L’Invasion chinoise et le socialisme aux États-Unis

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L’Invasion chinoise et le socialisme aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 589-613).
L’INVASION CHINOISE
ET
LE SOCIALISME AUX ETATS-UNIS

Dans le congrès tenu à Berlin, le comte Schouvalof, représentant de la Russie, a cru devoir en quelques mots discrets appeler l’attention de ses collègues sur un côté de la question asiatique dont l’Angleterre et les États-Unis se préoccupent ajuste titre. Faisant allusion à ces centaines de millions d’êtres humains qui habitent l’empire chinois et les Indes, il a signalé le danger qu’ils pourraient faire courir, non-seulement à l’empire anglais et à l’Amérique, mais au monde entier, le jour où, s’appropriant les armes d’une civilisation qu’ils haïssent, s’autorisant des traités qu’elle leur impose, ils les tourneraient contre elle et franchiraient des barrières désormais impuissantes à les contenir. En soulevant incidemment cette grave question, le comte Schouvalof n’était que l’écho autorisé des craintes qui, pour se manifester loin de nous et sous une autre forme, n’en sont pas moins réelles. Les journaux américains ont été les premiers à commenter, avec la vivacité que donne le sentiment du danger, l’avis opportun du représentant de la Russie. On ne saurait s’en étonner, car les liens de sympathie et de confiance qui existent entre les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Washington ne sont un secret pour personne. La guerre de Crimée les a mis en plein jour, et tout récemment encore, quand on croyait un conflit imminent entre la Russie et l’Angleterre, c’est vers les États-Unis que l’empire russe tournait les yeux, assuré de trouver dans le concours des hardis croiseurs américains un appoint redoutable pour une lutte maritime.

Quelles que soient les influences auxquelles le comte Schouvalof a obéi, ce qui est vrai c’est que le péril signalé par lui grandit chaque jour. Lentement, mais sûrement, la Chine envahit les états du Pacifique. San-Francisco a jeté un cri d’alarme, le congrès des États-Unis est mis en demeure de prendre des mesures énergiques, le président est assailli par les réclamations des représentans de la Californie, et le London Times lui-même déclare que « la question chinoise peut être à bref délai plus menaçante pour la république américaine que ne le fut il y a dix ans la question de l’esclavage, attendu que l’immigration des noirs n’était pas volontaire et cessait avec la suppression de la traite, tandis que les émigrans chinois affluent et qu’il est impossible de dire quand ce mouvement s’arrêtera. » Devançant l’action toujours lente et mesurée des pouvoirs publics et de la diplomatie, le parti radical socialiste s’est emparé de la question. Il l’agite dans les meetings, la débat dans la rue, passionne les esprits, menace les autorités locales et le pouvoir fédéral lui-même.

En effet, la misère et la famine aidant, l’émigration s’accentue. Les provinces du nord de la Chine souffrent d’une effroyable disette, et ces masses humaines, lentes à s’ébranler, difficiles à contenir, suivent l’irrésistible courant qui les pousse vers les ports et viennent demander à la Californie des moyens de subsistance que leur sol refuse et que leur gouvernement est impuissant à assurer. Le mouvement est encouragé et facilité par six grandes compagnies représentées à San-Francisco par des maisons chinoises de premier ordre, et aussi par la compagnie à vapeur du Pacifique, qui fait entre la Chine, le Japon et la Californie un service régulier en concurrence avec la malle anglaise des Indes par la Méditerranée.

Lorsqu’en 1848 il a découverte de l’or sur les bords du Sacramento provoqua en Europe ce grand courant d’émigration qu’activaient encore les événemens politiques et les commotions sociales, la Chine resta impassible. Les nouvelles et les idées s’infiltraient lentement à travers ses ports à peine entr’ouverts au commerce étranger et franchissaient péniblement le cordon sanitaire dont l’administration chinoise enserrait encore le Céleste-Empire. Cependant tout manquait sur la terre de l’or. Les navires allaient chercher au Mexique, en Australie, à Hong-Kong des vivres, des outils, des vêtemens. La Chine fournit le thé, le sucre, et, dans les ports, quelques matelots chinois, émigrans désespérés ou séduits par les récits de fortunes rapides et d’inépuisables placers. Ces premiers venus réussirent. Les uns retournèrent, les autres firent parvenir des nouvelles favorables; mais la difficulté des communications, le prix élevé du passage, le défaut d’organisation et surtout l’inertie fataliste de la race s’opposèrent d’abord au courant de l’émigration. Ce ne fut guère qu’en 1855, sept ans après la découverte de l’or, que le mouvement se dessina. De 1855 à 1860 la moyenne annuelle des Chinois débarqués à San-Francisco s’élève à 4,530. De 1860 à 1865 elle est de 6,600. De 1865 à 1870 elle atteint 9,311, et de 1870 à 1875 elle dépasse 13,000. En ce moment on estime la population chinoise en Californie à plus de 150,000 âmes, et ce chiffre s’accroît chaque année dans des proportions telles que le nombre des résidens chinois égale à peu de chose près le nombre total des électeurs de l’état.

Ainsi, en quinze années, la moyenne annuelle de l’immigration chinoise a triplé, alors que, loin d’augmenter, le grand courant de l’immigration des états de l’est et de l’Europe a diminué. Si l’on tient compte maintenant de ce fait que la Chine contient près de 400 millions d’habitans, que la misère y est extrême, que nombre de Chinois en sont réduits à chercher sur les grands fleuves une nourriture précaire, qu’une mauvaise récolte suffit, comme en ce moment, pour compromettre l’existence de 70 millions d’êtres humains, les craintes des hommes d’état américains ne sembleront pas exagérées. Si rien ne vient entraver le mouvement, avant la fin du siècle la Chine aura complètement envahi la Californie et, poussant en avant ses flots d’émigrans, elle s’acheminera vers les plaines riches et fertiles du centre du continent américain. Une guerre d’extermination pourrait seule alors leur reprendre ce qu’ils auraient pacifiquement conquis par l’unique force du nombre, du travail et de l’économie lente et patiente. Ce que serait une pareille guerre on peut aisément se le figurer et ce nouveau conflit de races atteindrait des proportions inconnues jusqu’ici.

Déjà, dans San-Francisco même, il existe une ville chinoise. Dans l’intérieur des terres, nombre d’anciens placers sont occupés et exploités par les Chinois. On les retrouve partout, maraîchers, hommes de peine, blanchisseurs, mineurs, domestiques; ils ont peu à peu accaparé tous les métiers infimes. Ils sont sobres, et peuvent vivre avec le quart du salaire d’un ouvrier de race blanche. Ils sont travailleurs et dans nombre de manufactures on trouve avantage à les employer. Ils sont dociles et n’ont aucune des exigences des Irlandais et des Allemands qu’ils dépossèdent peu à peu des situations subalternes. Ils sont industrieux et économes, intelligens à leur façon, habiles à tourner les difficultés qu’ils ne peuvent surmonter. On s’est bien trouvé de leur concours pour les grands travaux publics. Les entrepreneurs du chemin de fer du Pacifique ont réalisé de beaux bénéfices en substituant des équipes de terrassiers chinois aux Irlandais qu’ils employaient d’abord. Les Chinois en effet se contentaient d’un salaire réduit, travaillaient aussi vite, faisaient aussi bien et obéissaient sans murmurer. En Chine, leur salaire variait de 15 à 25 francs par mois. En Californie ils s’estiment bien payés avec 75 ou 100 francs par mois. Sur cette somme ils vivent et trouvent encore le moyen d’économiser. Aucun travailleur blanc n’y pourrait réussir. La concurrence est impossible.

Au début, la difficulté des communications, le prix élevé du passage créaient à l’immigration chinoise des obstacles presque insurmontables. Aujourd’hui ils n’existent pour ainsi dire plus. Les six grandes compagnies organisées dans les ports de Chine et représentées à San-Francisco par des agens chinois surveillent, encouragent et dirigent ce grand courant. Le prix du passage a été successivement réduit à 200 francs, puis à 150. On l’a abaissé enfin à 60 francs. Si l’émigrant volontaire est dans l’impossibilité de payer cette somme, l’une des compagnies traite avec lui. Il s’engage à payer sur le produit de son travail une minime redevance mensuelle pendant un certain laps de temps. De son côté, la compagnie lui fournit le passage et les vivres; à son arrivée à San-Francisco l’agent le dirige sur le point où il trouvera de l’occupation; en cas d’accident ou de maladie elle lui assure des soins ; en cas de mort, son corps est ramené en Chine. Chaque année un ou plusieurs navires chargés de cercueils ramènent ainsi dans le Céleste-Empire les cadavres de ceux des émigrans qui ont succombé. Parmi cette population sceptique et indifférente à toute croyance religieuse, c’est la seule foi qui subsiste: assurés de n’être pas enterrés en terre étrangère, ils partent sans scrupules comme sans regrets. Supposer, en présence d’une organisation aussi puissante et aussi intelligente, que l’immigration chinoise cessera ou demeurera stationnaire, c’est supposer l’impossible. Malgré le mauvais accueil qui est fait aux Asiatiques, malgré les mauvais traitemens auxquels ils sont souvent en butte là où ils se trouvent isolés, ils poussent chaque année plus avant dans l’intérieur. Instruits par l’expérience, ils se réunissent et commencent à montrer partout sinon un front menaçant, tout au moins des groupes résistans, difficiles à entamer, se soutenant les uns les autres et en imposant par le nombre à des adversaires isolés.

