble qu’on ait pris à tâche de froisser toutes ses habitudes et ses traditions, et qu’on ne légifère plus aujourd’hui qu’en vue d’une infime minorité de libres penseurs et d’athées. Il était riche enfin, et c’était son orgueil en attendant de plus hautes satisfactions ; on a dilapidé sa fortune et compromis ses finances.

Voilà, dans une seule direction, le bilan de cette démocratie dont l’avènement devait inaugurer en France le règne de la tolérance, de la concorde et de la prospérité publiques ! Voilà la pitoyable banqueroute à laquelle, en moins de huit ans, elle nous a conduits, d’étapes en étapes : banqueroute morale encore plus que matérielle et dont la portée ne se mesure pas seulement à nos milliards gaspillés, mais à la déconsidération qui rejaillit sur les gouvernemens comme sur les particuliers infidèles à leurs principes et traîtres à leurs engagemens.

Trop heureux si, dans la nouvelle période d’activité que les dernières élections lui ont assurée, elle ne pousse pas ses destructions au point qu’il ne soit plus possible à ses successeurs, quels qu’ils soient, de retrouver dans l’affaissement général des caractères quelques vestiges de cette flamme sacrée sans laquelle un peuple ayant perdu sa place et son rang ne les reprend jamais !


ALBERT DURUY.

  1. De 4,294, ils s’élevèrent en quelques mois à 24,080.
  2. M. Jules Ferry dans son projet primitif, avait écarté jusqu’à l’Institut, comme incompétent, sans doute.
  3. Note du conseil supérieur de l’instruction publique sur le plan d’études et les programmes de 1880.
  4. Expression tirée de la note du conseil supérieur.
  5. Toutes les critiques et tous les faits qui précèdent sont empruntés à des rapports de facultés.
  6. Rapport de M. Paul Bert.
  7. Loi du 21 juin 1865. — « L’enseignement primaire peut comprendre en outre : l’arithmétique appliquée aux opérations pratiques, des notions des sciences physiques et de l’histoire naturelle applicables aux usages de la vie, des instructions élémentaires sur l’agriculture l’industrie et l’hygiène, l’arpentage et le nivellement.
  8. Sans doute M. Guizot, dans les dernières années de sa vie, s’était départi de l’opposition qu’il avait si longtemps faite au principe de l’enseignement obligatoire. « Il peut arriver, écrivait-il en 1872, que l’état social et l’état des esprits rende l’obligation légale en fait d’instruction primaire, légitime, salutaire et nécessaire. » Mais, ajoutait-il aussitôt, il y faut « des garanties efficaces pour le maintien de l’autorité paternelle et de la liberté de conscience. » — M. Jules Simon a toujours pensé de même, et lorsque en 1872 il saisit l’assemblée nationale d’un projet de loi sur l’obligation, je ne sache pas qu’il en ait exclu l’enseignement religieux.
  9. Dès 1684, il avait fondé à Reims, sous le nom de séminaire de maîtres d’écoles, une maison d’éducation destinée à former des sujets pour les campagnes environnantes. Quelques années plus tard, appelé à Paris, il y crée dans le même dessein et sur le même modèle le séminaire urbain de la rue de Lourcine.
  10. Il avait organisé vers 1698, à Paris et à Rome, des écoles dominicales d’apprentis et des pensionnats à l’usage des enfans se destinant aux carrières où la connaissance des langues anciennes n’était pas nécessaire.
  11. M. Victor Duruy.
  12. Lors de l’exposition de Vienne, en 1873, le rapport officiel autrichien constata leur incontestable supériorité.
  13. Ils ne possèdent pas moins de 205 établissemens à l’étranger.
  14. J’emprunte ce chiffre comme les précédens à la statistique des congrégations religieuses qui a paru vers la fin de l’année 1878, sous le ministère et par les soins de M. Bardoux.
  15. De l’aveu même de M. Ferrouillat, le rapporteur de cette loi, il y avait, au mois d’octobre 1885, 9,760 aspirantes institutrices laïques en quête d’emploi.
  16. Je ne pensais pas, quand j’écrivais ces lignes il y a quelques semaines, que les événemens de Chateauvillain me donneraient si vite raison.