L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/II,6

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L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre VI
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VI


Nouvelle décision du Conseil général de Londres relativement à l'Alliance (9 mars) ; en conséquence, dissolution volontaire de l'organisation internationale de celle-ci. Grèves à Genève (mars). Progrès de l'Internationale à Paris. A la Chaux-de-Fonds et au Locle, succès de notre propagande ; attaques de la Montagne contre le Progrès.


Cependant le Conseil général de Londres avait fini par prendre une décision, à la date du 9 mars, au sujet de la lettre que lui avait écrite Perron au nom du Bureau central de l'Alliance. Le Conseil, cette fois, répondait affirmativement à la question qui lui était posée. Il disait (lettre du 20 mars 1869) :


D'après l'article 1er de nos statuts, l'Association admet toutes les sociétés ouvrières aspirant au même but, savoir : le concours mutuel, le progrès et l'émancipation complète de la classe ouvrière.

Les sections de la classe ouvrière dans les divers pays se trouvant placées dans des conditions diverses de développement, il s'en suit nécessairement que leurs opinions théoriques, qui reflètent le mouvement réel, sont aussi divergentes.

Cependant, la communauté d'action établie par l'Association internationale des travailleurs, l'échange des idées facilité par la publicité faite par les organes des différentes sections nationales, enfin des discussions directes aux Congrès généraux, ne manqueront pas d'engendrer graduellement un programme théorique commun.

Ainsi, il est en dehors des fonctions du Conseil général de faire l'examen critique du programme de l'Alliance. Nous n'avons pas à rechercher si oui ou non c'est une expression adéquate du mouvement prolétaire. Pour nous, il s'agit seulement de savoir s'il ne contient rien de contraire à la tendance générale de notre association, c'est-à-dire l'émancipation complète de la classe ouvrière.


Et ici, le rédacteur de la lettre[1] faisait remarquer que les mots égalisation des classes prêtaient à l'équivoque :


Ce n'est pas l’égalisation des classes, — contre-sens logique, impossible à réaliser, — mais au contraire l'abolition des classes, ce véritable secret du mouvement prolétaire, qui forme le grand but de l'Association internationale des travailleurs. Cependant, considérant le contexte dans lequel cette expression égalisation des classes se trouve, elle semble s'y être glissée comme une simple erreur de plume. Le Conseil général ne doute pas que vous voudrez bien éliminer de votre programme une expression prêtant à des malentendus si dangereux.

À la réserve des cas où la tendance générale de notre Association serait directement contredite, il correspond à nos principes de laisser chaque section formuler librement son programme théorique. Il n'existe donc pas d'obstacle pour la conversion des sections de l'Alliance en sections de l'Association internationale des travailleurs.


Aussitôt que le Bureau central de l'Alliance eut reçu cette réponse, il en fit part aux groupes de l'Alliance, en les invitant à se constituer en Sections régulières de l'Internationale, tout en gardant leur programme, et à se faire reconnaître comme telles par le Conseil général de Londres. Le groupe de Genève, après avoir entendu la lecture de la lettre de Londres dans sa séance du 17 avril, procéda à l'élaboration de nouveaux statuts, qui furent adoptés à la date des 17 et 24 avril ; il remplaça, dans le programme, la phrase : « Elle (l'Alliance) veut avant tout l'égalisation politique, économique et sociale des classes et des individus » par celle-ci : « Elle veut avant tout l'abolition définitive des classes et l'égalisation politique, économique et sociale des individus ». L'article 1{(er}} du règlement disait : « Le groupe genevois de l'Alliance de la démocratie socialiste, voulant appartenir exclusivement à la grande Association internationale des travailleurs, constitue une Section de l'Internationale, sous le nom de l’Alliance de la démocratie socialiste, mais sans autre organisation, bureaux, comités et congrès que ceux de l'Association internationale des travailleurs ». Dans son assemblée générale du 1er mai, la Section de l'Alliance élut son comité, dont firent partie entre autres Bakounine, J.-Ph. Becker, Heng (qui venait de quitter la Chaux-de-Fonds pour Genève), et Perron. Quant au Bureau central, il n'avait plus de raison d'être, et prononça sa propre dissolution dans le courant de juin. — On trouvera la suite de ce qui concerne la Section de l'Alliance au chapitre X de cette Deuxième Partie.


