L’Internationale, documents et souvenirs/Tome IV/VI,13

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L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre XIII
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XIII


Du milieu de juillet 1877 au neuvième Congrès général de l’Internationale.


Je passai les trois dernières semaines de juillet à la montagne. Nous nous installâmes, ma femme et moi, avec notre fillette, à Champéry (Val d’Illiez, Valais), au pied des Dents du Midi, dans une chambre rustique que nous loua un paysan[1] ; nous prenions nos repas à l’hôtel de la Croix-Fédérale. J’avais apporté avec moi le volume anglais que je devais traduire pour M. Aimé Humbert, secrétaire général de la Fédération britannique et continentale pour l’abolition de la législation réglementant la prostitution (association fondée par Mme Joséphine Butler) : tous les matins, je traduisais un nombre déterminé de pages, et, mon pensum quotidien achevé, nous nous trouvions libres d’aller nous asseoir dans quelque pâturage. À l’hôtel, nous fîmes une rencontre tout à fait inespérée : celle de Mme Adèle Joukovsky, à ce moment en séjour à Champéry avec sa mère et quatre jeunes garçons, dont deux étaient ses fils et deux ses neveux (les fils de Mme Olga Levachof). J’eus beaucoup de plaisir à faire la connaissance de la mère de Mme Joukovsky, la générale Zinovief, dame âgée fort aimable et spirituelle, fille du général Jomini[2] : sa conversation était des plus intéressantes pour moi ; si, comme on peut bien le penser, nous n’étions pas souvent d’accord, je trouvais profit à voir mes idées passées au crible de sa critique ; son esprit alerte et caustique, toujours en éveil, m’obligeait à mieux me rendre compte du fort et du faible d’un raisonnement. Avec les quatre jeunes gens, qui étaient de fort gentils garçons, je fis quelques courses de montagne, au col de Coux[3], à Bonavaux et au pas d’Encel, etc. ; nous allions parfois allumer du feu dans quelque endroit solitaire, pour griller des pommes de terre sous la cendre, ce qui faillit un jour nous faire dresser contravention par l’autorité, le règlement de police interdisant de faire du feu dans les champs. Nous nous offrions aussi des distractions musicales : il y avait, dans l’église du village, un petit orgue ; payant d’audace, j’allai demander au curé une autorisation qui me fut gracieusement accordée ; et grâce à la complaisance de mes jeunes collaborateurs, qui manœuvraient les soufflets, je pus donner à un auditoire bénévole un concert improvisé dont la messe en sol de Mozart et l’Alleluia du Messie formaient le programme ; malheureusement, à une seconde séance, je risquai des morceaux d’opéra italien, imprudence qui me fit retirer l’autorisation.

Ces quelques jours de trêve et de détente me rendirent une nouvelle vigueur, et à la fin de juillet j’allai reprendre mon poste. Mme Zianvief, sa fille et ses petits-fils insistaient amicalement pour m’engager à prolonger mes vacances : mais je devais me trouver le 4 août à Saint-Imier pour le Congrès jurassien, et j’étais cité à comparaître le 16 août à l’audience du tribunal correctionnel de Berne pour l’affaire du 18 mars ; il m’était donc impossible de rester plus longtemps à Champéry. Ma femme, avec l’enfant, se rendit à Sainte-Croix chez sa sœur pour y passer le mois d’août, et je revins à Neuchâtel le mardi 31 juillet.

Le jeudi 2 août, Paul Robin, qui depuis des années projetait de faire un voyage en Suisse, arrivait à Neuchâtel avec sa femme et ses trois enfants ; ils y passèrent deux jours avec moi, et le samedi 4 nous montâmes ensemble au Val de Saint-Imier, où la famille Robin devait s’installer pour un mois.

Pendant mon absence, le Bulletin, imprimé par les soins de Brousse, avait publié deux grands articles de Kropotkine (n°s 29 et 30, des 22 et 29 juillet). Dans le premier, l’auteur attaquait les sophismes par lesquels on essayait d’intéresser les ouvriers à la politique parlementaire, et mettait à nu, avec une impitoyable logique, le mensonge des politiciens :


À quel prix parvient-on à amener le peuple aux urnes ? Ayez la franchise de l’avouer, messieurs les politiciens : C’est en lui inculquant cette illusion, qu’en envoyant des députés au Parlement il parviendra à s’affranchir et à améliorer son sort, c’est-à-dire en lui disant ce que l’on sait être un absolu mensonge. Ce n’est certes pas pour le plaisir de faire son éducation que le peuple allemand donne ses sous pour l’agitation parlementaire ; c’est parce que, à force de l’entendre répéter chaque jour par des centaines d’ « agitateurs », il finit par croire que vraiment par ce moyen il pourra réaliser, en partie du moins, sinon complètement, ses espérances. Avouez-le donc une fois, politiciens d’aujourd’hui, ci-devant socialistes, pour que nous puissions dire tout haut ce que vous pensez tout bas : « Vous êtes des menteurs ! » Oui, des menteurs, je maintiens le mot, puisque vous mentez au peuple lorsque vous dites qu’il améliorera son sort en vous envoyant au Parlement ; vous mentez, car vous-mêmes vous avez assez répété, il y a quelques années à peine, absolument le contraire.

Réussirez vous comme tactique ? Nous le saurons bientôt, lorsque le peuple, après s’être battu pour améliorer sa position économique, ne verra se produire qu’un changement de gouvernement : lorsqu’il verra, au gouvernement nouveau, vous-mêmes, qui, par la force même des conditions dans lesquelles vous vous placez d’avance, serez forcément à votre tour traîtres à la cause du peuple.


Le second article expose « les éléments constitutifs du socialisme révolutionnaire », qui sont : 1° l’affirmation que chacun devrait jouir du produit intégral de son travail, au lieu que, dans l’ignoble ordre de choses actuel, une poignée d’oisifs vit de la misère de millions de travailleurs ; 2° la conviction profonde que cet ordre de choses ne peut continuer d’exister, qu’il est possible de l’abolir et de le remplacer par un meilleur ; 3° le plus essentiel, enfin, le sentiment de répulsion envers l’injustice, l’esprit de révolte. Cet esprit de révolte, ce n’est pas par la participation à la politique parlementaire qu’on le développera ; ce qui le fera naître et croître dans les masses, ce sont les protestations énergiques contre la tyrannie, c’est l’habitude de faire suivre les paroles pur les actes. Aussi nos maîtres ne s’y méprennent pas : « Dès son apparition, ils le poursuivent, cet esprit de protestation : C’est, disent-ils, un premier pas vers l’émeute ». Mais cela n’est encore que la révolte individuelle, et c’est la révolte collective qu’il nous faut. Nous l’aurons, quand les masses ne se laisseront plus égarer par les endormeurs :


Nous croyons au bon sens du peuple. Il comprendra que l’on n’arrive qu’à ce à quoi l’on vise, et qu’encore on n’y arrive pas d’un bond… Il comprendra que ce ne sont plus les droits du citoyen, mais les droits du travailleur que nous avons à proclamer. Il comprendra qu’une fois la conviction acquise, que sans liberté économique il n’y a pas de liberté politique, cette conviction ne saurait rester un vain mot… Il ne nous reste donc qu’à proclamer franchement l’émancipation économique, à dire que, hors de l’expropriation et de la suppression de la bourgeoisie, de la démolition de l’État et de toutes les institutions bourgeoises, il n’y a pas de salut, il faut saisir chaque occasion de réaliser ce programme, ne fût-ce que pour un jour.


Dans le no 31 (5 août) parut un troisième article (auquel Brousse a évidemment collaboré, comme le montrent certaines phrases, ou qu’il a peut-être même écrit en entier), intitulé : La Propagande par le fait. En voici les passages principaux :


Depuis quelque temps on parle souvent, dans la Fédération jurassienne, d’une chose dont le nom au moins est nouveau : la Propagande par le fait. Il peut ne pas être inutile d’en dire un mot, ne fùt-ce que pour ceux de nos lecteurs qu’on a trompés sur la portée des manifestations de Notre-Dame-de-Kazan, de Bénévent et de Berne. Les explications que nous allons donner nous paraissent d’autant plus utiles qu’il existe près de nous des partis dont les chefs (ces partis ont des chefs), autrefois socialistes, ne l’étant plus guère aujourd’hui que de nom, ne veulent plus rien exposer dans les émeutes populaires, et ont prit la résolution non-seulement d’étouffer celles que leurs propres amis, cinglés par la misère, pourraient tenter, mais aussi de rire et de se moquer de celles que défendent les hommes qui, n’ayant pas changé, croient que le peuple en sait plus qu’eux et le suivent fidèlement même dans ses tentatives les plus insignifiantes en apparence.

Nous avons à supporter aujourd’hui le spectacle dégoûtant dont nos pères furent témoins en France à l’époque des Blanqui, des Barbès, et dont nous avons été témoins nous-mêmes pendant les dernières annés de l’empire, alors que Flourens vivait. Les radicaux français, qui voulaient bien être députés de la république, mais qui étaient peu jaloux de mourir pour elle, blâmaient les tentatives insurrectionnelles de Barbès, de Blanqui. riaient des « barricades en carton » de Flourens, de ces « folies » qu’ils avaient au moins la pudeur d’appeler « héroïques ». C’est cependant grâce à ces émeutes et à l’émotion qu’elles ont produite, que l’idée républicaine a pénétré les masses françaises, que la république va être établie, et que les mêmes radicaux vont pouvoir se partager le gâteau. La preuve, c’est que, dans la mansarde ou dans la chaumière, on voit les portraits de Barbès ou de Flourens, et qu’on ne trouve presque jamais ceux des républicains qui réussissent, ce qui ne prouve pas que le peuple réussisse avec eux, soit dit en passant.

De même, aujourd’hui, les socialistes révolutionnaires cherchent, par des émeutes dont ils prévoient parfaitement l’issue, à remuer la conscience populaire, et ils y arrivent. Les socialistes opportunistes blâment ces émeutes, ils les appellent des Putsch ; ils en rient, les tournent en ridicule à la grande joie de la bourgeoisie qui les craint, au moment même où ceux qui y ont pris part partent pour la Sibérie, ou passent devant les tribunaux, pour s’entendre condamner parfois à la prison perpétuelle. Les radicaux français et italiens leur donnent des leçons de convenance.

Mais laissons aux remords de leur conscience les socialistes opportunistes, et demandons-nous le sens qu’il faut attribuer à ces actes : Kazan, Bénévent, Berne. Les hommes qui ont pris part à ces mouvements espéraient-ils faire une révolution ? Avaient-ils assez d’illusions pour croire à la réussite ? Non, évidemment. Dire que telle était leur pensée serait les mal connaître, ou, les connaissant, les calomnier. Les faits de Kazan, de Bénévent, de Berne, sont des actes de propagande tout simplement.



L’article passe ensuite en revue les moyens de propagande qu’ont employés précédemment les socialistes : la propagande d’individu à individu, la propagande par la réunion publique ou la conférence, la propagande par le journal, la brochure ou le livre. Ces moyens ne sont adaptés qu’à la propagande théorique ; en outre, ils deviennent de plus en plus difficiles à employer d’une façon efficace, en présence de ceux dont la bourgeoisie dispose, avec ses orateurs formés au Barreau et sachant enjoler les assemblées populaires, avec sa presse vénale qui calomnie et travestit tout. Il a fallu trouver autre chose :


De quoi se composent les masses ? De paysans, d’ouvriers travaillant la plupart du temps onze et douze heures par jour. Ils rentrent au logis si exténués de fatigue, qu’ils ont peu envie de lire des brochures ou des journaux socialistes : ils dorment, se promènent, ou consacrent leurs soirées à la famille.

Eh bien, s’il y avait un moyen d’attirer l’attention de ces hommes, de leur montrer ce qu’ils ne peuvent pas lire, de leur apprendre le socialisme par les faits, en le leur faisant voir, sentir, toucher ?… Quand on a raisonné de la sorte, on a été sur le chemin qui conduit, à côté de la propagande théorique, à la propagande par le fait.

La propagande par le fait est un puissant moyen d’éveiller la conscience populaire. Prenons un exemple. Qui connaissait en France, avant la Commune de Paris, le principe de l’autonomie communale ? Personne. Et cependant, Proudhon avait écrit de magnifiques ouvrages. Qui lisait ces livres ? une poignée de lettrés. Mais quand l’idée eut été posée au grand soleil, en pleine capitale, sur les marches de l’hôtel de ville, qu’elle eut pris corps et vie, elle alla secouer le paysan dans sa chaumière, l’ouvrier à son foyer, et paysans et ouvriers durent réfléchir devant ce point d’interrogation immense dressé sur la place publique. Maintenant l’idée a fait son chemin. En France, dans le monde entier, pour ou contre, chacun a pris parti. Pour ou contre, on est fixé.

C’est une émotion populaire semblable que nos amis ont voulu produire à l’église de Notre-Dame-de-Kazan, et ils ont réussi.

Mais il ne suffit pas d’un fait qui excite l’attention populaire. Cette attention excitée, il faut lui fournir un aliment. Le fait doit donc contenir au moins un enseignement.

Prenons comme exemple la manifestation du 18 mars à Berne.

La bourgeoisie suisse entretient dans l’esprit de l’ouvrier suisse ce préjugé qu’il jouit de toutes les libertés. Nous, nous lui répétons à satiété : « Pas de liberté publique sérieuse sans égalité économique ; et qu’est-ce qui maintient l’inégalité ? c’est l’État ! » Le peuple comprend peu ces abstractions ; mais donnez-lui un fait palpable, il le saisit. Montrez-lui l’article de constitution qui lui permet de sortir un drapeau rouge, et sortez ce drapeau : l’État, la police l’attaqueront ; défendez-le ; au meeting qui suivra, la foule accourra : quelques mots bien clairs, et le peuple a compris. Le 18 mars 1877 a été la démonstration pratique faite au peuple ouvrier suisse, en pleine place publique, qu’il n’a pas, comme il le croyait, la liberté.

Nos amis de Bénévent ont fait mieux. Ils ne se sont pas bornés à démontrer ainsi au peuple une seule chose. Ils ont pris deux petites communes, et là, en brûlant les archives, ils ont montré au peuple le respect qu’il faut avoir de la propriété. Ils ont rendu au peuple l’argent des impôts, les armes qu’on lui avait confisquées : en faisant cela, ils ont montré au peuple le mépris qu’il faut faire du gouvernement. Il n’est pas possible que ce peuple n’ait pas dit : « Nous serions bien plus heureux si ce que ces braves jeunes gens veulent s’accomplissait un jour ! » De là à les aider il n’y a qu’un pas facile à franchir.

On peut faire plus.

