L’Université de France et la guerre/01

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L’Université de France et la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 294-324).
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L’UNIVERSITÉ DE FRANCE
ET
LA GUERRE

L’Université, elle aussi, a « tenu. » Elle a offert d’abord le plus généreux et le plus pur de son sang, mais, pendant qu’il coulait, quels que fussent les deuils, quels que fussent les soucis, elle a tout de même continué sa tâche ordinaire. Le ministre de l’Instruction publique d’Angleterre, Henderson, disait récemment de l’éducation et de la guerre (et personne en Angleterre du moins, ni en France, ne le contredira) que ce sont deux genres d’activité diamétralement opposés. « L’éducation construit et la guerre détruit. » « Mais il vient un moment, ajoutait-il, où l’homme qui construit doit abandonner son ouvrage pour lutter contre le danger qui menace sa construction même. » Ainsi professeurs et instituteurs, chez nous, ont abandonné pour d’autres devoirs lycées et écoles. Eux partis, la besogne a été faite cependant. Comment, depuis bientôt deux ans, dans l’Université, on a su mourir, comment elle-même a su vivre, c’est ce que nous voudrions raconter.


L’ÉCOLE NORMALE

La dispense du service militaire, qui fut autrefois le privilège des universitaires, comme des ecclésiastiques, avait, depuis quelque temps, pris lin. Et, avant qu’elle prît fin, en 1870, des normaliens, par exemple, s’étaient courageusement conduits. « Tu n’en as pas, toi, de normaliens, disait à un de ses camarades un vieux capitaine de l’armée de Chanzy ; tant pis pour toi, car c’est de rudes lapins. » A l’entrée même de l’Ecole Normale, notre génération saluait pieusement la plaque commémorative du normalien mort pour la patrie. Demain, le péristyle de la vieille maison sera trop étroit pour les commémorations dues. Un autre normalien avait été décoré pour sa bravoure, qui fut depuis ministre et président de la Chambre. Tous les décorés de la présente guerre ne pourront fournir pareille carrière, évidemment. Mais enfin cette présente guerre était la première où, en masse, professeurs et instituteurs étaient appelés à l’honneur de se battre. Et l’on pouvait craindre, sans aucune malveillance, qu’ils eussent à faire quelque effort, qu’ils feraient sans aucun doute d’ailleurs, sur leurs goûts et leurs habitudes. — Personne n’avait prévu, mais


…quel temps fut jamais si fertile en miracles ?


— ce que des faits et des chiffres vont nous apprendre des qualités militaires naturelles et du degré d’héroïsme des hommes d’étude. Ces chiffres, toutefois, nous ne pourrons les donner avec une absolue précision, même quand nous les saurons. C’est un mot d’ordre que nous acceptons, comme tant d’autres, d’éviter la publicité de pourcentages, qui n’ébranleraient pas des courages que rien ne saurait ébranler, mais que l’ennemi ferait servir à des généralisations mensongères. Les approximations seront suffisamment éloquentes. Et, pour l’Ecole normale en particulier, elles permettront de mesurer l’immensité de l’holocauste. Il est juste, pour cette raison, de commencer par elle.

Du jeu de nos lois militaires, chevauchant l’une sur l’autre, il résultait que, au moment où la guerre éclata, six promotions accomplissaient leur temps d’école ou de régiment. Il y eut ainsi plus de normaliens au feu qu’il n’y en eût eu en d’autres temps. Cela explique un chiffre de portes qui, quoique inexactement connu, semblait à beaucoup dépasser toute vraisemblance. Telle qu’elle est, la vérité est à la fois assez cruelle et assez glorieuse. Nombreux sont ceux qui luttent encore, et qui ne sont pas, nous le savons, indignes des autres. Onze ont été faits chevaliers de la Légion d’honneur. Et j’ai sous les yeux 86 citations. Je n’en reproduirait qu’une, qui est caractéristique :


Julia, sous-lieutenant au 34e d’infanterie. Le 25 janvier 1915, a montré le plus profond mépris du danger sous un bombardement d’une extrême violence. A su, malgré sa jeunesse, prendre sur ses hommes un réel ascendant, a repoussé une attaque menée contre ses tranchées, et a été atteint d’une balle en pleine figure, lui occasionnant une blessure affreuse. Bien que ne pouvant plus parler, a écrit sur un billet qu’il ne voulait pas être évacué ; ne s’est rendu à l’ambulance que quand l’attaque ennemie a été refoulée. Cet officier, reçu le premier à l’École polytechnique et à l’École normale, venait de rejoindre le front et voyait le feu pour la première fois. (Journal officiel du 21 février 1915.)


Je n’ajouterai rien ; il y a des textes que tout commentaire affaiblit. Je dirai seulement, car on sera sans doute heureux de le savoir, que celui qui a mérité cette citation a échappé à la mort.

On sait ce que sont, à l’Ecole normale, les agrégés préparateurs. C’est, parmi les scientifiques, une élite qui prolonge ses études, et dans laquelle se recrutent les professeurs d’enseignement supérieur, les savans de demain. Ils étaient dix. Le total des morts et des blessés dépasse le chiffre 5. Elle est de l’un d’eux, qui était marié, qui était père, Chatanay, l’admirable lettre, auguste dans sa simplicité, où tant de force morale s’ajoute à tant de tendresse, lettre qui a été publiée déjà, mais qu’il est impossible de rencontrer sans désirer, en la relisant, s’incliner devant la mémoire de celui qui l’a écrite :


Ma chérie, j’écris à tout hasard cette lettre, car on ne sait pas… Si elle t’arrive, c’est que la France aura eu besoin de moi jusqu’au bout. Il ne faudra pas pleurer ; car, je te le jure, je mourrai heureux s’il me faut donner ma vie pour elle. Mon seul souci, c’est la situation difficile où tu te trouveras, toi et les enfans… Tu embrasseras pour leur papa les chères petites, tu leur diras qu’il est parti pour un long, très long voyage, sans cesser de les aimer, de penser à elles, de les protéger de loin…

Il y aura aussi un petit bébé, tout petit, que je n’aurai pas connu. Si c’est un fils, mon vœu est qu’il soit un jour médecin, à moins cependant qu’après cette guerre, la France n’ait encore besoin d’officiers. Tu lui diras, lorsqu’il sera en âge de comprendre, que son papa a donné sa vie pour un grand idéal, celui de notre patrie reconstituée et forte. Je crois que j’ai dit l’essentiel. Au revoir, ma chérie, mon amour. Promets-moi de n’en pas vouloir à la France si elle m’a voulu tout entier. Promets-moi aussi de consoler maman et papa, et dis bien aux petites filles que leur pore, si loin soit-il, ne cessera jamais de veiller sur elles et de les aimer. Nous nous retrouverons un jour réunis, je l’espère, auprès de Celui qui guide nos existences et qui m’a donné auprès de toi et par toi un tel bonheur. Pauvre chérie, je n’ai même pas eu le temps de longuement penser à notre amour, si grand cependant et si fort ! Au revoir, au grand revoir, le vrai. Sois forte. — Ton Jean.


Nous aurons à chercher plus loin en quoi le soldat professeur ou instituteur peut différer d’un autre soldat, tout en ressemblant à tous les soldats de France, ce que le métier ancien a laissé en lui de préoccupations, d’habitudes, dont le métier nouveau profite d’ailleurs. Mais ces jeunes gens, dont nous parlons maintenant, n’ont pas le pli professionnel. Ils ont seulement une culture à la fois plus étendue et plus raffinée, ils ont les exigences de conscience qui en résultent. Le devoir ne se présente pas à eux avec des limitations ; ils vont spontanément au-delà. Ils ont la jeunesse, comme tant d’autres qui en ont fait le même usage, l’entrain, l’ « allant, » la gaieté, fleur du sacrifice ; ils ont aussi le sentiment vif de la responsabilité ; ils ont un autre sentiment non moins vif, celui de la fraternité. Je ne devine pas, je n’invente pas, je lis ces traits divers dans les citations dont ils sont l’objet, ou dans les notices qui leur ont déjà été consacrées. Dès la mobilisation, ils se découvrent eux-mêmes : « Quelle joie ! quel calme partout !… L’Ecole se distingue par son entrain… Jamais je n’aurais cru que je puisse attendre la guerre avec autant de tranquillité… Avec l’état d’esprit qui règne ici (cette lettre est écrite de Toul), on ne peut qu’être vainqueurs… C’est un des plus beaux momens de ma vie. » Celui qui pensait ainsi en août 1914 avait trompé le conseil de révision sur l’état de sa santé, afin d’être soldat. Un autre que l’on veut retenir dans un laboratoire, qui est cependant un laboratoire d’inventions de guerre, s’évade de ces occupations de l’arrière qui lui répugnent. Aux blessés il faut l’ordre formel de leurs chefs pour qu’ils se retirent du combat où ils croient toujours avoir encore quelque chose à faire. De leurs corps douloureux, de leurs bouches convulsées, des exhortations au courage sortent encore. A moitié guéris d’une blessure, ils ont hâte de retourner au feu. L’un d’eux a ainsi été blessé six fois. Comme leurs traditionnelles amitiés d’Ecole se resserrent dans le danger commun ! Mais pour tous leurs soldats, car eux sont de jeunes officiers, ce sont des frères que leur âge ne permet même pas d’appeler des frères aînés. Beaucoup ont été tués en allant au secours de soldats blessés ou enfouis dans une mine. Leurs chefs remarquent leur intelligence, ce qui est assez naturel, leur haute valeur morale, ce qui l’est encore, mais aussi, et avec une évidente surprise, l’ascendant naturel de ces tout jeunes gens et leur immédiate adaptation à une tache pour laquelle ils n’étaient pas faits. L’ennemi même s’incline. Sur la tombe de Piglowski, refusant d’abandonner une mitrailleuse qui, elle pourtant, refusait le service, prenant le fusil d’un soldat blessé et se faisant tuer cramponné à son poste, les Allemands ont élevé une stèle avec cette inscription :

