L’Intelligence des fleurs/À propos du « Roi Lear »

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Eugène Fasquelle (p. 195-210).

À PROPOS DU ROI LEAR

Il est facile de constater qu’en ces dernières années, notamment à partir de la grande période romantique, le royaume de la poésie, — auquel on n’avait guère touché depuis la perte définitive des vastes mais inhabitables provinces du poème épique, — s’est graduellement rétréci et se voit actuellement réduit à quelques petites villes isolées dans la montagne. Elle y demeurera vraisemblablement vivace et inexpugnable, et y gagnera en pureté et en intensité ce qu’elle a perdu par ailleurs en étendue et en abondance. Elle s’y dépouillera peu à peu de ses vains ornements didactiques, descriptifs et narratifs, pour n’être bientôt qu’elle-même ; c’est-à-dire la seule voix qui nous puisse révéler ce que le silence nous cache, ce que la parole humaine ne dit plus et ce que la musique n’exprime pas encore.

Il y aura toujours une poésie lyrique ; elle est immortelle étant nécessaire. Mais quel sort l’avenir et même le présent réserve-t-il, je ne dis pas au dramaturge ou au dramatiste, mais au poète tragique proprement dit, à celui qui s’efforce de maintenir un certain lyrisme dans son œuvre en y représentant des choses plus grandes et plus belles que celles de la vie réelle ?

Il est certain que la tragédie lyrique des Grecs, la tragédie classique telle que la conçurent Corneille et Racine, le drame romantique des Allemands et de Victor Hugo, puisent leur poésie à des sources définitivement taries. Le grand drame des foules, au sein duquel on croyait avoir découvert une source inconnue et inépuisable, n’a donné jusqu’ici que des résultats assez médiocres. Et les mystères nouveaux de notre vie moderne, qui ont remplacé tous les autres et du côté desquels Ibsen a tenté quelques fouilles, sont depuis trop peu de temps en contact direct avec l’homme, pour qu’ils élèvent et dominent visiblement et efficacement les paroles et les actes des personnages d’une pièce. Et cependant, il n’y a pas à se le dissimuler, et l’instinct poétique de l’humanité l’a toujours pressenti, un drame n’est réellement vrai que lorsqu’il est plus grand et plus beau que la réalité.

Voyons, en attendant que les poètes sachent de quel côté diriger leurs pas, l’un des plus fameux modèles de ces drames qui élargissent la vérité sans la fausser, l’un des rares qui, après plus de trois siècles, demeure encore vert et vivant en toutes ses parties : j’entends parler du Roi Lear de Shakespeare.

On peut affirmer, disais-je naguère, — en exagérant un peu, comme il est impossible de ne le point faire dans le léger et délicieux accès de fièvre qui saisit tous les fervents de Shakespeare au moment où l’on ressuscite un de ses chefs-d’œuvre, — on peut affirmer, après avoir parcouru les littératures de tous les temps et de tous les pays, que la tragédie du vieux roi constitue le poème dramatique le plus puissant, le plus vaste, le plus émouvant, le plus intense qui ait jamais été écrit. Si l’on nous demandait du haut d’une autre planète quelle est la pièce représentative et synthétique, la pièce archétype du théâtre humain, celle où l’idéal de la plus haute poésie scénique est le plus pleinement réalisé, il me semble certain qu’après en avoir délibéré tous les poètes de notre terre, les meilleurs juges en l’occurrence, désigneraient unanimement le Roi Lear. Ils ne pourraient mettre un instant en balance que deux ou trois chefs-d’œuvre du théâtre grec ; ou bien, car au fond Shakespeare n’est comparable qu’à lui-même, l’autre miracle de son génie : la tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark.

Prométhée, « l’Orestie », Œdipe roi, ce sont des arbres merveilleux mais isolés, au lieu que le Roi Lear, c’est une forêt merveilleuse. Convenons que le poème de Shakespeare est moins net, moins visiblement harmonieux, moins pur de lignes, moins parfait, au sens assez conventionnel de ce mot ; accordons qu’il a des défauts aussi énormes que ses qualités, — il n’en reste pas moins qu’il l’emporte sur tous les autres par le nombre, l’acuité, la densité, l’étrangeté, la mobilité, la prodigieuse masse des beautés tragiques qu’il renferme. Je sais bien que la beauté totale d’un ouvrage ne s’estime pas au poids ni au volume ; que les dimensions d’une statue n’ont point un rapport nécessaire à sa valeur esthétique. Néanmoins on ne saurait contester que l’abondance, la variété et l’ampleur ajoutent à la beauté des éléments vitaux et inaccoutumés ; qu’il est plus facile de réussir une statue unique, de grandeur médiocre et d’un mouvement calme, qu’un groupe de vingt statues de taille surhumaine, aux gestes passionnés et cependant coordonnés ; qu’il est plus aisé d’écrire un acte tragique et puissant où se meuvent trois ou quatre personnages, que d’en écrire cinq où s’agite tout un peuple et qui maintiennent à une hauteur égale, durant un temps cinq fois plus long, ce même tragique et cette même puissance ; or, au regard du Roi Lear, les plus longues tragédies grecques ne sont guère que des pièces en un acte.

