L’Origine des cultes primitifs

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L’Origine des cultes primitifs
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 658-674).
L'ORIGINE
DES CULTES PRIMITIFS

I. Tree and Serpent Worship, par James Fergusson, Londres 1868. — II. The Origin of Animal Worship, dans le troisième volume des Essays scientific, political, and speculative, par Herbert Spencer. Londres 1874.

L’homme, a-t-on dit, est un animal religieux. — Ce privilège, les transformistes le lui contestent aujourd’hui ; d’autres, qui sont disposés à le lui reconnaître, douteraient volontiers qu’il fût pour lui un titre d’honneur. L’histoire des religions, semble-t-il, n’est guère que celle des superstitions du genre humain. Que sont les premiers dieux ? Des animaux, des arbres, des fontaines, des pierres, les astres. Et pour toutes ces divinités impuissantes ou ridicules l’humanité se prend de terreurs indicibles ; elle se déchire elle-même, elle couvre la terre de massacres et de sang ! En vérité, a-t-elle donc le droit d’être si fière de cet attribut de religiosité qui la met au-dessus des espèces animales les plus voisines ? N’est-on pas tenté de croire, avec Buckle, que la religion a fait, somme toute, plus de mal que de bien, et, avec Comte, qu’il est temps de dépouiller ce besoin de surnaturel, enfantine et funeste illusion de l’ignorance, et d’entrer enfin et à toujours dans l’âge viril de la science positive ?

De telles réflexions assaillent parfois celui qui se donne, par l’étude de récens travaux, l’étrange et affligeant spectacle des cultes primitifs. Nous voudrions chercher ici ce qu’elles peuvent avoir de fondé. Est-il donc vrai que l’homme ait jamais choisi ses dieux au-dessous de lui ? Faut-il prendre à la lettre l’adoration des animaux, des plantes, des pierres, et, en général des fétiches ? N’y a-t-il pas, derrière ces monstrueuses apparences, quelque signification raisonnable qui, même à l’origine, atteste l’essentielle dignité de l’intelligence humaine, trahisse les premiers efforts d’une réflexion judicieuse et contienne la promesse des progrès ultérieurs ? Nous avons exposé dans une précédente étude[1] les motifs qui portent à croire que le niveau moral et religieux de l’humanité primitive fut beaucoup plus élevé que celui des sauvages les plus dégradés ; c’est une démonstration nouvelle de cette hypothèse que nous nous proposons de tenter.


I

Il n’est guère douteux que le culte des animaux n’ait été à peu près universel. Déjà au siècle dernier, De Brosses, dans un excellent mémoire sur le culte des dieux fétiches, signalait d’incontestables rapports entre la religion des Egyptiens et celle des peuplades sauvages. Les animaux qui sont l’objet de l’adoration populaire sont différens selon les pays. Certaines tribus de l’Afrique gardent au fond d’un sanctuaire un tigre orné de fétiches ; on lui offre des moutons, des volailles, du maïs, on exécute des danses en son honneur. Ailleurs c’est le crocodile qui est l’animal sacré ; agiter une lance au-dessus des eaux qu’il habite est un crime capital. L’ours est une divinité dans le nord, le jaguar au Brésil, le crapaud dans l’Amérique du Sud. Les Maoris vénèrent l’araignée ; ils voient dans les fils de la Vierge le chemin que suivent les âmes des fidèles pour aller au ciel ; aussi se font-ils scrupule de les rompre. A tous les échelons du règne animal, l’ingénieuse superstition a su trouver des dieux.

Mais aucun culte n’a été plus répandu que celui du serpent. L’universalité de cette religion a de quoi surprendre ; un écrivain anglais, M. J. Fergusson, qui s’en est fait l’historien, la rencontre sous toutes les latitudes du globe. Certains témoignages d’Hérodote et de Plutarque permettent de penser qu’elle existait en Égypte ; selon M. Fergusson, elle fut, chez les Juifs, antérieure au culte spiritualiste et monothéiste de Jehovah. Moïse fit d’énergiques efforts pour l’extirper ; de là la malédiction prononcée contre le serpent dans la Genèse. Il ne réussit qu’imparfaitement ; comme toutes les religions vaincues, celle du serpent subsista, latente et méprisée, dans les couches inférieures du peuple juif. De loin en loin elle reparut au grand jour, brava le mosaïsme et dressa autel contre autel. C’est ainsi que tout Israël se prosterne devant le serpent d’airain, qui pendant cinq cents ans fut publiquement encensé et adoré. Cette superstition tenace fait encore gémir Salomon, et ce n’est qu’au temps d’Ezéchias que le culte du serpent est définitivement aboli. D’après Sanchoniaton, cité par Eusèbe, on l’adorait en Phénicie : il était probablement la troisième personne de la trinité babylonienne ; les anciens Perses lui attribuaient également un caractère religieux. Même après l’avènement du christianisme, on retrouve ce culte en Orient : au témoignage de Tertullien, la secte célèbre des ophites, probablement originaire de la Perse, mettait le serpent au-dessus du Christ lui-même.

M. Fergusson, à qui nous laissons, bien entendu, toute la responsabilité de ses conjectures, croit retrouver dans l’histoire des religions de la Grèce antique les mêmes phases que chez le peuple juif. A une époque fort reculée, les Pélasges auraient eu pour divinités principales les animaux, surtout les serpens. Les Hellènes, vainqueurs des Pélasges, auraient engagé contre ce culte odieux une lutte dont Hercule est le héros. A peine est-il né qu’il trouve deux serpens dans son berceau et les étouffe ; plus tard, il tranche d’un seul coup les têtes toujours renaissantes de l’hydre, symbole de l’indestructible vitalité des superstitions populaires. De même Cadmus tue le dragon, et Apollon perce Python de ses flèches. Cependant le vieux culte n’est pas mort ; il est seulement devenu inoffensif pour la religion nationale de la race victorieuse : le serpent pélasgique est tombé, pourrait-on dire, au rang de dieu-patois. Dans cette position modeste, on le tolère, on le relève même en partie de sa défaite ; on lui rend quelques honneurs. Il a cessé d’être terrible, il a pris le rôle discret de divinité domestique, de génie tutélaire, ἀγαθοδαίμων (agathodaimôn). Il est plein de sagesse, il connaît les remèdes qui sauvent ; il est le gardien des temples et rend des oracles ; sa fuite de l’Érechtèum annonce aux Athéniens l’arrivée des Perses. Cher à Esculape, il l’est aussi à Pallas, dont il sert les vengeances, témoin Laocoon. C’est un heureux présage quand il se glisse au milieu d’un sacrifice, s’enroule autour de l’autel, goûte aux libations sacrées et se retire, furtif et mystérieux comme un fantôme.