Ils ont pour eux le droit, les traités, la loi, les principes de liberté individuelle consacrés par la constitution américaine, et la complicité ouverte ou tacite des intérêts matériels auxquels ils fournissent la main-d’œuvre à bon marché, intelligente et docile. Cela est si vrai que le comité du congrès des États-Unis chargé de l’examen de la question le reconnaît explicitement, tout en concluant contre eux. Ici nous citons textuellement[1] : « L’émigrant chinois est à certains égards supérieur à d’autres. Il est sobre, industrieux, patient, de bonne humeur et obéissant. Il apprend facilement et s’acquitte habilement de sa tâche. Les Chinois ont rendu de grands services en Californie au début. Ils ont creusé les canaux, exploité les mines, défriché les marais, construit des chemins de fer et contribué au développement du pays. Si donc la question se posait uniquement sur le terrain des intérêts matériels, nul doute que dans le conflit qui existe entre la race asiatique et la race blanche elle ne dût être résolue en faveur de la première. »

Appelé à déposer devant le comité du congrès, le juge Heydenfeldt s’exprimait ainsi : « Les négocians chinois en Californie n’ont jamais de procès. Je suis, par ma profession, en rapports constans avec des gens de toute race et de toute nationalité et je dois dire qu’il n’y en a pas de plus honorables, de plus sincères et de plus loyaux que les marchands chinois. Je ne connais pas de cas où l’un d’eux ait cherché à frauder la douane par une déclaration de valeur insuffisante, ou réclamé quoi que ce soit qui ne lui fût légitimement dû[2]. »

Pour l’emporter sur des aveux si sincères il faut des raisons bien puissantes. Le rapport dont il s’agit procède à leur énumération. Toutes peuvent se résumer en un mot : la raison d’état. Pour la première fois les deux races se rencontrent, se mesurent et la défaite de la race blanche est certaine. Sur ce terrain pacifique elle ne peut pas lutter à armes égales. Sa supériorité intellectuelle est incontestable, mais l’autre a pour elle le nombre, la patience et des besoins moindres. Sans orgueil comme sans préjugés elle s’approprie les procédés nouveaux, les inventions récentes. Satisfaite de peu, façonnée par la misère aux privations, ingénieuse à tirer parti de tout, économe avec excès, elle vit et prospère là où le blanc ne trouve même pas de quoi subsister. Nous assistons à ce curieux spectacle des qualités d’une race invoquées contre elle-même.

Un homme d’esprit a dit que le jour où la logique entrerait en souveraine dans les choses de ce monde elle y ferait plus de dégâts qu’un éléphant dans un magasin de porcelaines. Aussi laisse-t-on volontiers la logique se morfondre à la porte et traite-t-on d’importuns ceux qui se réclament d’elle. Les Chinois l’invoquent en Californie comme le faisaient les Incas au Pérou, les Indiens en Amérique, et le Céleste-Empire lui-même quand il refusait à l’opium et aux Européens l’entrée de ses ports que ces derniers bombardaient, estimant que partout où peut pénétrer un boulet de canon, un ballot de marchandise, une idée peuvent suivre ce messager ailé de la civilisation. On ne prévoyait pas qu’un jour l’Angleterre émue, l’Amérique inquiète regretteraient leur heureuse audace et combineraient une action commune pour protéger, l’une l’Australie, l’autre ses états du Pacifique contre une invasion légale, sanctionnée par des traités qu’elles avaient elles-mêmes imposés à la Chine.

On sait la résistance que la Chine, cantonnée dans son immobilité et son isolement séculaire, a longtemps opposée aux sollicitations de la diplomatie et aux efforts de l’Europe et des États-Unis. Parlant au nom de la civilisation, des idées modernes et surtout des intérêts matériels, l’Angleterre affirmait, dès 1840, qu’il n’était plus permis à un empire habité par un tiers-du genre humain de se tenir à l’écart et d’opposer au mouvement général les barrières artificielles d’une civilisation décrépite. Dans son indignation vertueuse, elle sommait le Céleste-Empire d’ouvrir ses portes à l’opium des Indes, aux cotonnades de Manchester et au christianisme. On proclamait hautement les droits du commerce et de libre circulation.

Le 29 août 1842, la Chine, hors d’état de résister, cédait aux exigences de l’Angleterre et signait un traité par lequel elle lui reconnaissait droit d’accès dans certains ports. En 1844, les États-Unis réclamaient et obtenaient par la force les mêmes privilèges. En 1858, l’Angleterre et la France coalisées achevaient de briser la résistance qu’opposaient encore les mandarins et la cour impériale et dictaient à Pékin même un nouveau traité qui consacrait la liberté absolue des communications, le droit sans contrôle d’entrée et de sortie. Plus tard enfin, en 1868, le cabinet de Washington négociant à nouveau obtenait de la Chine l’engagement de n’apporter aucun obstacle à la libre entrée des Américains, et garantissait en échange aux Chinois, sur son sol, le traitement de la nation la plus favorisée. Le négociateur de ce traité, Anson Burlingame, ambassadeur de Chine en Europe et aux États-Unis, était un officier américain, autorisé par son gouvernement à entrer au service de l’empire et choisi par ce dernier pour le représenter et défendre ses intérêts.

C’est par la force seule que l’on a eu raison de l’isolement dans lequel la Chine se renfermait. La force seule a ouvert les portes de ce vaste empire dans lequel pénètrent à peine quelques Européens, mais d’où sort chaque année un flot toujours grossissant d’émigrans. « La Chine, écrivait il y a deux ans un de ceux qui la connaissent le mieux, la Chine enverra quarante millions d’hommes en Amérique et cela sans qu’on s’en aperçoive ici. La race est tellement prolifique que ceux qui resteront n’en éprouveront aucun allégement. » Pour quiconque a vu ces masses compactes, ces innombrables multitudes à la recherche de leur subsistance de chaque jour, cette assertion est d’une rigoureuse exactitude. Dès 1870, le commissaire de l’émigration aux États-Unis adressait au ministre de l’intérieur un rapport d’où nous extrayons les ligues suivantes : « Les effrayantes proportions que l’émigration chinoise est appelée à prendre exigent l’attention de nos hommes d’état. Une race homogène, comptant près de 500 millions d’êtres humains, s’agite et se débat dans un espace insuffisant. La brèche est ouverte; ils affluent sur un sol nouveau, riche et comparativement désert. Ils sont aventureux, patiens dans les difficultés, tenaces et laborieux. Ce flot d’émigration dans sa course vers l’est a atteint ses limites naturelles; il reflue vers le Pacifique, et, comme une marée montante, emporte et rompt les digues. La Providence a voulu que tôt ou tard, pacifiquement ou par la force, ce courant tout-puissant débordât sur le riche et fertile bassin du continent Américain[3]. »

Prédit dès 1855, constaté dans ces termes en 1870, le danger grandit chaque jour. En Australie, la race blanche, menacée dans ses moyens d’existence, réclame des mesures énergiques et, sous la pression populaire, l’assemblée législative de la colonie discute les mesures à prendre pour interdire l’entrée de ses ports à la race asiatique. Les griefs allégués contre elle sont les mêmes à Queensland et à San-Francisco, avec cette différence que la question a pris en Californie un caractère bien autrement aigu et menaçant. Le parti socialiste en effet s’en est emparé pour soulever les masses et il a réussi à provoquer des manifestations telles que pendant quelques jours on a pu se croire à la veille des plus graves événemens. Ce n’est guère que partie remise, et le conflit ajourné renaîtra certainement si satisfaction n’est pas donnée aux passions populaires. Cette satisfaction est-elle possible ? c’est ce que nous allons rechercher dans l’examen des accusations portées contre les Chinois et des mesures suggérées pour conjurer le péril.