Une nouvelle grève des ouvriers du bâtiment, à Genève, avait éclaté dans la première moitié de mars ; et presque en même temps les typographes de Genève commençaient de leur côté une grève qui fut signalée par des scènes de violence. Pendant plusieurs semaines, ces deux grèves absorbèrent entièrement l'activité des Sections genevoises et du Comité fédéral romand, et remplirent les colonnes de l’Égalité. On se demanda plus d'une fois si l'on n'en viendrait pas à un conflit armé et si les rues de Genève ne seraient pas ensanglantées. Le 1er avril, j'écrivais : « Ce matin, il est arrivé de Genève un télégramme annonçant des troubles, et j'ai dû courir à droite et à gauche toute la journée ; ce soir on m'a encore appelé à la Chaux-de-Fonds par le télégraphe. Enfin, j'espère que tout s'arrangera sans qu'il y ait du sang versé. » Et le lendemain, revenant sur ce sujet : « Je suis donc allé à la Chaux-de-Fonds hier à cinq heures. J'y ai trouvé de Genève des nouvelles rassurantes ; nous avions craint un moment qu'on se battît là-bas. J'ai soupé chez un ouvrier qui est marié depuis trois mois, et j'ai trouvé leur ménage charmant : madame travaille aussi à l'établi, et fait la cuisine, et, quoique novice, elle s'en tire joliment bien, ma foi. Combien j'enviais le bonheur de ces jeunes gens ! pendant qu'on soupait, et qu'un autre convive, l'excellent Fritz Heng (un ouvrier graveur, président de la Section internationale de la Chaux-de-Fonds), disait des folies à la maîtresse du logis, je pensais à notre bonheur futur. »

Le Cercle de l'Internationale, à Genève, qui se trouvait à la brasserie des Quatre-Saisons, fut transféré, le dimanche 28 mars, au Temple-Unique (l'ancien Temple maçonnique), boulevard de Plainpalais. L'Internationale disposait là d'un local spacieux, qui devait, pensait-on, contribuer à favoriser le développement de sa propagande ; en réalité, c'est quelques mois après le transfert de son siège au Temple-Unique que l'Internationale genevoise commencera à décliner, en s'écartant de la voie qu'elle avait suivie pendant ce qu'on peut appeler sa période héroïque.


En France, les idées socialistes pénétraient de plus en plus les masses ouvrières ; et, bien que l'organisation du bureau parisien eût été officiellement supprimée en 1868, l'Internationale n'en faisait pas moins des progrès considérables, dont nous entretenaient chaque semaine les correspondances publiées par l’Égalité. Une de ces lettres de Paris, écrite par Combault à la date du 16 mars (numéro 9 de l’Égalité, 20 mars), s'exprimait ainsi à ce sujet :


L'Association internationale des travailleurs n'a jamais si bien fonctionné en France que depuis qu'elle a été dissoute, disait dernièrement un orateur dans une réunion publique, et cette affirmation n'était que l'exacte vérité. En effet, pendant les trois années que nous avons employées à fonder notre association et à en propager les principes, nous n'avions jamais pu réussir à grouper qu'un nombre très restreint d'adhérents ; notre action matérielle et morale était toujours restée très limitée. Aujourd'hui que nous n'avons plus d'organisation, plus d'existence régulière, il a suffi qu'un membre de l'Internationale reçût un appel de la Section de Bâle, pour qu'immédiatement, dans les réunions publiques, il fût fait des collectes, et que toutes les corporations aient organisé des souscriptions… La dissolution du bureau de Paris peut donc être considérée comme un heureux malheur, puisqu'elle a eu pour résultat, en dispersant un groupe d'adhérents réguliers de quelques centaines de membres, de faire adhérer en principe et en fait, irrégulièrement, c'est vrai, tout ce qui pense et agit parmi la population travailleuse de Paris.