Nombre de personnages illustres se vantaient d’avoir eu pour père un serpent. On le croyait d’Alexandre, et Philippe affectait de s’en montrer fort honoré. Amphytrion n’a pas le mauvais goût de se plaindre de Jupiter. Auguste eut l’adresse de faire courir le même bruit sur son compte. Scipion l’Africain passait pour avoir été nourri par un serpent. Le culte du serpent vint peut-être à Rome de l’Étrurie ; en tout cas, il fut solennellement importé de la Grèce par ordre du sénat. Pendant une peste qui désolait l’Italie, une ambassade alla chercher à Épidaure le dieu Esculape, qui, métamorphosé en serpent, consentit à s’embarquer sur la flotte romaine, et, par sa présence, fit cesser le fléau. Bien après l’établissement du christianisme, ce culte se maintient encore dans la Grèce et l’empire romain : Elien rapporte que de son temps on attribuait au serpent le pouvoir délicat d’indiquer la chasteté des filles.

Il serait trop long de suivre M. Fergusson chez les différens peuples où il signale les traces de cette singulière religion. Il la trouve chez les anciens Prussiens et les anciens Polonais, en Sarmatie, en Scandinavie, où jusqu’au VIe siècle de l’ère chrétienne les serpens passent pour des dieux familiers. Selon Castren, les Lapons croient que ces animaux vivent comme nous en société, qu’ils ont des chefs qui se réunissent annuellement et qui étendent leur juridiction même sur les hommes auxquels il est arrivé d’offenser ou de tuer quelqu’un de leurs sujets. Le même culte semble avoir existé autrefois en Gaule et dans la Grande-Bretagne ; il existe encore chez certaines peuplades américaines et dans un grand nombre de tribus de l’Afrique. M. Fergusson pense qu’il précéda dans l’Inde le brahmanisme, reparut avec le bouddhisme, et qu’il est aujourd’hui vivant, mais effacé au fond des croyances religieuses de la grande péninsule.

L’adoration du serpent se présente presque partout étroitement unie à celle des arbres. M. Fergusson, qui signale le fait, ne se charge pas de l’expliquer ; mais il est assez général pour permettre de conclure que les deux cultes n’en firent primitivement qu’un seul. Le culte des arbres paraît même avoir été plus répandu que celui du serpent, ou du moins avoir plus longtemps duré. L’Orient eut ses arbres sacrés. Moïse et les prophètes s’élèvent souvent contre cette superstition, fort répandue chez les Juifs. « Vous ne planterez point, dit Moïse, de grands bois ni aucun arbre près de l’autel du Seigneur votre Dieu. » Et Osée, parlant des Juifs infidèles, s’exprime ainsi : « Ils sacrifiaient sur le sommet des montagnes et des collines, ils brûlaient de l’encens sous les chênes, sous les peupliers et sous les térébinthes. » Nous savons par Eusèbe qu’on adorait encore au temps de Constantin le térébinthe sous lequel Abraham, selon la tradition, s’était entretenu avec les anges.

Les Indiens paraissent avoir voué un culte au palmier, au lotus et au sandal. Quand le roi Açoka voulut introduire le bouddhisme à Ceylan, il y transporta en grande pompe une branche du , cet arbre mystérieux à l’ombre duquel avait médité Çakya-Mouni. L’antiquité classique tout entière attribue à certains arbres un caractère religieux. Il est superflu de rappeler les chênes prophétiques de Dodone, les trirèmes d’Énée, métamorphosées en déesses marines, le figuier Ruminai. Un poirier du Péloponèse avait servi d’abri aux Dioscures ; l’olivier était dédié à Minerve, le laurier à Apollon, le myrte à Vénus, le lierre à Bacchus, le peuplier à Hercule, le chêne à Jupiter. « Les arbres, dit Pline, furent les premiers temples et nous voyons aujourd’hui les campagnes, fidèles encore à la simplicité de l’ancien culte, consacrer leur plus bel arbre à la divinité. » Au pied de ces arbres, on établissait des autels ; on leur offrait du vin, des fruits et du miel en invoquant leurs rameaux. Souvent on les chargeait de bandelettes, et un ingénieux archéologue, M. Charles Toubin, pense que là pourrait bien être l’origine de nos arbres de la liberté.

Les mêmes croyances et les mêmes pratiques se retrouvent chez les anciens Celtes, qui semblent avoir vénéré principalement les pommiers et les chênes. Elles résistèrent longtemps à l’action du christianisme. Le concile d’Arles en 452, plus tard un concile d’Auxerre, Grégoire le Grand au VIe siècle, au VIIe saint Éloi de Noyon, recommandent de détruire les arbres que l’on nomme sacrés, de poursuivre et de chasser leurs adorateurs. A plusieurs reprises, les capitulaires de Charlemagne font mention de ce culte et édictent des peines contre ceux qui s’y livrent.

Des arbres aux fleuves, aux lacs et aux fontaines, la transition est assez naturelle : on n’est donc pas surpris de les voir figurer parmi les divinités de la religion primitive. Les sauvages de l’Amérique du Nord jettent ce qu’ils ont de plus précieux, tabac, couteaux, pièces d’étoffe, dans les rivières et les lacs pour se rendre favorable l’esprit qui les habite. Au temps de César, les Tectosages de Toulouse adoraient un lac et lui témoignaient leur dévotion en lui offrant des bracelets, des colliers, des monnaies d’or : depuis des siècles, un trésor immense s’accumulait au fond. Certaines de nos campagnes conservent encore aujourd’hui les traces de cette vieille superstition[2].