Ci-gît

le sous-lieutenant
JEAN PIGLOWSKI
de la section mitrailleuse du régiment d’infanterie 253
au milieu de ses braves soldats
mort pour la patrie le 18 février 1915.

Des soldats allemands ont érigé ce monument.


On frémit à la pensée de cette gerbe d’épis mûrissans trop tôt fauchée. Hélas ! elle n’est pas la seule ; et le directeur même de l’Ecole normale disait noblement qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les morts. Ce que ceux-là représentent d’humbles efforts de familles le plus souvent pauvres, ambitieuses pour un fils bien doué, de travail déjà accumulé, de talens déjà formés, d’espérances perdues, d’œuvres qui ne seront jamais écrites, de découvertes qui ne seront jamais faites, il faut se l’être dit cependant. Sans doute ces deuils sont la rançon de la gloire, et il était impossible d’épargner ceux qui se sont si peu épargnés eux-mêmes. Il reste aux générations futures et aussi aux survivans le devoir de travailler double pour remplacer cette génération du sacrifice. Mais celle-là aura laissé une page d’une beauté inédite dans l’histoire des lettres et des sciences qui n’avait jamais vu immoler tant de pousses de jeunes lauriers. Elle aura ennobli l’idée que l’on se faisait de la jeunesse intellectuelle, puisqu’elle aura montré combien peu sa vocation est exclusive d’autres vertus. L’Ecole normale avait ses promotions célèbres, célèbres par le nombre et la qualité des écrivains et des savans qu’elles avaient fournis. Mais quelle promotion pourra être comparée dans l’histoire normalienne à celles que le devoir suprême a trouvées si bien préparées, quelle promotion aura mieux servi la patrie et la maison ?


L’UNIVERSITE AU FEU

S’il était juste de commencer par cet hommage, il cesserait de l’être de croire que l’Ecole normale a été une exception dans l’Université, comme de croire aussi que l’Université a été une exception dans le pays. Il y a eu de l’héroïsme pour tous ; et chaque corporation peut faire, même inachevé, le compte de ses gloires qui ne sont que des rayons de la gloire commune. Donc, tous les ordres d’enseignement fournissent d’abord à l’armée le contingent que déterminent les obligations militaires de chacun. Des volontaires s’y ajoutent. Le Conseil d’Etat est fier de Collignon ; le corps diplomatique de Saint-René Taillandier ; l’Ecole des Beaux-Arts de Max Doumic ; l’Université est fière de Charles Bayet, ancien directeur de l’enseignement supérieur, et aussi ancien volontaire de 1870 ; il reprend le galon de sous-lieutenant conquis quarante-quatre ans plus tôt, et s’engage à soixante-cinq ans. Cet exemple est symbolique, il n’est pas unique. Ceux-ci sont des pères d’instituteurs ; je ne puis affirmer qu’ils soient instituteurs eux-mêmes ; leurs fils sont tués ; ils parlent « pour que la France n’ait pas un soldat de moins. » L’un d’eux a fait part de ses intentions à sa femme. « Si j’étais homme, dit-elle, je serais déjà partie. » Ils s’appellent Huguet et Cartoux. A l’autre, extrémité de l’âge, du moins de cette tranche, qui s’allonge chaque jour sous nos yeux, de la vie humaine, pendant laquelle on peut être soldat, de jeunes générations vivent dans l’impatience. Lorsqu’un appel nouveau vide les classes de nos lycées et de nos écoles normales, il faut avoir assisté à l’enthousiasme de ces appelés, qui se considèrent tous comme des élus, et à l’enthousiasme de leurs camarades qui fait cortège au leur. Ceux que la date plus rapprochée de leur naissance empêche d’être appelés, en même temps que leurs compagnons d’études, devancent l’appel, comme si les murs, dans les salles désertes, devaient leur reprocher d’être restés. Le nombre des mobilisés varie avec ces appels successifs. Dans l’enseignement supérieur, au 1er janvier dernier, en comptant le personnel auxiliaire des Facultés, il dépassait 300 ; encore beaucoup de professeurs de facultés de médecine sont-ils mobilisés sans l’être, servant sans uniforme dans des hôpitaux militaires. Dans l’enseignement secondaire, il dépassait 3 000 ; dans l’enseignement primaire, il atteignait 30 000. Voilà le corps d’armée universitaire.

Le hasard fit bien les choses pour lui. Le premier Français tué fut un instituteur, André Peugeot, caporal au 44e d’infanterie. Ce fut le dimanche 2 août, à dix heures du matin. La guerre ne fut déclarée que le 3. Une patrouille allemande s’avance ce jour-là jusqu’à 12 kilomètres en territoire français. A Joncherey, près de Delle, Peugeot organisait un petit poste, lorsque les cavaliers allemands furent signalés. Il s’avança vers l’officier et lui fit les sommations d’usage. Celui-ci, le lieutenant Mayer, du 5e chasseurs à cheval de Mulhouse, répondit par trois coups de revolver, quoique l’état de guerre n’existât pas encore. Peugeot, mortellement atteint, eut l’énergie d’épauler son fusil et d’abattre son meurtrier. Puis il lit quelques pas, et tomba sans un cri. Il avait vingt et un ans. Il était fils d’institutrice, et ancien élève de l’école normale de Besançon.

Depuis cette première victime, combien d’autres ! Le Bulletin de l’Instruction publique et toutes les revues d’enseignement s’ouvrent, depuis bientôt deux ans, par la liste glorieuse, certains jours effroyablement longue, des morts pour la patrie. C’est, page par page, et au fur et à mesure des événemens, le livre d’or. Pour l’enseignement supérieur aucune addition n’est possible, et pour d’autres raisons encore que celles que nous avons dites. Les fonctionnaires appartiennent à des catégories trop différentes. Mais, ce qu’il faut dire, c’est que ce ne sont plus seulement des espérances, mais des talens dans toute leur floraison qui sont fauchés : membres des Ecoles de Rome et d’Athènes, ou de la fondation Thiers, astronomes, maîtres de conférences, professeurs même de nos facultés. Il faudrait autant de notices que de noms. Je pense à ceux que j’ai particulièrement connus. Je pense à vous, Chéneaux, engagé volontaire à quarante-cinq ans, quand votre vie laborieuse vous apportait des fruits bien gagnés, vous dont les pacifiques travaux de juriste et la douce physionomie ne laissaient pas deviner l’ardeur patriotique et le futur héroïsme. Je pense à vous, Rambaud, qui portiez avec modestie un nom cher à l’Université, et comptiez déjà, à votre tour, parmi nos bons historiens, vous, dont la gravité précoce se mêlait de tant de charme : pressentiez-vous combien votre destinée serait courte ? Je pense à vous, Leroux, l’orgueil de la jeune Ecole de Madrid, après avoir été celui de l’École d’Athènes, qui, brillant archéologue, vous étiez, avec cette souveraine aisance qui fut un de vos dons, transformé en brillant officier, et qui, mal guéri d’une première blessure, étiez parti si allègrement pour les Dardanelles. Mais je devrais aussi penser à d’autres, et je n’ai pas le droit de m’attarder à des regrets où il entre une part d’amitié personnelle. Ceux-là du moins me servent de mesure pour les pertes de même nature et de même prix que la science française a faites. Dans l’enseignement secondaire aussi, il y aurait des noms, trop de noms à retenir et à citer. Hier celui de Malet, bien connu de tous les élèves d’histoire de nos lycées, s’inscrivait sur la liste funèbre. D’une façon générale, les pertes sont plus grandes parmi ceux que leur degré de culture prédestinait aux fonctions d’officier, soit qu’ils les aient occupées dès le début de la campagne, soit qu’ils les aient conquises. L’Ecole de Saint-Cloud qui est l’Ecole normale supérieure de l’enseignement primaire, où se forment les professeurs d’Ecoles normales et d’Ecoles primaires supérieures, semblé avoir voulu rivaliser avec l’Ecole normale de la rue d’Ulm. Un élève sur dix a obtenu une citation. Dans tous les ordres d’enseignement les citations sont innombrables et souvent très belles. Rien ne vaut ces simples récits, faits en termes militaires, des exploits accomplis. Si je ne donne pas de chiffres pour les citations obtenues, c’est que la nature variée de ces citations fausse les statistiques. L’enseignement secondaire a déjà 14 chevaliers de la Légion d’honneur pour faits de guerre, l’enseignement primaire 70. Et rappelons que seuls les officiers peuvent recevoir cette distinction.