Une autre lettre de Paris, datée du 30 mars (n° 12 de l’Égalité, 3 avril), écrite probablement par Varlin, parlait du progrès que les idées communistes avaient fait dans les masses ouvrières :


Les huit mois de discussions des réunions publiques ont fait découvrir ce fait étrange, que la majorité des ouvriers activement réformateurs est communiste.

Ce mot de communisme soulève autant de haine dans le camp des conservateurs de toute sorte que la veille des journées de juin. Bonapartistes, orléanistes, cléricaux et libéraux s'entendent avec un touchant ensemble pour crier sus à l'infâme, au pelé, au galeux. Plus les ouvriers militants de Paris s'obstinent à se proclamer communistes, plus les conservateurs susnommés s'acharnent à les combattre ; chacun joue admirablement son rôle : les cléricaux, les orléanistes et les libéraux fulminent dans leurs chaires, dans leurs journaux, et le gouvernement tâche de mériter les éloges des plus fougueux partisans de la répression à outrance. La grande majorité des orateurs des réunions publiques (l'on peut dire presque tous ceux qui proclament le communisme) sont emprisonnés, condamnés ou assignés ; les condamnations se tiennent, le plus souvent, entre deux et six mois de prison, entre cent et deux mille francs d'amende. Ces jours derniers, on a trouvé que l'infatigable sixième Chambre n'était pas encore assez expéditive, et l'on a essayé de l'arrestation préventive : en conséquence, ont été arrêtés Budaille, Bachellery, Amouroux, Garrau, Gustave Flourens et Peyrouton.


La bonne harmonie, qui avait été troublée au printemps de 1868 par la lutte électorale, s'était rétablie entre les Sections de la Chaux-de-Fonds et du Locle. Coullery avait à peu près abandonné la scène, et avait donné sa démission de président de la Section de la Chaux de-Fonds : il avait été remplacé dans ses fonctions par le graveur Fritz Heng, qui était des nôtres. Un échange fréquent de délégations créa des liens d'amitié entre les internationaux des deux villes sœurs des montagnes neuchâteloises ; et les comités des deux Sections décidèrent qu'afin de resserrer davantage ces liens, ils se réuniraient tous les quinze jours pour délibérer en commun, alternativement au Locle et à la Chaux-de-Fonds. « Ce fut dans une de ces réunions que M. Ulysse Dubois, épicier et officier d'artillerie, membre du comité de la Chaux de-Fonds et coulleryste fanatique, proposa la création d'une société secrète. Cette proposition, faite de la sorte, parut si étrange, que les assistants ne savaient s'il fallait la regarder comme venant d'un agent provocateur ou seulement d'un cerveau dérangé ; après une courte discussion, elle fut repoussée à l'unanimité. C'est ce même M. Dubois qui, un an plus tard, en qualité de président du Cercle ouvrier de la Chaux-de-Fonds, expulsa le Congrès romand du lieu de ses séances en criant : À la porte les collectivistes ![2]» Les Loclois avaient déjà leur groupement intime particulier ; à la Chaux-de-Fonds aussi, quelques camarades anti-coullerystes, entre autres Fritz Heng, avaient constitué un groupe du même genre. Si donc la proposition de M. Ulysse Dubois fut repoussée, ce n'était pas que les socialistes les plus avancés des Montagnes neuchâteloises méconnussent les avantages d'une organisation solide et discrète : c'est qu'ils voulaient tenir les amis de Coullery à l'écart.

La propagande faite par le Progrès rencontrait le meilleur accueil parmi les ouvriers jurassiens, non seulement dans le canton de Neuchâtel, mais dans le canton de Berne, c'est-à-dire au Val de Saint-Imier, à Bienne, à Moutier. Mais nos adversaires, de leur côté, ne se lassaient pas de nous combattre par tous les moyens : la lutte ouverte, les dénonciations de la presse, les persécutions lâches. L'apparition du numéro 6 du Progrès avait provoqué une explosion d'anathèmes de la part des journaux réactionnaires, au premier rang desquels se distingua la Montagne, toujours rédigée par Coullery et ses alliés. On chercha à se défaire de ceux des nôtres qui luttaient au premier rang. Heng, devenu à la Chaux-de Fonds le point de mire des ennemis du socialisme, fut si bien « boycotté » qu'il dut quitter les Montagnes pour aller vivre à Genève. J'écrivais le 5 avril :