Les montagnes, les rochers, les pierres, semblent avoir été partout des objets sacrés. On sait les imprécations de l’Écriture contre les infidèles qui sacrifiaient sur les hauts lieux. Les témoignages des voyageurs sur l’adoration des pierres par les sauvages sont innombrables ; souvent on les emmaillotte de bandes d’étoffe ou on les enduit de couleur rouge. Une pierre noire était la divinité des Arabes avant Mahomet. L’Hermès des Grecs était primitivement une simple pierre levée ; « la Vénus de Paphos, dit De Brosses, était une borne ou une pyramide blanche ; la Junon d’Argos, l’Apollon de Delphes, le Bacchus de Thèbes, des espèces de cippes… La Matuta des Phrygiens, cette grande déesse apportée à Rome avec tant de respect et de cérémonie, était une pierre noire à angles irréguliers. On la disait tombée du ciel à Pessinunte. » — Les anciens Celtes faisaient probablement des offrandes à certaines pierres, car au XIIe siècle, en Gaule et dans la Grande-Bretagne, les conciles poursuivent encore de leurs anathèmes cette indestructible idolâtrie.

On a souvent pensé que le culte des astres et du feu présente un caractère plus élevé, plus spiritualiste que celui des animaux, des arbres et des pierres, et qu’en conséquence il est postérieur. Telle est l’opinion d’Auguste Comte, qui voit dans le sabéisme la transition constante et nécessaire du fétichisme au polythéisme. Rien n’est moins prouvé. Nous voyons le soleil, la lune, les étoiles, adorés par quelques-unes des tribus les plus grossières, en même temps que d’autres fétiches. D’autre part, Dupuy se trompe également en avançant sans preuves que le culte des corps célestes est la religion primitive, et que toutes les autres en sont dérivées. La vérité, semble-t-il, c’est que le sabéisme est contemporain des autres formes du fétichisme et n’indique pas par lui-même un degré supérieur de civilisation.

Que la superstition des premiers hommes ait égaré leurs hommages sur tous les objets de la nature, on le comprend encore : différentes explications, plus ou moins plausibles, peuvent en être données. Il est plus difficile d’admettre que des objets purement artificiels, des choses de fabrique humaine, soient devenus des dieux. D’après Hérodote, les Scythes adoraient un sabre de fer : en son honneur, ils sacrifiaient annuellement des bestiaux et des chevaux ; ri recevait à lui seul plus d’offrandes que toutes les autres divinités. Les Vitiens ont un respect superstitieux pour certains bâtons. Ici c’est une barre de fer qui reçoit les honneurs divins, là ce sont deux plats d’argent ; ailleurs c’est un anneau destiné à être passé dans les cartilages du nez ; ailleurs encore, c’est une crécelle. Le père Loyer a vu adorer le roi de cœur d’un jeu de cartes.

Que penser de tous ces cultes ? Faut-il prendre à la lettre les témoignages qui en établissent l’existence à peu près universelle à l’origine ? La raison humaine, le sentiment religieux, sont-ils vraiment partis de si bas ? Comment le progrès sera-t-il possible, si les croyances primitives ne contiennent pas le germe, aussi obscur que l’on voudra, des développemens ultérieurs ? De rien ne se fait pas quelque chose, et les formes épurées de religion auxquelles, dans le cours des siècles, s’élève de lui-même le genre humain, nous devons pouvoir les découvrir, vaguement dessinées déjà, dans la masse grossière des plus anciennes superstitions.


II

Jusqu’ici nous nous sommes bornés scrupuleusement à exposer les faits : tâchons maintenant de les expliquer. Il faut distinguer tout d’abord entre le fétichisme proprement dit et le culte des animaux, des plantes et des astres. L’usage a réservé le nom de fétiches à ces objets inanimés que les sauvages portent ordinairement sur eux et auxquels ils attribuent un pouvoir surnaturel ; mais le fétiche est-il véritablement un dieu et adoré comme tel ? En aucune façon. Le sauvage croit seulement que, par l’intermédiaire du fétiche, il peut contraindre son dieu à l’exaucer ; le fétiche est, pour ainsi parler, un otage de la divinité qu’il tient entre ses mains ; c’est, pourrait-on dire encore, comme un billet à ordre que le dieu s’est engagé d’honneur à ne pas laisser protester. Aussi, quand l’événement tourne contre son attente, le sauvage insulte et maltraite son fétiche ; il le rejette comme chose vile et s’en choisit un autre. Ces dispositions se retrouvent, même chez des nations relativement civilisées, à l’égard des idoles, qui ne sont au fond que des fétiches. « En Chine, parmi le peuple, dit M. Lubbock, si, après de longues prières adressées à leurs idoles, ils n’obtiennent pas ce qu’ils désirent, comme cela arrive souvent, ils les mettent à la porte comme des dieux impuissans ; d’autres, les traitant plus mal encore, les injurient et quelquefois les battent. « Eh bien ! chien d’esprit, lui disent-ils, nous t’avons logé dans un temple magnifique, nous t’avons couvert de dorures, nous t’avons bien nourri et abreuvé d’encens, et, après tous ces soins, tu es assez ingrat pour nous refuser ce que nous te demandons. » Puis ils attachent des cordes à l’idole, la précipitent à bas de son piédestal, la traînent dans les rues, au milieu de la boue et des ordures, pour la punir des dépenses inutiles qu’ils ont faites pour elle. Si, pendant ce temps, il arrive que leurs vœux sont remplis, ils la reconduisent au temple avec le plus grand cérémonial, la lavent, la replacent dans sa niche, s’agenouillent devant elle et lui font mille excuses de leur conduite. « Il est vrai, disent-ils, que nous avons été un peu trop vifs ; mais toi, de ton côté, tu as été un peu trop lente à nous accorder ce que nous désirions. Pourquoi t’être attiré ces mauvais traitemens ? Mais ce qui est fait est fait, n’y pensons, donc plus. Si tu veux oublier le passé, nous allons te dorer à nouveau. »

