L’Opinion publique en Suisse - Idées et impressions d’un neutre

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L’Opinion publique en Suisse - Idées et impressions d’un neutre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 802-807).
L’OPINION PUBLIQUE EN SUISSE
IDÉES ET IMPRESSIONS D’UN NEUTRE

Il m’a paru intéressant pour des Français de bien connaître l’état de l’opinion publique en Suisse, et de lire les idées et les impressions d’un neutre, d’un citoyen de la libre Genève, au sujet de la guerre terrible qui déchire actuellement l’Europe. Et puis, ce m’est une joie d’exprimer ici mes sentimens d’admiration et d’attachement pour la « douce France, » si grande et si noble, et pour ses valeureux défenseurs. Ces deux considérations, et les vifs encouragemens reçus, m’ont déterminé à écrire cette notice, exacte, je crois, et en tout cas sincère.

Nous avons eu quelques personnalités timorées qui disaient : « Attention ! nous sommes Suisses, nous sommes neutres. Nous ne devons pas manifester nos opinions, nos préférences, si nous voulons que notre neutralité soit jusqu’au bout respectée par tous les belligérans… » Si cette effroyable guerre avait eu des causes tant soit peu normales, et si elle avait été menée loyalement par ceux qui l’ont déchaînée, peut-être bien notre population romande aurait-elle, dans la mesure du possible, adopté cette ligne de conduite. Mais, dès le début des hostilités, la violation de la neutralité belge, et le discours cynique prononcé par le chancelier au Reichstag pour la motiver, ont soulevé chez nous un tolle général contre l’Allemagne. En Suisse allemande, il est vrai, une grande partie des habitans et de nombreux journaux se sont montrés germanophiles, tout d’abord, comme ; il est naturel, par affinité de race et sous l’influence de vastes intérêts engagés et de liens d’amitié et de parenté, et non pas tant par hostilité contre la France que par suite, chez beaucoup d’entre eux, d’une crainte inconsidérée du panslavisme. Combien cependant le panslavisme aujourd’hui est-il moins à redouter que le pangermanisme !

Nos confédérés de la Suisse centrale et orientale craignent également, si l’Allemagne est écrasée, de voir sombrer la culture germanique. Cette culture compte sans doute, mais elle n’a plus, et de beaucoup, la valeur universelle qu’elle possédait au commencement du XIXe siècle. Depuis 1870, elle a subi l’influence et l’hégémonie de la Prusse brutale et despotique. Devenue exclusivement, — ou presque, — scientifique et matérialiste, elle manque de noblesse et d’idéal. Plutôt qu’une culture, c’est une lourde et méticuleuse érudition. En ce qui concerne la valeur d’art, l’idéalisme, le sentiment des nuances, la balance, me semble-t-il, pencherait fortement en faveur de la culture slave.

Malgré les tendances générales de la Suisse allemande au début de la guerre, il est certain pourtant que si les Germains avaient essayé de violer le territoire suisse, ils auraient trouvé à qui parler. Les Suisses sont, tous, Suisses avant tout. Ils auraient défendu leur pays comme les héroïques Belges, c’est-à-dire comme des lions. L’Allemagne se serait mis à dos 350 à 400 000 combattans de plus, bien équipés, bien armés, bons soldats et excellens tireurs. Du reste l’Empereur le savait bien. Ce n’était certainement pas pour contempler les étoiles qu’il avait demandé, en 1912, d’assister en personne aux grandes manœuvres suisses.

Après les épouvantables cruautés commises en Belgique et en France, après le sac et la destruction de Malines et de Louvain, qui eurent comme digne couronnement l’abominable attentat contre la cathédrale de Reims, l’opinion publique et la presse se sont en grande partie retournées en Suisse allemande, et plusieurs éloquentes protestations s’y sont fait entendre. Le professeur Vetter lui-même, jusqu’alors le plus pangermaniste des Suisses, adressa, après les crimes sacrilèges de Louvain, une véhémente lettre ouverte aux « intellectuels » d’Allemagne. Et, en décembre dernier, à Zurich, le grand poète Cari Spitteler, dans un discours admirable et impartial, a dit sans ambages leurs vérités aux Allemands.