Le premier grief allégué est celui-ci : ils vivent de peu, ils n’ont pas de famille à soutenir, ils se contentent d’un salaire infime. Leur vêtement est des plus simples, ils portent des sandales, ne consomment que du riz, du poisson salé et du thé; ils font tout venir de leur pays. Cent Chinois se logent dans un espace qui suffirait à peine à dix blancs; et non-seulement ils n’ajoutent rien à la fortune publique, mais, ainsi que le constatent les statistiques, ils appauvrissent le pays.

L’étude des statistiques locales jette un jour curieux sur la question. Les Américains sont gens pratiques, habiles à tout résumer en chiffres. Il ressort des calculs de leurs économistes que la valeur d’un émigrant de race blanche est d’environ 1,500 dollars. En d’autres termes, on estime à ce chiffre l’excédant moyen de sa production sur sa consommation, c’est sa quote-part dans la plus-value de l’actif social. Suivant eux, les Chinois non-seulement ne contribuent en rien à cette plus-value, mais encore ils prélèvent sur ce fonds commun une part considérable. Les relevés des banques constatent que dans l’espace de vingt-cinq ans (1853 à 1878) ils ont expédié en Chine la somme énorme de 180 millions de dollars, 900 millions de francs. Or, pendant le même laps de temps on estime à 300 millions de francs seulement la somme que les émigrans de race blanche ont pu économiser sur leurs salaires. Il résulte en outre de la statistique officielle des douanes de San-Francisco que, pour l’année 1877, l’exportation d’argent à destination de Chine s’est élevée à 90 millions de francs, sans compter ce qu’ont pu emporter sur eux, en numéraire, les Chinois en cours de voyage. C’est un tiers de l’exportation totale de la Californie.

La puissance d’absorption de l’argent, soit en lingots, soit en espèces monnayées, par la Chine et les Indes, est d’ailleurs un fait depuis longtemps constaté. Bien avant la découverte de la Californie et de l’Australie, l’Asie avait presque épuisé le stock métallique des piastres espagnoles et mexicaines. En 1877, son importation d’argent, de toutes provenances, a dépassé 525 millions de francs. Southampton, San-Francisco, Marseille et Venise sont les principaux ports par lesquels s’effectue ce mouvement argentifère. L’importation d’or en Chine est presque nulle et représente pour 1877 environ 2 millions.

Ce qui ressort des chiffres ci-dessus, c’est la prodigieuse économie des émigrans chinois et leur force productrice. Si ces deux qualités sont un crime aux yeux de leurs adversaires, c’est que, disent-ils, le Chinois ne s’établit pas définitivement dans le pays; il obéit à l’idée fixe du retour dans sa patrie, qui seule bénéficie des résultats de son travail. Cet argument manque de logique, car il est évident que, le jour où le Chinois deviendra un résident permanent, l’invasion marchera à pas de géant et la population américaine disparaîtra dans ces masses compactes d’Asiatiques. Sans ce double courant en sens inverse, la Californie serait depuis longtemps une colonie chinoise.

Il est facile de comprendre la haine des émigrans blancs. Ils voient dans ces nouveaux venus des concurrens heureux contre lesquels la lutte pacifique est impossible. Les Américains, de leur côté, se sentent débordés par cette marée montante, à laquelle ils reprochent non-seulement de ruiner le pays, mais encore de le rendre inhabitable. Après les économistes, parlant au nom des intérêts matériels, écoutons en effet ce que disent les moralistes : — «Les Chinois ont un genre de vie et des habitudes telles que leur présence sur notre sol est un danger permanent à tous égards. Leur malpropreté est extrême, et leurs habitations sont des foyers d’épidémie. Leurs coutumes, leurs mœurs, leurs institutions sont en tout l’opposé des nôtres. Ils haïssent ce que nous aimons, ils méprisent ce que nous admirons; ils pratiquent comme vertus ou tolèrent comme nécessités ce que nous condamnons. Ils avilissent la femme ; pour eux le serment n’existe pas ; ils sont parjures, débauchés, sans honneur, sans religion et sans foi[4]. »

Si sévère que soit ce jugement dicté par la passion, on ne saurait le déclarer tout à fait faux. Il est certain que l’émigration chinoise se recrute surtout parmi les classes inférieures de la population, et que là, comme partout, le vice et l’ignorance dominent. La propagande religieuse, l’instruction, l’exemple, sont-ils impuissans? A cela les missionnaires consultés ne peuvent répondre que par l’aveu de leur insuccès et de l’impossibilité où ils sont de faire des prosélytes parmi les Chinois. Dans une conférence publique, le révérend J.-S. Kalloch s’exprime ainsi : « Je ne crois pas à la possibilité de convertir les Chinois à San-Francisco, mais j’y crois dans leur pays. Nous ne les amènerons pas au christianisme dans les conditions et le milieu où ils se trouvent ici, et j’estime qu’ils démoraliseront plus de chrétiens que nous ne ferons de recrues. Nous avons si peu de prise sur eux que, même en Chine, nous n’avons pu obtenir de nos prosélytes le sacrifice d’aucun de leurs usages extérieurs, la plus légère modification dans leurs coutumes ou leur manière de s’habiller. « 

Après les économistes et les moralistes, les hommes politiques viennent à leur tour déclarer que les Chinois, courbés depuis des siècles sous le joug d’un despotisme écrasant, sont incapables de devenir citoyens libres d’un pays libre. — Longtemps, disent-ils, on s’est bercé de l’idée que dans tout conflit de race la race supérieure devait fatalement absorber l’inférieure, lui imposer ses idées, ses coutumes et ses lois. L’histoire en offre en effet de nombreux exemples, mais autre chose est la théorie, autre chose les faits. Il y a des exceptions aux lois générales de l’humanité, et, si nous n’y mettons ordre, les Chinois nous le prouveront. Bien loin de se considérer comme inférieurs à nous, ils nous traitent de barbares et affichent un profond dédain pour notre civilisation. Leur insupportable orgueil prétend faire remonter la leur à une époque bien antérieure à la venue du Christ. Ils exaltent Confucius et convertissent ses maximes en lois. Cantonnés dans leurs préjugés, dédaigneux des idées nouvelles, ils forment une masse compacte, inaccessible à toute influence. En eux tout diffère de nous, la couleur, les traits, le costume, le langage, les mœurs, la religion. Deux races aussi distinctes, séparées par d’insurmontables barrières, peuvent-elles vivre côte à côte sur le même sol et sous le même gouvernement Si l’union entre elles est impossible, l’une des deux dominera, l’autre pliera. Laquelle? Le nombre est la force, et la force fait le droit. Ils arrivent en flots pressés, poussés par un irrésistible courant, et à nos plaintes, à nos réclamations, on nous répond qu’ils ont pour eux le droit et les traités. — Là s’arrêtent les modérés, mais les masses, menacées dans leurs intérêts, dans leur existence, ont leur logique à elles, brutale et violente comme elles. En attendant de les voir à l’œuvre, examinons rapidement les mesures à l’aide desquelles on se propose de remédier au danger.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est leur caractère essentiellement empirique et révolutionnaire. Les modérés, comme les violens, professent sur cette question le plus parfait dédain de la légalité, des principes et des traités. L’urgence du péril aveugle les uns, l’ignorance entraine les autres. On s’estime en présence d’une race inférieure, et contre elle tout est permis. Chacun propose son remède; bon ou mauvais, il est admis et vient grossir la liste des mesures arbitraires que l’on somme le congrès de voter en bloc. Les uns, et ce sont les plus sages, demandent qu’un bill interdise à tout navire venant de Chine de recevoir à son bord plus de dix passagers chinois. Pourquoi dix? Il serait aussi simple et plus logique de leur dénier le droit d’entrée, et aussi celui d’acheter et de posséder des navires, ou de naviguer sous pavillon national ou étranger. Les autres insistent pour que tout émigré chinois soit tenu de payer une taxe de capitation calculée à un taux tel qu’il ne puisse l’acquitter. Mais les traités imposés à la Chine, dictés par les États-Unis eux-mêmes, s’opposent de la manière la plus formelle à ces deux mesures. Les articles 1 et 2 du traité de 1844, et l’article 4 du traité Burlingame, de 1868, garantissent aux Chinois le régime commun, et les États-Unis ne pourraient, sans se porter à eux-mêmes un coup mortel et sans s’exposer aux revendications de l’Europe, étendre à tous les émigrans des mesures aussi violentes.

