L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/II,4

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L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
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IV


Bakounine au Locle (20-22 février) ; notre intimité ; le programme de l’Alliance.


Nous avions résolu de réunir nos camarades dans un banquet au Cercle international à l’occasion de la visite de Bakounine, comme nous l’avions fait le 16 janvier à l’occasion de la conférence du professeur Kopp. Bakounine disposant de trois jours, il fut décidé que le banquet aurait lieu le samedi soir, et que la soirée du dimanche serait consacrée à une conférence faite par lui et à laquelle le public serait invité.

La nouvelle de la venue du célèbre révolutionnaire russe avait mis le Locle en émoi ; et dans les ateliers, dans les cercles, dans les salons, on ne parlait que de lui. On se racontait sa vie aventureuse : que, tout jeune, il avait dû quitter la Russie à cause de ses opinions ; qu'en 1849 il avait dirigé l'insurrection de Dresde, et que, fait prisonnier, il avait passé huit ans et demi dans les forteresses de la Saxe, de l'Autriche et de la Russie ; que les deux premières années, il avait les fers aux mains et aux pieds, et même, à Olmütz, était enchaîné à la muraille par la ceinture ; qu'en 1857, la prison avait été transformée en un bannissement perpétuel en Sibérie ; et qu'après quatre années passées dans les provinces de Tomsk et d'Irkoutsk, il avait réussi, en 1861, à s'évader par le Japon, l'Océan Pacifique et la Californie. On s'étonnait que cet irréconciliable adversaire du despotisme russe fût un proche parent (par sa mère) du fameux Mouravief, le bourreau de la Pologne. Et on se disait que la présence, dans les rangs de l'Internationale, d'un homme aussi énergique, ne pouvait manquer de lui apporter une grande force.

Le samedi 20, Bakounine arriva à trois heures, comme il l'avait annoncé. J'étais allé l'attendre à la gare avec le père Meuron, et nous le conduisîmes au Cercle international, où nous passâmes le reste de l'après-midi à causer avec quelques amis qui s'y étaient réunis. Si l'imposante stature de Bakounine frappait les imaginations, la familiarité de son accueil lui gagnait les cœurs ; il fit immédiatement la conquête de tout le monde, et Constant Meuron me dit : « C'est mon homme ». Nous parlâmes de mille choses diverses. Bakounine nous donna des nouvelles du voyage de propagande que son ami italien Fanelli venait de faire en Espagne, où il avait fondé à Madrid la première Section de l'Internationale, avec le programme de l'Alliance, et il nous montra une photographie représentant Fanelli entouré d'un groupe de socialistes espagnols. À huit heures du soir eut lieu le banquet, dans la grande salle de notre Cercle : « Beaucoup de gaîté et de fraternité, des discours et des discussions sérieuses, des chansons, voilà la fête. Bakounine a pris la parole plusieurs fois ; il parle très bien, dans un langage familier, mais énergique et éloquent. C'était justement la fête du père Meuron, qui avait ce jour-là soixante-cinq ans : aussi ai-je fait un petit discours en son honneur, et nous avons bu à sa santé, et à celle de ses enfants, c'est-à-dire à la nôtre. » (Lettre du 21 février 1869.)

Le banquet se prolongea fort tard, car Bakounine ne se couchait pas de bonne heure. Il avait coutume de veiller chaque nuit jusqu'à trois ou quatre heures, et de dormir ensuite jusqu'à onze heures du matin ; de onze heures à trois heures il travaillait, puis il se mettait à table ; après son repas, il faisait un sommeil d'une heure, et recommençait ensuite à travailler — à moins qu'il ne sortît — jusqu'à l'heure où il se couchait. Il fumait constamment des cigarettes. Pendant son court séjour au Locle, il conserva à peu près la même distribution des vingt-quatre heures de la journée.