« Hier soir, je suis allé à la Chaux-de-Fonds faire mes adieux à Fritz Heng, qui part demain pour Genève, où il va chercher de l'ouvrage ; il ne peut plus en trouver à la Chaux-de-Fonds, car on lui a fermé tous les ateliers à cause de ses opinions. Il aurait le droit d'être aigri par les persécutions qu'il a subies ; et cependant il est toujours le même, doux, modeste, conciliant. C'est un brave cœur que ce garçon-là. »

Quant à moi, le parti conservateur, ne pouvant me frapper, car il n'avait pas d'arme à sa disposition, essaya de m'intimider. Voici le récit de cette tentative :


Hier, le juge de paix, Alfred Dubois, président de la Commission d'éducation, m'a fait demander de passer chez lui ; il m'avait du reste prévenu il y a huit jours qu'il désirait avoir un entretien avec moi. Il s'agissait d'un de ces orages périodiques que le parti dévot soulève contre moi, et qui finissent bien paisiblement. Certaines gens ont cru habile de profiter de l'affaire Buisson pour me porter un coup et ruiner en même temps l'École industrielle, qui est leur bête noire. On a donc, au sein de la Commission, parlé de nouveau de mes opinions religieuses, et, comme la très grande majorité de ce corps est composée de royalistes, cela a trouvé de l'écho. Malheureusement pour ces braves gens, je suis inattaquable au point de vue de la loi, comme me l'a avoué l'autre jour M. Barbezat[3], et ils ne peuvent me faire de mal, malgré tout leur désir. Comme cependant ils tiennent à me donner une preuve de leurs sentiments pour moi, ils ont fini par décider de m'envoyer une lettre d'admonestation, que je recevrai un de ces jours.

C'est là ce que voulait m'annoncer M. Alfred Dubois. Quoiqu'il soit tout à fait opposé à la majorité de la Commission, on l'a cependant nommé président, parce que c'est le seul homme capable qui s'y trouve, ou à peu près. Il m'a donc raconté ces détails, et nous avons beaucoup ri l'un et l'autre de l'idée de ses collègues. Déjà l'année passée la Commission m'avait écrit une lettre semblable, et M. Dubois, qui était chargé de la remettre, l'avait gardée en poche et n'avait pas même voulu me la laisser lire, me disant qu'elle était trop bête et qu'il était honteux d'être forcé de la signer comme président. Cette fois, il me la remettra, et il m'a bien recommandé en outre de ne pas laisser deviner qu'il ne m'avait pas remis la première, car si on venait à le savoir cela ferait une affaire.

Tu vois que, si la majorité de la Commission me cherche chicane, j'ai pour moi le président, et, j'ose le croire, la partie raisonnable du public. (Lettre du 31 mars 1869.)



  1. C'est Marx lui-même. Le fac-similé du brouillon de cette lettre, de la main de Marx, a été publié à Leipzig en 1904. Il y a quelques légères différences entre le texte du brouillon et le texte définitif : c'est Jung sans doute, le secrétaire pour la Suisse, qui a francisé le style du maître.
  2. Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 36. — Avant l'impression des 80 premières pages du Mémoire, j'en avais communiqué, en juin ou juillet 1872, le manuscrit à Bakounine, en le lui envoyant à Zurich. À la lecture du passage où je disais qu'Ulysse Dubois « proposa la création d'une société secrète », il eut un scrupule, et écrivit au bas du feuillet cette observation : « N'est-ce pas une dénonciation, et est-il absolument nécessaire et permis de la faire ? Je demande, tu décideras. » Mais lorsqu'en continuant à lire, il fut arrivé à la fin de l'alinéa, il écrivit cette seconde observation : « Ah ! maintenant je comprends ». — Cette partie du manuscrit du Mémoire est encore en ma possession.
  3. Le 9 mars : voir page 138.