On en comprend l’impossibilité et, pour tourner la difficulté, on exhume des archives nationales une décision légale en vertu de laquelle un traité conclu par le cabinet de Washington avec la tribu indienne des Cherokees a été mis de côté par l’autorité judiciaire et déclaré par elle nul et non avenu. Le procédé est simple et commode. Le pouvoir exécutif avait négocié et ratifié ce traité pour mettre fin à une guerre interminable. Plus tard, se sentant plus fort, il le fit casser par ses propres juges, reprenant ainsi sa liberté d’action. Quel recours avaient les Indiens? Aucun, et les armes achevèrent ce qu’une ruse diplomatique avait si bien commencé.

Mais, quel que soit le mépris que l’on professe pour les Chinois, ils n’en sont pas moins les maîtres d’un vaste empire avec lequel les États-Unis font un commerce considérable. Il existe en Chine des résidens américains, des intérêts américains, établis non sans peine, créés non sans difficulté, et qui ne se laisseraient pas sacrifier. Il n’est pas vraisemblable que la Chine cherche à tirer vengeance d’une violation des traités en déclarant la guerre aux États-Unis. Ses jonques ne viendront certainement pas bombarder San-Francisco ; mais qui pourrait l’empêcher de répondre à des procédés iniques par un ordre d’expulsion des résidens américains et par un refus d’admettre les navires des États-Unis dans ses ports ? On n’a pas oublié les massacres de Tien-tsin. Le sang peut couler encore, et une populace soulevée peut envelopper dans une haine et une vengeance communes tous les résidens étrangers.

Des mesures fiscales seraient-elles plus efficaces, et peut-on frapper d’une taxe particulière les émigrans chinois seuls dans le seul état de la Californie ? Les principes posés par le nord lors de la guerre de sécession s’y opposent. On n’a pas oublié en effet que le sud s’était déclaré partisan de la souveraineté individuelle des états et qu’il prétendait que le lien fédéral constituait un pacte que chacun des états de l’Union était libre de dénoncer. Le nord a dépensé 14 milliards de francs et 300,000 hommes pour faire triompher la doctrine opposée. Peut-il la répudier aujourd’hui et admettre le vote de lois particulières et spéciales à un des états de l’Union ? Une fois entré dans cette voie d’exception, où s’arrêterait-on ?

Ainsi donc l’adoption de ces deux mesures constituerait une violation des traités qui pourrait être le point de départ d’une catastrophe sanglante, et une violation de principes qui aurait, dans un avenir prochain, les plus graves conséquences.

On propose une autre mesure, logique, celle-là, légale, mais qui n’a qu’un défaut, celui d’être impraticable d’une part, insuffisante de l’autre. Organiser une grève générale du capital contre la main-d’œuvre, s’entendre pour n’employer aucun Chinois, donner toujours, partout, à tout prix la préférence à l’ouvrier blanc sur l’ouvrier asiatique, et mettre ainsi ce dernier dans l’alternative de mourir de faim ou de quitter le pays. En théorie, soit, mais la pratique ? Que ferait-on aux récalcitrans ? et s’il y en a dix il y en aura mille. Voici un fermier, américain, allemand, irlandais, peu importe, qui emploie vingt Chinois. Il les congédie et les remplace par vingt Irlandais, qui lui coûtent mensuellement le triple. Vendra-t-il ses produits plus cher et dans la même proportion ? Et si à côté de lui son voisin, plus soucieux de ses intérêts propres que des intérêts généraux, persiste à employer la main-d’œuvre à prix réduit, que fera-t-il ? La concurrence devient impossible. L’un se ruine, l’autre s’enrichit. Emploiera-t-on la force pour assurer le succès de cette ligue nouvelle ? Mais la loi s’y oppose d’une part, et de l’autre on ne remonte pas les courans économiques. Les mesures révolutionnaires n’y peuvent rien. Admettons cependant le concours de toutes les volontés, la grève organisée et maintenue. Tous les Chinois ne sont pas hommes de peine. Il en est de riches parmi eux, et riches et pauvres ils se soutiennent et excellent à tourner les difficultés. Les questions économiques et commerciales leur sont familières ; aucun peuple ne pousse aussi loin l’intelligence des intérêts matériels et ne connaît mieux les ressources de l’association. Depuis des siècles ils en tirent un parti prodigieux et nous en étions encore à épeler péniblement les élémens du crédit que les banques par actions, les sociétés anonymes et le papier de change existaient chez eux. En Californie ils sont propriétaires de terrains, de fermes et de mines. Ils les exploitent à bon compte. Le jour où les capitalistes américains et européens cesseront de les employer ils travailleront pour leur propre compte et produiront à meilleur marché. Ce n’est pas sans doute en les enrichissant qu’on se débarrassera d’eux.

Enfin on suggère la dénonciation et la révision des traités avec la Chine. Le comité du congrès auquel a été renvoyé l’examen de la question, après avoir longuement développé dans son rapport tous les argumens qui militent contre l’immigration asiatique, conclut en recommandant au congrès l’adoption de la résolution suivante : « Le président des États-Unis est invité à ouvrir des négociations avec les gouvernemens de Chine et d’Angleterre, et à prendre, de concert avec eux, les mesures nécessaires pour arrêter l’immigration chinoise aux États-Unis. » Mais en admettant que le gouvernement impérial consentît à cette révision, il insisterait certainement pour reconquérir, lui aussi, sa liberté d’action, et le premier usage qu’il en ferait serait de rétablir les anciennes barrières. Puis cette révision ne serait pas une solution, il faudrait modifier et remanier les lois relatives à l’émigration aux États-Unis. La civilisation ne recule pas, et les barrières factices élevées à l’encontre des intérêts et des principes sont des digues impuissantes, promptement balayées par un torrent plus impétueux.

Ces considérations frappent les yeux des plus clairvoyans, mais le courant populaire les entraîne; impuissans à le maîtriser, ils essaient de le diriger. Le 16 décembre dernier, M. Page, représentant de la Californie au congrès des États-Unis, adressait au président de l’Union une lettre reproduite par tous les journaux et dans laquelle il s’exprimait ainsi : « .. Je dois ajouter que la situation est telle à San-Francisco qu’une inquiétude générale se manifeste dans tout l’état. Des gens sans aveu préparent un mouvement d’insurrection dont les conséquences seraient terribles. La partie sensée de la population s’efforce de l’arrêter et fait appel au pouvoir exécutif et législatif. Convaincu que vous n’ignorez pas les dangers qui menacent la Californie, je vous supplie de prendre les mesures nécessaires pour les conjurer. »

Il n’était que temps, en effet. On ne discutait plus sur le plus ou le moins de légalité ou d’efficacité des plans suggérés, on se préparait à agir, et les chefs du socialisme se mettaient à la tête du mouvement; ils visaient haut et loin.

Ni la victoire qui dépasse les espérances, ni la prospérité matérielle toujours croissante ne mettent les peuples à l’abri de certaines épreuves; l’histoire de l’Allemagne et les États-Unis depuis vingt ans l’attestent. Ainsi que les individus, les peuples sont sujets à des maladies, à des crises soudaines et violentes que la gloire et le succès sont impuissans à conjurer. Les idées de revendication sociale ne sont spéciales à aucune nation ni à aucune race. Devant toutes et pour toutes se pose le menaçant problème de l’inégalité, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de l’opulence excessive et de la misère abjecte. Si riche que soit un pays, si favorisé du sort que soient ses habitans, cette inégalité subsiste. On a cru longtemps que les idées socialistes révolutionnaires n’auraient pas prise sur les États-Unis. La grande république américaine offrait aux déshérités de l’ancien monde, avec une liberté absolue, des terres fertiles et sans limites, un travail bien rétribué, une égalité sociale inconnue partout ailleurs, des droits politiques accessibles à tous. Entre le capital et la main-d’œuvre plus de lutte, le travail menant sûrement au capital et lui dictant ses lois. L’hérédité des grandes fortunes n’existait pas, celle des grandes situations ne pouvait naître sous un régime aussi démocratique. Dans cette ruche de travailleurs égaux en droits, sur ce sol nouveau, presque sans histoire comme sans passé, le problème de la misère semblait résolu et du même coup celui des haines sociales et des convoitises de ceux qui n’ont pas contre ceux qui possèdent.