A quelques-uns, qui connaissaient mal nos instituteurs, leurs vertus militaires ont causé une agréable surprise. On les jugeait d’après des manifestations tapageuses qui n’engageaient que ceux qui s’y livraient, et qui, eux-mêmes, étaient le plus souvent des esprits généreux grisés par le vin des idées. Ceux qui les fréquentaient ne doutaient pas d’eux, et eussent prédit que de la fougue même de leur nature jaillirait de l’héroïsme : les plus épris de paix n’auraient contre ceux qui ont déchaîné la guerre que de plus saintes colères. C’est ce qui est arrivé. Peut-être même ont-ils mis un point d’honneur à se montrer plus braves, parce qu’instituteurs, et ce point d’honneur a-t-il coûté des vies. Nous y regarderons désormais à deux fois avant de médire les uns des autres. Les chefs de ceux qu’on appelait les syndicalistes sont morts les premiers : c’est Chalopin, secrétaire du syndicat des instituteurs de la Seine et de la Fédération nationale, c’est Berry, trésorier du même syndicat, c’est Cren, qui présida le Congrès autrefois fameux (mais combien cela nous paraît lointain !) de Chambéry. Aussi de grands écrivains se sont honorés en rétractant des sévérités que les apparences avaient justifiées. L’Académie française a tressé pour les instituteurs ses plus belles couronnes. Des généraux les mettent pour ainsi dire collectivement à l’ordre du jour : « Les instituteurs, tous des poilus, des patriotes, toujours prêts au grand sacrifice, » dît l’un d’eux. Un autre que son nom, sa particule, son éducation, » dit le journal Le Temps, ne désignaient pas comme un défenseur de l’école officielle, affirme que « les instituteurs constituent une des forces principales, sinon la force principale de son armée. » Voici maintenant l’hommage d’un simple soldat :


Mon capitaine… je veux vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi et pour les autres de la compagnie. Je vous remercie de ce que vous vous faites aimer de vos hommes en étant bon pour eux et en leur montrant que vous les aimez ; je vous remercie de ce que vos hommes vous voient souvent, de ce que votre présence vient souvent leur rendre courage et ardeur, et cela, même la nuit, même lorsque le temps est mauvais, même quand sifflent les balles, et que les obus ne tombent pas loin ; je vous remercie de ce que vous dites à vos hommes de se baisser, tout en regardant, vous, par-dessus le parapet, car tout cela redonne courage au soldat et rend la vie moins dure. Je ne vous dis pas cela pour vous flatter : flatter est une chose bête qui ne sert à rien. Mais je vous dis cela parce que je sais que cela donne courage et force à un homme de savoir qu’il réussit à faire du bien. Et je serais heureux si j’avais pu alléger et rendre moins dure en quelque chose votre tâche si pénible de chef de guerre.


Cette lettre est adressée à un instituteur, fils d’instituteur, capitaine à vingt-huit ans, par un soldat qui, dans le civil, est un Père jésuite. Honorons-les tous deux en passant. De cette lettre il faut rapprocher cette boutade d’un instituteur, sous-lieutenant : « Croyez que, parmi les plus braves, sans vantardise, se trouvent toujours un instituteur et un curé. » — Entre tous ses instituteurs, la France doit à ses instituteurs algériens un tribut particulier de reconnaissance. L’un demande au gouverneur général qu’on le prenne comme indigène, si la loi ne permet pas de le prendre comme Français, mais qu’on le prenne. C’est à son directeur d’École normale qu’un autre s’adresse : « La France m’a instruit, elle m’a donné le bien-être, elle me garantit la liberté et la paix. Je mourrai, s’il le faut, pour la défendre. » Un autre encore, en mourant, unit ces deux cris : Vive la France, vive l’Algérie ! Pendant la guerre, comme pendant la paix, les instituteurs algériens ont été de bons serviteurs de la France.

Certes, nous ne voudrions pas même paraître mettre à part les professeurs et instituteurs soldats ou officiers parmi leurs frères d’armes. Eux surtout ne le permettraient pas. Ils ont plutôt éprouvé une noble joie à se perdre dans la communauté française et à faire la connaissance d’hommes et de choses dont la vie d’école les tient d’ordinaire éloignés. Il ne se peut cependant pas qu’il n’y ait, dans leur physionomie, quelques traits qui soient bien à eux, et on peut se demander ce qui est résulté du contraste violent de leurs deux genres de vie, et du brusque renversement de tout leur système d’habitudes. Regardons donc d’un peu plus près ce type de l’universitaire soldat que l’on n’avait jamais vu, que l’on ne reverra peut-être plus de sitôt. Tous les traits d’abord ne sont pas communs à tous. Il en est qui jouissent de ce contraste dont nous parlons, qui s’enivrent de plein air et de vie simple. Ce sont les plus raffinés et les purs citadins. Pour un instituteur rural le plein air n’a pas été une surprise. Cherchons de préférence la marque de la profession commune. L’âme professionnelle subsiste, malgré la secousse subie. Un qui a dit qu’il donnerait Kant et Leibniz pour une carotte crue se repent l’instant d’après. Ils pensent à leurs élèves et évoquent la classe abandonnée. Ils causent pédagogie et il y en a qui corrigent des devoirs dans les tranchées. Les joies de l’étude, dont ils sont privés, leur apparaissent plus douces, et le temps perdu par nécessité leur fait regretter celui qu’autrefois ils auraient pu ne pas perdre. Ils disent que la tranchée est un excellent « pensoir. » Emile Clermont y méditait des sujets de roman. Mais on en sort quelquefois. Alors le géographe observe en géographe, l’historien ne se contente pas de l’histoire à laquelle il collabore et recherche les traces de celle du passé. Un professeur d’école normale envoie à des collègues des collections de fossiles recueillis dans le Soissonnais. Un instituteur rappelle, sur un ton moitié plaisant, moitié respectueux, qu’une circulaire ministérielle recommande de profiter de toutes les circonstances pour enrichir son fonds. Ils lisent, leurs livres souvent souillés de terre par les obus, ou la nuit dans le voisinage des rats. Et que lisent-ils ? Il ne peut être question de dresser un catalogue de livres de tranchées, qui serait sans doute assez mélangé. Mais si on s’en rapporte aux confidences de la catégorie de lecteurs qui nous intéresse en ce moment, on est étonné du sérieux de ces lectures qui devraient être des délassemens. C’est Lucrèce, c’est Démosthène, c’est Racine, c’est Lamartine. « Les plus vieux sont les meilleurs. » « En général, est-il ajouté, nous n’aimons pas beaucoup la littérature de guerre. » La Bible est aussi très demandée. Aux spectacles que ces hommes, qui réfléchissent, ont sous les yeux, aux pensées qu’ils font naître convient seulement le voisinage et comme le commentaire des plus grandes œuvres. Par un effet réciproque, celles-ci sont mieux comprises :


Je médite Pascal que, cette année seulement, j’arrive à comprendre, non parce que je le pénètre avec mon intelligence, mais parce que je frémis à son unisson avec ma chair, mes sens, mon imagination. Si je n’avais jamais pleinement saisi des mots comme : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraye, » c’est que je n’avais jamais pu m’en créer une vision assez forte.