Les circonstances dans lesquelles se fait le choix du fétiche prouvent bien qu’il n’a véritablement pas lui-même aucun caractère sacré. Un nègre intelligent dit un jour à Bosman : « Si l’un de nous est résolu à entreprendre quelque chose d’important, la première chose qu’il fasse est de chercher un dieu qui l’aide dans son entreprise. Dans ce dessein, il sort et prend pour dieu la première créature qui se présente à lui, un chien, un chat, peut-être même un objet inanimé qui se trouve sur son chemin, une pierre, un morceau de bois, ou quoi que ce soit, cela importe peu. Il offre immédiatement une offrande à ce nouveau dieu, lui explique son entreprise et lui fait un vœu solennel que, s’il le fait réussir, il le considérera et l’adorera désormais comme son dieu. Si son entreprise réussit, il a découvert un nouveau dieu fort utile à qui il fait chaque jour de nouvelles offrandes ; si le contraire arrive, il rejette le nouveau dieu comme un instrument inutile, qui redevient simple pierre comme devant. Nous faisons et défaisons donc journellement nos dieux et sommes par conséquent les inventeurs et les maîtres de ce que nous adorons[3]. »

Il est clair d’après tout cela que le fétiche n’est pas un dieu, et, qu’une vague notion du caractère immatériel de la divinité se cache sous ces grossières croyances. Le sauvage a l’instinct qu’un pouvoir mystérieux l’entoure, l’enveloppe, le domine : il le sent dans son cœur, il l’entrevoit dans sa raison obscure ; nulle part ses yeux ne le découvrent. Inquiet, il voudrait s’y soustraire ou se le concilier ; il s’ingénie à l’enfermer dans un lieu, à le matérialiser, pour le ramener à une mesure humaine et le tenir sous sa main. Ses laborieux et vains efforts, ses colères contre l’idole menteuse attestent l’action latente de la grande idée qui vit au plus secret de son être, et qu’il manifeste en la défigurant.

Quant au culte des animaux, des plantes, des fleurs, des fontaines, des astres, on en a donné diverses explications. Celle qui a cours d’ordinaire, c’est que l’homme confondit à l’origine la pensée, la vie, le mouvement et, par une sorte d’illusion naturelle, projeta au dehors de lui-même sa propre personnalité. Il se répandit dans la nature vivante et crut y trouver une âme semblable à la sienne. Cette âme universelle, qui rugit dans le tigre, rampe dans le serpent, fleurit dans la plante, coule dans les rivières, resplendit dans le soleil, scintille dans les étoiles, sollicite également, sous l’infinie variété de ses formes mobiles, l’adoration de la primitive humanité.

Prêter à celle-ci une pareille conception, c’est, croyons-nous, la faire à la fois trop enfant et trop philosophe. L’idée d’une âme du monde, d’une vie de l’univers, est le résultat de savantes et tardives réflexions ; elle peut s’épanouir à l’aise dans la vaste et subtile intelligence d’un Platon, d’un Plotin : elle n’a pas sa place dans l’étroit et rude cerveau de l’homme des premiers âges. Se figurer d’autre part que l’humanité primitive anime toutes choses des rayons encore incertains de la personnalité qu’elle sent poindre en elle-même, c’est méconnaître les conditions de son existence.

On a étrangement abusé du parallèle, vrai par certains côtés, entre l’homme primitif et l’enfant. Jeté nu sur la terre, sans famille pour le recevoir, sans mère pour l’allaiter, l’enfant infailliblement périrait. Quel qu’ait été l’homme primitif, il différait certes de l’enfant puisqu’il a survécu. Il eut à lutter contre des obstacles inouïs : de gigantesques animaux lui disputaient l’empire ; il dut fabriquer des armes, tailler des silex, user de force et de ruse, observer, calculer, prévoir, et cela dès les premiers jours de son apparition sur la terre. On ne saurait comprendre qu’il eût été capable de tels efforts sans une conscience déjà très claire et très énergique de sa personnalité. Or la personnalité n’existe qu’à la condition de s’opposer à ce qui n’est pas elle ; se connaître comme une personne, c’est affirmer qu’on est autre que les objets et les êtres extérieurs ; c’est les poser en face de soi, les déclarer étrangers à soi. Si pour nous les autres hommes sont des personnes, c’est que, par induction, nous découvrons en eux les marques d’une activité intelligente et libre, sœur de la nôtre, et cette parenté, c’est le langage qui la révèle. Quant aux êtres qui n’emploient ni n’entendent aucun langage humain, nous n’hésitons pas plus à leur refuser le caractère de la personnalité qu’à nous l’attribuer à nous-mêmes : les deux jugemens sont corrélatifs l’un de l’autre. Si donc l’homme primitif eut nécessairement conscience de sa personnalité, il connut du même coup, et d’une évidence également nécessaire, l’impersonnalité non-seulement des objets inanimés, mais des plantes et des animaux. Il comprit immédiatement son incomparable dignité, et, loin de se confondre avec les choses, il en commença la conquête, les plia l’une après l’autre à son usage, et lentement imprima sur la face de la nature le sceau de sa souveraine domination.