Le dimanche, en conséquence, je ne le vis qu'assez tard (il avait accepté l'hospitalité que, grâce à la complaisance de la personne chez qui je logeais, Mme  veuve Dohmé, j'avais pu lui offrir dans une pièce de son appartement). Nous passâmes une partie de la journée en tête à tête, en causeries intimes ; nous dînâmes vers le soir au Caveau, en compagnie du père Meuron et de quelques amis ; et à huit heures, dans la grande salle du Cercle international, Bakounine fit, devant un auditoire qui comptait à peu près autant de femmes que d'hommes, une conférence sur la Philosophie du peuple, que suivit un second exposé dont le sujet fut l'histoire de la bourgeoisie, de son développement, de sa grandeur et de sa décadence. On fut charmé de l'entendre, et la netteté de son langage, qui allait droit au but, sans ménagement et avec une audacieuse franchise, n'effraya personne, au moins parmi les ouvriers (car il n'y avait pas que des ouvriers dans l'auditoire, et la curiosité avait amené aussi quelques adversaires) : au contraire, on lui sut gré d'être allé jusqu'au bout de sa pensée. C'était la première fois que la plupart des membres de l'Internationale entendaient exprimer de semblables idées. L'impression fut profonde.

La réunion était une « soirée familière » ; en conséquence, après une heure consacrée à la philosophie et au socialisme, on dansa, dans la salle même où avait eu lieu la conférence, après avoir enlevé les bancs et les chaises, pendant que Bakounine, retiré dans une pièce voisine, causait avec un certain nombre d'hommes d'âge mûr qui préféraient sa conversation aux plaisirs bruyants de la jeunesse.

Quelques camarades de la Chaux-de-Fonds étaient venus assister à cette réunion, entre autres Fritz Heng, qui avait été le président du Congrès de Genève, et mon ami Fritz Robert.

Le lundi, il y eut encore, dans l'après-midi, une réunion entre camarades au Cercle international. Dans les conversations, Bakounine racontait volontiers des historiettes, des souvenirs de sa jeunesse, des choses qu'il avait dites ou entendu dire. Il avait tout un répertoire d'anecdotes, de proverbes, de mots favoris qu'il aimait à répéter. Par exemple, à propos des cigarettes dont il ne pouvait pas se passer, il racontait qu'un jour, en Italie, une dame lui avait dit : « Si la révolution éclatait, vous vous trouveriez probablement privé de tabac : que feriez-vous alors ? » et qu'il avait répondu : « Eh bien, madame, je fumerais la révolution ». Une fois, à la fin d'un dîner, en Allemagne, il avait, nous dit-il en riant, porté ce toast, accueilli par un tonnerre d'applaudissements : « Je bois à la destruction de l'ordre public et au déchaînement des mauvaises passions ». En prenant une tasse de café, il nous cita ce dicton allemand, — que je lui ai entendu répéter bien des fois depuis, — que le café, pour être bon, doit être Schwarz wie die Nacht, heiss wie die Hölle, und süss wie die Liebe (Noir comme la nuit, brûlant comme l'enfer, et doux comme l'amour).

Parmi les choses qu'il nous dit au cours de ces entretiens, j'en retrouve une que j'avais notée en ces termes :


Encore ceci pour achever de te peindre l'homme. Il nous disait hier en riant que, selon lui, l'échelle des bonheurs humains était faite comme suit : en premier lieu, comme bonheur suprême, mourir en combattant pour la liberté ; en second lieu, l'amour et l'amitié ; en troisième lieu, la science et l'art ; quatrièmement, fumer ; cinquièmement, boire ; sixièmement, manger ; septièmement, dormir. (Lettre du 23 février 1869.)


Bakounine m'avait écrit qu'il voulait « devenir mon intime tant par la pensée que par l'action ». Pendant son séjour au Locle, il me fit en effet des confidences : il me parla d'une organisation secrète qui unissait depuis plusieurs années, par les liens d'une fraternité révolutionnaire, un certain nombre d'hommes dans différents pays, plus particulièrement en Italie et en France ; il me lut un programme contenant des choses qui répondaient entièrement à mes propres aspirations, et me demanda si je ne voudrais pas me joindre à ceux qui avaient créé cette organisation. Ce qui me frappa surtout dans les explications qu'il me donna, c'est qu'il ne s'agissait point d'une association du type classique des anciennes sociétés secrètes, dans laquelle on dût obéir à des ordres venus d'en haut : l'organisation n'était autre chose que le libre rapprochement d'hommes qui s'unissaient pour l'action collective, sans formalités, sans solennité, sans rites mystérieux, simplement parce qu'ils avaient confiance les uns dans les autres et que l'entente leur paraissait préférable à l'action isolée.