D’autre part, si l’on entend le comparer à Hamlet, il est probable que la pensée y est moins active, moins aiguë, moins profonde, moins frémissante, moins prophétique. En revanche, combien le jet de l’œuvre paraît plus énergique, plus massif et plus irrésistible ! Certaines aigrettes, certains filets de lumière sur l’esplanade d’Elseneur atteignent et éclairent un instant, comme des lueurs d’outre-tombe, de plus inaccessibles ténèbres ; mais ici la colonne de fumée et de flammes illumine d’une façon permanente et uniforme tout un pan de la nuit. Le sujet est plus simple, plus général et plus normalement humain, la couleur plus monotone, mais plus majestueusement et plus harmonieusement grandiose, l’intensité plus constante et plus étendue, le lyrisme plus continu, plus débordant et plus hallucinant, et cependant plus naturel, plus près des réalités quotidiennes, plus familièrement émouvant, à cause qu’il ne sort point de la pensée, mais de la passion ; qu’il enveloppe une situation qui, bien qu’exceptionnelle, est toutefois universellement possible, qu’il ne nécessite point un héros métaphysicien comme Hamlet, mais qu’il touche immédiatement à l’âme primitive et presque invariable de l’homme.

Hamlet, Macbeth, Prométhée, « l’Orestie », Œdipe appartiennent à une classe de poèmes plus augustes que les autres parce qu’ils se déroulent sur une sorte de montagne sacrée entourée d’un certain mystère. C’est ce qui, dans la hiérarchie des chefs-d’œuvre, met incontestablement Hamlet au-dessus d’Othello, par exemple, bien qu’Othello soit aussi passionnément, aussi profondément et sans doute plus normalement humain. Ils doivent à cette montagne qui les porte entre ciel et terre le meilleur de leur sombre et sublime puissance. Or, si l’on examine de quoi est formée cette montagne, on se rend compte que les éléments qui la composent sont empruntés à un surnaturel variable et arbitraire ; c’est de l’« au-delà » sous une espèce et une apparence contestables, religieuses ou superstitieuses, par conséquent transitoires et locales. Mais — et c’est ce qui lui fait une place à part parmi les quatre ou cinq grands poèmes dramatiques de la terre — dans le Roi Lear il n’y a pas de surnaturel proprement dit. Les dieux, les habitants des grands mondes imaginaires ne se mêlent pas à l’action, la Fatalité même y est tout intérieure, elle n’est que de la passion affolée ; et cependant l’immense drame développe ses cinq actes sur une cime aussi haute, aussi surchargée de prestiges, de poésie et d’inquiétudes insolites que si toutes les forces traditionnelles des cieux et de l’enfer avaient rivalisé d’ardeur pour en surélever les pics. L’absurdité de l’anecdote primitive (presque tous les grands chefs-d’œuvre, devant représenter des actions types forcément outrées, exclusives et excessives, sont fondés sur une anecdote plus ou moins absurde) disparaît dans la grandiose magnificence de l’altitude où elle évolue. Étudiez de près la structure de cette cime : elle est uniquement formée d’énormes stratifications humaines, de gigantesques blocs de passion, de raison, de sentiments généraux et presque familiers, bouleversés, accumulés, superposés par une tempête formidable, mais profondément propre à ce qu’il y a de plus humain dans la nature humaine.