Un changement s’est produit depuis la guerre de sécession. Les grands événemens entraînent avec eux des conséquences que n’ont souvent prévues ni les penseurs qui les annoncent, ni les hommes d’état qui les préparent, ni les hommes d’action qui les accomplissent. Les conditions économiques et politiques ont subi de profondes modifications, l’immigration européenne s’est arrêtée; un tarif protectionniste, en augmentant la cherté de la vie, a enrichi les uns, appauvri les autres et créé dans les états du nord de vastes manufactures où des milliers d’ouvriers embrigadés ont retrouvé, avec la discipline de l’atelier, le régime économique et social des grands centres manufacturiers. Là, comme ailleurs, et plus qu’ailleurs, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. On sortait victorieux d’une lutte acharnée. On avait dépensé sans compter l’or et la vie des hommes, mais on triomphait, et le sentiment national surexcité énumérait avec orgueil les sacrifices consentis et les résultats obtenus. Quand, l’ardeur de la lutte refroidie, il fallut prendre les mesures nécessaires au maintien du crédit de l’état, accroître les impôts, surélever les droits de douane, licencier les volontaires, alors seulement le plus grand nombre sentit ce que coûtait une guerre, même heureuse.

Que des vaincus se résignent, il le faut, nécessité n’a pas de loi; mais que, victorieuses, elles pâtissent, c’est ce que les masses ne comprennent jamais, et leur mécontentement est en raison des illusions dont elles se sont bercées. Que l’on mesure le chemin parcouru par l’opinion publique en Allemagne depuis 1870 jusqu’à ce jour. Que reste-t-il de ces rêves de richesse, de cette prospérité sans bornes, de ces salaires exorbitans, de ces compagnies et de ces banques qui devaient donner à tous la fortune sans travail et faire affluer sur les bords de la Sprée les capitaux du monde entier? Les rêves ont disparu, et le socialisme révolutionnaire rallie autour de ses utopies dangereuses et malsaines toutes ces illusions déçues et qui se croient trahies.

Si l’on tient compte de ce fait, que l’émigration aux États-Unis se recrute surtout parmi les mécontens et les déshérités de l’Europe, on comprendra sans peine le danger que peuvent faire naître ces élémens révolutionnaires le jour où la force des choses les rapproche et les groupe dans une action commune. Dispersés pendant longtemps sur la surface d’un territoire immense, ces esprits aventureux, ces impatiens de fortune, ces déclassés énergiques et violens dépensaient, dans leurs luttes contre la nature, les Indiens et les animaux, une exubérance de force vitale et des passions d’indépendance dont s’accommodait mal le régime régulier de nos sociétés modernes. Ils étaient un danger pour l’Europe, une bonne fortune pour les États-Unis. Chaque émigrant apportait son bagage de rancunes et d’ambition, l’Irlandais sa haine de l’Angleterre, l’Allemand ses théories nuageuses, ses rêves vagues d’unité et de liberté, le Français ses impatiences et ses ardeurs inquiètes, l’Anglais sa volonté âpre et froide, tous leurs misères. Au contact de la réalité, dans un isolement relatif, en face d’une perspective réalisable, les élémens malsains se dégageaient et s’évaporaient dans une atmosphère de liberté absolue. On ne rêvait plus, on agissait ; les bras étaient un capital, ils le créaient, et sur le marché de la main-d’œuvre la demande restait supérieure à l’offre.

Il n’en est plus ainsi. Est-ce un simple temps d’arrêt, résultat des épreuves traversées? Les modifications profondes introduites brusquement dans la situation économique du pays constituent-elles une transition pénible à traverser, mais essentiellement temporaire? L’avenir nous le dira. En attendant le groupement s’est fait, les intérêts ouvriers menacés ont rapproché des nationalités différentes et qui se neutralisaient dans une certaine mesure, des passions communes ont éveillé des haines assoupies, et la question du paupérisme s’est dressée devant des masses qui la croyaient résolue.

On a vu pendant la grève des chemins de fer, si consciencieusement étudiée ici même[5] par M. Cucheval-Clarigny, le rôle des nationalités diverses représentées aux États-Unis. Dans le débat soulevé par l’immigration chinoise en Californie, si nous ne trouvons pas encore les mêmes excès, les mêmes atteintes à la propriété, nous voyons préconiser l’emploi des mêmes moyens, et les passions soulevées confondre dans une haine commune l’émigrant asiatique et le capitaliste américain ou européen.

Si par socialiste on entend désigner quiconque s’occupe des questions sociales, tout le monde l’est plus ou moins. Quand nous parlons du parti socialiste aux États-Unis, nous entendons désigner par là ceux qui préconisent la solution des problèmes sociaux à l’aide de moyens révolutionnaires. C’est ce qu’ont voulu faire les chefs de la grève des chemins de fer, c’est ce que prétendent faire ceux qui dirigent le mouvement socialiste à San-Francisco. Les Irlandais et les Allemands sont en tête, et cela se comprend. Ils sont les plus directement intéressés dans la question, les plus menacés dans leurs intérêts immédiats. Le travail manque, la concurrence chinoise les ruine. Si l’on prend par exemple les travaux d’édilité publique, il est bien évident que le conseil municipal d’une ville aussi obérée que San-Francisco préférera, quelles que soient d’ailleurs les idées personnelles de ses membres, employer des Asiatiques qui coûtent trois fois moins cher et travaillent aussi bien. Ce fut là le point de départ de la campagne entreprise. Le maire de la ville fut sommé de rompre les contrats passés, puis, les exigences croissant avec la misère, on le mit en demeure de s’opposer au débarquement des Chinois, enfin de procéder à l’expulsion de ceux qui se trouvaient déjà sur le territoire de l’état. Ces prétentions insensées étaient formulées dans le langage le plus violent par les meneurs du parti, Kearney, Pickett, Knight, O’Donneil, Day et autres. Dès le début, le mouvement fut et est resté purement social. Le parti des workingmen, ouvriers, comme il s’intitule lui-même, a, par l’organe de son principal orateur, Kearney, répudié hautement toute alliance avec le parti républicain et avec le parti démocrate. Il les confond dans une haine commune, les déclare corrompus et pourris, incapables de résoudre aucune des questions soulevées, et prétend se substituer à eux. Les théories de l’Internationale dominent parmi ses partisans. Les questions politiques n’existent pas, disent-ils, il y a seulement des questions sociales, des gens qui possèdent et d’autres qui n’ont rien; la politique a créé des nationalités diverses, elle a divisé les peuples pour les contraindre à se haïr et pour les mieux dominer; la conclusion logique, s’il en fut, c’est d’égorger les Chinois et de courir sus à la race asiatique, au nom du grand principe de la fraternité humaine et de l’alliance des races.

Kearney n’a pas craint d’affirmer qu’il avait dernière lui 60,000 hommes d’action, prêts à tout: « C’est assez, dit-il, pour faire trembler les riches et les contraindre à rendre gorge. » Le 19 décembre dernier il convoquait, dans la petite ville de los Angelos, à vingt lieues au sud de San-Francisco, un meeting public de ses adhérens dans cette localité. Plus de 3,000 se rendirent à son appel, hommes résolus et déterminés, — disaient-ils, à le suivre là où il les conduirait. Quelques extraits de son discours donneront une idée de la violence de son langage : « Demain probablement les journaux de San-Francisco vous traiteront de ramassis de coupe-gorges et de vagabonds. La presse californienne est à la solde des bandits, gros actionnaires de chemins de fer, tels que Stanford et Cie, de voleurs de terres, comme Billy Carr. Les autorités municipales sont les plus infâmes brigands que le monde ait vus. Je vous dis et je vous répète que les Chinois partiront. Peine de mort à qui reviendra. La constitution des États-Unis ne nous donne pas seulement le droit de dénoncer publiquement le directeur de la compagnie à vapeur du Pacifique, mais aussi le président de la république. Celui-là, nous irons le chercher à la Maison-Blanche, et nous le conduirons à la porte par les oreilles. On vous dupe depuis trop longtemps. Que font nos représentans à Sacramento? Ces gens-là vous vendent comme ils vendraient Jésus-Christ, pour un verre de bière. Plus de Chinois, achetez de la poudre et des balles. Quant à vos représentans, achetez de la corde et pendez-les haut et court. Le voulez-vous? Que ceux qui le veulent lèvent la main. (Toutes les mains se lèvent). A la bonne heure, vous entendez les affaires... Il faut modifier la constitution ; il faut que l’ouvrier figure au premier rang, il faut contraindre les riches à rendre gorge. Cela fait, nous nous débarrasserons des prétendus partis démocrate et républicain, aussi voleur l’un que l’autre. Quand nous aurons pour nous depuis le gouverneur jusqu’au dernier employé, nous licencierons l’armée, et l’armée ce sera nous[6]. »

On le voit, les Chinois servent de prétexte aux revendications les plus absurdes, mais aussi les plus menaçantes. Ce n’est pas à eux seuls que s’en prend Kearney, mais dans le langage le plus séditieux il réclame une révolution radicale. Les autorités s’émurent. Un mandat d’arrestation fut lancé contre Kearney et les principaux meneurs. Ils ne l’attendirent pas. Prévenus aussitôt, ils se rendirent insolemment à l’hôtel de ville de San-Francisco, déclinèrent leurs noms et, se réclamant de la loi, demandèrent qu’on fixât le montant de leur caution. On exigea 42,000 dollars, plus de 200,000 francs, qui furent immédiatement souscrits.