Il nous semble donc contradictoire avec les conditions d’existence des premiers hommes que le culte des animaux, des plantes, des fleurs, des astres, ait été vraiment primitif. L’homme dut, à l’origine, rapporter tout à lui ; il avait trop à faire, il avait trop rude guerre à mener contre les êtres hostiles qui de toutes parts l’assiégeaient, pour s’alanguir dans la mysticité du panthéisme et curieusement écouter autour de lui les palpitations de l’âme universelle. Il estima les êtres et les choses à raison du mal ou du bien qu’ils lui faisaient. La férocité du tigre, son agilité prodigieuse à fondre sur sa victime, sa force, supérieure à celle de l’éléphant, le désignaient entre tous aux honneurs divins. On comprend aussi que le serpent se soit fait une large place dans le culte épouvanté des premiers hommes. Il se meut rapidement sans organes moteurs apparens, on dirait parfois qu’un ressort invisible le projette en avant comme une flèche, il enlace sa proie, l’étouffé, l’écrase en un clin d’œil, sa dent, quand elle est venimeuse, perce à peine la peau et donne une mort infaillible, il renouvelle au printemps son enveloppe et semble jouir du privilège du rajeunissement et de l’immortalité ; il est mystérieux, furtif, inévitable : en voilà plus qu’il n’en faut pour faire un très grand dieu. La même explication peut être donnée pour l’adoration des arbres. Une vague terreur se mêle à la demi-obscurité des forêts. « Si vous vous promenez, dit Sénèque, dans un bois planté de vieux arbres de grosseurs extraordinaires, dont les branches entrelacées interceptent la lumière du ciel, la grande élévation, le calme, l’ombre profonde, tout imprime à votre esprit la conviction qu’un dieu est présent. » Mais disons-le à la louange du genre humain : la reconnaissance fit peut-être encore plus de dieux que la crainte. C’est la gratitude pour les services rendus qui sans doute consacra ici le cheval, ailleurs le bœuf et l’ichneumon, ailleurs encore l’olivier, le hêtre, le chêne. La fène, plutôt que le gland traditionnel, pourrait bien avoir servi de nourriture aux premiers hommes, et quant au chêne, il dut, selon quelques-uns, ses honneurs moins à sa beauté qu’à l’abondance de son fruit, véritable providence pour les porcs, qui sont le plus riche et le plus précieux bétail des époques primitives[4].

Cependant les sentimens de reconnaissance et de crainte n’expliquent pas suffisamment l’origine des religions inférieures. Bien des animaux ont été l’objet d’un culte, qui semblent n’avoir jamais été ni fort utiles ni fort nuisibles : la tortue par exemple, si vénérée chez certaines peuplades de l’Amérique du Nord. D’autre part on a quelque peine, dans cette théorie, à rendre compte de ces créations fantastiques devant lesquelles trembla si longtemps et tremble encore sur plusieurs points du globe l’homme qui n’a pas dépassé un certain degré de culture intellectuelle : serpens et taureaux ailés, animaux à tête humaine, dieux à têtes d’animaux sur un corps humain. Sans doute, l’imagination fut pour beaucoup dans la production de ces monstres sacrés ; mais il reste à expliquer pourquoi elle s’est avisée de les produire. L’imagination ne travaille pas en l’air ; il lui faut un prétexte, un point de départ, des données positives, idées ou faits. Ce sont précisément ces idées qu’il s’agit ici de déterminer.

Quinet suppose que le souvenir, vaguement conservé à travers les âges, des animaux antérieurs au dilivium a bien pu servir de base à ce travail de l’imagination. « Les faunes éteintes des grands mammifères perdus sifflent, hurlent, beuglent, rugissent, au fond des traditions grecques, dont ils forment la plus ancienne couche… L’homme a vécu avec quelques-uns des colosses organisés des premiers temps, et, d’âge en âge, il en a gardé un souvenir d’effroi, que l’éloignement a augmenté. Comme la terreur s’est ajoutée à la distance pour tout grossir et défigurer, ne vous étonnez pas si les monstres gigantesques de l’époque tertiaire sont devenus, de tradition en tradition, plus monstrueux que dans la réalité. Celui qui aura rencontré le premier ancêtre du chien, l’amphycion, a cru lui voir trois têtes. Il en a fait Cerbère, le chien de l’enfer, à la voix d’airain. Il aura donné des ailes aux hipparions et des pieds de serpent aux énormes ruminans et pachydermes cachés dans les hautes herbes primitives… On pourrait reconnaître les singes (mésopithèques) du Pentélique dans les satyres, les rhinocéros dans les licornes, l’antilope dans la chèvre Amalthée, les sérénoïdes dans les sirènes, le felis spelœus dans le lion de Némée, le mastodonte dans le minotaure, et toute la faune miocène dans les Gorgones, les Cyclopes, les Lestrigons, Borée, aux pieds de reptile, qui erre aux derniers confins du monde grec. »

Le savant auteur de l’Histoire primitive du genre humain, M. Tylor, propose la même explication et croit retrouver dans le mythe indien de la tortue sacrée qui porte la terre, la trace de l’impression profonde que dut faire sur l’esprit des premiers hommes la vue de la tortue gigantesque de l’Himalaya, colossochelys atlas, aujourd’hui fossile. Il se pourrait que cette ingénieuse hypothèse contint une part de vérité ; mais c’est à la condition que l’homme eût été contemporain de l’époque tertiaire, ce qui n’est pas encore complètement prouvé. En tout cas, l’explication ne vaudrait que pour quelques cas particuliers, et elle ne rendrait nullement compte de l’adoration des plantes et des astres. Nous préférons de beaucoup une théorie originale de M. Spencer, qui ramène tous ces cultes inférieurs à une forme plus élevée, plus spiritualiste, plus véritablement humaine de la religion, le culte des ancêtres.