Que l’on s’empare une fois d’une commune, que l’on y réalise la propriété collective, que l’on y organise les corps de métier et la production, les groupes de quartier et la consommation ; que les instruments de travail soient dans les mains ouvrières, les ouvriers et leurs familles dans les logements salubres, les fainéants dans la rue ; attaqués, que l’on lutte, que l’on se défende, que l’on soit vaincu, peu importe ! L’idée sera jetée, non sur le papier, non sur un journal, non sur un tableau, elle ne sera plus sculptée en marbre, ni taillée en pierre, ni coulée en bronze : elle marchera, en chair et en os, vivante, devant le peuple.

Le peuple la saluera au passage.


Au moment où le Bulletin publiait cette série d’articles, arrivaient des États-Unis des nouvelles qui excitèrent une vive émotion. « À la suite d’une grève des machinistes du chemin de fer Baltimore-Ohio, — dit le Bulletin du 29 juillet, — une insurrection populaire a éclaté dans les États de Maryland, de Virginie Occidentale, de Pensylvanie et d’Ohio. Si à Martinsburg (Virginie Occidentale) les ouvriers ont été vaincus par la milice, à Baltimore (Maryland), ville de 300,000 habitants, ils ont été victorieux ; ils se sont emparés de la gare et l’ont brûlée eu compagnie de tous les wagons de pétrole qui s’y trouvaient. À Pittsburg (Pensylvanie), ville de 100,000 habitants, les ouvriers sont à l’heure qu’il est maîtres de la ville, après s’être emparés de fusils et de canons... La grève s’étend aux chemins de fer voisins et gagne la ligne du Pacifique. Une grande agitation règne à New-Vork. On annonce que les troupes se concentrent, que Sheridan est nommé pour les commander, et que les États de l’Ouest ont offert leur concours. » Dans le numéro suivant, un article détaillé, écrit par Kropotkine, raconta le dénouement de la crise, la reprise de Pittsburg, où deux mille wagons chargés de marchandises avaient été brûlés, la répression, le désarroi des grévistes par suite de la trahison de misérables faux-frères, et l’avortement final du mouvement. Mais s’il y avait eu, dans cette tentative de soulèvement populaire, des côtés faibles qui en avaient amené l’échec, Kropotkine louait avec raison les qualités dont le peuple ouvrier américain venait de faire preuve : « Ce mouvement aura certainement frappé profondément le prolétariat de l’Europe et excité son admiration. Sa spontanéité, sa simultanéité sur tant de points distants ne communiquant que par le télégraphe, l’aide apportée par les ouvriers de divers métiers, le caractère résolu du soulèvement dès le début, attirent toutes nos sympathies, excitent notre admiration, et réveillent nos espérances... Mais le sang de nos frères d’Amérique n’aura pas coulé en vain. Leur énergie, leur ensemble dans l’action, leur courage, serviront d’exemple au prolétariat de l’Europe. Mais puisse aussi ce noble sang versé prouver encore une fois l’aveuglement de ceux qui amusent le peuple avec le jouet du parlementarisme, lorsque la poudrière est prête à prendre feu, à leur insu, à la chute de la moindre des étincelles. »


Le Bulletin du 29 juillet publia ce qui suit :


Les membres de la Fédération jurassienne connus pour avoir pris une part active à la manifestation du 18 mars, à Berne, viennent de recevoir la pièce suivante :

Ordre de comparution.

Le président du tribunal correctionnel de Berne

Ordonne

« X... de paraître le jeudi 16 août 1877, à huit heures avant midi, à l’audience du tribunal correctionnel, dans la maison du Conseil d’État, rue de l’Arsenal, pour assister aux délibérations orales publiques, à l’enquête et au jugement qui peut être rendu contre vous : a) pour participation à une rixe avec usage d’instruments pouvant donner la mort ; b) pour résistance, avec l’emploi de la force, aux employés de la police.

(Suit la signature du président.)

Berne, le 17 juillet 1877.


La Fédération ouvriere du district de Courtelary, qui réunissait désormais en une seule organisation, adhérente à l’Internationale, les deux fédérations restées longtemps distinctes, avait tenu une assemblée le 7 juillet. Par une lettre datée du 10 (Bulletin du 22 juillet), le secrétaire correspondant de la Commission d’organisation, Jules Lœstscher, annonça au Comité fédéral jurassien que trois sections de métier venaient de se constituer d’après le programme de l’Internationale, et avaient donné en même temps leur adhésion à l’assurance de secours mutuels pour les cas de maladie ; c’étaient : une section d’horlogers, comprenant toutes les parties qui se rattachent au mouvement de la montre ; une section de mouleurs de boîtes et faiseurs de secrets ; une section de peintres-émailleurs[4]. Le Bulletin du 29 juillet annonça que les ouvriers du bâtiment, dans le district de Courtelary. avaient aussi constitué une section de la Fédération ouvrière (sous le nom de section des métiers réunis).

Le 21 juillet, à Genève, un groupe d’ouvriers plâtriers-peintres se constitua en Section de la Fédération jurassienne (Bulletin du 5 août).

Dès son numéro du 8 juillet, le Bulletin avait annoncé que « le Congrès annuel de la Fédération jurassienne aurait lieu à Saint-Imier dans les premiers jours d’août : ainsi vient de le décider la majorité des sections ; » et il publiait l’ordre du jour provisoire du Congrès. Dans le numéro suivant parut une circulaire adressée aux. sections par une commission d’organisation, composée d’Alcide Dubois, faiseur de secrets, Camille Châtelain, peintre, et Adhémar Schwitzguébel, graveur ; cette circulaire indiquait les mesures prises pour la réception et l’entretien des délégués et des adhérents, ainsi que le programme des séances et des réunions diverses. Enfin, en tête du numéro du 19 juillet parut l’appel suivant :


Samedi 4 août, à cinq heures du soir, s’ouvrira à Saint-Imier le Congrès annuel de la Fédération jurassienne. Dans la soirée du samedi, trois conférences auront lieu, et dans l’après-midi du dimanche la séance du Congrès sera publique. Tous les membres des sections jurassiennes connaissent le caractère d’intimité de nos congrès ; tandis que les autres sociétés tiennent les leurs législativement, parlementairement, suivant toutes les règles posées par les professeurs du système représentatif, le premier membre venu, délégué ou non, peut parler au cours des nôtres. Les congrès jurassiens sont surtout de véritables assemblées générales de la Fédération.

Cette année, les membres de l’assurance mutuelle pour les cas de maladie seront présents : la mise à l’ordre du jour du procès du 18 mars exige aussi la présence d’un grand nombre de membres ; nous avons l’espérance que tous ceux qui pourront venir à Saint-Imier le feront, et que le Congrès de cette année sera une immense fête de famille. Nous engageons donc tous nos amis à venir passera Saint-Imier au moins la journée du dimanche.

Quant aux détails d’organisation, nous renvoyons nos lecteurs à la circulaire de la fédération du district de Courtelary que nous avons publiée dans un précédent numéro.


Pour raconter le Congrès de Saint-Imier, j’emprunterai le compte-rendu publié dans le Bulletin (numéro du 12 août), compte-rendu que je rédigeai, aussitôt rentré chez moi. dans les journées des mardi et mercredi 7 et 8 août :


Le Congrès de Saint-Imier.

Le Congrès des 4, 5 et 6 courant a été l’un des plus beaux qu’on ait jamais vus dans la région jurassienne : il a admirablement réussi, et a laissé dans le cœur de tous ceux qui y ont pris part d’impérissables souvenirs, en même temps qu’il contribuera puissamment, sans doute, au progrès de l’organisation socialiste dans le Jura et particulièrement au Val de Saint-Imier.

La première séance, tenue le samedi après-midi, fut consacrée à la vérification des mandats et à la fixation de l’ordre du jour. La vaste salle du Buffet de la gare, où siégeait le Congrès, avait été élégamment décorée de guirlandes de verdure ; quelques tableaux représentant des sujets socialistes ornaient les parois : on remarquait entre autres deux groupes représentant, l’un, la Propriété individuelle, l’autre la Propriété collective. Ces dessins, dus au crayon d’un ouvrier graveur de Sonvillier, ont obtenu un grand succès, et tous ceux qui les ont vus ont exprimé le vœu qu’ils fussent reproduits par la lithographie et répandus dans le public, comme moyen de propagande[5].

Le soir, les trois conférences simultanées annoncées par le programme du Congrès furent données : l’une par James Guillaume, dans la salle du Congrès, devant un nombreux public ; la seconde (en allemand) par Kachelhofer, dans la grande salle du café Schuppach, devant une réunion d’ouvriers allemands ; la troisième (en italien) par Costa, au local de la Fédération du district de Courtelary, au Lion d’Or, devant une réunion relativement fort nombreuse d’ouvriers de langue italienne.

Après les conférences, il y eut soirée familière au local de la Fédération du district de Courtelary, et la franche cordialité qui régnait entre tous les délégués et les membres de la fédération locale fit bien augurer à chacun des délibérations du lendemain.

La séance du dimanche matin, 5, fut employée à la discussion des diverses questions de l’ordre du jour ; puis, après un dîner[6] pris en commun au Lion d’Or, un cortège fut improvisé pour se rendre à la séance publique. Si les ouvriers de Saint-Imier eussent été prévenus qu’il y aurait un cortège, ils seraient certainement accourus en grand nombre pour en grossir les rangs ; mais, comme nous venons de le dire, le cortège fut improvisé, et ne se composa que des compagnons présents au local de la Fédération. La colonne socialiste, précédée de la musique de Sonvillier, n’en offrait pas moins un aspect imposant ; et lorsque parut le drapeau rouge, qui prit place en tête du cortège, la bannière du prolétariat socialiste fut acclamée par des centaines de poitrines. Le cortège, drapeau rouge déployé, parcourut la ville de Saint-Imier dans toute sa longueur pour se rendre au Buffet de la gare, où devait avoir lieu la séance publique. Pas un sifflet, pas un cri hostile ne se fit entendre pendant tout le trajet ; et la foule qui remplissait les rues témoigna, par son attitude, sa sympathie pour la liberté de manifestation et sa réprobation pour la stupide et brutale conduite de la police de Berne au 18 mars[7].

Les discussions de la séance publique, qui durèrent de deux à sept heures, furent écoutées par un public nombreux et attentif : on trouvera plus loin quelques détails sur ces débats. Mais le plus grand succès de la journée, ce fut la soirée populaire qui la termina. Dès huit heures, ouvriers et ouvrières accoururent par centaines dans le local du Congrès, qui, malgré ses vastes dimensions, était trop étroit pour une foule pareille, si pressée qu’on eut pu marcher sur les têtes ; cette foule, en venant applaudir les orateurs qui la haranguaient du haut de l’estrade où flottait le drapeau rouge, témoignait de la façon la plus éclatante des dispositions sympathiques de la population ouvrière de Saint-Imier envers le socialisme. M. le rédacteur du Jura Bernois avait annoncé, quelques jours auparavant, que la population de Saint-Imier verrait le Congrès de l’Internationale avec la plus complète indifférence : si ce journaliste eût assisté à la soirée populaire, il eût été bien étonné, sans doute, de voir que cette population ne s’était pas conformée à sa prophétie, et montrait un enthousiasme qui entraînait les plus froids. Les discours et les chants furent un moment interrompus pour permettre la répartition d’une tombola dont le produit couvrira à lui seul les deux tiers des frais du Congrès. Ajoutons qu’une bonne partie du succès de cette splendide soirée revient à la vaillante musique de Sonvillier, qui, alternant avec les chanteurs et les orateurs, joua jusqu’à minuit les plus beaux morceaux de son répertoire... On nous dit que le bruit court déjà que l’allocation annuelle de 200 fr. que la municipalité de Sonvillier accorde à la société de musique lui sera retirée à cause de sa participation à la fête de l’Internationale ; si le fait se réalisait, nous sommes sûrs qu’on n’aurait point réussi à intimider par là nos amis les musiciens : ce n’est pas par des mesures de ce genre qu’on peut faire changer d’idée à des hommes qui ont le sentiment de leur dignité.

La journée du lundi fut entièrement absorbée par les travaux intérieurs du Congrès, dont la dernière séance put être close à six heures du soir. Dans la soirée, ceux des délégués qui étaient encore présents se rendirent à Sonvillier, où une réunion familière couronna les travaux du Congrès par une franche et cordiale expansion de fraternité.

En somme, le Congrès de Saint-Imier a été plus qu’un congrès ordinaire : il a été une grande manifestation populaire et socialiste, revanche significative de l’outrage fait au drapeau rouge par la police de Berne ; il a été aussi une fête ouvrière, dans laquelle bon nombre de ceux qui ne marchent pas encore dans les rangs des socialistes organisés sont venus fraterniser avec eux et apprendre à les connaître : ils ont remporté de ce rapprochement, nous le croyons, des sentiments d’estime et d’amitié pour les hommes qui luttent en faveur de l’émancipation de la classe des travailleurs.


Après avoir résumé à grands traits la physionomie du Congrès et indiqué sa portée et sa signification, nous allons donner le plus brièvement possible un aperçu des travaux de ses cinq séances.

Les sections représentées étaient au nombre de vingt et une : elles avaient envoyé trente délégués. En voici la liste :

Berne (française) : Jean Pittet et Ch. Capt ;

Berne (allemande) : Utto Rinke ;

Berne (italienne) : Andréa Costa et Gippa ;

Berne (plâtriers-peintres) : Bernasconi et Durand ;

Berne (charpentiers-menuisiers) : Bruno ;

Graveurs et guillocheurs du district de Courtelary : Bichet et Alfred Jeanrenaud ;

Monteurs de boîtes et faiseurs de secrets du district de Courtelary : Émile Bourquin et Alcide Dubois ;

Horlogers du district de Courtelary : Georges Rossel et Virgile Favre ;

Métiers réunis [du bâtiment] du district de Courtelary[8] : Adhémar Schwitzguébel et Brætschi ;

Groupe des adhérents individuels du district de Courtelary[9] : Paggi et Émile Chatelain ;

Chaux-de-Fonds : Auguste Spichiger ;

Neuchâtel : James Guillaume et Fritz Robert[10] ;

Fleurier et Sainte-Croix : Henri Soguel[11] ;

Porrentruy : J. Libeaux, Gentilini et Joseph Verne ;

Section de Lausanne et Section de Vevey : Bouvard ;

Genève (Section de propagande et Section des plâtriers-peintres) : Jules Montels ;

Genève (italienne) : Andrea Costa (déjà nommé) et Fioromi ;

Zürich (allemande) : Kachelhofer[12] ;

Section d’Alsace (Mulhouse) : Louis Pindy.

La Section de Fribourg avait délégué J. Meekler, qui s’est trouvé empêché au dernier moment.


Un certain nombre de membres des sections les plus rapprochéees, la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Berne, assistaient en outre au Congrès.

Le bureau fut composé comme suit : Montels, président ; Kachelhofer, vice-président ; Alcide Dubois, Bichet, Herri Soguel et Costa, secrétaires.