C’est pourquoi le Roi Lear demeure la plus jeune des grandes œuvres tragiques, la seule où le temps n’ait rien flétri. Il faut un effort de notre bonne volonté, un oubli de notre situation et de nos certitudes actuelles pour que nous puissions sincèrement et complètement nous émouvoir au spectacle d’Hamlet, de Macbeth ou d’Œdipe. Au contraire, la colère, les rugissements de douleur, les malédictions prodigieuses du vieillard et du père bafoué semblent sortir de notre cœur et de notre raison d’aujourd’hui, s’élever sous notre propre ciel, et sous le rapport de toutes les vérités profondes qui forment l’atmosphère spirituelle et sentimentale de notre planète, il n’y a rien d’essentiel à y ajouter ou retrancher. Shakespeare revenant parmi nous sur la terre ne pourrait plus écrire Hamlet ou Macbeth. Il sentirait que les sombres et augustes idées mères sur quoi reposent ces poèmes ne les porteraient plus ; tandis qu’il n’aurait pas à modifier une situation ni un vers du Roi Lear.

La plus jeune, la plus inaltérable des tragédies est aussi le poème dramatique le plus organiquement lyrique qui ait jamais été réalisé ; le seul au monde où la magnificence du langage ne nuise pas une seule fois à la vraisemblance, au naturel du dialogue. Aucun poète n’ignore qu’il est presque impossible d’allier, au théâtre, la beauté des images au naturel de l’expression. On ne saurait le nier ; toute scène, dans la plus haute tragédie comme dans la plus banale comédie, n’est jamais, ainsi que le faisait observer Alfred de Vigny, qu’une conversation entre deux ou trois personnages réunis pour parler de leurs affaires. Ils doivent donc parler, et pour nous donner ce qui est au théâtre l’illusion la plus nécessaire, l’illusion de la réalité, il faut qu’ils s’écartent le moins possible du langage employé dans la vulgaire vie de tous les jours. Mais dans cette vie assez élémentaire nous n’exprimons presque jamais par la parole ce que peut avoir d’éclatant ou de profond notre existence intérieure. Si nos pensées habituelles se mêlent aux grands et beaux spectacles, aux plus hauts mystères de la nature, elles demeurent en nous à l’état latent, à l’état de songes, d’idées, de sentiments muets qui, tout au plus, se trahissent parfois par un mot, par une phrase plus justes et plus nobles que ceux de la conversation vraisemblable et usuelle. Or le théâtre ne pouvant presque rien exprimer qui ne s’exprimerait pas dans la vie, il s’ensuit que toute la partie supérieure de l’existence y demeure informulée, sous peine de déchirer le voile de l’illusion indispensable. Le poète a donc à choisir : il sera lyrique ou simplement éloquent, mais irréel (et c’est l’erreur de notre tragédie classique, du théâtre de Victor Hugo et de tous les romantiques français et allemands, quelques scènes de Goethe exceptées), ou bien il sera naturel mais sec, prosaïque et plat. Shakespeare n’a pas échappé aux dangers de ce choix. Dans Roméo et Juliette, par exemple, et dans la plupart de ses pièces historiques, il verse dans la rhétorique, sacrifie sans cesse à la splendeur, à l’abondance des métaphores, la précision et la banalité impérieusement nécessaires des tirades et des répliques.

Par contre, dans ses grands chefs-d’œuvre il ne se trompe point ; mais la manière même dont il surmonte la difficulté dévoile toute la gravité du problème. Il n’y arrive qu’à l’aide d’une sorte de subterfuge auquel il a toujours recours. Comme il semble acquis qu’un héros qui exprime sa vie intérieure dans toute sa magnificence ne peut demeurer vraisemblable et humain sur la scène qu’à la condition qu’il soit représenté comme fou dans la vie réelle (car il est entendu que les fous seuls y expriment cette vie cachée), Shakespeare ébranle systématiquement la raison de ses protagonistes, et ouvre ainsi la digue qui retenait captif l’énorme flot lyrique. Dès lors, il parle librement par leur bouche, et la beauté envahit le théâtre sans craindre qu’on lui dise qu’elle n’est pas à sa place. Dès lors aussi, le lyrisme de ses grandes œuvres est plus ou moins haut, plus ou moins vaste, à proportion de la folie du héros central. Ainsi, il est intermittent et contenu dans Othello et dans Macbeth, parce que les hallucinations du thane de Cawdor et les fureurs du More de Venise ne sont que des crises passionnelles ; il est lent et pensif dans Hamlet, parce que la folie du prince d’Elseneur est engourdie et méditative ; mais nulle part comme dans le Roi Lear il ne déborde, torrentiel, ininterrompu et irrésistible, entre-choquant en d’immenses et miraculeuses images l’océan, les forêts, les tempêtes et les étoiles, parce que la magnifique démence du vieux monarque dépossédé et désespéré s’étend de la première à la dernière scène.