Les beaux travaux de MM. Mac-Lennan, Tylor, Lubbock ont jeté quelque lumière sur cette période de l’évolution religieuse de l’humanité qu’on appelle le totémisme. Le totem, d’origine américaine, désigne l’objet, ordinairement un animal, qui sert de divinité protectrice à toute une tribu. Le totémisme diffère du fétichisme proprement dit, en ce que ce dernier déifie une chose particulière, individuelle, tandis que le totémisme attribue un caractère sacré à tous les individus d’une même espèce. Ainsi le nègre, qui prend un épi de maïs comme fétiche, estime beaucoup cet épi en particulier ; mais le maïs, comme espèce, lui importe peu. Le Peau-Rouge, au contraire, qui prend pour totem l’ours ou le loup, se sent en communication intime, sinon mystérieuse, avec l’espèce entière. Tous les loups ou tous les ours lui deviennent inviolables ; il s’abstient de les poursuivre, de les maltraiter, de les tuer. De plus, le totem donne son nom à toute la tribu. On ne peut méconnaître dans le totémisme un degré supérieur de généralisation, et par là une forme plus élevée du développement intellectuel. Quelle est, selon M. Spencer, l’origine du totémisme ? Primitivement les hommes furent désignés par les noms de certains animaux ou de certains objets auxquels leurs qualités physiques ou morales les faisaient ressembler. La même tendance aux sobriquets expressifs se retrouve chez les enfans et les gens du peuple : preuve qu’elle dut exister chez l’humanité naissante. L’homme rude, et grossier, on l’appellera l’ours, tel rusé compère devient le vieux renard, tel autre, prudent, cauteleux, taciturne, sera le serpent. Les sobriquets peuvent être tirés des arbres et des plantes : celui-ci, dont les cheveux sont rouges, ses camarades ne lui donnent bientôt plus d’autre nom que la carotte, celui-là, d’une force à défier tous les assauts, n’est rien moins qu’un chêne. Il est clair que la plupart de ces surnoms, répondant à des qualités toutes personnelles, durent changer d’une génération à l’autre ; il put arriver néanmoins que les enfans d’un chef redoutable et puissant aient trouvé honneur ou profit à s’appeler comme lui. Son féroce courage l’avait fait surnommer le loup, ses fils et ses petits-fils héritent de ce nom glorieux et du prestige qui s’y rattache ; plus tard la famille devient tribu : c’est la tribu des loups. Il n’est pas même nécessaire pour se transmettre que le sobriquet soit honorifique : il peut être méprisant, et par l’usage passer de génération en génération aux descendans les plus éloignés de celui qui l’a seul mérité. Ainsi s’expliquent les désignations souvent bizarres que se donnent à elles-mêmes certaines tribus sauvages. On trouve par exemple dans les régions de l’Amazone les tribus des Tortues, des Diables, des Canards, des Étoiles.

Une des croyances les plus essentielles à l’humanité, c’est que quelque chose de l’homme survit à son corps, et qu’on peut, par prières, offrandes, sacrifices, se concilier cet esprit devenu plus puissant dans ses nouvelles conditions d’existence. D’un autre côté, le langage primitif est tout concret, il ne contient guère que des mots qui désignent des êtres individuels et actuellement sensibles. On n’a pas encore appris à détacher le nom de la chose nommée, à le considérer à part : pour l’intelligence grossière du sauvage, ils s’impliquent l’un l’autre indissolublement. A mesure donc que se perd le souvenir de l’ancêtre qui a donné son nom à la famille, puis à la peuplade, se manifeste une tendance croissante à reporter vers l’animal qui suggéra le sobriquet originel, le culte dont l’âme du chef fut primitivement l’unique objet. Le loup, guerrier puissant, vient de mourir, ses enfans, qui l’ont connu, invoquent et adorent son esprit, ils savent bien à qui s’adressent leurs hommages ; ses petits-enfans le savent encore, mais dès la troisième ou quatrième génération la mémoire du héros est abolie, le nom seul a survécu. L’habitude d’adorer le loup persiste : quel loup sinon l’animal fauve, hurlant, rapide, que chacun désigne par ce nom, le loup que les yeux voient, que les oreilles entendent, dont troupeaux et pasteurs ont souvent senti les morsures ? Voilà comment peu à peu le loup s’est substitué au grand chef oublié ; c’est lui qui est l’ancêtre de la tribu, c’est lui qu’on vénère comme tel, sa vie est sacrée ; s’il est tué par hasard, on lui en demande pardon, on fait pour l’apaiser des prières et des offrandes, on lui immole son meurtrier. Le loup est le totem, le dieu de la tribu.

Par là s’expliquent à la fois et la diversité presque infinie des dieux chez une même race, et l’universalité de certains cultes chez les races les plus différentes. On sait que dans l’ancienne Égypte le même animal, dont la vie était ici regardée comme inviolable, ailleurs était mis à mort sans le moindre scrupule : n’est-ce pas qu’antérieurement aux âges historiques chacune des tribus dont se forma le peuple égyptien avait son totem particulier qui devint plus tard une divinité locale ? Et, si l’adoration du serpent se retrouve sous presque toutes les latitudes, n’est-ce pas que, sans parler de la crainte qui fut pour beaucoup dans la naissance et le développement d’un pareil culte, la rapidité silencieuse avec laquelle cet animal fond sur sa victime sans défense fut une des qualités les plus appréciées des guerriers primitifs qui tinrent à honneur de lui devoir leur surnom ?

La même théorie vaut pour tous les totems en général, qu’il s’agisse d’animaux ou de plantes ou même d’objets inanimés. Le culte des astres, selon M. Spencer, n’a pas d’autre origine. De tout temps, les poètes ont prodigué à leurs maîtresses les noms de soleil et d’aurore. Shakspeare dit en parlant de Henri VIII et de François Ier : « Ces deux soleils de gloire, ces deux lumières des hommes, » et dans Peines d’amour perdues il appelle une princesse « une lune gracieuse. » Toutes ces associations d’idées furent primitivement beaucoup plus spontanées, énergiques, et par la pauvreté du langage le sens métaphorique s’effaça promptement. Qu’on se figure, au milieu des angoisses de la tribu en guerre avec ses voisins, le retour du chef vainqueur ; pour toutes ces âmes courbées sous l’épouvante, sa face radieuse n’est-elle pas vraiment le soleil qui dissipe les nuages ? Lui-même, il est le soleil, il n’a plus d’autre nom ; ses descendans seront les fils du soleil, et, croyant honorer leur aïeul, inonderont de sang humain les autels de l’astre du jour dans le grand temple de Mexico. Ces vues de M. Spencer semblent confirmées par certains témoignages des voyageurs. Ainsi, selon Spix et Martius, les Abipones pensent descendre des Pléiades, et quand, à certaines époques de l’année, cette constellation disparaît du ciel de l’Amérique du Sud, ils croient que leur grand-père est malade et ils craignent qu’il ne meure ; mais, aussitôt que ces sept étoiles reparaissent au mois de mai, ils reçoivent leur grand-père comme s’il sortait de convalescence, avec des cris de joie et au son des trompettes, pour le féliciter de son rétablissement. De même, au témoignage de Marsden, cité par M. Lubbock, les indigènes de Sumatra semblent croire qu’ils descendent des tigres et les appellent respectueusement : les ancêtres.