Cela est écrit par un instituteur de vingt ans. Cette âme professionnelle, dont nous parlons, se manifeste encore de plusieurs façons. Il y a généralement dans un maître, un ancien bon élève, et qui le demeure. Il est appliqué, sensible à l’éloge et, par une habitude scolaire, qui se confond d’ailleurs avec sa foi dans sa profession, il reporte volontiers l’honneur de ses propres exploits à l’éducation qu’il a reçue. Un professeur de philosophie, qui vient d’être décoré, écrit à son inspecteur général : « Mon premier mouvement est de vous en faire part comme un élève qui est content de sa tâche. »

De même qu’il devient facilement un maître, le « bon élève » a su devenir un chef. Voici un régiment de l’armée de Champagne où, en octobre 1915, sur huit commandans de compagnie il y a deux instituteurs et, sur les trente instituteurs qu’il compte encore dans ses rangs, cinq sont lieutenans, et vingt sous-officiers. Tous les régimens ne sont peut-être pas aussi pédagogiques. Cette guerre a certainement révélé cependant l’aptitude de celui qui enseigne aux fonctions de gradé : on eût dû la soupçonner. L’habitude de diriger des enfans l’a préparé à diriger des hommes, « ces potaches barbus, » nom qu’un professeur donne aux poilus. La discipline, l’entraînement l’ont partie de ses qualités professionnelles. Puis il sait qu’avec des enfans, moins respectueux que les hommes, l’exemple seul compte, et c’est cette méthode de commandement qu’il applique à ses nouvelles fonctions, tout en faisant son profit, pour les fonctions d’hier et de demain, de ce qu’a parfois d’utilement définitif un ordre militairement donné. L’uniforme crée moins de différence dans la communauté de la boue ; et c’est sur l’ordre des « grandeurs naturelles, » dans l’armée d’aujourd’hui comme à l’école, que se fondent l’ascendant et l’autorité. Faut-il ajouter que parfois ce chef sait l’allemand, ce qui sert dans maintes occasions, et beaucoup d’autres choses, que (ceci est vrai surtout pour l’instituteur) il sait chanter et conduire un chœur où tous se retrempent et communient. Par profession enfin, il est bon. Il lit les lettres de ceux qui ne savent pas lire, il fait leur correspondance. Il refuse, blessé, de se laisser emporter sans son ordonnance, et il en meurt. A l’hôpital, il donnera de son sang à un voisin, que cette transfusion sauvera. Il sait les paroles qui remontent ; et les plus belles classes qu’il fît jamais, c’est en face d’hommes dont la volonté faiblissait et qu’il a su rendre au devoir. Il ne s’agissait pas de fautes d’orthographe cette fois. C’est tout de même à son inspecteur primaire qu’il raconte le fait, pour en tirer cette conclusion : « Notre tâche d’éducateurs reste intacte sur le front. » Je crois bien !

S’il a, comme tout Français, ce qu’on appelle maintenant le « cran, » il s’y mêle, plus que chez d’autres peut-être, un sentiment de gravité. Le mot de devoir est celui qui revient le plus souvent sur les lèvres des mourans. « Je suis fichu, mais je crois avoir fait mon devoir. » « Mes amis, continuez à faire votre devoir. » Ces suprêmes paroles sont extraites de citations. Même avant l’approche de la mort, c’est la même idée, autant que celle d’honneur, qui est pour lui ce point fixe dont parle Vigny. Celui-ci, qui prévoit, avant l’assaut, qu’il y restera, se console ainsi : « J’aurai fait mon devoir. » Celui-là, que l’on félicite d’une action d’éclat, répond un peu brusquement : « Il n’y a pas d’action d’éclat, il y a le devoir. On vous commande d’aller là, on y va, voilà tout. » « Je pleure malgré moi, écrit le 4 août 1914 à ses parens un tendre et noble fils, le sous-lieutenant Morillot, mais l’idée du devoir me réconforte, et je partirai sans faiblir. »

Le professeur enfin comprend et fait comprendre autour de lui le sens et la grandeur des événemens qu’il vit. Il éprouve d’y être mêlé une fierté et comme une jouissance d’ordre esthétique et moral tout à la fois. « Tu sais, cela vaut la peine de risquer sa peau. C’est de la vie condensée… Frôler, à toute heure, à toutes minutes, de sublimes réalités, consentir librement un noble sacrifice ! Je vis. » Héroïsme un peu égoïste celui-là. Celui-ci l’est moins. C’est un instituteur qui me fit à moi-même l’honneur d’écrire ce qui suit :


Même sous le canon, nous n’oublions pas l’idéal pour lequel nous combattons. De savoir que l’accomplissement de notre devoir actuel dépasse en portée et notre personne et notre temps, et même notre pays, — puisqu’il intéresse l’humanité au sens le plus profond et complet du mot, — nous est un stimulant d’une vigueur incalculable. Ce sentiment, vous ne le trouverez pas seulement chez ceux qu’une certaine culture a affinés et rendus pleinement consciens du rôle qu’ils jouent ; vous le retrouverez très puissant, — bien que nécessairement un peu vague, — chez les plus humbles et les moins cultivés des soldats.


Chez quelques-uns, l’idéal prend la forme touchante des têtes blondes qu’ils connaissent bien ; ils se battent pour l’avenir ; ils se battent pour leurs élèves : « Puisque c’est pour eux, allons-y ! » De toute façon ils ont senti, dans l’appel aux armes de 1914, un appel simultané aux idées, à celles qu’ils enseignent, à tout ce qui fait leur raison d’exister à eux, si cela fait aussi pour d’autres le prix de la vie. Aussi ont-ils conscience de continuer, en combattant, leur métier, de le faire même mieux que jamais, puisque professer c’est aussi faire profession, et que jamais ils n’auront l’occasion d’un pareil acte de foi.


Quand je parlais à nos enfans de liberté et de patrie, quand, pour commenter un texte de Tite-Live ou de Montesquieu, de Platon ou de Corneille, je tâchais de faire germer ou d’exalter en eux les vertus civiques, je mettais bien toute mon âme dans ce que je disais, et ils le sentaient à mon accent. Mais je n’avais pas encore payé de ma personne, je n’avais pas été soldat ; j’étais passé directement des bancs de l’école à la chaire du professeur ; je connaissais la France de l’histoire et des livres, si belle, si émouvante qu’elle faisait trembler Michelet d’admiration et d’amour, mais non la France vivante et présente, la France des paysans, des ouvriers, des manuels, des intellectuels, tout entière debout et armée pour la défense de ses foyers et de ses autels, ce qui est bien, et pour le triomphe d’une cause qui est celle de l’Europe et de la civilisation, ce qui est plus beau encore.


Ce qu’exprime si éloquemment M. Sarthou, ses collègues le pensent comme lui. Cette guerre est leur guerre, quoiqu’ils ne l’aient pas voulue.


L’HEROÏSME CIVIL

Nous avons vu l’Université au feu. Avant d’aller la chercher dans les écoles qu’elle a su rouvrir, il nous faut étudier d’autres formes d’activité que la guerre a imposées ou inspirées à quelques-uns de ses membres. Oh ! la souffrance de se sentir inutile dans les journées d’août 19141 On était bon à quelque chose en temps de paix ; on jouissait de son travail, on aimait son métier. Et tout d’un coup il n’y a plus qu’une besogne qui compte, à laquelle on n’est pas apte. On voudrait servir de quelque manière que ce soit. La bonne volonté est immense et unanime. Mais il n’y avait pas de plan de mobilisation prévu pour les civils. Il faut s’ingénier, chercher soi-même ou se donner au moins l’illusion de l’action. Les chimistes, les professeurs de langues vivantes offrirent leurs services, qui ne furent pas tout de suite acceptés. Beaucoup de professeurs trouvèrent dans la Croix-Rouge l’emploi de leurs jours, et même de leurs nuits. D’autres utilisèrent leurs vacances dans des mairies ou des préfectures. Je sais un professeur de faculté, correspondant de l’Institut, qui fut dactylographe dans une intendance.

La bonne volonté des instituteurs ne connut pas ces embarras. Ils furent immédiatement utiles, et sur place. Car ils étaient à leur poste. Leur chef à tous, le directeur de l’enseignement primaire, a résumé leur rôle d’après leurs propres rapports. Je n’ai qu’à résumer ce résumé. A la campagne, la plupart sont secrétaires de mairie. Le maire est souvent mobilisé. Ils accomplissent toutes les besognes municipales, sauf de procéder à des mariages. Or, l’état de guerre a compliqué ces besognes. C’est eux qui dressent, par centaines, des bons de réquisition, des passeports, des états de denrées, des listes d’indigens. Ils sont les distributeurs d’allocations, et apportent, dans cette tâche difficile, l’esprit de justice scrupuleuse dont le maniement ordinaire des enfans leur fait une obligation et une habitude. L’instituteur est, en outre, selon les communes, garde champêtre, appariteur municipal, afficheur public, directeur du fourneau économique ou de la soupe populaire, gérant de la boulangerie coopérative, et presque partout facteur de la poste. Il offre ses bras au cultivateur, et les maîtres qui moissonnent acquièrent, de ce fait, dans le village, un surcroît d’estime. Il offre aussi les bras des autres, car il sait organiser et discipliner. Dans les Basses-Alpes, c’est une institutrice qui crée une association de volontaires pour faire la moisson des mobilisés de la commune. Dans l’Isère, des instituteurs fondent, pour le même objet, une société de la « Jeunesse agricole et scolaire. » Dans les Côtes-du-Nord, une œuvre du même genre est créée pour les « Semailles d’automne. » Voici l’emploi du temps d’un maître, pendant une, journée d’août 1914, tel qu’il l’établit pour son inspecteur primaire :


De cinq heures à huit heures du matin, service à la mairie, pour renseignemens au public, laissez-passer aux ouvriers et autres. De huit à neuf heures, rapport à M. le maire sur les faits de la veille et de la nuit. De neuf heures à midi, reprise du service du matin et, au besoin, aide aux mairies voisines. De une heure à trois heures du soir, même service. De quatre à cinq heures, distribution du pain à la boulangerie ouvrière. Entre temps, je dois assurer l’aide au gérant du téléphone, je suis garde auxiliaire, je copie les dépêches officielles, je tiens les comptes et fais les recouvremens de la boulangerie, je signe un tas de papiers par ordre du maire, de sorte que ma journée se termine habituellement entre dix et onze heures du soir, ceci sans m’en plaindre, estimant que ce n’est que faire son devoir de mettre en ce moment toutes ses forces au service du pays.