À ces ouvertures, je répondis, naturellement, que j'étais tout prêt à m'associer à une action collective dont le résultat devait être de donner plus de force et de cohésion au grand mouvement dont l'Internationale était l'expression. J'ajoutai que le père Meuron était tout désigné pour être l'un des nôtres. Constant Meuron, à qui nous en parlâmes le jour même, nous donna aussitôt son adhésion sans réserve : il avait appartenu, avant 1848, à la Charbonnerie, et, en sa qualité de vieux conspirateur, il se réjouissait à la pensée que l'Internationale serait doublée d'une organisation secrète qui la préserverait du danger que pouvaient lui faire courir les intrigants et les ambitieux.

J'ai parlé plus haut (p. 120) de la dissolution de la Fraternité internationale, et de la circulaire, sans date (publiée par Nettlau, p. 277), qui notifia cette décision à tous les intéressés, et en indiqua les motifs. Voici ce document, qui est certainement sorti de la plume de Bakounine, comme le démontrent certaines tournures de style à lui personnelles :


Citoyens, quelques membres anciens de la Fraternité internationale ont, d'accord avec le Bureau central[1], déclaré dissoute cette institution. Cette résolution mûrement réfléchie a eu pour cause l'inutilité avérée d'une institution formée d'hommes dont la plupart se croient si peu engagés, qu'ils se sont crus en droit d'agir en opposition aux devoirs imposés à chaque frère par les principes et les statuts de la Fraternité, ce qui constitue vis-à-vis des frères fidèles une injustice flagrante et les place dans une position insoutenable... Quelques-uns des nôtres sont allés en Espagne[2], et, au lieu de s'attacher à grouper les éléments socialistes qui, nous en avons la preuve matérielle, sont déjà assez nombreux et même assez développés dans les villes comme dans les campagnes de ce pays, ils y ont fait beaucoup de radicalisme et un peu de socialisme bourgeois... Ces frères, oublieux du but qu'ils poursuivaient ou qu'ils étaient censés poursuivre, ont embrassé la cause de ce pauvre républicanisme bourgeois qui s'agite avec tant d'impuissance et de bruit en Espagne, ils l'ont défendu dans les journaux tant espagnols que français, et ont poussé le dédain de tous nos principes jusqu'à prêter les mains à des tentatives de rapprochement avec Espartero et avec Prim lui-même au besoin.... Ces faits seuls suffiraient pour démontrer le peu de sérieux de notre organisation fraternelle, quand bien même ils n'eussent pas été suivis d'un autre fait qui ne nous a plus permis d'hésiter sur la convenance de notre dissolution : le secret de nos affaires a été livré à des étrangers[3], nous sommes devenus l'objet de cancans, et notre action qui, pour avoir de la force, devrait s'exercer secrètement, est devenue par là non seulement inutile, mais ridicule... C'est principalement pour ces motifs que notre Fraternité a dû être dissoute...


Le document ci-dessus n'ayant pu être rédigé qu'après le retour d'Espagne de Fanelli, je pense qu'il est postérieur à la visite de Bakounine au Locle. En ce qui me concerne, je n'avais jamais, avant la lecture de ce document dans l'ouvrage de Nettlau, entendu parler de cette crise de la Fraternité internationale à la suite de laquelle elle fut déclarée dissoute. Cette dissolution eut pour résultat, comme l'explique Nettlau, la cessation des relations intimes entre le groupe des plus anciens frères internationaux (Bakounine, Fanelli et leurs amis, les « frères fidèles ») et quelques dissidents, dont les deux frères Reclus, Malon, Mroczkowski, Joukovsky. Mais ceux-là mêmes qui avaient déclaré l'ancienne Fraternité dissoute n’en continuèrent pas moins leur action collective, comme par le passé ; et c’est pour cela, évidemment, que Bakounine jugea inutile de me parler d’un incident qui ne devait influer en rien sur les relations que nous venions de nouer.

Dans les conversations qui eurent lieu au Cercle international, Bakounine parla à ses auditeurs de l’Alliance fondée à la suite du Congrès de Berne : il en avait apporté le programme et le règlement (un petit imprimé de quatre pages, dont j’ai conservé des exemplaires). Il nous donna lecture de ce programme, qui plut généralement ; et il demanda si, parmi les membres de l’Internationale au Locle, il ne s’en trouverait pas qui voulussent constituer un groupe local de l’Alliance, comme il en existait un à Genève. Malgré la sympathie qu’inspirait Bakounine, on résista, amicalement mais fermement, au désir qu’il exprimait : on lui dit qu’il ne serait pas bon, à notre avis, de constituer, à côté de la Section de l’Internationale, un groupe qui comprendrait les éléments les plus avancés ; et que, précisément parce que nous trouvions le programme de l’Alliance de notre goût, nous voulions faire la propagande de ses principes dans le sein de la Section, et chercher à y gagner tout le monde. Les imprimés que Bakounine avait apportés furent libéralement distribués à tous ceux qui en demandèrent ; et, si les socialistes loclois refusèrent de constituer un groupe de l’Alliance, on peut dire que presque tous se déclarèrent adhérents à son programme.