Encouragés par ce premier succès, Kearney et ses partisans redoublèrent d’audace. Ils comptaient à San-Francisco de nombreux adhérens. La presse, ainsi qu’il l’avait dit, leur était généralement hostile, mais l’influence de la presse est assez limitée en Californie. La plupart des journaux sont inféodés à un parti ou à un homme ; on les lit, plutôt pour y chercher des renseignemens commerciaux que des opinions politiques. Par contre la misère était grande et l’exaspération contre les Chinois y était plus encore qu’ailleurs entretenue par d’incessans arrivages. La plupart des autorités locales et fédérales y résidaient, les meneurs résolurent de convoquer un mass meeting, d’entraîner la populace et d’aller à sa tête adresser au maire et au conseil municipal une pétition qu’ils entendaient bien convertir en une sommation impérieuse. Le 3 janvier dernier fut le jour fixé pour cette démonstration menaçante, et de part et d’autre on prit les mesures nécessaires. La loi ne permettait pas de s’opposer au meeting : le maire, M. Bryant, mit la police sur pied, enrôla des special constables, avisa le commandant des troupes fédérales, pendant que de leur côté les propriétaires et les capitalistes s’organisaient en milice, prêts à repousser la force par la force.

A l’heure dite, la foule encombrait Farrell-street. Une estrade dressée au milieu d’un terrain non bâti servait de tribune aux orateurs. Wollock, le bras droit de Kearney, ouvrit la séance par quelques mots significatifs. « La loi, dit-il, donne à manger au voleur ; elle refuse du travail et du pain à l’ouvrier qui meurt de faim. Nous voulons du travail et du pain. Marchons en ordre, sachons exiger et nous verrons qui osera se refuser à nos justes demandes. » Kearney prit ensuite la parole : « Si, dit-il, il n’y a pas un grand changement d’ici à peu, on verra aux États-Unis la plus terrible révolution qui ait jamais éclaté. » La procession se mit en marche et se rendit à l’hôtel de ville, où Kearney demanda qu’une délégation, dont il faisait partie, fût reçue par le maire. Ce dernier consentit. Kearney exposa les demandes des ouvriers. « Si, dit-il, vous vous refusez à faire ce qui est nécessaire, je vous déclare que je ne ferai rien, moi, pour retenir ceux qui me suivent, et que vous exposez la ville au pillage. Il y a péril urgent. Parlez vous-mêmes à ces hommes, donnez-leur du travail ; si la loi s’y oppose, dites-leur de piller un magasin, faites-les arrêter ensuite si vous pouvez, et vous serez bien forcé alors, de par la loi, de leur donner du pain. » Après avoir longtemps résisté à ces sommations, le maire dut céder devant l’impatience et les vociférations de la foule. Il déclara que, tout en sympathisant avec la misère des ouvriers, il ne pouvait créer du travail pour eux, — Alors, cria une voix, débarrassez-nous des Chinois. — Je le désire autant que vous, reprit-il, et si d’ici à peu nous n’avons plus de Chinois sur notre sol, je serai le premier à m’en réjouir. — Il termina en promettant d’inviter les capitalistes à embaucher le plus grand nombre d’ouvriers possible et de demander aux sociétés de bienfaisance de venir en aide aux plus malheureux.

Son discours, vivement critiqué le lendemain par le parti de la résistance, ne satisfit qu’à, demi ses auditeurs, qui prirent toutefois acte de ses promesses et surtout de ses déclarations relatives aux Chinois. Kearney et les principaux meneurs estimèrent que c’était déjà beaucoup que d’avoir amené le maire à faire cause commune avec eux contre l’immigration chinoise. — Vous avez entendu la réponse du maire, s’écria Kearney, l’ennemi commun c’est l’Asiatique, sa forteresse c’est « Chinatown. » On désigne ainsi le quartier populeux qu’habitent les Chinois. — Emportons-la d’assaut, brûlons-la, faisons-la sauter, répondait la foule. — Soit, répliqua Kearney, mais avant, organisons-nous, et formons-nous en milice. Aux armes et vive la révolution ! Aux armes! et, si la compagnie du Pacifique persiste à recevoir des Chinois à bord de ses navires, marchons en rangs serrés et faisons sauter ses vapeurs. Ecoutez, avant peu j’appellerai 40,000 hommes, et nous verrons ce qu’oseront ou pourront faire la police et les troupes fédérales.

Le lendemain le San-Francisco Herald répliquait que 75,000 citoyens résolus barreraient le chemin aux 40,000 hommes de Kearney. « On prêche ouvertement dans nos rues l’anarchie, la violence et l’incendie. Les autorités, incapables om intimidées, n’osent tenir tête à l’émeute; mais nous le ferons, nous, et 75,000 autres avec nous sont décidés à mettre un terme à ces scènes odieuses. »

De leur côté, les Chinois, effrayés, se réclamaient du texte des traités et faisaient appel aux autorités fédérales pour la protection de leurs personnes et de leurs propriétés. J. G. Kennedy, représentant à Washington des six grandes compagnies, remettait au président des États-Unis une protestation énergique contre les menaces dont les Asiatiques étaient l’objet et demandait l’envoi immédiat d’instructions spéciales et de troupes.

La manifestation du 3 janvier avait eu pour résultat d’augmenter considérablement l’influence de Kearney et de grandir son rôle. Dès le lendemain, il procéda à l’organisation militaire et politique de ses partisans. Il est hors de doute que depuis longtemps il entretenait des rapports suivis avec les chefs du parti socialiste à New-York, Philadelphie, Chicago, Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans. Dans toutes ces villes les socialistes ont des milices embrigadées; sous le nom de compagnies volontaires et sous l’égide de la loi, ils s’exercent publiquement au maniement des armes; on connaît leurs chefs, leurs cadres et, moins exactement, le nombre d’hommes dont ils peuvent disposer. Dans l’état de la Pensylvanie par exemple, les estimations varient entre 60,000 et 90,000 volontaires armés et équipés. A New-York on en compte environ 50,000. Leurs chefs sont George Blair et Ralph Beaumont. Dans l’Ohio, à Youngstown, tous les conseillers municipaux, y compris le maire, sont affiliés au parti.

Il se recrute surtout parmi les émigrans allemands et irlandais et les nègres. Les premiers sont de beaucoup les plus nombreux et les plus influens. On en peut juger par les titres des principaux journaux du parti socialiste; ce sont : le Volks-Zeitung, l’Arbeiter-Zeitung, le Tagsblatt, l’Arbeiter-Stimme et le Socialistiche, qui se publient à New-York, Philadelphie et Chicago. L’Allemagne est largement représentée dans le conseil suprême. Louis Huck dirige la section de la Bohême, F. Leib, Paul Grottkau, condamnés à Berlin, Gustav Lyser, Henry Eude, tous deux échappés des prisons de Francfort et dont le dernier a figuré dans les événemens de la commune de Paris, sont au nombre des membres. La section française, peu nombreuse, a pour chef un nommé B. F. Millot. L’un des membres influens du conseil suprême écrivait en mai dernier : « Nous sommes à l’œuvre non-seulement dans toutes les grandes villes, mais aussi dans beaucoup d’autres, et nous gagnons du terrain avec une rapidité qui nous étonne nous-mêmes. Depuis le mois de juillet dernier, en dix mois, le chiffre de nos enrôlemens a quadruplé, et nous avons toute raison de croire que cette progression se maintiendra. A Cincinnati, les compagnies s’exercent chaque semaine, et d’une semaine à l’autre le nombre des hommes présens sous les armes s’accroît de 5 à 8 pour cent. »

A San-Francisco, Kearney adopta le même plan. En peu de jours, des compagnies de milice volontaire s’organisèrent sous les ordres de Knight, Wollock et autres. Les recrues affluaient. Kearney préparait-il un mouvement immédiat, ou bien attendait-il que les choses fussent plus avancées et que le signal de l’action fût donné par le conseil suprême ? Quoi qu’il en soit, un incident précipita les événemens. Le steamer Tokio était attendu le 17 janvier; il amenait à bord un nombre considérable de Chinois.