L’inspecteur d’académie de Meurthe-et-Moselle a donc raison de dire des instituteurs secrétaires de mairie : « Eux aussi, ils ont fait campagne. »

Tout cela n’est cependant jusqu’ici que de la besogne matérielle. Leur rôle moral est autrement intéressant. L’instituteur est celui qui renseigne, car tout le monde ne reçoit pas de journaux quotidiens, et qui explique. Il commente le communiqué, et le répand, le copiant lui-même à plusieurs exemplaires. Il fait une carte du théâtre de la guerre, et guide les regards anxieux à la suite de nos troupes. Comme il reste pédagogue, il appelle cela un exercice de « géographie appliquée. » Grâce à lui, on repère, dans chaque village, les localités où se battent les frères et les maris ; et il est le mieux informé des angoisses que chaque cœur enferme. Il est surtout celui qui réconforte. Il arrête en chemin les fausses nouvelles. Dans la mairie de Q…, l’instituteur a établi ce que celui qui relate ce fait appelle une sorte de « permanence du bon conseil. » Le même homme s’efforce de changer la douleur en fierté, et d’élever les courages par le culte des morts. Dans un village des Basses-Alpes, dès le début de la guerre, sur la place publique, sous un faisceau de drapeaux, un instituteur a inscrit les noms des soldats de la commune tués ou blessés.

Quand le même village a gardé instituteur et institutrice, les tâches se répartissent. Mais souvent l’institutrice fait tout. Elle aussi a moissonné. Elle a ouvert des garderies où les mères viennent parfois avec les enfans. Et les pères, qui l’ont appris, qui savent les êtres chers recueillis et entourés, en tirent du courage. On apporte à l’école jusqu’à des berceaux. A la garderie s’ajoute la cantine, et souvent aux frais de l’institutrice. « Des épouses, des mères, des sœurs se donnent rendez-vous chez moi ; on travaille, on cause des absens, on pleure, on s’encourage : tel est le rôle très modeste que je remplis ici. » L’école est ainsi un refuge à la fois matériel et moral. Quand elles ne viennent pas à elle, l’institutrice visite les familles que la mobilisation a privées de leur chef. Elle écrit les lettres adressées à ceux dont nous savons déjà qui écrira la réponse ; elle fait les envois d’argent ; elle accompagne les mères dans les tristes voyages. Etant elle-même un mélange d’autorité et de faiblesse, elle attire les confidences, et on recherche sa compassion. Plus tard ce seront les veillées, où se rendront celles qui se rendaient aux garderies ; puis d’autres devoirs se présenteront pour lesquels l’institutrice sera toujours prête : l’hospitalisation des blessés et le travail pour les combattans. Le ministère enverra des circulaires ; elles sont inutiles, si ce n’est qu’elles sont la mise en commun des initiatives diverses qui surgissent de partout. « Je ferai de mon mieux, dit une brave fille, pour répondre aux intentions de M. le ministre, mais ça nous part tout seul du cœur. »

Cet héroïsme quotidien et monnayé, quand les circonstances l’exigent, quand l’occasion sublime se présente, devient de l’héroïsme sans épithète. Ce fut au moment de l’invasion. Professeurs et instituteurs sont à leur poste, nous l’avons déjà dit. C’est la consigne. Et l’approche ou la présence de l’ennemi ne leur semblent pas une raison suffisante d’y manquer. Nous ne savons pas tout sur ces braves, puisque beaucoup sont encore au pouvoir de l’envahisseur. Nous savons qu’il y a eu des morts, même parmi les femmes, Queste, professeur au lycée d’Amiens, a été fusillé au moment même où il donnait des conseils de prudence. Nous savons que quelques-uns eurent l’honneur d’être emmenés comme otages, qu’ils sollicitèrent même cet honneur. Brayer, ancien instituteur, s’offrit pour remplacer comme otage une institutrice. Il mourut trois jours après. Nous savons que quelques-uns rendirent à nos états-majors de périlleux services. Nous savons qu’ils furent pour les malheureuses populations un exemple et un soutien, et les défendirent contre l’affolement. Nous savons qu’ils ensevelirent les morts, soignèrent les blessés et sauvèrent des soldats français de La captivité. Nous savons qu’ils réussirent parfois à en imposer à l’ennemi par leur sang-froid et leur courage. Grâce à l’attitude d’un professeur du collège d’Avesnes, une partie de cette ville échappa à l’incendie. Un instituteur de Sancy-lès-Provins (Seine-et-Marne) fit mieux : il arracha d’un général allemand l’autorisation d’employer à éteindre un incendie des troupes plus accoutumées à en allumer. A Clermont (Oise), c’est un ancien instituteur qui est maire. Il réussit à éviter lui aussi le pillage et l’incendie. Et aux officiers allemands, qui veulent forcer les devantures des magasins, il oppose fièrement la loi française qui interdit de pénétrer dans le domicile de citoyens absous. L’institutrice de Lalobbe (Ardennes) va au-devant du général ennemi dont l’armée menaçante approche et, au nom des blessés qu’elle soigne dans le village, obtient qu’il soit épargné. Nous savons encore qu’un inspecteur primaire du Pas-de-Calais a été le premier fonctionnaire civil cité à l’ordre du jour de l’armée, qu’un autre inspecteur primaire a fait quatre-vingts jours de prison pour avoir désobéi à l’ennemi. Nous connaissons l’histoire de l’instituteur de Stenay, Il avait caché des provisions dans un souterrain menant de son école à la Meuse. Des espions connaissaient son secret. Il dut guider dans le souterrain les Allemands qui firent main basse sur les provisions. Mais des soldats français étaient sur l’autre rive. Ce qui suit est extrait d’un rapport d’inspecteur primaire :


Un Allemand commande à l’instituteur de crier à nos soldats, afin de les attirer dans un guet-apens : « Venez, les nôtres sont ici. » Celui-ci refuse. Aussitôt on lui loge une balle dans la tête. La mort ne venant pas, on lui donne une seconde fois l’ordre de crier. Nouveau refus. Une seconde balle ennemie lui traverse la bouche et les deux joues, et on l’abandonne. La nuit venue, le moribond réussit, au prix d’efforts inouïs, à se traîner jusqu’à la route voisine. Une vache affamée s’approche et vient lécher le sang qui coule de ses blessures. Au matin, un passant le relève, et on transporte le malheureux à l’hôpital. Mais les docteurs allemands refusèrent de le soigner. Abandonné, l’instituteur de Stenay mourut après une longue et douloureuse agonie.


Nous connaissons l’histoire de celles qu’on appellera d’un nom collectif et qui honore tout un département : les institutrices de la Marne. L’autre guerre avait eu les instituteurs de l’Aisne, des martyrs, ceux-là. Elles sont trois qui, infirmières, accomplissent des prodiges à Reims avant, pendant, et après l’occupation allemande. Mlle Fouriaux est celle qui répondit aux remerciemens du major allemand qui s’en allait le 12 septembre : « Monsieur, nous n’avons fait que notre devoir d’infirmières, mais sans oublier jamais que nous sommes Françaises. » Une quatrième, Mme Fiquémont, remplit les fonctions de secrétaire de mairie à T… Voici ce que les rapports officiels nous apprennent à son sujet :


Du 4 au 12 septembre, elle eut à lutter contre les Allemands occupant la localité. Le 12, les Français reviennent ; mais T… se trouve sur la ligne de feu, et devient le théâtre de combats quotidiens. Toutes les maisons furent démolies par le bombardement ; un obus explose dans la chambre à coucher de Mme Fiquémont, heureusement absente ; mais elle refusa toujours d’abandonner sa maison, quoiqu’elle eût avec elle sa fillette de cinq ans et son neveu de six ans. Depuis le 24 septembre, la courageuse institutrice remplace le maire âgé et malade dans ses fonctions. La localité est d’ailleurs encore exposée aux obus allemands, mais Mme Fiquémont demeure quand même à son poste.


