L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/I,1

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L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre I
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PREMIÈRE PARTIE


AVANT LA FÉDÉRATION ROMANDE


(1864 — Décembre 1868)




I


Fondation de l’Internationale (1864) ; ses débuts dans la Suisse française (1865-1866).


Raconter les origines lointaines de l’Association internationale des travailleurs — en remontant d’une part jusqu’à la Ligue (allemande) des communistes (Bund der Kommunisten) de 1847, d’autre part jusqu’à la Fédération ouvrière organisée à Paris en 1850 par Delbrouck, Jeanne Derouin et Pauline Roland — ne rentre pas dans le cadre que je me suis tracé. Je ne dirai rien non plus de la délégation des ouvriers parisiens à l’Exposition universelle de Londres en 1862, du meeting de Saint Martin’s Hall[1], le 28 septembre 1864, où fut décidée la création de l’Internationale ; de l’élection, par cette assemblée, d’un comité chargé d’organiser la nouvelle association, comité qui prit ensuite le nom de Conseil général (en anglais Central Council) ; de l’élaboration, par un sous-comité, des Statuts provisoires (en anglais Provisional Rules), et de la rédaction en anglais, par le Dr Marx (l’un des élus du 28 septembre), d’un manifeste (Address) qui fut publié à Londres, avec les Provisional Rules, en une brochure[2], à la fin de 1864. Je ne parlerai, autant que possible, que des choses sur lesquelles je puis apporter un témoignage direct.

Voici en quels termes j’ai retracé, en 1872, dans les premières pages du Mémoire de la Fédération jurassienne[3] les débuts de l’Internationale dans la Suisse française :


La fondation des Sections internationales dans la Suisse romande date de 1865.

Un médecin du Jura bernois, domicilié alors à la Chaux-de-Fonds, Pierre Coullery, connu depuis 1848 dans le Jura suisse par sa propagande démocratique et humanitaire[4], se mit en relations avec le Conseil général de Londres, et fonda la Section de la Chaux-de-Fonds, qui parvint tout d’abord au chiffre de quatre à cinq cents adhérents.

Sous l’influence de Coullery furent bientôt créées d’autres Sections dans le Jura : celles de Boncourt (février 1866), de Bienne, de Sonvillier[5] (mars), de Saint-Imier, de Porrentruy (avril), de Neuchâtel (août). La Section du Locle fut fondée en août 1866 par Constant Meuron[6], vieux proscrit de la révolution neuchâteloise de 1831, et par James Guillaume[7].

Dès 1865 existaient également des Sections à Genève, Lausanne, Vevey et Montreux. La Section de Genève avait été fondée principalement sous l’influence du socialiste allemand Jean-Philippe Becker[8] qui créa en janvier 1866 le journal mensuel le Vorbote, pour servir d’organe aux Sections de langue allemande.

Dans toutes ces Sections primitives, la conception de l’Internationale était encore fort mal définie. Le mot d’ordre avait été jeté aux échos : « Ouvriers, associez-vous ! » Et l’on s’était associé, groupant tous les ouvriers indistinctement dans une seule et même Section. Aussi les éléments les plus hétérogènes, pour la plupart fort peu sérieux, se coudoyaient alors dans les réunions de l’Internationale, et l’influence était à ceux qui savaient broder les plus belles phrases sur ce thème d’un vague si complaisant : « Dieu, patrie, humanité, fraternité ».

Dans plus d’une localité, l’Internationale ne faisait qu’un avec le parti politique radical, et certaines personnalités ambitieuses cherchaient déjà à se faire d’elle un simple moyen d’arriver à un emploi dans le gouvernement.

À la Chaux-de-Fonds, cependant, les radicaux, qui d’abord avaient patronné l’Internationale, s’aperçurent bien vite qu’ils ne pourraient pas dominer et exploiter à leur profit le mouvement ouvrier, et ils cherchèrent à l’étouffer au berceau. Le National suisse, journal radical de la Chaux-de-Fonds, commença dès lors contre l’Internationale une guerre de calomnies et d’attaques personnelles. Il en fut autrement à Genève, où les organes radicaux, la Suisse radicale et le Carillon, se montrèrent, dans un but intéressé, sympathiques à l’Internationale : ils comptaient sur elle pour rétablir le gouvernement de James Fazy, qui venait d’être renversé.

Coullery, en qui se personnifiait alors l’Internationale dans les cantons romands de la Suisse, déployait la plus grande activité pour la propagande. Il donnait meetings sur meetings, prêchant de village en village l’union des travailleurs et la fraternité.

Il voulut avoir un journal à lui, et, n’ayant pu trouver d’imprimeur, il créa lui-même une imprimerie à la Chaux-de-Fonds. Le journal parut sous le titre de la Voix de l’Avenir ; son premier numéro porte la date du 31 décembre 1865.

La Voix de l’Avenir, quoique fort mal rédigée, et n’ayant d’autre programme qu’une sorte de néo-christianisme humanitaire, trouva de nombreux lecteurs, non seulement en Suisse, mais en France. Il faut dire que c’était à ce moment presque le seul organe socialiste qui se publiât en langue française[9].