Cyniquement, les Germains reprochent aux Belges d’avoir violé les lois de la guerre, parce que des civils et des femmes auraient tiré sur leurs troupes. Quand on a soi-même, volontairement et de sang-froid, violé le droit des gens en déchirant un traité sur lequel figurait la signature d’un roi de Prusse, traité que l’on nomme dédaigneusement un « chiffon de papier, » on est vraiment bien fondé à accuser les victimes de se défendre en enfreignant les lois de la guerre !… Le fait ne semble pas prouvé, au contraire ; mais, le fût-il, les Belges auraient eu raison. Ils avaient, moralement et légalement, le droit de se défendre, depuis le premier jusqu’au dernier, puisqu’ils avaient vainement compté pour les protéger sur leur neutralité reconnue, sur un engagement formel qui avait été violé. S’ils n’avaient pas eu cette garantie, ils auraient possédé une armée, bien organisée, de plusieurs centaines de mille hommes. Loin de là, trop confians dans la signature des Puissances, ils étaient mal préparés. Ils se trouvaient donc en cas de légitime défense et pouvaient, sans aucun scrupule, résister tous ensemble, soldats, civils, femmes même. Quand on se bat en duel, il est des règles établies que l’honneur commande de suivre. Lorsqu’un honnête homme est traîtreusement attaqué par un bandit, c’est le cas de dire « qu’il fait comme il peut, » alors vraiment : Not Kennt Kein Gebot, il n’y a pas de règle qui tienne, tous les moyens de défense sont bons… Quoi qu’il en soit et quoi qu’il advienne, tant que le monde existera, la gloire de l’immortelle et vaillante Belgique, de son roi-héros, et de son grand cardinal, demeurera gravée en traits épiques dans le livre d’or de l’humanité.

Et vous, Français, vous avez osé gagner la bataille de la Marne, faire reculer l’envahisseur !… Quelle impudence !… Aussi, sur le chemin du retour, on pille, on massacre, et, sans aucune nécessité stratégique, on mutile et détruit les maisons, les ambulances, les hôpitaux et les églises.

En Suisse romande, par la façon perfide dont la guerre fut amenée, le sentiment général était a priori favorable à la France. Puis, la violation de la neutralité belge, les cruautés et les méfaits envers Belges et Français, les actes de vandalisme de Malines et de Louvain y provoquèrent une véritable vague d’indignation. Celle-ci fut portée à son comble et se mua en stupeur lorsque nous apprîmes le bombardement systématique et l’incendie de votre célèbre cathédrale de Reims, témoin superbe et vénérable du passé et de tant d’événemens magnifiques de l’Histoire de France. De soi-disant « surcivilisés » du XXe siècle ont en quelques heures stupidement et criminellement anéanti ce que les « barbares » du Moyen Age avaient mis près de deux cents ans à édifier, à sculpter, à embellir sans cesse, avec foi et avec amour.

Cette façon de se venger d’un pays qui se permet de résister à l’envahisseur est presque un symptôme de désarroi et de faiblesse. Quand on a confiance, sinon en sa cause, du moins en sa force, on ne s’abaisse pas à de pareilles vilenies. Les Allemands ont voulu détruire le symbole des plus grands souvenirs de la France. À Reims fut baptisé Clovis. À Reims Jeanne d’Arc fit sacrer Charles VII. La vaillante enfant de Lorraine lui avait donné l’énergie nécessaire et l’espoir invincible. Les voûtes de la cathédrale avaient vu la candide inspirée pieusement agenouillée, après qu’elle eut « bouté dehors » l’envahisseur. Sa mémoire sacrée anime civils et soldats, et l’aide sainte de l’héroïne si chère à tous les cœurs, si représentative de l’âme française, contribuera à sauver la France, et, avec elle, la culture latine et la civilisation.

Une œuvre splendide d’art et de foi telle que la cathédrale de Reims, en dehors de son rôle historique et de sa valeur nationale pour la France, appartient au patrimoine religieux et artistique de l’humanité tout entière. Son anéantissement absurde et prémédité devait infailliblement provoquer l’indignation et la réprobation universelles. Cet acte de furieuse démence se retournera contre les vandales qui l’ont commis. Ainsi que l’a si justement écrit le chroniqueur militaire du Journal de Genève, un crime semblable équivaut à une grande bataille perdue.

Grandiose fut le mouvement unanime qui souleva la France. Quel miracle de l’avoir vue, si profondément divisée avant la semaine tragique se ressaisir subitement et se retrouver unie en un seul faisceau ! Du jour au lendemain, plus de partis, plus de classes, plus de laïques, plus de prêtres, — tous des Français, simplement, et l’antique âme nationale ressuscitée pour faire front à l’ennemi. Et, dans l’absolue conscience de votre droit irréfragable et de votre juste cause, quel enthousiasme intérieur et réfléchi, quel calme, quelle sérénité, à la fois grave et cependant presque joyeuse, quelle patience, quelle volonté inflexible de vaincre et d’aller jusqu’au bout ! Ah ! combien les amis de la France, qui, malgré tout, n’avaient jamais douté d’elle, en ont été fiers et heureux !… Cette guerre sauvage, qu’elle a été obligée de subir est plus qu’une guerre nationale, plus même qu’une lutte de races. C’est une guerre philosophique : d’un côté, le militarisme érigé en dogme, la brutalité, le droit de la Force, le mensonge et l’hypocrisie ; de l’autre, l’amour de la paix, la loyauté, la défense de l’Honneur et du Droit, la raison, la justice et la liberté.