C’est à cet endroit que j’ai cru devoir placer le texte de ce programme, parce que c’est à l’occasion de la visite de Bakounine au Locle que les socialistes des Montagnes neuchâteloises apprirent ce que c’était que l’Alliance :


Programme de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste.

1. L’Alliance se déclare athée ; elle veut l’abolition des cultes, la substitution de la science à la foi et de la justice humaine à la justice divine.

2. Elle veut avant tout l’égalisation politique, économique et sociale des classes et des individus des deux sexes, en commençant par l’abolition du droit de l’héritage[4], afin qu’à l’avenir la jouissance soit égale à la production de chacun, et que, conformément à la décision prise par le dernier Congrès des ouvriers à Bruxelles, la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et industrielles.

3. Elle veut pour tous les enfants des deux sexes, dès leur naissance à la vie, l’égalité des moyens de développement, c’est-à-dire d’entretien, d’éducation et d’instruction à tous les degrés de la science, de l’industrie et des arts, convaincue que cette égalité, d’abord seulement économique et sociale, aura pour résultat d’amener de plus en plus une plus grande égalité naturelle des individus, en faisant disparaître toutes les inégalités factices, produits historiques d’une organisation sociale aussi fausse qu’inique.

4. Ennemie de tout despotisme, ne reconnaissant d’autre forme politique que la forme républicaine, et rejetant absolument toute alliance réactionnaire, elle repousse aussi toute action politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le capital.

5. Elle reconnaît que tous les États politiques et autoritaires actuellement existants, se réduisant de plus en plus aux simples fonctions administratives des services publics dans leurs pays respectifs, devront disparaître dans l’union universelle des libres associations, tant agricoles qu’industrielles.

6. La question sociale ne pouvant trouver sa solution définitive et réelle que sur la base de la solidarité internationale des travailleurs de tous les pays, l’Alliance repousse toute politique fondée sur le soi-disant patriotisme et sur la rivalité des nations.

7. Elle veut l’association universelle de toutes les associations locales par la liberté.


En quittant le Locle, Bakounine donna sa photographie à Constant Meuron. Cette photographie, qui est maintenant en ma possession, avait été faite l’année précédente par un de ses amis, photographe amateur ; on lit au dos l’adresse imprimée du photographe : « W. Mroczkowski, phot., à Vevey ». C’est la meilleure, à mon goût, des photographies de Bakounine. L’exemplaire donné à Constant Meuron porte la dédicace suivante :

au vénérable frère MEURON, patriarche du Locle
son frère et ami M. Bakounine.
1869, Février.



  1. Dans un autre document (lettre de Bakounine du 26 janvier 1869 ; voir ci-dessus p. 120, ce « Bureau central » est appelé « Directoire central ».
  2. Il s'agit d'Élie Reclus et d'Aristide Rey, qui étaient allés en Espagne en même temps que Fanelli, et qui avaient contrecarré sa propagande.
  3. Ceci se rapporte, je crois, à une indiscrétion commise par Malon, qui, en passant par Lyon en janvier on en février 1869), avait raconté à Albert Richard (un des membres fondateurs de l'Alliance de la démocratie socialiste, créée à Berne en septembre 1868, mais étranger à la Fraternité internationale) ce qui venait de se passer dans la réunion de Genève (lettre de Bakounine à Perron du 15 mai 1870, citée par Nettlau p. 276, où cette indiscrétion de Malon est qualifiée de « trahison »).
  4. Cette phrase fut modifiée plus tard de la façon suivante par le groupe de Genève (séance du 17 avril 1869 ; voir ci-après page 141) : « Elle veut avant tout l’abolition définitive et entière des classes et l’égalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes, et, pour arriver à ce but, elle demande avant tout l’abolition du droit de l’héritage… »