Les plus violens du parti résolurent de s’opposer à leur débarquement, et Kearney, mis en demeure d’agir, accepta la direction da mouvement. Dans la soirée du 15, de nombreux meetings furent convoqués, des placards menaçans affichés, et l’agitation prit des proportions telles que les autorités municipales et fédérales se réunirent secrètement pour aviser. Des émissaires furent expédiés à Sacramento, capitale de l’état, ordre fut donné à la milice de prendre les armes, le commandant des troupes fédérales les consigna dans leurs casernes et se prépara à marcher. Dans la soirée du 16, Kearney, Wollock et Knight furent arrêtés et emprisonnés.

Ces mesures habilement concertées et rapidement exécutées firent avorter l’émeute. Quelques Allemands essayèrent seuls de prendre l’offensive, mais ces groupes privés de leurs chefs furent dispersés. Il n’y avait rien à faire à San-Francisco, et le mot d’ordre fut donné de se réunir à Oakland, situé de l’autre côté de la baie. On estime à 10,000 le nombre de ceux qui s’y rendirent. Conformément aux traditions, on y vota une série de résolutions, puis on s’ajourna. Quelques jours après, Kearney était remis en liberté sous une caution de 55,000 francs; Knight, Wollock et les autres en fournirent chacun une de 25,000 francs.

Au fond, l’opinion publique sympathisait avec Kearney dans sa croisade contre les Chinois; mais elle s’arrêtait là, répugnant à l’emploi des moyens violens qu’il préconisait, alarmée par le déchaînement des passions populaires et des idées socialistes. Kearney ne réclamait pas seulement l’expulsion de la race asiatique ; il demandait une taxe sur le revenu, le mandat impératif pour les représentans, le taux de l’intérêt fixé à 7 pour 100 par an, des limites au droit de propriété, le droit au travail et la suppression de l’élection à deux degrés pour la présidence des États-Unis. Beaucoup n’entendaient pas le suivre aussi loin, et les intérêts effrayés lui reprochaient avec amertume de compromettre le crédit de l’état et le leur à l’étranger, d’ébranler la confiance, de paralyser les affaires et de nuire au succès de la cause même qu’il prétendait servir.

Ce que les chefs du parti socialiste ne pouvaient enlever par la force, ils se mirent en devoir de l’obtenir par les voies légales. Renonçant pour le moment à un conflit à main armée dont l’issue était douteuse, Kearney adopta comme mot d’ordre et fit adopter à ses partisans comme cri de ralliement la révision de la constitution de l’état. L’assemblée législative réunie à Sacramento l’avait votée en fixant les élections au 19 juin 1878. Soutenu et conseillé par quelques-uns des membres de l’assemblée ralliés à ses idées et avides de popularité, Kearney commença une campagne d’agitation pacifique. Dans tous les districts électoraux des comités se formèrent, on discuta les listes des candidats et les principaux orateurs du parti convoquèrent et haranguèrent de nombreux meetings. Ce qu’ils voulaient cette fois, c’était armer l’état de droits souverains pour résoudre la question chinoise. Ils prétendaient le délier des obligations internationales contractées par le gouvernement fédéral, lui donner le pouvoir de s’affranchir des prescriptions de la constitution de l’Union, et le droit de légiférer sans tenir aucun compte des limites imposées par le pacte fédéral. C’était soulever à nouveau la grande question des droits des états, tranchée par la guerre de sécession et la défaite du sud. Tous les partisans du sud applaudirent à cette tentative audacieuse, qui ne tendait à rien moins qu’à amener un conflit inévitable entre le gouvernement de Washington et un des états de l’Union. Il était évident que, si Kearney et son parti réussissaient à obtenir la majorité dans la convention et à modifier la constitution de l’état dans le sens de l’autonomie absolue, le pouvoir fédéral se trouvait dans l’impossibilité de faire respecter les lois et les traités et n’avait d’autre alternative que de contraindre par la force la Californie à rentrer dans l’Union, ou d’accepter le principe de sécession que le sud s’empresserait à son tour de proclamer.

Ces conséquences extrêmes ne pouvaient échapper aux deux grands partis politiques qui, en Californie comme dans tous les états de la confédération, se disputent le pouvoir. Les démocrates et les républicains, ces derniers surtout, voyaient avec effroi ce parti nouveau qui les confondait dans un mépris commun, repoussait toutes leurs avances, se recrutait parmi leurs adhérons et menaçait de s’élever un jour sur leurs débris. Dans une conférence tenue entre les principaux représentans des démocrates et des républicains, on s’arrêta à l’idée d’une fusion dans laquelle les deux partis devaient s’unir pour la commune défense des intérêts sociaux menacés. Le gouverneur de l’état accepta d’être le chef ostensible de cette union dont les candidats, répartis en nombre à peu près égal entre les deux camps, se présenteraient au suffrage populaire sous le nom de « candidats non partisans. »

Des deux côtés on se prépara à une lutte dont l’issue semblait peu douteuse. Kearney ne pourrait, disait-on, tenir tête à une semblable coalition; on le tenait pour battu, d’autant que la division se mettait dans son camp et que deux des principaux meneurs du workingmen’s party, Knight et Rooney, l’abandonnaient. Mais dans les rangs des fusionnistes l’accord était loin d’être complet. Les républicains et les démocrates s’épiaient d’un œil jaloux. Les premiers soupçonnaient leurs adversaires de ne répudier que du bout des lèvres les théories de Kearney, et d’avoir conservé pour les doctrines sécessionnistes une indulgence toute particulière. Pendant la guerre de 1865, les démocrates avaient secrètement sympathisé avec le sud. La défaite de leur candidat à la présidence et l’élection d’Abraham Lincoln avaient fait éclater le conflit. Depuis lors, constamment battus aux élections, ils étaient écartés du pouvoir ; en ce moment même ils affirmaient l’être injustement et maintenaient que le président ne siégeait à la Maison-Blanche qu’en vertu d’une fraude électorale gigantesque sur laquelle le congrès n’avait pas dit encore son dernier mot. Acclamée dans un mouvement d’enthousiasme, la fusion était chaque jour vivement attaquée par certains journaux républicains et démocrates qui se qualifiaient d’intransigeans et n’entendaient répudier aucune des idées qui faisaient, disaient-ils, la-force et à raison d’être de leurs partis politiques.

Au milieu de ces dissensions le workingmen’s party gagnait du terrain. Beaucoup s’y ralliaient sans pour cela accepter la direction absolue de Kearney. Ils voulaient l’expulsion des Chinois par des voies qu’ils estimaient légales et pacifiques. Le révérend D. Kalloch, prédicateur estimé, s’unit à eux et dans un discours où il prit pour texte ces paroles : « Ne voyez-vous pas les signes des temps? » il fit publiquement acte d’adhésion.

Les élections eurent lieu le 19 juin. San-Francisco donna une forte majorité à Kearney dont tous les candidats furent élus avec un chiffre moyen de 13,500 voix contre 8,000 données aux « non partisans. » En dehors de San-Francisco, treize autres comtés ont élu des workingmen. Le résultat officiel, proclamé le 12 juillet dernier, constate que les non-partisans ont obtenu 83 nominations, Kearney et les siens 51, les républicains 11, et les démocrates 7. La plupart des représentans non partisans se sont engagés d’avance à voter avec les workingmen sur la question chinoise et à réclamer avec eux une autonomie plus complète.

Le lendemain du vote, les journaux-socialistes annonçaient que Kearney se proposait, aussitôt que le résultat des élections serait officiellement proclamé, de se rendre à New-York, où, disaient-ils, 50,000 adhérens attendaient pour le saluer de leurs acclamations le chef du parti en Californie. De là, il irait à Chicago. On sait le rôle important que cette dernière ville a joué dans la grève des chemins de fer. M. Cucheval-Clarigny a raconté ici même, avec une rare impartialité, les sanglantes péripéties de ce drame, première explosion du socialisme révolutionnaire aux États-Unis. On connaît les causes et le but de cette grève, son point de départ, ses excès, sa répression. Nul doute que Chicago ne fasse à l’ancien charretier, promu homme politique, une ovation enthousiaste.

Mais Kearney, non plus que les promoteurs du mouvement socialiste à New-York et dans les autres grandes villes de l’Union, ne possède la notoriété et l’influence nécessaires pour rallier en un même faisceau ces forces éparses et destructives. Comme eux, il a pu réussir à entraîner la populace, conquérir une popularité bruyante et malsaine, mais ses allocutions violentes et passionnées ont alarmé les intérêts, effrayé les modérés.

Un chef manquait au parti. Il vient de surgir dans des rangs où l’on n’était guère en droit de l’attendre. C’est un homme dont la carrière accidentée est bien connue aux États-Unis, dont le nom a traversé l’Atlantique, qui a occupé de hautes positions militaires et civiles, et qui aspire ouvertement à la présidence des États-Unis. Le 4 juillet dernier, jour anniversaire de l’indépendance des États-Unis, alors que toutes les voix autorisées s’élevaient d’un bout à l’autre de l’Union pour célébrer le patriotisme des héros de l’indépendance, le général Benjamin Butler a prononcé un discours qui a eu un grand retentissement, et dans lequel il se pose comme le défenseur et le chef du workingmen’s party, et sollicite ses suffrages pour l’élection présidentielle.