C’est un véritable soulagement pour mon cœur que de pouvoir, dans un organe français, manifester toute ma sympathie et exprimer tous mes vœux pour les Alliés et pour la grande cause qu’ils défendent. Avec fierté, je les exprime bien haut, malgré notre officielle neutralité. Neutralité militaire, neutralité politique, oui, c’est entendu. Mais neutralité individuelle, neutralité morale, jamais ! La France est la seconde patrie de tout être civilisé digne de ce nom. L’esprit, le cœur et la conscience se révoltent devant les crimes impies commis par les néo-barbares, pires que les anciens, car ils n’ont pas les mêmes excuses que leurs ancêtres des grandes invasions du Moyen Age.

Nous avons le droit, nous avons le devoir, dans ces circonstances tragiques et devant les attentats journaliers contre la Justice et contre la Charité, de laisser éclater sans réserve notre légitime indignation. Et nous sommes beaucoup ici qui estimons, — un conseiller national autorisé m’a déclaré être du même avis, — que la Confédération suisse aurait dû aussitôt protester, officiellement et à la face du monde, contre la violation scélérate de la neutralité belge. Moralement, et virtuellement, elle était atteinte aussi bien que la Belgique.

Pour demeurer fidèle à la vérité historique, il convient toutefois d’ajouter que, au début de la dernière session des Chambres fédérales, M. Henry Fazy, député de Genève au Conseil national, dont il présidait la séance d’ouverture en qualité de doyen d’âge, a prononcé des paroles émues à l’adresse de la Belgique martyre, et protesté contre la violation de sa neutralité. Mais c’était au Gouvernement, au Conseil fédéral qu’incombait, aussitôt connue l’invasion parjure du sol belge, l’initiative d’une protestation.

Des hordes innombrables de reitres ont été lancées pour « briser les os » de la France. Elles ont perpétré et accumulé des atrocités et des crimes si odieux que le nom allemand restera maculé d’une flétrissure ineffaçable. L’Allemagne s’est déshonorée. Comme on l’a déjà dit à plusieurs reprises, elle n’a pas voulu tenir compte des grandes forces invisibles, des « impondérables. » Et cependant, ce sont ces forces morales qui aideront le plus à abattre sa puissance el à venger la conscience humaine.

Les temps sont venus : l’heure de Dieu va sonner… Les peuples attendent, aspirant au jour des victoires définitives. Ils savent qu’alors seulement les hommes pourront tranquillement travailler dans la paix, délivrés des angoisses et des tensions dans lesquelles les plongeaient sans cesse, depuis plus de dix ans, les coups brutaux de la n< ; faste politique allemande.

Il est une « justice immanente » pour les nations comme pour les individus. Devant l’Histoire, devant la Conscience universelle, devant Dieu, la France ne peut être anéantie, la France ne peut être diminuée. La France doit vaincre, la France vaincra. Pas de représailles en marge des lois de la guerre !… Les populations allemandes sont elles-mêmes en partie victimes des méthodes et de la « formation » morale, intellectuelle et politique prussiennes. Mais il faut que la puissance et l’orgueil teutons soient brisés, que le Germanisme soit écrasé et mis hors d’état de nuire, que le militarisme prussien, cette hydre moderne qui, par répercussion, ruine et épuise tous les peuples, ne puisse jamais renaître de ses cendres. À ce prix seulement, le monde respirera librement, et une aurore nouvelle, aurore de la « Paix française, » luira pour l’Humanité.

Tout grand progrès est enfanté dans la douleur. L’âme de la France se reforge dans le péril, dans l’abnégation, dans les souffrances, dans les larmes. De cette lutte formidable et sacrée, sans exemple dans le passé, va surgir, triomphante et resplendissante de vertus et de gloire, une France agrandie, renouvelée, purifiée par le dévouement, par les sacrifices, par l’héroïsme, par la mort de ses enfans. Championne indéfectible et victorieuse du Droit et de la Liberté, émancipatrice des races, aimée et honorée de tous, la France éternelle reprendra dans le monde son rang privilégié d’autrefois, et la Pensée française, libre dans son essor, demeurera plus que jamais le flambeau de la civilisation.


HENRI POGGI.