La théorie de M. Spencer a l’avantage de rendre parfaitement compte du culte rendu partout, pendant les époques de civilisation primitive, à ces monstres complexes, où les formes animales les plus diverses se combinent, soit entre elles, soit avec la forme humaine. Qu’un chef appelé le Loup ait enlevé à une tribu voisine une femme connue sous le nom d’un autre animal, que la tradition conserve le souvenir de la double origine de la famille, les enfans seront issus du loup et d’un autre animal ; puis l’imperfection déjà signalée du langage accréditera peu à peu la croyance à un ancêtre en qui les deux natures animales se sont trouvées unies. Si la tribu grandit et devient une nation, les représentations d’un tel monstre seront l’objet d’un culte. La femme peut avoir appartenu à une tribu qui n’avait pas de totem ; dans ce cas, le dieu-ancêtre sera figuré par les formes combinées de la femme et du loup. De là, chez les Egyptiens, le dieu à tête d’épervier et la déesse Patch, avec son corps de femme et sa tête de lion ; de là les divinités babyloniennes, l’une représentée par un homme ayant la queue d’un aigle, l’autre par un buste humain surmontant un corps de poisson. Ainsi s’expliquent encore les taureaux ailés à tête humaine des bas-reliefs de Ninive, les centaures, les satyres de la mythologie grecque.

Telle est dans ses traits essentiels l’ingénieuse théorie de M. Spencer. Nous ne voudrions pas en prendre l’entière responsabilité ; mais elle est digne de toute attention. En dernière analyse, c’est dans la croyance à l’immortalité qu’elle place l’origine des cultes primitifs. Elle dérive d’une source élevée des superstitions dont l’absurdité paraît d’abord aussi invraisemblable qu’inexplicable, sans avoir besoin pour cela de faire des premiers hommes des métaphysiciens ; mais, à son tour, cette croyance à l’âme immortelle, quelques formes grossières qu’elle revête au début, ne suppose-t-elle pas déjà, à un certain degré de pureté et d’énergie, le sentiment religieux ? Qu’est-ce au fond que cette aspiration, vieille comme l’humanité même, vers un avenir meilleur, sinon l’instinct obscur d’un bonheur, d’une perfection qui ne sont pas de ce monde, d’un idéal enfin, dont l’attraction divine sollicite l’âme humaine par le tourment du mieux et la soulève au-dessus d’elle-même ? Et si tout effet positif implique une cause positive, comment cette cause ne serait -elle pas ici l’idée même du parfait, imprimée, pourrait-on dire, au plus profond de l’homme et produisant, dès les premiers jours d’existence de notre espèce, dans la sensibilité comme dans l’intelligence, tout un ordre de phénomènes auxquels la nature morale de l’animal reste éternellement étrangère ?


III

Les premiers hommes, avons-nous dit, ne furent pas des métaphysiciens, et c’est surtout par la conscience douloureuse de leur propre faiblesse, par le pressentiment d’une destinée meilleure, que le sentiment religieux s’éveilla tout d’abord dans leurs âmes. Nous devons croire cependant que, dès l’origine, la réflexion fut pour quelque chose dans cette évolution. Il est impossible que le spectacle de l’univers n’ait pas raconté à l’intelligence humaine, si grossière qu’on la veuille supposer, l’intelligence créatrice, la cause suprême de tous les êtres. Le principe qu’on appelle dans l’école principe de causalité, et qui est l’essence même de la raison, dut solliciter de bonne heure la réflexion et lui faire entrevoir l’existence d’un Dieu unique et tout-puissant. J’en trouve une preuve assez frappante dans le témoignage du missionnaire Crantz, qui rapporte ce raisonnement d’un Esquimau : « Un kadjak (canot) ne s’est pas fait tout seul, il a fallu, pour le construire, du travail et de l’adresse ; mais un oiseau est construit bien plus adroitement encore, car un homme ne peut pas faire un oiseau. On dira que cet oiseau est né de parens, et ceux-ci d’autres parens, et ainsi de suite ; mais il est nécessaire qu’il y ait eu à l’origine des premiers parens. D’où venaient-ils ? Certainement un être doit exister capable de les faire, eux et toutes choses, et il est beaucoup plus puissant et savant que le plus savant homme. » Je soupçonne que le missionnaire a revu et corrigé le raisonnement de son sauvage ; il a dû lui donner, au moins dans la forme, une rigueur et une précision dont l’Esquimau, si intelligent qu’on le suppose, eût été difficilement capable ; mais d’ailleurs je ne vois aucun motif de révoquer en doute le témoignage de Crantz. Cette déduction s’impose irrésistiblement à l’esprit humain, et tout porte à croire qu’elle fut le produit naturel et spontané de la réflexion naissante.