Dans la première séance, ouverte le samedi 4 août à quatre heures, le rapport du Comité fédéral[13] constata que la Fédération jurassienne avait fait, dans cette année, des progrès réjouissants : elle comptait, au commencement d’août, vingt-neuf sections.

Les délégués présentèrent ensuite à tour de rôle un rapport sur la marche de leurs sections.

Dans la seconde séance, le dimanche matin, le Congrès aborda la discussion des diverses questions formant l’ordre du jour.

I. — Mode de représentation de la Fédération jurassienne aux Congrès généraux. — La résolution suivante fut adoptée :


« La représentation de la Fédération jurassienne aux Congrès généraux est composée de l’ensemble des délégués des sections. Plusieurs sections pourraient s’entendre pour envoyer à frais communs un délégué collectif. Chaque délégué aura autant de voix qu’il représentera de section. L’ensemble de ces voix formera la voix collective de la Fédération jurassienne. »


2. — Du droit de vote des sections isolées dans les Congrès généraux. — Cette question avait été tranchée provisoirement au Congrès général de Berne, l’an passé. La résolution suivante fut adoptée, pour être proposée au nom de la Fédération jurassienne au prochain Congrès général :


« Considérant que les Congrès de l’Internationale ne sont pas des corps législatifs, et que leurs décisions ne sont exécutoires que pour les sections et fédérations qui les ont acceptées ;

« Considérant en outre que les votes desdits Congrès n’ont qu’une importance de statistique ;

« Nous proposons que les délégués des sections isolées soient admis à siéger dans les Congrès avec voix délibérative. »


3. — Procès relatif à l’affaire du 18 mars à Berne. — Brousse donna lecture d’un rapport présenté par la Commission d’enquête pour le 18 mars. Il fut décidé :


« que le solde de la souscription en faveur des ouvriers de Berne renvoyés à la suite de l’affaire du 18 mars, solde qui s’élève à 167 fr. 80, sera appliqué à couvrir les frais du procès intenté à vingt neuf membres de la Fédération jurassienne, qui sont cités à comparaître le 16 courant devant le tribunal correctionnel de Berne :

« 2° Que le compte-rendu du procès sera publié sous la forme d’un supplément au Bulletin. »


4. — Organisation de l’assurance mutuelle dans la Fédération jurassienne. — Après une assez longue discussion, la question fut renvoyée à une commission composée de Bouvard, Bichet, Gentilini, Schwitzguébel et Spichiger. Cette commission présenta le lendemain un projet de statuts en 23 articles, qui fut adopté[14].

5. — Du programme, de l’attitude et de la délégation de la Fédération jurassienne au Congrès universel de Gand. — Cette question fut discutée dans la séance publique du dimanche après-midi, après le cortège où avait été arboré le drapeau rouge. Brousse parla sur le 1er point du programme du Congrès de Gand : « Pacte de solidarité entre les diverses organisations ouvrières socialistes » ; Schwitzguébel sur le 2e point : « De l’organisation des corps de métier » ; Montels sur le 3e point : « De l’attitude du prolétariat à l’égard des divers partis politiques » : Costa sur le 4e point : « Des tendances de la production moderne au point de vue de la propriété ». Deux orateurs de langue allemande, MM. Christen et Brürkmann, menbres, croyons-nous, l’un de l’Arbeiterbund, l’autre de la section du Grütli de Saint-Imier, prirent la parole pour recommander la participation à la politique parlementaire : l’un d’eux combattit l’idée communiste et collectiviste, en déclarant que la classe moyenne (Mittelstand) était le nerf de la société, et que si on voulait mettre les biens en commun, l’inégalité n’en renaîtrait pas moins dès le lendemain de la révolution, etc.. etc. Une discussion à laquelle prirent part, outre les rapporteurs déjà nommés, Spichigger, Bichet, Werner, Guillaume, Rinke, Kachelhofer, et quelques autres, s’engagea à ce sujet, et les deux champions de l’Arbeiterbund et du Grütli purent constater que la très grande majorité du public se rangeait du côté de l’Internationale.

Une commission composée de Brousse, Costa et Guillaume fut chargée de résumer, sous forme de résolution, les idées émises dans la discussion relativement au programme du Congrès de Gand. La résolution suivante, présentée par elle le lendemain, fut adoptée à l’unanimité :


« Relativement à la conduite que la Fédération jurassienne tiendra au Congrès de Gand, la commission est d’avis que la Fédération jurassienne doit d’abord chercher tous les moyens de se mettre d’accord avec les autres Fédérations qui composent l’Internationale. Mais comme elle ne peut pas effectuer cet accord sans avoir entendu les délégués des autres Fédérations, la commission est d’avis que la conduite de la Fédération jurassienne ne pourra s’établir définitivement qu’après le Congrès général de l’Internationale, qui aura lieu probablement à Verviers.

« Toutefois, comme il est urgent de donner à nos délégués un mandat, voici les bases de la conduite que, suivant nous, les délégués jurassiens devraient tenir eux-mêmes et proposer à ceux des autres Fédérations.

« S’inspirant des principes consacrés dans nos statuts, la Fédération jurassienne reconnaît que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème local ou national, mais humain, dont la solution n’est pas possible sans le concours théorique et pratique des travailleurs de tous les pays ;

« Que ce concours doit être direct, c’est-à-dire que l’émancipation à laquelle il aboutira doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, et non pas le résultat d’un contrat ou d’un compromis quelconque avec les partis bourgeois, fait par l’intermédiaire de délégués officiels ;

« Que sur ce terrain du concours direct, quels que soient du reste les moyens employés pour arriver au but, la Fédération jurassienne croit de son devoir d’affirmer sa solidarité avec tous les travailleurs, chaque fois que par un acte quelconque ils protesteront contre l’organisation actuelle de la société, et auront en vue leur émanciption ;

« Mais que vis-à-vis d’un mouvement qui, bien que se proposant en apparence l’émancipation du travail, ne fait en réalité que prolonger par le moyen du parlementarisme la situation existante, la Fédération jurassienne réserve toute sa liberté d’action ;

« Elle envisage ce mouvement comme la dernière phase du mouvement national, comme un moment historique nécessaire peut-être, particulièrement chez certains peuples ; mais elle ne pourra jamais le considérer comme un moyen véritable d’émancipation du travail.

« En conséquence elle se réserve le droit de le combattre non-seulement chez elle, mais aussi dans les pays où ce mouvement peut rallier le plus grand nombre des ouvriers ; et cela en vertu de son autonomie et de son droit à la propagande sans bornes de tous les principes collectivistes et anti-autoritaires.

« Conformément à ces principes, les délégués de la Fédération jurassienne devraient donc exposer eux-mêmes ou présenter un manifeste exposant clairement les principes, le but et les moyens de la Fédération ; accepter la discussion sur ce programme et sur ces moyens, sans toutefois accepter, en vue d’une apparente utilité pratique, aucune transaction, et sans faire aucune concession. Ils ne doivent absolument pas permettre, si ce n’est de la critique raisonnée, aucune attaque ni aucune offense contre les organisations qui auraient déjà commencé à mettre en pratique ce programme avec les moyens susdits.

« Si un pacte de solidarité est proposé au Congrès, ils ne devront l’accepter que s’il laissait à chaque organisation, dans chaque pays, sa complète autonomie, et n’empêchait pas la propagande de nos principes même dans les pays où des principes et des moyens différents prévaudraient ; ce ne devrait être qu’un pacte de solidarité économique, dans tous les cas où les travailleurs, directement, par un acte quelconque, soit par une grève, soit par une lutte ouverte, attaquent les institutions existantes. Dans le cas de lutte légale, sur le terrain national, en vue de la conquête du pouvoir politique, se réserver toute sa liberté.

« Quant à la constitution d’un centre de correspondance et de statistique, et à la formation éventuelle d’une nouvelle organisation, la commission est d’avis que l’Internationale, avec ses statuts tels qu’ils ont été revisés au Congrès de Genève (1873), est l’organisation la plus capable d’embrasser les diverses manifestations de la vie ouvrière.

« Telles sont les bases de la conduite que, suivant nous, la Fédération jurassienne devrait tenir au Congrès de Gand. Nous sommes en outre d’avis de laisser à nos délégués une certaine liberté, soit dans la discussion, soit dans les résolutions particulières à prendre, les résolutions des congrès n’étant obligatoires que pour les sections et fédérations qui les auront acceptées, en sorte que nous conserverons notre plein droit de les repousser si elles ne sont pas conformes à nos convictions. »


Un dernier point du programme du Congrès de Gand, « La valeur et la portée sociale des colonies communistes, etc. », donna lieu, dans la séance du lundi après-midi, à une discussion qui aboutit au vote de la résolution suivante :


« Le Congrès jurassien considère les colonies communistes comme incapables de généraliser leur action, étant donné le milieu dans lequel elles se meuvent, et, par suite, de réaliser la révolution sociale. Comme action de propagande, le fait de ces colonies communistes n’a pas d’importance à cause des échecs qu’elles sont trop souvent sujettes à subir dans la société actuelle, et reste inconnu des masses tout comme les nombreux essais de ce genre déjà faits à d’autres époques. Le Congrès n’approuve donc pas ces expériences, qui peuvent éloigner de l’action révolutionnaire les meilleurs éléments. Cependant il croit de son devoir d’exprimer sa sympathie envers les hommes qui, à force de sacrifices et de luttes, ont cherché à réaliser pratique ment le socialisme au moyen de ces tentatives. »


Sur la question de la délégation au Congrès de Gand, le Congrès, s’en référant à la résolution votée relativement au mode de représentation de la Fédération jurassienne dans les Congrès généraux, décida de laisser aux sections le soin de s’entendre entre elles pour l’envoi d’un ou de plusieurs délégués : l’ensemble de ces délégués de sections formera la délégation jurassienne. Les résolutions votées par le Congrès jurassien relativement aux questions du programme du Congrès de Gand ne sont qu’un préavis, que les sections sont engagées à prendre pour base du mandat qu’elles donneront directement à leurs délégués.

6 et 7. — Organisation des corps de métier et Organisation de la statistique. — Sur ces deux questions, discutées le lundi matin, le Congrès vota la résolution suivante :


« Considérant que le développement des corps de métier est d’une grande importance comme moyen d’organisation des masses populaires ;

« Que ce mouvement tend à prendre ces temps-ci, par l’initiative des sections de la Fédération jurassienne, une marche nouvelle dans plusieurs de nos localités ;

« Que des renseignements statistiques seraient d’une grande utilité dans les rapports à établir entre les différentes organisations de métier ;

« Que la statistique du travail ne pourra cependant être réalisée pratiquement que lorsque le mouvement d’organisation des sections aura pris un caractère réellement populaire ;

« Le Congrès recommande à toutes les sections de consacrer une activité incessante au groupement des ouvriers par corps de métier adhérents à la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs.

« Le Congrès invite en outre les sections de métier à commencer la réalisation pratique de l’idée de la statistique du travail.

« Les sections qui s’occupent de cette statistique devraient établir entre elles des rapports, de façon à généraliser les renseignements locaux. »


8. — Publication de détails aussi exacts que possible sur les récents événements d’Amérique (grève des employés de chemin de fer et insurrection populaire). — La Section allemande de Zürich, auteur de cette proposition, n’avait pas expliqué s’il s’agissait de la publication d’une brochure, ou simplement d’articles de journaux. Le Congrès, après avoir reconnu que des notices à insérer dans le Bulletin suffiraient, vota la résolution suivante :


« Le Congrès exprime toutes ses sympathies pour le soulèvement populaire qui a eu lieu dernièrement dans plusieurs villes des États-Unis. Il admire l’unité toute spontanée avec laquelle ce soulèvement s’est produit, et le mode d’action énergique en lequel le peuple a attaqué ses oppresseurs.

« Désirant avoir des renseignements précis sur les diverses phases du mouvement, et surtout sur les causes qui ne lui ont pas permis de prendre une plus grande extension, non plus que de poser plus nettement les principes de la révolution sociale, le Congrès engage le Bureau fédéral de l’Internationale à faire les démarches nécessaires pour se procurer des renseignements exacts sur ce mouvement, et, s’il y réussit, à publier un manifeste exposant les causes et la marche du soulèvement[15]. »


9. — Ne serait-il pas possible de publier une fois par an dans le Bulletin une revue du mouvement socialiste général pendant l’année ? (proposition de Zürich). — Il fut décidé que le Bulletin publierait autant que possible chaque trimestre une revue générale des faits accomplis dans le domaine du mouvement socialiste.

10. — Les Sections jurassiennes ne devraient-elles pas rédiger un compte-rendu annuel de leurs travaux, compte-rendu qui serait publié ? (proposition de Porrentruy). — La résolution suivante fut votée :


« Le Congrès invite toutes les sections à prendre en sérieuse considération la question de correspondances locales à envoyer au Bulletin, sur les événements qui peuvent avoir quelque importance comme renseignement pour la Fédération tout entière. »


11. — De l’attitude que doit prendre l’Internationale en présence des événements actuels et des suites qu’ils peuvent avoir (proposition de Lausanne). — Après une courte discussion, il fut passé à l’ordre du jour sur cette question.

12. — La Section de Fribourg, récemment reconstituée, demandait de ne pas être astreinte à payer la cotisation fédérale des six premiers mois de 1877. — Il fut décidé qu’une nouvelle section, entrée dans la Fédération jurassienne après le commencement de l’année, n’aurait pas à payer la cotisation de l’année entière, mais seulement celle des trimestres pendant lesquels elle aurait fait partie de la Fédération, le trimestre dans le courant duquel elle serait entrée devant être compté en plein.


Le Congrès, s’occupant des moyens d’activer la propagande, vota l’impression d’un recueil de chansons socialistes, ainsi que de petits écrits à un sou. [En vue du recueil projeté, les compagnons qui possédaient des chansons socialistes (paroles et musique) furent invités à en envoyer copie à l’administration du Bulletin dans le plus bref délai possible[16]]

Il fut décidé que le solde non distribué de la souscription de Göschenen (161 fr. 45) serait, si aucun souscripteur n’y faisait d’objection, versé en faveur des familles des internationalistes emprisonnés en Italie[17].

Les commissions de vérification nommées pour examiner les comptes du caissier fédéral et de l’administration du Bulletin ayant présenté leurs rapports, ces comptes furent approuvés.

Neuchâtel fut désigné pour siège du Comité fédéral, et Sonvillier pour siège de l’administration du Bulletin, durant l’année 1877-1878.