L’article 3 des Statuts provisoires de l’Internationale disait : « En 1865 aura lieu en Belgique la réunion d’un Congrès général ». Mais le Conseil général dut reconnaître que la convocation d’un Congrès serait prématurée en 1865, et qu’en outre la Belgique ne pourrait pas offrir l’hospitalité aux délégués, à cause de la loi sur les étrangers que le gouvernement belge venait de faire voter. Au lieu d’un Congrès, on se contenta d’une simple Conférence, qui se réunit à Londres du 20 au 29 septembre 1865. Paris y fut représenté par Tolain, Fribourg, Charles Limousin et Eugène Varlin ; Bruxelles par César De Paepe[10] ; Genève par le Français Dupleix et l’Allemand J.-Ph. Becker ; les autres membres de la Conférence étaient des Anglais, Odger, Cremer, Wheeler, Howell, Weston, etc., ou des étrangers habitant Londres, Dupont, Vésinier, Lelubez, Hermann Jung, Karl Marx, Eccarius, Wolff, Bobrzinski, etc. La Conférence décida que le premier Congrès aurait lieu à Genève au printemps de 1866, et en arrêta l’ordre du jour. Mais l’année suivante, sur l’avis des Genevois, qui proposaient un ajournement, le Conseil général recula la date à laquelle les délégués devaient se réunir, et fixa définitivement l’ouverture du Congrès au 3 septembre 1866.



  1. On sait que ce meeting fut présidé par le professeur Edward Spencer Beesly, un des principaux représentants en Angleterre de l’école d’Auguste Comte. On sait également que Karl Marx n’assistait pas à cette réunion.
  2. Address and Provisional Rules of the International Working men’s Association, Londres, 1864.
  3. Mémoire présenté par la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs à toutes les Fédérations de l’Internationale ; Sonvillier, au siège du Comité fédéral jurassien, 1873 ; 1 vol. in-8o. Ce Mémoire fut rédigé, du printemps de 1872 au printemps de 1873, en exécution d’une décision du Congrès de Sonvillier (12 novembre 1871) : c’est moi qui ai tenu la plume.
  4. Le Dr Coullery avait déjà quarante-six ans en 1865.
  5. La Section de Sonvillier compta, dès le début, au nombre de ses membres un jeune ouvrier graveur, Adhémar Schwitzguébel. né en 1844, qui devait jouer un rôle considérable dans le mouvement socialiste en Suisse.
  6. On trouvera dans le second volume de ces Documents et Souvenirs la reproduction d’une notice nécrologique sur Constant Meuron, publiée dans le Bulletin de la Fédération jurassienne du 15 mai 1872. En 1866 il avait soixante-deux ans. Quoique appartenant à une branche d’une famille de l’aristocratie neuchâteloise, les de Meuron (il n’usait pas, pour son compte, de la particule), il avait été, en 1831, l’un des chefs de l’insurrection républicaine de Neuchâtel. Arrêté l’année suivante à Berne, et livré à l’autorité prussienne par le gouvernement bernois, il fut condamné à mort à Neuchâtel ; toutefois, le roi de Prusse consentit à commuer la peine capitale en celle de la détention perpétuelle. Enfermé dans la prison que flanque la vieille « Tour de César », à Neuchâtel, il réussit, en 1834, à s’évader avec l’aide de sa vaillante femme, Émilie Fasnacht (de Morat), qui lui fit passer, cachée dans un pain, une lime, avec laquelle il scia un barreau de fer d’une fenêtre de la prison. Il dut vivre en exil jusqu’en 1848 ; la révolution du 1er mars lui permit de rentrer dans le canton de Neuchâtel, devenu république. Il se fixa au Locle, et y vécut, d’abord comme ouvrier guillocheur, puis comme comptable dans l’atelier de M. Adolphe Huguenin, monteur de boîtes. À l’automne de 1869, il se retira à Saint-Sulpice, sa commune d’origine, où il mourut en 1872.
  7. J’avais alors vingt-deux ans et demi. Après des études commencées à Neuchâtel et continuées à la Faculté de philosophie de l’Université de Zurich, j’avais accepté, en août 1864, pour un an, la place vacante de professeur d’histoire et de littérature à l’École industrielle du Locle qu’était venu m’offrir, au nom de la Commission d’éducation de cette ville, le directeur de l’Ecole, M. Barbezat ; mon intention était, l’année achevée, d’aller poursuivre mes études à Paris. La mort, survenue en février 1865, d’un frère plus jeune, qui s’essayait à la peinture et que j’avais compté emmener à Paris avec moi, changea ma destinée : renonçant à mon projet, je résolus de rester au Locle ; je passai l’examen d’État, et, à l’expiration de l’année scolaire, je fus nommé professeur à titre définitif (août 1865).
  8. Jean-Philippe Becker avait été l’un des chefs de l’insurrection badoise de 1849, et vivait depuis ce moment à Genève. Lorsque Lassalle fonda en 1863 l’Association générale des ouvriers allemands (Allgemeiner deutscher Arbeiterverein). J.-Ph. Becker avait adhéré à cette organisation ; mais il en sortit en 1865, quand Schweitzer, le successeur de Lassalle, parut vouloir se ménager les bonnes grâces de Bismarck.
  9. Il y en avait deux autres en Belgique, la Tribune du Peuple et la Liberté.
  10. Prononcer « De Pâpe ».