Il s’ensuivrait qu’à l’origine l’humanité fut monothéiste, et que le polythéisme n’est qu’une forme ultérieure et dégénérée de la religion primitive. Cette opinion, toute paradoxale qu’elle peut sembler aux disciples d’Auguste Comte, est confirmée par l’étude attentive des plus anciens monumens du sentiment religieux. De récentes découvertes ont donné la certitude que sous les superstitions populaires de l’antique Égypte, se cachait la croyance à une intelligence unique et souveraine, ordonnatrice de l’univers, juge des humains dans l’autre vie. Le duc d’Argyll et M. Fergusson font observer avec raison que la religion des premiers Aryas fut de tout point très supérieure au brahmanisme et au polythéisme grec qui en sont issus. Une inspiration monothéiste, remarquablement pure et élevée, circule à travers les Védas ; Soma, Agni, Indra, Varouna, ne sont, pour les vieux chantres aryas, que les manifestations diverses d’un principe unique, et ce dieu souverain, inaccessible dans son essence, sans nom comme sans bornes, est le père de tout ce qui est, de la terre et des cieux, des dieux et des hommes. Écoutons ce cantique admirable, l’un des plus beaux qui aient jailli de l’âme humaine pour glorifier son Créateur :


« Au commencement s’est élevé l’enfant resplendissant comme l’or ; il était le seul seigneur né de tout ce qui existe. Il a affermi la terre et le ciel. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« Celui qui donne la vie, celui qui donne la force, celui dont tous les dieux brillans révèrent le commandement, dont l’ombre est l’immortalité, dont l’ombre est la mort. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« Celui qui, par sa puissance, est le seul roi du monde, qui respire et s’éveille ; celui qui gouverne tout, les hommes et les bêtes. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« Celui dont les montagnes neigeuses, dont la mer, ainsi que la rivière éloignée, proclament la grandeur ; celui à qui appartiennent ces régions, comme si c’étaient ses deux bras. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« Celui par qui le ciel est rendu brillant et la terre solide ; celui par qui le ciel, le plus haut des cieux, a été affermi ; celui qui a mesuré la lumière dans l’air. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« Celui que le ciel et la terre, consolidés par sa volonté, révèrent en tremblant intérieurement ; celui sur qui luit le soleil levant. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« De l’endroit où sont allées les grandes nuées qui contiennent la pluie, où elles ont déposé la semence et allumé le feu, de là s’est élevé celui qui est la seule vie des dieux brillans. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« Celui qui, par sa puissance, a regardé par-dessus les nuées chargées de pluies,… celui qui est Dieu au-dessus de tous les dieux. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ?

« Puisse-t-il ne pas nous détruire, lui le créateur de la terre, ou lui, le juste, qui a créé le ciel ; il a aussi créé les éclatantes et puissantes eaux. Qui est le Dieu à qui nous offrirons notre sacrifice ? »


Nous pourrions multiplier les citations ; mais en poursuivant au-delà de l’état primitif l’étude de l’idée religieuse, nous sortirions du cadre, que nous nous sommes tracé. Qu’il reste établi que la raison concourt avec le sentiment pour donner naissance aux premiers cultes ; les formes grossières que ceux-ci affectent quelquefois sont des masques trompeurs sous lesquels se dissimulent une aspiration sublime vers un idéal de perfection qui n’est pas de ce monde, et l’impérieux besoin de concevoir une première cause à tout ce qui est. Ce sont là les deux fondemens de la croyance en Dieu ; ils sont contemporains de l’humanité même.

Sont-ils vraiment indestructibles, et tous les efforts de la critique viendront-ils éternellement s’y briser ? Il semble que depuis quelque temps une campagne décisive soit commencée contre les vieilles et vénérables traditions religieuses de notre espèce. Les preuves d’un Dieu personnel, créateur et providence de l’univers, sont violemment battues en brèche. L’optimisme philosophique qui, de l’arrangement harmonieux du monde, croit pouvoir conclure à une cause infiniment sage et bonne, provoquait, il n’y a pas longtemps, de la part de Stuart Mill, une réfutation où l’on retrouve quelque chose de l’éloquence irritée de Lucrèce. Le principe des causes finales rencontre de rudes adversaires dans le matérialisme et la doctrine de l’évolution ; l’idée même de l’absolu, chassée de la science par le positivisme, traduite devant le tribunal d’une critique sans merci, est déclarée inintelligible, contradictoire, indigne d’habiter plus longtemps l’esprit humain. Nous croyons, quant à nous, que, pour être vieux, les argumens de la théodicée traditionnelle n’en sont pas plus mauvais, et qu’il ne s’agit que de les entendre ; mais nous croyons aussi que le raisonnement ne se suffit pas à lui-même, et qu’il doit se retremper, se fortifier à ces sources vives du sentiment d’où, pour la première fois, dans l’âme humaine jaillit l’idée religieuse. Est-il donc vrai que nous n’ayons plus conscience d’être imparfaits et misérables ? Est-il donc vrai que la science soit à la veille de réaliser sur terre une félicité qui rende le ciel inutile ? Est-il vrai enfin-que l’homme n’aspire pas invinciblement au-delà de tout ce que la réalité peut fournir ici-bas, et qu’à mesure qu’il accroît la somme de son bien-être en diminuant celle de ses efforts, il ne sente pas grandir et multiplier ses besoins ? Toute la question est là, et, sans aller jusqu’au pessimisme de Schopenhauer et de Hartmann, nous estimons comme eux qu’en dépit de toutes les promesses de la civilisation, l’homme souffrira toujours, d’autant plus vulnérable que son bonheur offrira plus de surface à des maux indestructibles, d’autant moins satisfait qu’en versant dans son âme plus de jouissances il aura acquis la certitude qu’elles Sont impuissantes à la combler. Contemporaine de la douleur, la, religion durera autant qu’elle ; pour cesser de croire en Dieu, il faudrait que l’homme eût cessé d’être homme, et lui-même fût devenu Dieu.


LUDOVIC CARRAU.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1875.
  2. « La fontaine de Saint-Hilier (Seine-et-Marne), dit M. Ch. Toubin, guérit la fièvre, et l’on accourt de toutes les parties du pays environnant pour lui demander la santé ; les malades jettent de l’argent dans la source même, qui passe pour contenir un trésor. Voilà bien tous les caractères des sources sacrées du paganisme, dites aussi puits à la monnaie… A côté de la source est un vieil arbre mort, taillé en forme de croix, et toujours chargé de lambeaux d’étoffe. »
  3. Lubbock, les Origines de la civilisation, traduction française, p. 327-328.
  4. Vauban disait que, « s’il avait à coloniser avec de faibles ressources une île déserte, il commencerait par y lâcher un troupeau de porcs. » (M. Ch. Toubin.)