Des saluts télégraphiques furent reçus des Sections de Bâle et de Zürich. Il vint en outre, de Leipzig et de Berlin, deux télégrammes de sympathie qui furent accueillis avec le plus grand enthousiasme. La dépêche de Leipzig était ainsi conçue :


« Buffet de la gare. Saint-Imier, Suisse. Ouvriers de Leipzig envoient salut fraternel et solidarité. Mauff, Klopfer, Rosenberg, Winkler, Schulze


Le Congrès répondit par le télégramme suivant :


« Le Congrès jurassien de Saint-Imier remercie ouvriers de Leipzig de leur salut fraternel, et y voit un gage de prochain succès dans notre lutte commane contre l’État bourgeois et contre l’État ouvrier. J. Montels, Kachelhofer, Costa. »


Voici la traduction de la dépêche de Berlin :


« Congrès de la Fédération jurassienne, Saint-Imier. Salut fraternel. Continuez à marcher de l’avant sur votre voie. Au nom d’une réunion de socialistes de Berlin, Steinberg. »


À cette dépêche, le Congrès répondit par la lettre suivante :


« Aux anarchistes de Berlin. Compagnons. Le Congrès de la Fédération jurassienne réuni à Saint-Imier les 5 et 6 août 1877 vous remercie cordialement du télégramme de sympathie que vous lui avez adressé.

« Nous constatons avec bonheur le réveil qui se produit dans les masses allemandes en faveur de la libre fédération des groupes et de l’abolition de tout État.

« Continuez, compagnons, à combattre les vieilleries jacobines désormais inutiles, et bientôt l’Allemagne aura, elle aussi, son parti anarchiste révolutionnaire avec lequel il faudra compter. — Montels, Kachelhofer, Costa. »


Au Congrès de Saint-Imier, pour la première fois, le programme anarchiste et collectiviste a été développé devant le public sur tous ses points et dans toute son étendue : la manière dont ce programme a été reçu a été un véritable triomphe pour l’Internationale jurassienne. Espérons que l’an prochain, dans une autre localité ouvrière, nous enregistrerons un triomphe nouveau.


Dans un numéro ultérieur (16 septembre), le Bulletin publia cet écho du Congrès de Saint-Imier, qu’il faut reproduire ici pour compléter la physionomie de ces belles journées :


Au Congrès de Saint-Imier, les délégués ont entendu chanter, par des ouvriers italiens de Berne et de Saint-Imier, deux chansons qui sont populaires parmi les socialistes de la Romagne, mais que les socialistes jurassiens entendaient pour la première fois, et qui ont été très applaudies. Chantées en chœur le dimanche 5 août, quelques instants avant la formation du cortège qui allait arborer le drapeau rouge, par les voix mâles de nos amis italiens, ces deux chansons étaient, en cet instant solennel, d’un effet saisissant : leur mélodie et leurs paroles resteront associées, pour tous ceux qui se trouvaient là, au souvenir d’un de ces moments d’enthousiasme sacré qui laissent une impression ineffaçable dans le cœur[18].

Nous donnons ici, à la demande de beaucoup de nos lecteurs, les paroles italiennes de ces deux chansons. Elles sont imitées de chansons populaires plus anciennes, dont les paroles ont été modifiées[19]. Voici la première :


I ROMAGNOLI
(Aria : « Noi siam poveri Romagnoli...
Ma a Roma vogliamo andar ».)


1.
Noi siam poveri Romagnoli,
Ma siam tutti d’un sentimento :
Moriremo di fame e stento,
Ma vogliam l’emancipazion.


Ritornello :

O borghesi prepotenti,
E finita la cuccagna :
I plebei della Romagna
Sono stanchi di soffrir.


2.
Sono stanchi di soffrire,
E ben presto lo mostreranno,
Quando l’armi impugneranno
E giustizia si faran.
espaceO borghesi, ecc.
 

3.
Avanti, avanti, o giovanotti,
La bandiera rossa è spiegata,
E quando l’ora sia suonata
Combattiamo come un sol uom.
espaceO borghesi, etc.


Voici la seconde chanson :


ADDIO, BELLA, ADDIO !
(Aria : « Addio, bella, addio, L’armata se ne va ».)


1.
Addio, bella, addio,
Alla morte incontro si va ;
E se non partissi anch’ io,
Anch’ io, sarebbe una vittà !


2.
Ci hanno tanto martoriato,
Tanto fatto ci hanno soffrir,
Che morire di fame o di piombo,
Di piombo o di fame, è tutt’ un morir.
 
3.
La bandiera è gia spiegata,
Ne mai più la ripiegherem :
con essa olterrem la vittoria,
O intorno ad essa noi morirem.

4.
Non pianger, mio tesoro,
Se alla morte incontro si va :
Non moriamo per nuovi padroni,
Moriamo invece per l’umanità !


Le lundi soir, je l’ai dit, la plupart des délégués s’étaient rendus à Sonvillier, où nous passâmes la nuit.

Le mardi matin, retournant à Neuchâtel, je pris le chemin des Convers, en compagnie de Kropotkine, qui rentrait à la Chaux-de-Fonds avec quelques camarades, et de Robin, qui nous faisait la conduite. Arrivés aux Convers, en attendant l’heure de mon train, nous nous assîmes à la lisière de la forêt, sous les sapins ; la journée était magnifique, et rarement la nature jurassienne, qui a tant de charmes pour mon cœur, m’avait paru si belle ; j’enviais Kropotkine, qui allait gagner la Chaux-de-Fonds à pied, en traversant la montagne, et Robin, qui retournait à Sonvillier, tandis que moi je redescendais dans le pays du vignoble, que brûle en août une chaleur torride. Mais je ne pouvais prolonger mon séjour aux Montagnes : le devoir m’appelait, il fallait aller faire le journal. Je pris congé de mes amis, et montai dans le train, qui s’engouffra dans le noir tunnel des Loges. Elles étaient maintenant derrière moi, les belles journées du Congrès de Saint-Imier, — le dernier Congrès jurassien auquel j’aie eu le bonheur d’assister.


Dix jours après le Congrès de Saint-Imier, une partie des délégués se retrouvaient à Berne, en compagnie d’autres camarades, pour paraître à l’audience du tribunal correctionnel. Sur vingt-neuf prévenus, il n’y avait que six étrangers à la Suisse ; de ces six étrangers, cinq (Rinke, Brousse, Werner, Deiber, Voges) avaient été poursuivis parce que, habitant la ville de Berne, leur présence à la manifestation du 18 mars était de notoriété publique, de sorte qu’il n’avait pas été possible d’empêcher la police d’en être avertie ; le sixième, Albert Graber, graveur, Allemand, habitant Sonvillier s’était dénoncé lui-même. Quant à ceux des participants étrangers qui n’habitaient pas le canton de Berne, nous avions voulu qu’ils ne fussent pas poursuivis, et le secret fut bien gardé sur leur participation : la police ignora les noms de Kropotkine, de Pindy, de Ferré, de Jeallot. de Baudrand, de Gevin, de Lenz, de Plekhanof, etc. On a vu plus haut que, pour la plupart de ceux de nos camarades suisses qui furent impliqués dans le procès, leurs noms ne furent connus du juge d’instruction que parce qu’ils avaient demandé eux-mêmes à être compris dans les poursuites.

L’audience du tribunal devant s’ouvrir à huit heures du matin, je me rendis à Berne dès la veille, le mercredi 15 août, et la plupart de mes co-accusés firent de même. Nous soupâmes ensemble dans un restaurant où nous nous étions donné rendez-vous ; et j’eus l’agréable surprise d’y rencontrer la jeune comtesse silésienne Gertrude von Schack, que je connaissais depuis quelques années et qui allait, deux mois après, devenir ma belle-sœur ; elle avait désiré assister au procès pour s’initier aux idées socialistes, dont elle se fit, quelques années plus tard, l’active propagandiste en Allemagne et en Angleterre. Il avait été entendu que nous nous défendrions nous-mêmes, sans avoir recours à l’éloquence d’aucun avocat. Mais, pour nous orienter dans le maquis de la procédure, nous pouvions avoir besoin de consuller un juriste : le gendre d’Adolphe Vogt, le jeune avocat Édouard Müller, que je connaissais depuis 1873 (voir tome III, p. 141), nous offrit ses services, et nous les acceptâmes.

Le compte-rendu du procès est imprimé tout au long dans un numéro double du Bulletin (no 33-34), qui porte la date du 20 août[20]. Je ne puis songer à le reproduire ici : je me bornerai à mentionner quelques épisodes saillants.

Sur les vingt-neuf prévenus cités, quatre n’étaient pas présents : Voges, passementier, et Tailland, menuisier, l’un et l’autre domiciliés précédemment à Berne, et qui avaient quitté cette ville depuis plusieurs mois ; le Dr Reber, de Saint-Imier, qui avait changé de résidence et auquel la citation n’était pas parvenue ; et Henri Eberbardt, graveur, de Saint-Imier, qui faisait défaut.

Des vingt-cinq prévenus présents, dix habitaient Berne, un Zürich, six Saint-Imier, quatre Sonvillier, un Bienne, un la Chaux-de-Fonds, un Neuchâtel, et un Lausanne.

« Le tribunal, composé de cinq membres, — dit le Bulletin, — est présidé par M. Haggi. L’organe du ministère public est M. Wermuth. M. Sahli, président du Grand-Conseil bernois, se présente comme avocat de quatre gendarmes (Lengacher, Lerch, Corbat et Wenger) et de deux bourgeois (Gortner et Kolb), qui se portent partie civile et réclament des dommages-intérêts. Un certain nombre de prévenus ne parlant pas l’allemand, un interprête est chargé de traduire.

« Vu le nombre considérable des prévenus et celui plus grand encore des témoins, les débats ont lieu, non dans la salle ordinaire des audiences de la police correctionnelle, mais dans la grande salle des assises, au Standesrathhubs. Un nombreux public se presse dans la partie de l’enceinte qui lui est réservée.

« Sur une table devant le tribunal sont placés, comme pièces de conviction, le drapeau rouge de Berne brisé dans la lutte, une canne à épée, des assommoirs, des Schlagringe (coups de poing), un couteau de poche, un pistolet Flobert. »

La journée du jeudi 10 août, de huit heures du matin à midi et demi et de deux heures à six heures, fut consacrée à l’audition des rapports du préfet et de l’inspecteur de police, à celle de la partie civile, puis à celle d’une partie des témoins. Je détache du compte rendu trois passages. Le premier est relatif à une assertion des gendarmes Lerch et Lengacher, qui avaient reçu, le premier, un coup de stylet, le second une blessure à la tête, et qui se portaient partie civile :


Le gendarme Lerch réclame des dommages-intérêts pour un coup de stylet qu’il a reçu à la poitrine. Ce coup, à ce que lui a affirmé un gendarme, lui a été porté par un des deux individus qui ont été incarcérés (Ulysse Eberhardt ou Rinke).

Ulysse Eberhardt. Il me semble que le gendarme Lerch doit avoir vu celui qui lui a porté le coup de stylet. Il prétend qu’on lui a dit que c’était Rinke ou moi ; je lui demande s’il m’a vu le frapper ?

Lerch. Je n’ai pas vu l’individu qui m’a porté le coup : seulement on m’a dit ensuite que cet individu avait été arrêté.

Le gendarme Lengacher… est sûr que le coup de stylet reçu par le gendarme Lerch a été donné soit par Rinke, soit par Eberhardt.

James Guillaume. Comment Lengacher peut-il affirmer qu’il est sûr que le coup de stylet a été donné soit par Rinke, soit par Eherhardt ? Voilà une étrange sorte de certitude. Ou bien il a vu celui qui tenait le stylet, et dans ce cas il doit préciser ; ou bien il n’a rien vu, et alors il ne doit pas chercher à diriger le soupçon sur tel ou tel prévenu.

Lengacher. Je n’ai pas vu moi-même, mais il viendra après moi des témoins qui expliqueront ça.


Le second passage contient les dépositions caractéristiques de trois membres de la Fédération jurassienne, Schwitzguébel, Spichiger, et Capt :


Adhémar Schwitzguébel comparaît ensuite. C’est lui qui portait l’un des drapeaux rouges au cortège. Il déclare être très étonné d’avoir été appelé comme témoin, lui qui s’attendait à figurer au banc des prévenus ; car il a, lui aussi, fait résistance à la police en refusant de livrer son drapeau. Ce drapeau lui a été arraché de force, par derrière et par surprise, tandis qu’il discutait avec le préfet ; en se retournant, il a vu trois gendarmes qui tenaient le drapeau, et quelques-uns de ses camarades qui essayaient de le leur reprendre ; aussitôt les gendarmes ont tiré le sabre.

Le président. Avez-vous frappé vous- même ?

Schwitzguébel. Non, je n’ai pas pu : j’ai été bousculé et séparé de mes compagnons.

Le président. C’est pour cela que vous n’avez pas été rangé au nombre des prévenus. Est-il à votre connaissance que les membres de l’Internationale avaient reçu l’ordre de venir à Berne avec des armes ?

Schwitzguébel. Rien de semblable n’a été dit. Si nous avions convenu de nous armer, j’aurais eu moi-même une arme, mais je n’en avais point.

Auguste Spichiger, membre de l’Internationale, déclare comme Schwitzguébel qu’il ne comprend pas pourquoi on l’a appelé comme témoin, tandis qu’il devrait être au banc des prévenus. Lorsque les gendarmes ont saisi les drapeaux, il a fait ses efforts pour leur en arracher un, sans y réussir.

Le président. Avez-vous frappé ?

Spichiger. Non, je n’avais pas de canne ; mais j’ai essayé de reprendre un des drapeaux.

Le président. Puisque vous n’avez pas été cité devant le tribunal à titre de prévenu, mais seulement à titre de témoin, je ne puis pas changer votre position. Y a-t-il eu entre les socialistes entente préalable pour prendre des armes ?

Spichiger. Non.

Le témoin est congédié.

Ch. Capt, membre de l’Internationale, ouvrier à l’usine à gaz, à Bienne. J’étais au cortège, j’ai vu les gendarmes attaquer les drapeaux, je les ai défendus, je me suis ensuite déclaré solidaire de mes camarades : je m’étonne de n’être ici que comme témoin.

Le président. Avez-vous pris une part active à la lutte ?

Capt. Sans doute ; j’ai frappé, et j’ai été frappé aussi.

Le président. Qui a commencé les voies de fait ?

Capt. La police ; avant qu’aucun de nos camarades eût bougé, j’ai vu des sabres en l’air.

Le ministère public. Le témoin Capt ayant déclaré qu’il a frappé, je requiers sa mise en accusation immédiate.

Après une courte discussion entre le président, le ministère public et l’avocat Sahli au sujet de la légalité de cette manière de procéder, le tribunal se retire pour délibérer. Il rentre bientôt avec un arrêt qui transforme le témoin Capt en prévenu.

Capt. Tant mieux ! (Applaudissements.)

Le témoin va prendre place au banc des prévenus. Ceux-ci se trouvent ainsi au nombre de trente[21].


Enfin, dans le troisième passage, un témoin revient sur l’incident du coup de stylet, et prétend connaître celui qui l’a porté :


Steiner, cocher, dépose que pendant la bagarre il a vu un individu, armé d’une canne à épée ou d’un stylet, frapper un gendarme. Cet individu est Rinke, le témoin le reconnaît très bien.