Né dans le New-Hampshire en 1818, Ben Butler, comme on le désigne familièrement aux États-Unis, suivit d’abord la carrière légale. Il se signala dans la vie politique comme membre du parti démocratique et fut élu par lui sénateur de l’état de Massachusets en 1850. Il aspirait dès lors au poste de gouverneur de l’état. Quand éclata la guerre de la sécession, il était brigadier général de la milice. Le parti démocratique sympathisait avec le sud. Ben Butler rompit avec lui, se rallia au parti républicain, qui venait d’affirmer son triomphe par l’élection d’Abraham Lincoln, et sollicita un commandement. Il obtint celui du fort Monroe, puis en 1862 fut chargé de l’expédition dirigée contre la Nouvelle-Orléans. Le 24 avril 1862, la flotte fédérale, commandée par l’amiral Farragut, forçait les passes du Mississipi, et Butler prenait le commandement de la ville. Il se signala par des mesures violentes et des rigueurs exagérées contre ses anciens coreligionnaires politiques et se rendit célèbre par son fameux ordre du jour dirigé contre les femmes de Nouvelle-Orléans, qui ne lui ont pas pardonné l’outrage qu’il leur infligeait.

Relevé de son commandement et remplacé par le général Banks, il rentra dans l’armée active, mais échoua devant Petersburg et le fort Fisher. A la suite de ce double insuccès, il se retira. En 1866, le parti républicain, reconnaissant de ses services, le nomma membre du congrès, et le réélut jusqu’en 1874. Depuis lors, retiré de la vie politique, il s’est tenu à l’écart, méditant et préparant l’évolution qu’il vient d’accomplir.

Les partis sont rarement scrupuleux sur le choix des hommes et des moyens ; aussi, tout en conservant contre le général Butler des défiances légitimes, le workingmen’s party accueille avec transport cette recrue nouvelle, dont l’habileté est bien connue, et dont l’ambition vise la magistrature suprême.

En face de lui et contre lui, le parti républicain pose la candidature du général Grant. Ses allures autoritaires, ses tendances aristocratiques, les grands services qu’il a rendus, le désignent comme le chef du parti qui veut à tout prix maintenir, avec l’Union, le lien fédéral déjà fortement tendu. Dans un article très remarqué, le World résume ainsi l’opinion des classes modérées et intelligentes sur la rivalité de ces deux hommes : « C’est un spectacle étrange de voir ces deux anciens démocrates convertis au républicanisme, compagnons d’armes, ennemis personnels, finalement alliés politiques, aujourd’hui opposés l’un à l’autre, l’un affectant de représenter le radicalisme et l’autre se posant comme le champion des conservateurs, le protecteur des droits acquis, le défenseur du capital, le précurseur de la division de la société par classes et de la consolidation du gouvernement entre les mains d’une aristocratie inamovible. Il y a quelque chose de grotesque dans la rivalité de Butler et de Grant, mais aussi quelque chose de terrible. Tous deux sont impérieux et sans scrupules, et le succès de l’un ou de l’autre serait gros de dangers publics. L’inévitable révolte contre l’impérialisme de Grant nous rapprocherait du socialisme, et l’inévitable réaction contre le radicalisme de Butler nous rejetterait vers la dictature. Sachons nous contenter de la république telle que nous l’ont laissée nos pères, gardons-nous du bonnet rouge et de la couronne d’or.»

Telle est l’opinion des hommes sages, des politiques prudens, mais non celle des masses, et ces avis modérés n’ont guère chance d’être entendus au milieu des luttes passionnées qui se préparent. Chacun sent que le problème qui s’impose est complexe et que, si dans certains états, les principes sociaux sont en jeu, dans tous et pour tous la question de l’autonomie est de nouveau soulevée; de sa solution dépendra le maintien ou la rupture de l’Union. Pour beaucoup de bons esprits cette rupture est inévitable. Entre le nord manufacturier, l’ouest agricole, le sud planteur, il existe de profondes divergences de vues et d’intérêts. Les états du nord réclament et imposent un régime protectionniste à l’ombre duquel leur industrie grandit, se perfectionne et se prépare à faire dans un délai peu éloigné une concurrence dangereuse aux produits anglais. Les états de l’ouest, essentiellement occupés de la culture des céréales et de l’élevage du bétail, se plaignent de payer un prix excessif pour les objets de première nécessité qu’ils se procuraient autrefois à bon compte par l’exportation européenne. Les effets d’habillement, le mobilier, la chaussure, les outils, tout a renchéri depuis qu’un droit d’entrée exorbitant pèse sur les produits étrangers. On doit un impôt à l’état, disent-ils, mais on ne doit pas de primes à ses concitoyens, ils trouvent injuste de payer fort cher aux fabricans de l’est ce qu’ils se procuraient à bon compte à Manchester, Leeds et Glascow. De là un mécontentement qui se fait jour dans les discussions du congrès, et un rapprochement significatif entre eux et les états du sud. Ces derniers, vaincus, désarmés, ont conservé leurs haines et leurs espérances. Eux aussi souffrent cruellement du régime économique imposé par le nord victorieux. Aux rancunes de leurs intérêts se joignent celles de leur orgueil. Ils ont fondé la grande république; elle est l’œuvre de leurs hommes d’état, de leurs diplomates, de leurs généraux et marins. Ils l’ont gouvernée jusqu’au jour où l’élément démocratique, constamment accru et fortifié par l’émigration européenne, l’a définitivement emporté sur leurs traditions aristocratiques, détruisant du même coup l’esclavage qui leur servait de base et l’autonomie des états dont ils défendaient seuls les droits souverains. De leurs serviteurs on a fait leurs maîtres. Dans la Caroline du sud, sur 125 membres de la chambre basse, 90 étaient des nègres. Le baron de Hübner, dans son remarquable ouvrage Promenade autour du monde, a décrit avec une rare vérité les fureurs, le désespoir, les haines accumulées dans le cœur des blancs, non contre leurs anciens esclaves, mais contre le nord, à leur sens auteur de tous leurs maux. Ce qui était vrai en 1871 l’est plus encore aujourd’hui. Alors l’ancien président de la confédération du sud, Jefferson Davis, parcourait triomphalement le pays, électrisant ses auditeurs, répétant à tous : Silence et espérance! Aujourd’hui on l’accuse de prêcher ouvertement la sédition. L’espérance a grandi, l’heure approche, et, l’oreille tendue vers les bruits menaçans qui viennent de l’ouest et du Far-West, de Chicago comme de San-Francisco, les planteurs du sud, les femmes surtout, plus passionnées encore que leurs frères et leurs maris, rêvent la revanche et un soulèvement heureux. Dans les plaintes véhémentes des états de l’ouest, ils retrouvent l’écho affaibli de leurs propres griefs, et si les théories socialistes révolutionnaires répugnent à leurs instincts comme à leurs traditions, ils voient dans leurs progrès rapides une arme menaçante dirigée contre le nord, un appel à ce droit de sécession pour lequel ils ont lutté et souffert, auquel ils ont tout sacrifié et qu’ils ne désespèrent pas de voir triompher un jour.

Si ce jour se lève, la grande république américaine se séparera en trois groupes distincts, quatre peut-être, si la Californie, l’Orégon et les territoires du Pacifique sont assez forts pour affirmer leur indépendance. Au lien fédéral actuel, tendu à l’excès, substituera-t-on une fédération limitée? La rupture sera-t-elle complète, ou bien les partisans de l’Union réussiront-ils à maintenir le statu quo au moyen d’une dictature? Ce qui est certain, c’est que de grands événemens se préparent et que, sans le savoir ni le vouloir, l’immigration asiatique est appelée à jouer un rôle important dans l’histoire de ce continent américain dont, il y a cinquante ans, la Chine ignorait l’existence et le nom.


C. DE VARIGNY.

  1. Report of the House Committee on labor and education, Congress. February, 1878.
  2. Extrait du New-York Herald du 21 juin 1878.
  3. Rapport officiel de John Eaton, commissaire général, à l’honorable J.-D. Cox, ministre de l’intérieur. — Washington, 1870, p. 422 et suiv.
  4. Report of the House Committee of Congress. February, 1878.
  5. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre 1877.
  6. Extrait du Républicain de los Angelos du 20 décembre 1877.