Nous sommes injustes en écartant d’autres noms qui se pressent encore sous notre plume. Comme l’Officiel est éloquent, même quand il s’agit de citations civiles I et comme on a, envie de supprimer toute analyse, tout commentaire et de se contenter d’aligner ces citations ! Mme Chéron a accompli successivement les plus difficiles devoirs en face des Allemands, envers les Français, envers les vivans et envers les morts. Voici ce que dit d’elle l’Officiel :


A montré dans des circonstances difficiles la plus grande énergie. Chargée des fonctions de secrétaire de mairie, et seule au moment de l’arrivée des Allemands, elle ne s’est pas laissé déconcerter par les menaces, et a tenu tête à leurs exigences avec une décision et un sang-froid remarquables. Lors du retour de nos troupes, elle a assuré le service du cantonnement et de l’alimentation ; elle a pris elle-même toute mesure pour l’identification et la sépulture de nos morts. Enfin, elle a su prévenir la panique au cours du bombardement par son exemple, son attitude et ses encouragemens à la population. (J. off. 4déc. 1914.)


Il y a quelque chose de tragiquement charmant dans la mort de Mme Sudre, morte pour qu’un enfant n’ait pas froid :


Au moment de l’entrée à Saint-Dié, et alors qu’on se battait encore dans la rue d’Alsace, s’est proposée comme parlementaire. A été tuée ensuite pendant le bombardement de Saint-Dié, le 29 septembre, dans les conditions suivantes : réfugiée dans une cave avec d’autres personnes, a tenu, au plus fort du bombardement, à aller chercher des couvertures pour un petit enfant qui se plaignait du froid. C’est en quittant la cave qu’elle a été mortellement frappée par un éclat d’obus, victime de son dévouement. (J. off., 24 janv. 1915.)


Enfin, voici un ménage d’instituteur et d’institutrice uni dans l’honneur d’une même citation : c’est le ménage Bougreau, de Sablonnières (Seine-et-Marne) :


Ont, au péril de leur vie, aidé quatre cavaliers français d’arrière-garde, surpris par l’ennemi, à se cacher dans leur propre maison, puis à s’enfuir pour rejoindre leur régiment. Contraint de rester debout, pendant un combat, au milieu des Allemands couchés, M. Bougreau fut blessé et gardé comme otage jusqu’au départ des ennemis. (J. off., 28 mars 1915.)


Je ne sais s’il y a un autre exemple d’une citation associant ainsi mari et femme. Il n’y en a pas en effet pour les deuils supportés avec un courage qui est le plus difficile et le plus dur des courages. On admire avec raison des généraux qui, plusieurs fois frappés dans leurs plus chères affections, continuent, sans sourciller, leur lâche de salut. Il y a de semblables exemples parmi des professeurs qui ne me pardonneraient pas de les nommer, et dont la foi patriotique et l’ardeur de propagande ont été trempées dans des deuils renouvelés. Qu’est-ce qui vous a transformés ainsi, pères et mères aux âmes inquiètes, facilement endolories, et qui aimiez vos enfans comme on ne les a jamais aimés ? Votre douleur n’est pas moins profonde. Elle l’est même d’autant plus que ceux qui tombent se sont révélés plus dignes de votre tendresse, et que vous ne reconnaissez pas, dans le coup qui vous frappe, le caractère inévitable d’une loi de la nature. Mais de l’innombrable douleur de la France d’aujourd’hui il sort de la force plutôt que de la faiblesse. Les deuils sont portés comme une noblesse ; dans l’universel exhaussement des courages, ceux qui pleurent ont essayé de n’être pas trop inférieurs à ceux qui meurent ; et ils ont cru que la continuation de leur effort et la victoire consentie du patriotisme sur les plus puissans des sentimens humains étaient l’hommage même que leurs morts eussent choisi. Vous vous êtes conduit comme un soldat, professeur de Grenoble, qui êtes entré en classe au moment où l’on venait de vous annoncer la mort de votre fils ; et vous, professeur de la Faculté de médecine de Nancy qui, recevant la même nouvelle, quand vous soigniez un blessé, n’avez pas interrompu l’opération commencée.

Les femmes ont été ici au moins les égales des hommes. Les lettres d’institutrices veuves valent les lettres d’adieu qu’elles ont reçues. Et que l’on songe que celles-là n’ont pas même droit à leur douleur et à leurs larmes ! Tout le monde a l’œil sur elles. Madame l’institutrice doit à son rôle public de donner l’exemple : elle le donnera. Et, passant devant la classe vide où son mari enseignait, elle va retrouver les enfans qui l’attendent et pour qui il n’est pas permis d’être triste. Et elle leur redira, sa voix tremblant un peu, qu’il faut savoir mourir pour la patrie. Voilà des scènes comme il s’en passe tous les jours dans nos humbles écoles. En voici une autre : Mlle V… est en classe. On entre, on lui parle à l’oreille. Elle tremble et sort. Puis elle rentre bientôt, les yeux rouges. « Voyons, mon enfant, où en étions-nous ? » Et la classe continue. On vient de lui apprendre la mort de son frère… Ailleurs un inspecteur trouve une mère subitement vieillie depuis la mort de son (ils, et s’occupant fébrilement de tricot et de chandails : « Il faut que je m’emploie autant que je peux, monsieur l’inspecteur, pour empêcher mon pauvre esprit de battre la campagne. » Beaucoup de femmes françaises ont fait comme elle. L’Université n’a pas eu le monopole de cette forme de courage plus que des autres. Disons seulement qu’elle a été une image fidèle du pays entier.


« LA CLASSE CONTINUE »

« La classe continue… » cette phrase que nous venons d’écrire résume tout ce qui va suivre. La guerre avait éclaté pendant les vacances. Elle n’était pas finie pour la rentrée de 1914. Et nous ne savons pas pour quelle rentrée elle sera finie. L’idée que la vie scolaire ne reprendrait pas à date fixe, quoiqu’il y eût alors de plus graves soucis, n’est pas venue un instant à l’esprit de ceux dont c’est la fonction d’en assurer la régularité. Pendant que l’on se bat sur la Marne, quand le lendemain est encore incertain, des fonctionnaires obstinés préparent donc la rentrée. Ainsi le paysan mène son labour jusqu’à la tranchée proche. Rien ne doit être en friche de ce qui a été sauvé de terre française. Les jeunes intelligences, dont nous attendons tant de réparations nécessaires, doivent être en friche moins que tout le reste. Mais poser un principe ne suffit pas. Comment faire ? Nous avons dit combien de professeurs et d’instituteurs étaient mobilisés. Or on ne remplace pas un professeur ni même un instituteur comme on remplace le premier employé venu, et l’improvisation en pareille matière est impossible. L’idée vint, surtout lorsqu’on se mit à appeler des classes moins jeunes, d’atténuer la rigueur des lois militaires, non pas en faveur des maîtres, mais par nécessité, parce qu’on ne voulait pas se passer de l’école, et parce que l’école ne pouvait se passer de maîtres. De même on renvoie aujourd’hui à l’usine l’ouvrier indispensable. On eût renvoyé à cette autre usine cet autre ouvrier. Les maîtres ne le voulurent pas. La Fédération des Amicales d’instituteurs protesta contre une proposition de loi déjà déposée : « Les instituteurs estiment, est-il dit dans cette protestation, qu’ils ont le devoir et le droit de participer aux obligations de leurs classes respectives. » Toute mesure d’exception eût compromis à leurs yeux l’honneur de leur corporation. Et l’enseignement secondaire, dans lequel les remplacemens étaient un pire problème encore, suivait nécessairement le sort de l’enseignement primaire, fixé immuablement par ces nobles scrupules. Cette difficulté n’était pas la seule. Les locaux manquaient. Ils étaient réquisitionnés, quelques-uns pour des cantonnemens militaires, le plus grand nombre pour des hôpitaux. Plusieurs de ces réquisitions étaient prévues par le journal de mobilisation. Les besoins dépassèrent les prévisions ; et, comme il s’agissait des blessés, on n’eut pas même la velléité de discuter. Le service de santé militaire fît aux internats secondaires l’honneur d’en trouver l’installation matérielle supérieure à tout ce qu’on pouvait lui offrir ailleurs, et de les occuper presque tous. Au moment de la rentrée de 1914, 2 031 écoles publiques étaient réquisitionnées, 150 écoles normales, c’est-à-dire presque toutes, 178 écoles primaires supérieures, et 347 établissemens secondaires, dont 221 en totalité. Il y en a en tout 528. Et ceux qui n’étaient pas réquisitionnés, étaient, sauf quelques lycées de Paris, les moins bien installés. A Bordeaux, pendant le séjour du gouvernement, les facultés elles-mêmes logeaient les différens ministères. Mais cela fut exceptionnel et d’ailleurs ne dura pas. Donc, manque de locaux et manque de personnel. Et on rentra tout de même.