Kachelhofer. Le témoin est-il disposé à confirmer sa déposition sous serment ?

Steiner. Oui, je le jurerai si on le demande.

Guillaume. Je demanderai au témoin s’il connaît les conséquences légales d’un faux serment ? Tout à l’heure, quand les prévenus seront interrogés, il sera démontré clair comme le jour que ce n’est pas Rinke qui a manié un stylet, et que le témoin se trompe ; je l’engage donc à ne pas affirmer à la légère.

Steiner. Je suis prêt à jurer que c’est Rinke.

Le président annonce au témoin que le serment lui sera déféré après l’interrogatoire des prévenus.


Nous savions quel était celui de nos camarades qui avait frappé le gendarme Lerch ; nous savions que lorsque son tour serait venu de parler, il dirait la vérité, et que ce serait un coup de théâtre. Aussi nous faisions-nous un malin plaisir d’entendre un témoin affirmer avec tant d’assurance une chose dont la fausseté devait être démontrée de façon éclatante ; et nous fûmes encore plus contents, le lendemain, d’entendre deux autres témoins venir s’enferrer à leur tour, comme on va le voir.

Toute la matinée du vendredi 17 fut encore employée à entendre divers témoignages. Je ne citerai que les deux dépositions dont je viens de parler, relatives au coup de stylet :


Le témoin Hermann, employé à la gare, prétend avoir vu Rinke un stylet à la main. Il est prêt à l’affirmer sous serment, si les prévenus le demandent.

Le président annonce au témoin qu’il sera rappelé plus tard pour confirmer sous serment sa déposition.

Le gendarme Brülhardt raconte aussi que l’un des membres du cortège avait à la main un stylet ou canne à épée. Le président l’ayant invité à chercher à reconnaître parmi les prévenus la personne en question, le gendarme se retourne, et désigne Guillaume. (Éclat de rire général.)

Guillaume. Le témoin est-il prêt à confirmer sa déclaration par serment ?

Brülhardt. Oui. (Nouveaux rires.)

Guillaume. L’interrogatoire des accusés fera juger de la véracité des témoins qui attribuent, les uns à Rinke ou à Eberhardt, les autres à moi, l’usage d’une canne à épée dont aucun des trois ne s’est servi.


L’interrogatoire des prévenus occupa l’après-midi, de deux heures à six heures. Les réponses furent de deux sortes : les uns n’avaient pu frapper, faute de canne ou pour quelque autre raison, et le regrettaient ; les autres déclaraient avoir frappé de leur mieux sur les gendarmes ou autres individus qui attaquaient le cortège Mais on attendait le coup de théâtre que j’ai annoncé ; il se produisit lorsque le président interrogea Lampert :


Joseph Lampert, graveur, vingt-deux ans, résidant à Sonvillier.

À l’appel de ce nom, un certain mouvement se produit parmi les prévenus : ils savent que la déclaration de Lampert va réduire à néant les affirmations des témoins qui prétendent avoir vu Rinke, Eberhardt ou Guillaume manier la canne à épée qui figure parmi les pièces de conviction. Lampert s’assied sur la sellette sur laquelle on fait placer le prévenu pendant l’interrogatoire.

Le président. Quelle part avez-vous prise à l’affaire du 18 mars ?

Lampert. Une bonne.

Le président. Racontez ce que vous avez fait.

Lampert se lève, va à la table du tribunal, et y prend parmi les pièces de conviction la canne à épée.

— Cette canne à épée, dit-il, est à moi ; c’est moi qui m’en suis servi et qui ai blessé le gendarme Lerch.

Ce mouvement de noble franchise est salué par des bravos que la sonnette du président cherche inutilement à réprimer.

Lampert raconte ensuite qu’assailli par trois gendarmes qui avaient le sabre nu, il s’est défendu avec sa canne : dans la chaleur de la lutte, la gaine du stylet est tombée, la lame lui est restée à la main, et il en a frappé l’un de ses assaillants.

La déclaration de Lampert produit visiblement une profonde impression sur l’auditoire, peu habitué à voir des prévenus parler avec tant de sincérité et accepter aussi résolument la responsabilité de leurs actes.


Cinq prévenus furent encore interrogés après Lampert.


L’interrogatoire étant terminé, le président annonce que les trois témoins auxquels le serment a été déféré vont être rappelés.

Les prévenus annoncent alors que, la déclaration de Lampert ayant fait connaître au tribunal et au public la vérité sur le coup de stylet, ils renoncent à l’assermentation des témoins en question, ne voulant pas les exposer aux conséquences pénales d’un parjure juridique.


La séance s’acheva par la plaidoirie de l’avocat Sahli pour la partie civile. Le majestueux président du Grand-Conseil de Berne, après avoir flétri les démagogues et les révolutionnaires, et félicité les gendarmes d’avoir fait leur devoir, « car, si la police a des armes, c’est évidemment pour s’en servir à l’occasion », exposa en ces termes la doctrine républicaine bernoise :


Toutes les libertés garanties par la constitution sont des libertés essentiellement limitées ; l’État ne peut en tolérer l’exercice qu’à la condition que cet exercice ne constitue pas une provocation envers l’opinion de la majorité des citoyens ; aussi, le drapeau rouge étant antipathique à la majorité des habitants de Berne, l’autorité a-t-elle raison de ne pas permettre de le déployer dans la rue. Le premier devoir du citoyen est d’obéir aux ordres de la police. S’il estime que la police viole la loi, il ne lui appartient pas pour cela de résister : il doit obéir d’abord, et réclamer ensuite auprès des autorités compétentes.


Le Cicéron de la cité des Ours, après nous avoir divertis pendant une demi-heure, conclut en réclamant pour le gendarme Lengacher une indemnité de 1535 fr., pour le gendarme Lerch une indemnité de 321 fr., et diverses autres sommes pour ses autres clients. Après quoi l’audience fut levée.

Nous voici au troisième et dernier jour du procès. Le matin à huit heures, réquisitoire du ministère public. M. Wermuth (oh, combien amer !) déclare qu’il partage la théorie de M. le président du Grand-Conseil sur les libertés restreintes : l’autorité avait le droit d’interdire le port du drapeau rouge, qui offusque les regards de la majorité des citoyens. Les prévenus ayant, de leur propre aveu, fait résistance à la police, il y a lieu de leur appliquer divers articles du Code pénal, et, pour plus d’équité, de les diviser, selon une énumération dont M. Wermuth donne lecture, en catégories que frapperont des peines graduées, savoir soixante, cinquante, quarante, trente, vingt, et dix jours de prison. Ensuite, le président accorde successivement la parole à tous les prévenus pour leur défense.

Le Bulletin contient le résumé des paroles prononcées par Rinke, Adhémar Chopard, Paul Brousse, Kachelhofer, James Guillaume, Deiber, Honegger, Wer-ner, Chautems et Buache. Les autres prévenus, à mesure que vint leur tour de parole, se bornèrent à déclarer qu’ils n’avaient rien à ajouter à ce qu’avaient dit leurs compagnons, et qu’ils acceptaient la solidarité pleine et entière de ce qui s’était fait le 18 mars.

Brousse discuta l’article de la constitution bernoise garantissant la liberté de communiquer sa pensée, non seulement par la parole et par la presse, mais par des emblèmes ; et il montra ensuite, en ces termes, qu’un article du Code pénal bernois reconnaissait formellement le droit du citoyen à résister à un acte illégal de l’autorité :


Paul Brousse (chimiste, trente-trois ans, Français, résidant à Berne)... Le ministère public et l’avocat de la partie civile nous ont dit qu’il fallait d’abord se soumettre à l’autorité, et protester ensuite. Nous connaissons en France cette théorie. Elle nous a conduits droit au coup d’État. La théorie républicaine dit au contraire qu’il faut, sous sa responsabilité, résister à l’acte de l’autorité qu’on juge illégal. Le Code pénal bernois a la même manière d’envisager le droit du citoyen, puisqu’il dit, à l’article 76 : « Tout individu qui résiste sans droit (rechtswrideiger Weise) à une autorité sera puni, etc. »


On me permettra de citer, d’après le Bulletin, ce que je dis au tribunal, non pour ma défense personnelle, mais pour exposer, au nom de mes camarades, qui me l’avaient demandé, notre conception théorique :


James Guillaume (professeur, trente-trois ans, citoyen suisse, résidant à Neuchâtel). La doctrine des libertés restreintes, émise par M. Sahli et par l’organe du ministère public, donne raison à notre manière d’envisager l’État. Si l’État était réellement capable de garantir à tous la liberté complète, les critiques que nous adressons à ce mode d’organisation politique et sociale ne seraient pas fondées ; et, d’ordinaire, les défenseurs du régime actuel cherchent à prouver qu’en effet nous sommes dans l’erreur. Mais cette fois on nous a accordé d’emblée ce que nous affirmons : c’est que l’État, étant une organisation de combat destinée à maintenir au pouvoir une classe de privilégiés ou une majorité, est obligé, pour assurer sa propre existence, de ne pas accorder à certaines catégories de citoyens la liberté qu’il concède seulement à ceux dont il pense n’avoir rien à redouter. Cette démonstration pratique est pour nous l’intérêt essentiel de ce procès. — Quant à la résistance à l’autorité, Chopard a déjà relevé la singulière contradiction qu’il y a entre les théories républicaines généralement admises chez nous, et celles du ministère public et de M. Sahli[22]. Quoi ! on enseigne, dans nos écoles publiques, à admirer la conduite des paysans suisses qui, au quatorzième siècle, se sont révoltés contre l’autorité d’alors ; on nous apprend, en théorie, que la résistance à l’oppression est un droit et un devoir ; votre Code pénal bernois lui-même dit expressément : « Wer sich rechtswidriger Weise einer Behörde widersetzt, wird bestraft u. s. w. », en sorte qu’il distingue nettement entre une résistance illégitime et une résistance qui peut être légitime si elle est fondée sur le droit ; et on vient nous prêcher ici la doctrine de l’obéissance passive ! le citoyen doit courber la tête, lors même que la violation de son droit est évidente, — quitte à réclamer plus tard, après que le mal est fait et qu’il est peut-être irréparable ! Je comprends qu’on applique une théorie pareille dans une caserne, puisque aussi bien la servitude est l’essence du système militaire ; dans la vie civile, alors qu’il s’agit, non de soldats enrégimentés, mais de citoyens que vous déclarez libres et souverains, votre doctrine est la plus complète négation de toutes vos libertés républicaines. — Comme on vous l’a déjà fait remarquer, l’article 76 de la constitution bernoise, non-seulement garantit à tout citoyen le droit de manifester son opinion par la parole, par la presse, par des emblèmes ; mais il ajoute que « la censure ou toute autre mesure préventive est à jamais interdite ». Or, nous savons, par les aveux de M. de Wattenwyl, que le directeur de justice, agissant comme représentant du gouvernement bernois, avait ordonné à la police d’empêcher le déploiement du drapeau rouge, c’est-à-dire de prendre des mesures préventives contre l’exercice d’un droit constitutionnel ! Quel bizarre renversement des rôles ! nous, qui nous soucions fort peu, lorsqu’il s’agit d’exercer un droit naturel, de savoir s’il est ou non inscrit dans une constitution, nous nous trouvons néanmoins être restés dans les limites du droit légal ; et le gouvernement de Berne, qui est le gardien de la loi, a commis une violation de la constitution qu’il est tenu de respecter et de faire respecter ! — Ne croyez pas, du reste, qu’en nous intentant ce procès, vous aurez réussi à nous intimider ou à nous déconsidérer ; vous aurez beau refuser de vous occuper du côté politique de la question, vous aurez beau vous entêter à nous poursuivre uniquement pour rixe accompagnée de coups et blessures : l’opinion publique ne s’y trompe pas, elle sait qu’il s’agit ici d’un procès politique, et que les hommes qui sont sur ces bancs ne sont point des prévenus correctionnels ordinaires, mais sont les représentants d’un grand parti qui, en Suisse aussi, est devenu assez fort pour mériter d’attirer sur lui la rigueur des gouvernements. On ne pourra plus affirmer, connue on le faisait autrefois, que l’Internationale en Suisse ne se recrute que parmi les étrangers, car, sur les trente prévenus qui ont été pris au hasard parmi les participants à la manifestation du 18 mars, il se trouve vingt-quatre citoyens suisses. Dans tous les pays, tous les partis ont passé à leur tour sur les bancs de la police correctionnelle, et ne s’en sont pas plus mal portés ; et si vous nous condamnez, si votre conscience vous permet d’affirmer que la police et le gouvernement ont eu raison contre nous, vous pouvez être certains que votre sentence n’aura fait que servir notre propagande.


Je termine ces extraits en reproduisant les paroles prononcées par quatre prévenus qui parlèrent après moi :


Deiber (tailleur, vingt-trois ans. Alsacien, résidant à Berne). Je me rallie à ce qui a été dit par mes camarades, et j’ajouterai seulement ceci : Cette fois, je n’avais qu’un casse-tête ; j’ai fait tout ce que j’ai pu et j’aurais voulu pouvoir faire davantage ; mais maintenant que je sais à quels brigands j’ai affaire, je prendrai la prochaine fois d’autres précautions.

Le président. À qui le prévenu applique-t-il l’épithète de brigands ?

Deiber. À ceux qui nous ont lâchement attaqués le 18 mars.

Gaspard Honegger (tailleur, vingt-deux ans, citoyen suisse, résidant à Berne). Au 18 mars dernier, je n’étais pas encore membre de l’Internationale, mais je m’étais joint au cortège, parce que c’est un acte parfaitement légal de porter le drapeau rouge aussi bien que tout autre drapeau. Mais comme j’ai fait à cette occasion l’expérience de quelle sorte de liberté nous jouissons en Suisse, je suis entré ensuite dans l’Internationale. Je n’avais pas d’armes, je n’ai pu prendre aucune part active à la lutte : néanmoins le ministère public réclame contre moi trente jours de prison ; je les ferai avec plaisir, s’il le faut, comme témoignage de solidarité envers mes compagnons. J’ajoute que l’attitude calme et sympathique que garde le public présent dans cette salle prouve que ceux qui ont représenté la population de Berne comme si hostile à notre égard n’ont pas dit la vérité.

F. Chautems (graveur, vingt-huit ans, citoyen suisse, résidant à Bienne). Une des choses les plus divertissantes dans ce procès, c’est le taux auquel le gendarme Lengacher évalue son égratignure : 1535 francs, rien que ça ! Il est évident qu’il y a là une ingénieuse spéculation ; ce gendarme a dû se dire : Si on m’accorde cette indemnité, je n’ai qu’à attaquer encore trois ou quatre fois le drapeau rouge, et j’aurai alors gagné assez d’argent pour pouvoir me retirer du corps et monter un commerce d’épicerie. (Hilarité générale.)

A. Buache (télégraphiste, dix-neuf ans, citoyen suisse, résidant à Lausanne). Après ce qu’ont dit avant moi mes camarades, je ne saurais qu’ajouter pour ma défense personnelle, car je n’ai pas à me justifier de la part que j’ai prise à la manifestation du 18 mars. Et d’ailleurs, devant qui me justifierais-je ? Devant vous, messieurs ? Non, car vous êtes les représentants de la force légalisée par l’abrutissement du peuple. C’est donc au peuple seul que je dois ma justification, et le peuple sera avec nous : j’ai foi dans l’avenir. Vive la révolution sociale !


Il était midi. Le président annonça que la séance était levée, et que l’audience serait reprise à trois heures pour le prononcé du jugement.

Je copie le Bulletin pour le compte-rendu de la dernière audience :


À trois heures, une foule énorme se presse dans la salle. Les accusés ont grand peine à arriver jusqu’à leurs bancs, où s’asseoient, pêle-mêle avec eux, des dames qui n’ont pas trouvé de place ailleurs. Enfin, à quatre heures, les juges font leur apparition, une escouade de gendarmes se range en ligne sur un côté de la salle, et le président donne lecture de l’arrêt.

Le tribunal n’a pas voulu envisager le procès comme ayant un caractère politique : il ne s’agit, à ses yeux, que d’une simple rixe, aggravée par le fait qu’il y a eu résistance à la police.

Le système des catégories, proposé par le ministère public, a été admis par le tribunal, mais ces catégories ont été remaniées, de façon à gratifier la plupart des prévenus d’un emprisonnement plus long que celui qu’avait réclamé le ministère public.

Sont condamnés à soixante jours de prison : Lampert et Deiber ;

À quarante jours : Rinke, Ulysse Eberhardt, Adhémar Chopard. Alcide Dubois, Bræuschi, Camille Châtelain, Herter, Kachelhofer, James Guillaume, Fritz Huguenin, Lœtscher, Buache, Capt, Pittet, Henri Eberhardt, Tailland ;

À trente jours : Graber, Reber, Brousse, Werner, Voges ;

À dix jours : Simonin, Eggenschwyler, Paggi, Honegger, Gleyre, Zurbuchen, Chautems.

En outre, Rinke, Brousse, Werner, Deiber, Graber et Voges, étant étrangers à la Suisse, sont bannis pour trois ans du canton de Berne.

Tous les prévenus sont condamnés solidairement aux frais de la partie civile, fixés à 150 francs, et au paiement des frais du procès, dont le montant n’est pas encore connu. Les condamnés des deux premières catégories sont de plus solidairement responsables du paiement des dommages-intérêts suivants : 300 fr. au gendarme Lengacher, 50 fr. au gendarme Lerch. 50 fr. au gendarme Corbat, 10 fr. au gendarme Wenger, 30 fr. à Gurtner et 30 fr. à Kolb.

L’audience est levée. Les condamnés et le public se retirent paisiblement

Les condamnés ont dix jours pour se constituer prisonniers, avec faculté, si le gouvernement bernois y consent, d’obtenir un délai plus considérable.


Le numéro suivant du Bulletin compléta ce compte-rendu par ce post-scriptum :


Les frais du procès correctionnel, que nous n’avions pu indiquer dans notre dernier numéro, ont été liquidés à 753 fr. 40. Avec les frais de la partie civile et les indemnités aux quatre gendarmes et aux deux bourgeois, cela forme un total de 1373 fr. 40.

Que dites-vous de ce gouvernement paternel qui, dans un moment de crise comme celui-ci, n’imagine rien de mieux, pour prouver sa sympathie aux ouvriers de Berne et du Val de Saint-Imier, que d’en mettre un certain nombre sous les verroux et de leur faire payer près de 1400 fr. ? C’est ça qui va mettre du beurre dans les épinards !

Nous apprenons que le gouvernement bernois a décidé de prolonger jusqu’au 15 octobre prochain le délai légal qui est accordé aux internationaux condamnés pour se constituer prisonniers.


Immédiatement après le procès, des assemblées populaires furent réunies à Berne, à Saint-Imier et à Sonvillier. Dans ces deux dernières localités, les assemblées votèrent le publication d’un Appel au peuple, qui, rédigé par une commission composée de citoyens appartenant aux différents partis politiques, fut répandu dans toute la partie française du canton de Berne : on y protestait énergiquement contre « la grave atteinte portée aux libertés du peuple bernois » par « des procédés dignes des tribunaux monarchistes, mais qui couvrent d’infamie un tribunal républicain ». À Genève, une assemblée convoquée pour le 15 août par les trois sections que la Fédération jurassienne avait dans cette ville, ne put avoir lieu parce que la police interdit la pose des affiches ; une autre assemblée se réunit néanmoins le 29 août ; Costa y fit un rapport sur le procès de l’Internationale à Berne, et l’assemblée adhéra ensuite à le protestation déjà votée par les assemblées de Saint-Imier et de Sonvillier.

Dans les derniers jours d’août eut lieu à la Chaux-de-Fonds cette conférenee des délégués français dont Brousse avait parlé dans sa lettre du 12 juillet. Le Bulletin du 2 septembre en rendit compte en ces termes :


Le premier Congrès de la Fédération française de l’Internationale a eu lieu, dans le courant du mois passé, dans une petite ville de la frontière. Les principaux centres ouvriers de la France étaient représentés. Le Bureau fédéral de l’Internationale avait délégué à ce Congrès l’un de ses membres, qui a pu vérifier les mandats, et s’assurer de la réalité et du sérieux de l’organisation.

Les débats du Congrès n’étaient pas, on le comprend, destinés à la publicité. Toutefois nous croyons pouvoir, sans inconvénient, reproduira le texte des résolutions suivantes, adoptées par lui et qui nous sont communiquées.


Ces résolutions, au nombre de six, étaient relatives aux cotisations, à la propagande, au mode d’organisation, à la représentation de la Fédération française au Congrès général de l’Internationale et au Congrès de Gand, à la participation aux mouvements populaires, et aux grèves. Voici le texte des deuxième, cinquième et sixième résolutions :


2° résolution — Le Congrès, considérant que les moyens de propagande varient avec les milieux dans lesquels s’agitent les sections, et respectant le principe d’autonomie proclamé dans le programme, laisse à chaque groupe le soin de choisir le moyen de propagande qui lui convient. Cependant il recommande à l’attention des sections les moyens suivants : Pour les villes, une active propagande par le livre, le journal, la brochure ; pour les campagnes, l’entrée, dans les métiers qui voyagent, de socialistes dévoués ; partout, dès que la force de l’organisation rendra la chose possible, la propagande par le fait.

5° résolution. — La Fédération française décide qu’elle profitera de tous les mouvements populaires pour développer dans les limites du possible son programme collectiviste et anarchiste, mais elle invite les groupes qui la composent à ne pas compromettre leurs forces au profit de la victoire d’un parti bourgeois.

6° résolution. — Dans le cas où des grèves éclateraient dans les contrées où les sections françaises ont de l’influence, les sections de la Fédération française devront profiter de la circonstance pour donner à la grève un caractère socialiste révolutionnaire, en engageant les grévistes à faire disparaître leur situation de salariés par la prise de possession de vive force des instruments de travail.


Albagès (Albarracin) était parti pour l’Espagne en juin. Une fois arrivé, il nous donna des nouvelles de ce qui se préparait. Il m’écrivait le 3 juillet (en français) : « Les affaires pour lesquelles je suis revenu ici vont toujours le même train. Les politiques constatent leur impuissance s’ils ne comptent avec nous, et c’est pour ça qu’ils ne sont pas encore décidés. Malgré tout, ils seront forcés d’agir, ne serait-ce que pour conserver la chaleur parmi leurs partisans. Quand je suis arrivé, les affaires avaient passé par une période très aiguë : des délégués furent envoyés, de notre côté, à différents endroits, et ils ont pu constater partout que l’ouvrier est disposé à faire quelque chose de bien, au moins à ne pas se mettre à la remorque des politiques. À Madrid, le mouvement politique sera probablement dominé par les nôtres. En général, ce que nous nous proposons est de nous servir du mouvement pour faire de la propagande, pour nous procurer des moyens, et en même temps pour empêcher la constitution d’un régime démocratique bourgeois qui puisse paralyser le mouvement vraiment révolutionnaire. — Nous n’oublions pas la lutte à soutenir en Belgique au mois de septembre, et nous nous préparons déjà. On ne peut pas désigner à présent les délégués qui seront envoyés, ni savoir leur nombre ; les circonstances décideront. Si ta chose est déjà faite à ce moment, les délégués seront nombreux ; mais si nous nous trouvons toujours dans l’expectative, ou fera le possible pour envoyer au moins un ou deux délégués. Nous voudrions connaître les résolutions prises par vous concernant le Congrès, afin de nous en tenir aux mêmes, s’il est possible ; et nous ne déciderons rien de définitif jusqu’à ce qu’elles soient arrivées. » — Une lettre postérieure, à Pindy, non datée, dit : « Notre affaire n’est pas tout à fait manquée, mais elle est ajournée au mois d’août. Les politiciens ont peur de notre intervention après l’avoir demandée ; mais ils comprennent en même temps leur impuissance sans nous, et ils se disent résolus à aller de l’avant. » — Le 10 août, lettre à Kropotkine : « Mon ami, ta lettre m’a causé une grande surprise, car je le croyais à Paris, d’après ce que m’avait dit Pindy. Je vois avec plaisir que vous continuez la propagande avec plus de résultats qu’auparavant, et je pense que si vous continuez, et la crise aussi, ces Suisses finiront par ouvrir les yeux. Vorwärts ! — J’attends des nouvelles du Congrès [de Saint-Imier], que tu m’as promises, si toutefois tu n’as pas eu la tête cassée. Surtout je voudrais savoir les résolutions concernant les prochains Congrès. » — Le 20 août, autre lettre à Kropotkine : « J’attendais ta lettre avec impatience, seulement pour savoir le résultat du Congrès, car je craignais qu’on vous casserait la tête à cause du drapeau rouge ; mais je vois avec plaisir que la chose s’est bien passée. Le numéro du Bulletin qui doit parler du Congrès n’est pas encore arrivé. Je vous souhaite beaucoup de chance au procès de Berne, et surtout beaucoup de scandale. On ne sait pas encore qui ira aux Congrès de Belgique, car les conférences comarcales ne sont pas encore finies : mais d’après quelques renseignements que j’ai, on peut croire que les délégués seront deux, et bons garçons. — Et l’Avant-Garde, vit-elle encore ? depuis le n° 4 je crois, nous ne l’avons plus reçue. — Le calme continue par ici : le roi est en voyage, et les politiques se baignent ; ils ont bien besoin de se nettoyer, ou bien d’être nettoyés. On verra. »


Dans le Bulletin du 22 juillet, une correspondance d’Italie (écrite par Costa : voir la lettre de Brousse du 12 juillet, p. 221) dit : « La première circulaire de la Commission de correspondance, qui exposait les faits du Bénévent[23], a produit partout une bonne impression. Des listes de souscription en faveur de nos amis emprisonnés circulent parmi les membres de la Fédération italienne ; chaque international tient à y inscrire son nom et à apporter son obole à ces amis qu’il estime et qui pendant longtemps peut-être seront privés de leur liberté... Notre Commission de correspondance vient de publier une nouvelle circulaire, où elle annonce la date des deux prochains Congrès qui se tiendront en Belgique. On espère que, malgré les difficultés de l’heure présente, la Fédération italienne pourra envoyer quelques délégués... Au moment de cacheter ma lettre, j’apprends la mise en liberté de notre ami Emilio Covelli et de quelques autres de nos compagnons qui avaient été arrêtés comme complices à propos de l’affaire du Bénévent. »

Je place ici une lettre écrite (en français) par Kraftchinstky, de la prison de Santa Maria Capua Vetere[24], à ses amis russes séjournant en Suisse ; cette lettre se trouvait parmi les papiers laissés par Kropotkine à Gustave Jeanneret :


Carceri giudiziarie li Luglio 17.
di
Santa Maria Capua Vetere Vitto
--------
Corrispondenza Detenuti. pel Direttore
Giudicabili S. Persa
Mes chers amis et amies,

Il ne faut pas, je crois, vous écrire combien vos lettres me sont intéressantes. Mais dans les questions de politique un journal est toujours plus intéressant. Vu les exigences du procurât (sic), je vous prierais de bannir les contestations politiques qui empêchent, comme vous savez, de recevoir les lettres à temps. Cherchez plutôt des sujets domestiques et personnels. Je comprends que pour Lenz, défenseur zélé des libertés slaves, partageant tous les chagrins et les espérances de nos frères, c’est assez dur, mais mon opinion est que nécessité fait vertu. Puisque nous sommes prisonniers, il faut que nos lettres s’y conforment.

J’ai reçu avec plaisir mon Marx, Comte et Ferrari, en un mot toute ma petite bibliothèque. Quelle que soit la société, on a des tendances bouquinistes en prison. Moi j’ai retenu cette prédisposition faite pendant mes longues années d’études, et maintenant j’en suis bien aise. Cela forme ma principale sauvegarde contre l’ennui Notre correspondance avec Marie[25] s’est établie ; j’ai reçu durant la semaine passée des lettres dictées par Marie, assez lisibles. Ainsi nous n’aurons plus à jouer malgré nous à la mosca cieca[26] d’un genre nouveau. Quant à ma santé, soyez complètement tranquilles. Mon système, soutenu avec rigueur, aura chassé bien vite toute langueur et indisposition.

Notre correspondance avec Lenz doit acquérir un intérêt beaucoup plus grand en cessant d’être toute particulière. Déjà depuis longtemps je prie Pierre et A. de m’écrire quelque chose. J’espère qu’à présent au moins ma prière sera entendue.

Au revoir, chers amis. .J’attends avec impatience votre réponse.

Votre A. Roubleff

Cette lettre est destinée pour Pierre aussi, comme les précédentes.


Des membres de la section de Reggio d’Emilia, qui comparurent en cour d’assises, en juillet, pour avoir publié un manifeste révolutionnaire, furent acquittés au milieu de l’enthousiasme général. À Cesena, des internationaux avaient soutenu une lutte contre la police qui voulait leur enlever un drapeau rouge quatre furent acquittés, et un cinquième condamné à un mois de prison : « L’ours de Berne, écrivit le Bulletin (26 août), a la patte plus lourde que les juges de l’Italie monarchique ».