Pour les locaux on s’ingénia. Un inspecteur en tournée raconte avec bonne humeur le problème qui se pose pour lui à la descente du train : « Où est l’école ? » Il faut la chercher partout, sauf dans l’école. Cela n’est vrai cependant que pour celles que leurs dimensions rendaient dignes d’une réquisition, et dans les agglomérations qui ont tenu à honneur d’avoir au moins un hôpital de la Croix-Rouge. Mais où sont l’école normale, le collège, le lycée, ce sont de vraies découvertes à faire en effet. Et quand on a cru trouver, On n’a trouvé le plus souvent qu’une partie d’un tout désarticulé et morcelé. Plus l’établissement est important, et plus il a fallu renoncer à le transporter de toutes pièces dans des locaux qui eussent été réquisitionnés eux-mêmes, s’ils avaient existé. Quelquefois une certaine cohabitation du lycée et de l’hôpital fut possible, et donna lieu à une touchante fraternité de l’élève et du blessé. Certaines municipalités se dépouillèrent. Des musées devinrent dortoirs, des salles de conférences réfectoires, des salles de bibliothèque, des salles de mariage classes ou études. D’autres donnèrent de préférence ce qui ne leur servait pas. Les palais de justice furent mis à contribution ; les salles d’audience prêtèrent leur majesté à l’enseignement des conjugaisons et des déclinaisons. Des salles de cinéma, de café même, reçurent au contraire un certain prestige de l’emploi imprévu qui était fait d’elles. Beaucoup d’habitations privées furent prêtées par des amis de l’Université, ou louées. Les internats furent malaisément reconstitués ; on leur substitua le placement familial ; et il faut reconnaître, malgré les espérances que, même en temps de paix, on fondait sur lui, que le travail n’y trouva pas son compte. Mais dans l’ensemble les familles restèrent fidèles à l’Université dépouillée. Certains établissemens furent rendus à leur destination, à la rentrée de 1915. Et, grâce à une mutuelle bonne volonté, ces restitutions seront plus importantes et plus nombreuses en 1916. La perte d’élèves avait atteint la proportion de 20 pour 100. Elle n’est plus que de 12 pour 100, et elle est causée en grande partie par l’appel prématuré des classes. La crise a été conjurée ; on a reçu des nécessités subies d’utiles leçons de simplicité, et les meilleurs parmi les éducateurs surent convertir, chez leurs élèves, la gêne matérielle en intention de sacrifice.

Mais il fallut un concours de bonnes volontés inouï pour qu’un maître fût présent partout où il y avait une école ouverte. A la campagne, ou bien on réunit les garçons et les filles, ou bien, quand l’école des filles a plusieurs classes, l’une des maîtresses fut chargée de l’école des garçons. Souvent c’est une intérimaire qui est spécialement désignée pour ce sujet. Elle arrive dans un village où elle trouve le logement destiné à l’instituteur occupé par la famille du mobilisé, et ne sait où se loger. Il est vrai qu’elle recevra 1 200 francs par an. Mais elle n’est qu’intérimaire ; elle songe à son avenir incertain, elle est très jeune, isolée, inexpérimentée. Elle a surtout peur des garçons qu’elle devra régenter, et qui cependant respecteront presque toujours sa craintive et gracieuse autorité. C’est de ces misères et de ces dévouemens féminins que le pays a vécu, en même temps que du courage des hommes.

Dans les établissemens secondaires on fit un appel, qui fut entendu, à des auxiliaires un peu exceptionnels. Ici un sous-préfet, là un président de tribunal et un procureur de la République ont donné l’exemple. Des ingénieurs devinrent professeurs de mathématiques, des pharmaciens professeurs de chimie et de sciences naturelles. Les avocats et les magistrats, gardiens des traditions, enseignèrent le latin. L’histoire eut la préférence des journalistes. Mais il y avait quelque chose de précaire dans ces généreuses improvisations, et une administration éprise de méthode s’efforça d’organiser un provisoire qui durait. Des crédits furent obtenus pour payer ceux ou celles qui étaient dans la nécessité de vivre de leur travail. Il n’en reste pas moins cent soixante professeurs bénévoles dans nos lycées. Des hommes sont venus qui ont dit aux chefs de l’Université : « Je ne puis servir comme soldat, je veux servir mon pays de quelque façon. Employez-moi… » Et depuis deux ans, ils servent ainsi. Beaucoup de professeurs retraités (126) sont remontés dans leur chaire, quelquefois rajeunis par la joie d’être utiles ; plusieurs refusent d’être rétribués. Le traitement d’un professeur se compose d’ordinaire de deux parties, d’ailleurs inégales : le traitement proprement dit et la rémunération d’heures d’enseignement données au-delà du nombre qui est dû. Ces heures supplémentaires continuent d’être données, mais elles ont cessé d’être payées. Chaque semaine, il y en a plus de 1 350 faites dans ces conditions, sans compter celles qui sont faites, — aux mêmes conditions, — par les professeurs de faculté, les proviseurs et les censeurs (350). Aux professeurs des régions envahies on offrit, dans d’autres lycées que les leurs, une occupation pour eux le plus souvent salutaire. Force fut cependant de nommer des suppléans et aussi des suppléantes. Il y a, à l’heure présente, quatre cent cinquante femmes environ enseignant dans les lycées et collèges de garçons ; il y en a trois dans les facultés mêmes. On se demandait à quoi pourraient bien servir ces jeunes filles qui, depuis quelques années, envahissaient nos facultés des lettres et des sciences, et que les cadres de l’enseignement féminin ne devaient certainement pas suffire à recueillir. L’imprévu est arrivé, et ce que l’on se demande aujourd’hui, c’est comment on aurait pu se passer d’elles. Enfin, surtout dans cette seconde année de guerre, il y a eu des professeurs en uniforme ; ils sont trois cents dans tous les ordres d’enseignement. Une entente entre le ministère de la Guerre et le ministère de l’Instruction publique a, permis en effet la conciliation de certaines besognes militaires et de la besogne universitaire. Ces professeurs en uniforme font double service, mais ne sont pas les moins écoutés de leurs élèves.

Il y a une catégorie, peu nombreuse il est vrai, de professeurs, dont nous n’avons pas encore parlé : les professeurs belges. Nos lycées s’étaient ouverts aux élèves belges qui y avaient été reçus, lorsqu’il le fallut, gratuitement, comme y sont reçues les victimes françaises de la guerre pour lesquelles le régime trop étroit et trop parcimonieux des bourses ne suffisait plus, comme y seront reçus plus tard les enfans serbes. Mais il y avait aussi des professeurs belges sans emploi et quelquefois sans ressources. L’hospitalité française s’étendit à eux. M. Wilmotte, professeur à l’Université de Liège, eut l’honneur d’ouvrir la série de ces hôtes de notre Université. Cela lui était peut-être dû. Elève de Gaston Paris, il était devenu à Liège, où il enseignait, et dans toute la Belgique, l’apôtre du français et de la France. Contrairement à tous les règlemens, cet étranger fut nommé professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux. Le gouvernement était alors à Bordeaux, M. Wilmotte a depuis suivi le gouvernement à Paris. La date de sa nomination n’est pas indifférente, elle est du 8 septembre 1914. D’autres noms suivirent : M. de la Vallée Poussin a enseigné au Collège de France, M. Brachet à la Faculté de médecine de Paris, M. de Wulff à l’Université de Poitiers, M. Doutrepont à l’Ecole des Hautes-Études, à Paris, et à l’Université de Dijon. En ouvrant ses chaires à des professeurs belges, l’Université de France avait cru d’abord n’accomplir qu’un geste de haute courtoisie. Sa bonne action lui fut profitable. Car, à la suite des maîtres que nous avons nommés, il en vint qui occupèrent dans l’enseignement primaire ou dans l’enseignement secondaire quelques-uns de ces postes dont la vacance momentanée créait de graves embarras. Comment ils furent accueillis, c’est ce qu’il faudrait ajouter. Un seul fait. Un maître d’une école moyenne, située près de Charleroi, est nommé au lycée de Mont-de-Marsan. Il est marié et père de six enfans avec lesquels il a fui, dénué de tout. On le sait à Mont-de-Marsan. Il trouvera, en arrivant, une maison qu’il n’aura pas à louer, dans cette maison des meubles et de la literie qui lui seront prêtés, dans les armoires du linge et des vêtemens d’enfant, dans le buffet des provisions pour les premiers repas. Voilà la gentillesse de l’accueil français. Et voilà des liens qui s’ajoutent à ceux que la fraternité d’armes à créés.