Dans son numéro du 29 juillet, le Bulletin publia une lettre que lui écrivaient les rédacteurs de l’Helliniki Dimokratia de Patras pour annoncer leur mise en liberté sous caution. Une seconde lettre, publiée le 26 août, contenait cette déclaration : « Nous sommes convaincus que la solution de la question sociale n’est pas possible sans la révolution sociale, et que ceux qui pensent autrement se trompent ». Le Bulletin ajouta : « Des sections de l’Union démocratique du peuple sont en formation à Athènes, à Syra, à Nissi, à Vostizia, à Filliatre, à Céphalonie. Espérons qu’avant peu la Grèce formera l’une des Fédérations régionales de l’Internationale. »

De Russie, on annonça, vers la fin d’août, un procès monstre intenté à deux cent huit paysans de Tchiguirine à la suite d’une émeute agraire ; en même temps, des socialistes détenus pour la plupart depuis 1874, au nombre de cent quatre-vingt-treize, venaient de recevoir leur acte d’accusation.

Une lettre de Pétersbourg, publiée dans le Bulletin du 2 septembre, raconta que le chef de la police, Trépof, avait fait fouetter dans la cour de la maison de détention préventive un détenu socialiste, Bogolioubof. On sait comment, cinq mois plus tard, le pistolet de Véra Zassoulitch devait faire justice du bourreau.


J’ai dit (p. 210) que, dans les colonnes du Mirabeau, le dernier mot était resté à Costa contre Malon. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans le Bulletin du 22 juillet (article écrit par Brousse) :

« Le Mirabeau, organe des Sections wallonnes, a publié plusieurs correspondances à propos des récentes affaires d’Italie. Les unes émanaient d’un Français, B. Malon, et cherchaient à noircir les membres de la Fédération italienne et leurs actes ; d’autres émanaient d’un Italien, le compagnon Costa, qui avait vécu au milieu des événements et au sein des organisations italiennes, et s’efforçaient de rétablir hommes et choses sous leur jour véritable. On comprend si les amis de la propagande légale, pacifique, parlementaire, à reculons, les ennemis de tout acte d’énergie révolutionnaire, puisaient à pleines mains dans les correspondances hostiles aux hommes de Bénévent ! Heureusement leur joie paraît devoir être de courte durée. À la suite d’une dernière lettre du compagnon Costa, le Mirabeau se déclare édifié en ces termes :

« Note de la rédaction. — Nous sommes heureux d’être au courant du mouvement de nos amis d’Italie, et de connaître enfin la vérité sur cette propagande active qui a toutes nos sympathies. ».

« Qu’en dites-vous, Tagwacht, poule mouillée, ma mie ?

« Nous savions bien que, mieux informés, les révolutionnaires de la vallée de la Vesdre donneraient leurs sympathies plutôt aux hommes qui, en plein soleil, en face de tous, sur la place publique, déploient le rouge drapeau de l’humanité, à Notre-Dame-de-Kazan, à Bénévent, à Berne, qu’à ceux qui, comme le rédacteur de la Tagwacht, M. Greulich, le chasseur à Zürich des manifestations ouvrières pour plaire à un député radical. »

En même temps, le Mirabeau publiait une résolution votée par le cercle l’Étincelle dans sa séance du 6 juillet, par laquelle les membres de ce cercle se déclaraient « solidaires du mouvement insurrectionnel de Bénévent (Italie), aussi bien que de celui de Kazan, et de tous les mouvements révolutionnaires faits en faveur de la cause des travailleurs ».


On a vu (p. 218) la circulaire que le bureau fédéral avait adressée, à la date du 6 juillet, aux Fédérations régionales de l’Internationale, pour leur communiquer la proposition de la Fédération jurassienne : que le Congrès général de l’Association se réunit à Verviers, et qu’au lieu de s’ouvrir le premier lundi de septembre (3 septembre), date statutaire, il commençât seulement deux ou trois jours plus tard, afin que sa clôture coïncidât avec la date de l’ouverture du Congrès universel des socialistes à Gand (9 septembre). L’exemplaire de cette circulaire destiné à la Fédération belge avait été adressé au secrétaire correspondant du Conseil régional belge. Ph. Coenen, à Anvers, le rédacteur du Werker. Celui-ci, au lieu de communiquer la circulaire aux sections belges, comme c’était son devoir, la garda dans sa poche (ainsi qu’il avait déjà fait, apprîmes-nous, de la circulaire du Bureau fédéral du 8 mai : voir p. 192), en sorte que les sections de l’Internationale en Belgique ne furent pas avisées par leur Conseil régional qu’il dût se tenir en 1877 un Congrès général de l’Association, et que la ville proposée pour la tenue de ce Congrès fût Verviers. Il y avait, dans cette attitude de Coenen, une manœuvre dont nous ne comprîmes toute la portée et toute la perfidie que plus tard. Les Flamands, alliés aux hommes de la Chambre du travail de Bruxelles, étaient devenus les adversaires de l’Iternationale, qu’ils voulaient remplacer en Belgique par un Parti ouvrier politique et parlementaire[27] ; en conséquence, ils profitaient de ce que le Conseil régional belge était entre leurs mains pour tâcher d’empêcher, autant que la chose dépendait d’eux, la réunion du Congrès général de l’Association, en laissant ignorer aux sections de Belgique la convocation de ce Congrès. Ce furent des lettres de Verviers qui nous apprirent, vers la fin de juillet, les manigances auxquelles s’étaient livrés les peu scrupuleux membres du Conseil régional, et leur tactique d’abstention et de silence. Mais il était encore temps de déjouer la manœuvre : le Bureau fédéral, avisé de ce qui s’était passé, envoya directement des exemplaires de ses circulaires du 8 mai et du 6 juillet au Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre. Cet incident acheva d’édifier les internationaux de Verviers sur les intentions de ceux qui avaient voulu les conduire où ils ne voulaient pas aller, et qu’on avait laissés, pendant des mois, mener dans le Mirabeau une campagne sournoise contre l’Internationale révolutionnaire. Les deux circulaires dont Coenen avait dissimulé l’existence furent publiées dans le Mirabeau ; et le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre écrivit au Bureau fédéral, à la Chaux-de-Fonds, une lettre annonçant que, si l’Internationale décidait de tenir son Congrès général à Verviers, les ouvriers de cette ville seraient heureux de recevoir parmi eux les délégués de l’Association et leur feraient l’accueil le plus fraternel. Le 12 août, un Congrès des sections et corporations de la vallée de la Vesdre, réuni à Verviers, vota à l’unanimité d’accepter la proposition de la Fédération jurassienne de tenir dans cette ville le Congrès général de l’Internationale.

J’ai retrouvé une lettre de Pierre Fluse à Kropotkine, sans date, mais qui doit être de la fin de juillet, et qui est relative aux incidents que je viens de mentionner ; Fluse écrivait :


Mon cher Levachof, veuillez, s’il vous plaît, transmettre la lettre ci-jointe au Bureau fédéral[28]. Vous verrez, par cette lettre que j’ai arrangé la chose telle que vous me l’aviez demandée. Mes amis du Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre ont tout de suite approuvé ma manière de voir, qui est la vôtre.

N’oubliez pas de m’envoyer le Drapeau rouge (chanson) et de m’annoncer quand Guillaume sera de retour à Neuchâtel, j’ai hâte de lui écrire[29].

J’ai aussi écrit notre résolution au Conseil régional belge relativement au Congrès.

J’espère que vous viendrez au Congrès à Verviers, et là nous nous verrons longuement...

Une bonne poignée de main de votre ami Pierre Fluse.


La manœuvre de Coenen ayant échoué, et ceux, des socialistes belges qui ne reniaient pas l’Internationale s’étant déclarés d’accord avec nous, le Bureau fédéral lança la circulaire suivante aux Fédérations régionales (Bulletin du 20 août) :


Association internationale des travailleurs.

Le Bureau fédéral de l’Internationale aux Fédérations régionales

Compagnons,

La proposition de la Fédération jurassienne de tenir cette année le Congrès général de l’Internationale à Verviers (Belgique), et d’en reculer de deux ou trois jours la date réglementaire afin de permettre aux délégués de l’Internationale de se rendre ensuite plus facilement au Congrès de Gand, a reçu un accueil favorable auprès de toutes les Fédérations qui nous ont répondu. De plus, la Fédération de la vallée de la Vesdre a tenu le 12 août un Congrès où les représentants de cette fédération ont déclare à l’unanimité accepter de recevoir à Verviers le Congrès de l’Internationale, auquel ils promettent l’accueil le plus fraternel.

En conséquence, compagnons, nous convoquons pour le jeudi 6 septembre prochain le Congrès général de l’Internationale à Verviers, et nous engageons les délégués à se rencontrer dès la veille dans cette ville.

Le local de l’Internationale à Verviers est situé Cour Sauvage, 23, place du Martyr.

Au dernier moment, nous recevons encore de la Fédération napolitaine la demande de placer à l’ordre du jour du Congrès général la question suivante : « De la conduite des socialistes révolutionnaires anarchistes vis-à-vis des partis politiques soi-disant socialistes »,

Salut et solidarité.

Au nom et par ordre du Bureau fédéral :

Le secrétaire correspondant, L. Pindy.

Chaux-de-Fonds (Suisse), 25 août 1877.


La Fédération jurassienne, après le procès de Berne, s’était accrue de deux nouvelles sections : une section qui se reconstitua à Bienne ; et une section italienne qui fut formée parmi les ouvriers de langue italienne travaillant à Saint-Imier, et qui adhéra à la fédération ouvrière du district de Courtelary. Le nombre des sections de la Fédération jurassienne se trouva ainsi porté à trente et une.

Le Congrès de Saint-Imier avait décidé qu’en ce qui concernait la délégation aux Congrès de Verviers et de Gand, il serait laissé aux sections le soin de s’entendre entre elles pour le choix d’un ou de plusieurs délégués. La Section de la Chaux-de-Fonds me désigna pour son délégué, et, par une circulaire du 20 août, proposa aux autres sections de s’associer à elle pour l’envoi du même délégué. Le délai pour la réponse était court, et vingt et une sections seulement eurent le temps de se réunir et d’écrire. Toutes celles qui écrivirent répondirent affirmativement. Je reçus donc le mandat de représenter, aux Congrès de Verviers et de Gand, vingt-deux sections de la Fédération jurassienne, savoir : Fédération du district de Courtelary, six sections ; Berne, cinq sections ; Genève, deux sections ; Lausanne, Vevey, Porrentruy, Fribourg, Boncourt, Fleurier-Sainte-Croix, Neuchâtel, Chaux-de-Fonds, Zürich (langue française)[30]. Les sections qui ne figurent pas dans cette liste, soit parce qu’elles n’eurent pas le temps de répondre à la circulaire de la Chaux-de-Fonds, soit (pour deux ou trois d’entre elles) parce qu’elles donnèrent des mandats à Rinke ou à Werner, sont : Genève (typographes), Genève (langue italienne), Lausanne (langue allemande), Bienne, Moutier, Bâle (langue française), Bâle (langue italienne), Mulhouse, Zürich (langue allemande).


Pendant que la Fédération jurassienne, plus prospère et plus vivante que jamais, s’apprêtait ainsi à faire représenter ses idées au Congrès général et au Congrès de Gand, le Bulletin (2 septembre) publiait une lettre de Genève où il était parlé en ces termes de l’ancien secrétaire perpétuel de ce qui fut la Fédération romande, le triste sire Henri Perret :


Ils vont bien, les meneurs de l’ancienne coterie marxiste à Genève !

Encore un de ses membres les plus en vue qui vient, sans doute pour être utile au peuple, de faire un plongeon dans la police. Le personnage en question, qui n’est autre que M. Henri Perret, ex-secrétaire de la Fédération romande, a été nommé secrétaire de commissaire de police avec 2400 fr. d’appointements.

Ah, nous comprenons maintenant pourquoi ces Messieurs combattaient l’abstention politique et tenaient à glisser au pouvoir leurs amis ! Grâce à cette tactique, tous les chefs de file sont convenablement assis : députés, commissaires cantonaux, agents des mœurs, agents de la sûreté. Espérons qu’ils vont faire notre bonheur, et, en attendant, signalons à leur bienveillante sollicitude tous ceux qui souffrent.


La rédaction du Bulletin ajouta à cette lettre la note suivante :


M. Grosselin, ancien orateur des meetings de l’Internationale, est député au Grand-Conseil avec jetons de présence, commissaire cantonal à la gare, et maire appointé de Carouge[31] ; M. Josseron, qui fut délégué au Congrès marxiste de 1873, est aujourd’hui agent de la police des mœurs ; M. Mermilliod, récemment décédé, et qui fut longtemps l’un des principaux meneurs de la coterie, était devenu agent de la police de sûreté ; enfin M. Henri Perret, à son tour, vient de recevoir sa part des honneurs que lui méritait si bien le rôle malfaisant qu’il a joué dans l’Internationale. Et voilà la clique avec laquelle les rédactions du Vorwärts, de la Tagwacht, du Werker d’Anvers, sont en ce moment en pleine coquetterie !


En Italie, nos amis les prisonniers de la bande révolutionnaire arrêtée le 11 avril sur les pentes du mont Matèse ne se désintéressaient pas de ce qui allait se passer en Belgique, et il leur vint une idée originale : à la veille du Congrès de Gand, s’étant constitués en section dans leur prison, ils envoyèrent le mandat ci-après à Andréa Costa, qu’ils chargeaient de les représenter (Bulletin du 9 septembre) :


À Andrea Costa, Berne.
Cher ami,

Après que les circonstances qui te sont sans doute connues sont venues empêcher la lutte que nous avions voulu provoquer, nous avons cherché à reprendre, du fond de notre prison, la propagande par la parole et par la plume, en attendant le moment où il nous sera possible de recommencer celle beaucoup plus efficace des actes.

Chaque fois que nous réussissons à tromper la vigilance de nos geôliers, nous tentons de participer à la vie socialiste ; et c’est ainsi qu’aujourd’hui, en t’annonçant notre constitution en section de l’Internationale, nous te donnons le mandat de nous représenter au prochain Congrès socialiste universel, et d’y soutenir en notre nom les idées exprimées par le dernier Congrès de la Fédération italienne et défendues par les délégués de cette fédération au Congrès de Berne.

… Nous croyons inutile de développer nos idées relativement aux questions qui sont à l’ordre du jour, ainsi que sur l’attitude de l’Internationale relativement au Congrès et à la nouvelle organisation qui pourrait en sortir, parce que tu les connais et que tu sauras t’en faire l’interprète. Dans le cas où tu ne pourrais te charger toi-même du présent mandat, nous t’autorisons à le remettre à quelque personne de confiance.

Salut et solidarité.

Prisons de Santa Maria Capua Vetere, le 20 août 1877


Pour la section la Banda del Matese :
Blanchi, Alamiro          Domenico Ceccarelli,
Papini, Napoleone          Bianchini, Giovanni,
Errico Malatesta,          Bennati, Giuseppe
Pietro Cesare Ceccarelli,          Castellari, Luigi,
Guglielmo Sbigoli,          Poggi, Luigi,
Carlo Cafiero          Poggi, Domenico
Facchini, Ariodante,          Ginnasi, Francesco,
Rubleff, A.,          Bezzi, Domenico,
Cornacchia, Antonio,          Cellari, Sauto,
Volpini, Giuseppe,          Lazzari, Angelo
Carlo Pallolla,          Coati, Ugo
Buscarini, Sislo          Lazzari, Uberto.
Gualandi, Carlo,          Antonio Starnari.


Kropotkine devait aller aux Congrès de Verviers et de Gand pour y représenter divers groupes russes ; Montels et Brousse y allaient comme délégués de la Fédération française ; Costa, comme délégué de nombreuses sections de la Fédération italienne, ainsi que des socialistes de la Grèce et de ceux d’Alexandrie d’Égypte. Voici une lettre de Brousse à Kropotkine. — la dernière, — du 27 août :


Mon cher ami, Nous comptons sur toi à Berne pour nous faire la conférence du samedi 1er septembre. Si tu veux, nous partirons ensuite tous les deux pour Verviers, le dimanche 2 septembre. Voici quel serait notre itinéraire :

Départ de Berne, 4 h. 40 matin. Arrivée à Mulhouse, où nous descendons chez mon ami Weiss, 9 h. 14 du soir[32] ;

Départ de Mulhouse, 3 septembre 7 h. du matin. Arrivée à Metz, où nous couchons, à 6 h. 50 du soir ;

Départ de Metz, 4 septembre 9 h. 2 du matin. Arrivée à Verviers 4 septembre 5 h. 15 du soir.

Ainsi ordonné, le voyage sera moins fatigant, moins ennuyant si nous sommes deux, et nous aurons deux jours presque, pour aider les Verviétois.

Si tu acceptes, écris-le-moi pour que je prévienne Weiss. En tous cas, il me sera impossible de venir le 2 aux Convers[33]. Prie Pindy d’en avertir les amis. Tibi. P. Brousse.


Le Bulletin du 2 septembre publia l’article suivant :


Le Congrès de l’Internationale.

Comme on l’a vu par la circulaire du Bureau fédéral publiée dans notre dernier numéro, le Congrès général de l’Internationale s’ouvrira à Verviers, en Belgique, le jeudi 6 septembre.

Le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre a pris, pour l’organisation pratique du Congrès, les mesures suivantes, que nous fait connaître le Mirabeau du 26 août :

Le Congrès aura lieu au local de l’Internationale, 23 cour Sauvage, place du Martyr.

L’ordre des séances est fixé comme suit :

Mercredi 5, à huit heures du soir, soirée familière et réception des délégués. À cette occasion, les Socialistes réunis (société de chant) viendront chanter les trois plus beaux chœurs de leur répertoire.

Jeudi 6, vendredi 7, samedi 8, séances administratives, à huit heures du matin et à deux heures après midi. Tous les jours, à huit heures du soir, séances publiques.

Trois jours suffiront sans doute aux délégués de l’Internationale pour traiter leurs affaires administratives et pour se mettre d’accord sur les diverses questions de principe formant l’ordre du jour des deux Congrès. Ils pourront ensuite aller à Gand en phalange compacte, pour y tenir haut et ferme, en présence de ceux qui y viendront avec un programme différent du leur, le drapeau de la révolution sociale.


Dans le numéro du 9 septembre (que j’avais préparé avant de partir), le Bulletin disait, à propos des deux Congrès :


À l’heure où ce numéro paraîtra, le Congrès de Verviers sera fini, et le Congrès de Gand aura commencé.

Nous avons pris les arrangements nécessaires pour qu’au moment où nous mettrons sous presse, un télégramme nous soit adressé de Verviers, résumant ce qui se sera fait de plus important. On trouvera ce télégramme à notre quatrième page.

Quant au Congrès de Gand, il est impossible de prévoir, à cette heure, quel en sera le véritable caractère. Si, d’une part, les délégués de l’Internationale s’y rencontrent en nombre, et bien décidés à affirmer leur programme révolutionnaire, d’autre part les représentants du Parti démocrate socialiste d’Allemagne, du Parti démocrate socialiste flamand, de l’Arbeiterbund suisse, etc., s’y trouveront aussi, et y développeront un programme qui diffère du nôtre sur beaucoup de points essentiels. Sera-t-il possible d’arriver, non à une entente, mais à des explications calmes et à un apaisement ? Cela dépendra de l’attitude que prendront ceux qui nous ont attaqués avec tant de passion et d’injustice.




  1. J’ai revu cette chambre en août 1908 ; elle est maintenant transformée en un salon de rafraîchissements.
  2. Le général Jomini (1779-1869), né à Payerne, et par conséquent Vaudois de nationalité, après avoir fait ses premières armes sous Napoléon, prit du service en Russie. Ses ouvrages de stratégie l’ont placé au premier rang des écrivains militaires.
  3. C’est le col par où Joukovsky, en juillet 1869, avait conduit de Champéry en Savoie son élève, la jeune Marie, pour la soustraire aux poursuites de ceux qui venaient d’enlever les autres enfants de la princesse Obolensky (voir t. Ier, p. 179.)
  4. Pour les peintres-émailleurs, la nouvelle était prématurée. Le numéro suivant du Bulletin annonça que « les peintres et émailleurs (ceux qui individuellement appartiennent à l’Internationale) feront une démarche auprès de leur corps de métier déjà organisé, pour obtenir l’adhésion à la Fédération, et que, si cette démarche n’aboutit pas, ils se constitueront en section ».
  5. Ce vœu n’a pas reçu d’exécution.
  6. Le repas de midi.
  7. On a vu plus haut (p. 221), que nous avions prévu la possibilité d’une agression contre le drapeau rouge, et qu’un certain nombre de nos camarades s’étaient armés en conséquence. On m’a raconté que la société de gymnastique de Saint-Imier, composée de jeunes gens nourris dans les traditions du patriotisme gouvernemental, avait réellement projeté de se livrer à une manifestation hostile ; mais, pour une raison ou une autre, les gymnastes, après réflexion, trouvèrent préférable de s’abstenir. Pierre Kropotkine, dans ses Mémoires, a fait de cet épisode de la journée du 5 août un récit pittoresque et dramatique, mais qui contient deux erreurs. « Le gouvernement de Berne — écrit-il — avait interdit le drapeau rouge dans toute l’étendue du canton ; » sur ce point, Kropotkine a été mal renseigné : il n’est pas exact que le gouvernement bernois eût pris une mesure générale de ce genre ; mais le maire de Saint-Imier aurait pu, s’il l’eût voulu, en vertu de ses pouvoirs municipaux, interdire la présence du drapeau rouge au cortège ; seulement, plus raisonnable que les autorités de Berne, il ne crut pas devoir le faire. Quant à l’assertion qu’ « un détachement de la milice se tenait prêt dans un champ voisin, sous prétexte de tir à la cible », elle dénature le caractère d’un fait absolument normal et habituel ; le dimanche après-midi, en effet, dans la plupart des localités de la Suisse, des jeunes gens appartenant à la milice s’exercent au tir ; les coups de fusils qu’entendait Kropotkine, il eût pu les entendre tous les dimanches de l’année, et la présence des tireurs au stand n’était pas motivée par la réunion du Congrès de l’Internationale.
  8. C’est la section des ouvriers du bâtiment dont le Bulletin du 29 juillet avait annoncé la constitution.
  9. C’est une section comprenant les adhérents qui n’appartenaient pas à un corps de métier déjà organisé en section.
  10. Il s’agit, non pas de Fritz Robert de la Chaux-de-Fonds, mon camarade d’études, ex-professeur à l’École industrielle de cette ville, mais d’un tout jeune homme, Fritz Robert, du Locle, qui avait été mon élève en 1868-1869 à l’École industrielle du Locle, en même temps que son frère puîné Henri Robert, membre du Comité fédéral jurassien ; ces deux frères, établis à Neuchâtel, y travaillaient comme ouvriers faiseurs de ressorts.
  11. Henri Soguel, je l’ai déjà dit (p. 18), était un autre de mes anciens élèves du Locle, devenu ouvrier graveur ; il travaillait à Saint-Imier, et avait déjà été, en octobre, délégué au Congrès de Berne (voir p. 98).
  12. Kachelhofer avait quitté Berne pour Zürich, en mai, je crois, et apprenait dans cette ville un métier manuel. Le 12 juin 1877, il avait écrit de Zürich (en français) à Kropotkine, après un voyage aux Montagnes : « Depuis mon départ de la Chaux-de-Fonds [où il avait fait une conférence le 29 mai], j’ai encore mené une vie vagabonde. Resté deux jours à Sonvillier (et une conférence à Saint-Imier le 30) chez Schwitzguébel, je revins à Berne, où j’arrivai justement pour la séance jolie de la Section française (Albagès y était aussi), où il y avait la tombola ; les lots étaient arrangés pour faire éclater bien souvent des rires infernaux. Il m’était pénible de partir de Berne, où j’avais trouvé de bons compagnons, de vrais jurassiens, pour retourner à Zürich et retomber là dans les combats et les disputes acharnées avec des ennemis aussi infâmes que Greulich et toute sa triste coterie ; mais il me fallait pourtant partir, et me voici arrivé à Zürich vendredi passé, pour apprendre mon métier et pour devenir ce que tous les compagnons de mon âge sont déjà devenus, — un travailleur. »
  13. Le procès-verbal du Comité fédéral jurassien du 2 août porte ce qui suit : « Le caissier Fritz Wenker présente ses comptes, qui sont approuvés par le Comité. Il est ensuite décidé que Wenker et Guillaume représenteront le Comité fédéral au Congrès jurassien qui doit s’ouvrir à Saint-Imier le 4 août, et recevront chacun une indemnité de voyage de dix francs. »
  14. Ces statuts de l’Association d’assurance mutuelle pour les cas de maladie furent publiés dans le Bulletin du 9 septembre 1877, pour être soumis à l’approbation des sections qui voudraient participer à cette institution.
  15. Le Bureau fédéral n’a rien publié. Mais dans ses numéros des 21 et 28 octobre et 4 novembre 1877, le Bulletin a reproduit un article assez étendu d’Élisée Reclus sur ce sujet, article écrit pour le Travailleur de Genève.
  16. Le recueil de chansons n’a pas été publié.
  17. Dans le même numéro du Bulletin parut un avis annonçant que, si quelque souscripteur avait une objection à élever contre l’emploi que le Congrès avait décidé de ce solde, il était prié de s’adresser, avant la fin du mois, à l’administration du Bulletin, et que le montant de sa souscription lui serait remboursé. Aucun souscripteur ne réclama.
  18. J’ai déjà dit qu’au moment où se forma le cortège, nous pensions que nous serions probablement attaqués. « Beaucoup d’entre nous étaient armés, et prêts à défendre notre drapeau jusqu’à la dernière extrémité », raconte Kropotkine, — dont, après tant d’années, le cœur vibre encore au souvenir de l’exaltation produite par « cette marche, en ordre de bataille, aux sons d’une musique guerrière » (the strain of that march, in fighting order, to the sound of a military band).
  19. Par Costa.
  20. Je crois que Kropotkine me fournit des notes pour ce compte-rendu ; Schwitzguébel aussi, qui figura au procès comme témoin ; et Robin également. Le 14 août, Brousse écrivait à Kropotkine ce qui suit : « Ta présence à Berne me semble indispensable. D’abord pour le compte-rendu ; songe ensuite que James, Werner, moi, pouvons être immédiatement arrêtés, et qu’alors sur Pindy et Montels roulera le soin du Congrès français, sur Robin et toi celui de rédiger tous nos journaux. » Robin écrivait à Kropotkine le même jour, de Sonvillier : « Peut-être viendras-tu demain ici pour partir le soir à Berne avec ceux de Sonvillier et de Saint-Imier ? J’irai vous rejoindre par le premier train de jeudi matin. »
  21. C’est-à-dïre de vingt-six présents au lieu de vingt-cinq, avec quatre absents.
  22. Adhémar Chopard avait dit au tribunal : « Je n’ai qu’un mot à dire : c’est que nous sommes animés, nous socialistes, du même esprit que ceux de nos ancêtres qui revendiquaient les libertés du paysan contre les nobles. Vous allez nous condamner ; et pourtant vous glorifiez le jeune Melchthal, dont l’exploit est d’avoir agi comme nous, en frappant l’homme d’armes du bailli Landenberg qui osa porter la main sur ses bœufs. »
  23. On avait pris l’habitude d’appeler les événements des 3-11 avril les événements « du Bénévent », parce que, bien que Letino et Gallo soient dans la province de Caserte, San Lupo, où la bande s’était montrée pour la première fois, se trouve dans la province de Bénévent.
  24. Tandis que les sept autres socialistes arrêtés à Solopaca et à Pontelandolfo étaient détenus à Bénévent, Kraftchinsky avait été transféré à Santa Maria Capua Vetere, où se trouvaient les socialistes composant la bande capturée le 11 avril. Je suppose que la raison de cette mesure était l’impossibilité où se fût trouvé le personnel de la prison de Bénévent de se faire entendre de Kraftchinsky, qui ne parlait que le russe et le français, et de lire sa correspondance.
  25. Probablement Mme Volkhovskaïa.
  26. Colin-Maillard.
  27. J’ai montré plus haut (p. 121) comment, dès le début, le but secret des fondateurs de la Chambre du travail de Bruxelles avait été de supplanter l’Internationale.
  28. C’est la lettre du Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre au Bureau fédéral, dont je viens de parler.
  29. Kropotkine a conservé une lettre de moi, du 13 août, dans laquelle je lui annonçais que je venais d’écrire longuement à Fluse ce même jour pour lui parler, entre autres choses, d’un Congrès de la Fédération Belge qui devait se réunir à Bruxelles le dimanche 29 août. Le Bulletin n’a pas fait mention de ce Congrès, et je ne me rappelle pas ce qui s’y passa : mais il dut y avoir là une explication orageuse entre les délégués de Verviers et le secrétaire infidèle Ph. Coenen, — si celui-ci osa se présenter.
  30. Une somme de 250 fr. fut versée par ces vingt-deux sections pour les frais de voyage de leur délégué à Verviers et à Gand. Le détail des versements a été imprimé au Bulletin du 30 septembre.
  31. Le Bulletin publia, six mois plus tard (23 février 1878), une scandaleuse histoire dans laquelle la probité de M. Grosselin était mise en cause : tout le conseil municipal de Garouge avait donné sa démission en masse, ne voulant pas continuer à siéger avec son maire, qu’on accusait de tripotages financiers à propos d’une fourniture de bancs d’école dont il avait frauduleusement fait majorer le prix.
  32. Il s’agit, comme on le voit, d’un voyage en troisième classe, par train omnibus.
  33. Il devait y avoir aux Convers, le dimanche 2, une réunion d’amis intimes, pour nous concerter, selon notre habitude en toute circonstance. J’y assistai.