Donc, les classes ont repris. La première classe d’octobre 1914 a été faite à Bordeaux par le ministre même de l’Instruction publique, classe enflammée et vibrante. A la même heure, dans toute la France, pour cette première rencontre des élèves et des maîtres après les mois tragiques, l’enseignement eut le même objet : la patrie, ses épreuves, et ses invincibles espérances. Ainsi fut fait, en particulier à Lille, sous la présidence du recteur Lyon dont, bientôt après, rien ne devait plus nous parvenir, et dont nous savons seulement combien la sensibilité ardente et délicate a dû souffrir. Et l’année continue, scandée, autant que par les traditionnelles vacances, par les journées auxquelles l’école est associée : journée du drapeau belge, journée du 75, journée française, journée de l’orphelinat des armées. La journée serbe fut même exclusivement scolaire et consista dans une leçon d’histoire sur l’épopée lointaine et mal connue d’un peuple subitement jeté dans le cours de nos propres destinées. Puis vinrent des distributions de prix d’un caractère plus grave que les cérémonies coutumières : elles furent présidées par les chefs des établissemens eux-mêmes, ou quelquefois par les chefs de ces chefs, et les discours se bornèrent à raconter la vie mouvementée de chaque maison pendant l’année vécue et sa participation à toutes les œuvres de guerre qui ont surgi. Ces discours constituent par suite de sincères et utiles documens, et n’écartèrent pas la pensée des auditeurs de ce qui est depuis deux ans l’unique objet de la pensée de tous. Et une autre année a recommencé, et d’autres journées, appels répétés à des générosités inlassables, ont eu lieu, et d’autres distributions de prix vont avoir lieu ou viennent d’avoir lieu. Les examens aussi fonctionneront, et les sessions de baccalauréat furent même un peu plus nombreuses, la règle adoptée étant de ne pas ajouter aux risques de ceux qui partent le moindre tort fait à la carrière de ceux qui reviendront. On se présente même au baccalauréat entre deux coups de feu. Ce fut le cas d’un petit sergent de dix-huit ans. Le 30 juin, son père écrit au doyen de la Faculté de Nancy : « Je vous envoie mon fils qui descend ce matin des tranchées où il vient de passer une semaine terrible, qui ne l’a guère préparé à l’épreuve de demain. S’il est admissible, je voudrais qu’il passe son oral le plus tôt possible, afin qu’il ne reste pas trop longtemps éloigné de la section qu’il commande. » Le jeune sergent est reçu à l’examen écrit ; il est reçu aussi à l’examen oral, le 5 juillet ; le soir même, il regagne son poste. Le lendemain, le doyen recevait du père ces quelques lignes : « Merci de l’accueil que vous avez fait à mon cher enfant ; aujourd’hui, à dix-huit heures, il a été tué au Rois-le-Prêtre. » Ainsi mourut, le 6 juillet 1915, le sergent Marcel Ferrette, bachelier de la veille.


CLASSES DE GUERRE

Il va sans dire que les classes ne furent pas tout à fait ce qu’elles sont en temps ordinaire. « Depuis de longs mois, écrit M. Buisson, ni les choses ni les idées ne nous apparaissent plus qu’en fonction de la patrie. » Les pédagogues appellent « centre d’intérêt » la note dominante d’un enseignement, celle autour de laquelle tout s’organise, à laquelle tout ramène. La guerre n’eut pas de peine à être le centre d’intérêt de l’enseignement depuis deux ans. Les maîtres français gardèrent cependant là une instinctive mesure. La classe resta partout la classe et ne fut jamais le lieu où l’on bavarde. Elle fut pour la sensibilité enfantine, que les émotions du dehors mettent à une suffisante épreuve, la trêve, l’heure passée dans la contemplation des vérités et des lois, et, comme dans une pacifiante éternité. C’est ailleurs que l’éducation est toujours un moyen, un dressage : chez nous, même en ces années de lutte, elle ne s’est ni subordonnée ni abaissée. Nous demandons qu’on ait, en nous lisant, cette remarque toujours présente à l’esprit. Car, en disant ce qu’il y a eu de changé, nous risquons de faire oublier que tout ne l’a pas été. Il y a eu des « classes de guerre, » où la guerre a été racontée dans son origine et dans son développement. Ou bien, dans chaque journée, quelques instans ont été consacrés régulièrement à une méditation des événemens les plus récens, et comme à une patriotique prière. Il y a eu des « cahiers de guerre faits, dans certaines campagnes, pour les familles autant que pour les enfans. Sur le recto, l’histoire des faits ; sur le verso, des pages à lire, les pensées dont il faut se pénétrer. La guerre en a fait éclore de très belles en effet. Les chefs de l’Université ont, à certains jours, eux-mêmes introduit dans les classes cette attention au présent, contre laquelle d’ordinaire ils les protègent. Mais il s’agit d’un présent vraiment exceptionnel, et qui a des proportions d’histoire au moment même où il paraît à l’horizon. M. Liard prit plusieurs de ces initiatives. Il lit lire dans tous les lycées de Paris une admirable page du Times sur les sentimens de l’Angleterre envers la France. Plus tard, il invita les maîtres de tous les ordres d’enseignement à raconter pieusement le martyre d’Edith Cavell, et, tous les recteurs ayant suivi son exemple, il n’y a pas un enfant de France qui ait aujourd’hui le droit d’ignorer le nom de la pure victime. Un autre recteur mettra sous les yeux des élèves tel récit héroïque qui l’aura particulièrement frappé, les associant ainsi à sa propre émotion ; tel autre fera donner en dictée la belle page de M. Ribot sur le « devoir de l’emprunt. » Les récits d’événemens militaires parus dans le Bulletin des armées servirent aussi de textes de dictées.

Mais ce n’est pas seulement de cette façon épisodique que la guerre pénétra dans nos programmes. Toutes les disciplines s’adaptèrent spontanément, et sans mot d’ordre, aux préoccupations présentes ; et beaucoup même furent vivifiées par elles. L’enseignement civique ne passait pas, jusqu’ici, pour très passionnant ; aujourd’hui, il est vivant ; quand on parle du maire, on le voit veillant sur la cité, mourant pour elle ; ou bien on évoque l’image du bourgmestre de Bruxelles. Comment traiter de morale, parler de justice, de charité, de respect de la parole donnée, sans que des exemples concrets assaillent l’esprit, unis à de pieux souvenirs et à de patriotiques colères ? Le « prochain » n’est plus un mot vide, c’est le blessé, c’est le réfugié c’est la réalité souffrante que l’on rencontre à chaque pas. Dans la classe d’histoire, on descend involontairement du passé au présent, et c’est une façon, qui en vaut d’ailleurs une autre, d’étudier l’histoire, que cette recherche des antécédens et des causes. La géographie s’anime, non seulement dans cette partie de la terre que le sang humain arrose, mais dans tous les coins du monde où se découvrent des élémens et où se dressent des acteurs possibles du drame européen, Les sciences mécaniques et chimiques sont mises en vedette par les formes nouvelles que la guerre a prises ; et l’acier et le brome et le chlore sont devenus des premiers rôles. Le latin est plus actuel que jamais ; si la langue est morte, les idées vivent et les faits se répètent. La rude franchise de T. Quinctius Capitolinus devant une plèbe indolente que la préparation à la guerre ennuie et effraie, la riposte du sénateur Appius Claudius au tribun qui se lamente parce que la guerre dure, la semonce que le consul L. Emilius Paulus adresse aux stratèges du forum, — nous disons, dans nos climats où l’on vit moins en plein air : stratèges en chambre, — comme tout cela semble d’hier, et comme la leçon prend de force cependant grâce au recul du temps ! L’instinct des maîtres les a conduits ainsi vers des textes qui semblent faits exprès pour nous apporter le renfort de la vertu romaine et des exemples d’autrefois. Je pourrais faire cent autres emprunts aux « cahiers de textes » que certains professeurs ont fait connaître. Il faut ajouter que, dans le latin, les élèves d’aujourd’hui aiment vaguement aussi celle culture latine, dont ils entendent parler, et dans laquelle ils sentent une alliée.

Mais nul enseignement n’a subi, comme celui du français, les effets de la guerre. La langue française, la littérature française ne sont plus des choses, mais des êtres, des êtres chers, que l’on aime parce qu’ils ont été en danger, et envers lesquels on se sent des torts parce qu’on ne les a pas assez exclusivement aimés. Nous, nous tournons vers nos grands écrivains comme vers des génies bienfaisans sur le secours desquels nous comptons ; et nous honorons ces représentans de nos traditions, » ces maîtres d’énergie selon ce qu’ils nous apportent aujourd’hui. Il en résulte même quelques injustices momentanées, et un certain trouble dans la hiérarchie de nos cultes littéraires. À cette heure où les vivans appellent les morts à la rescousse, notre patriotisme jaloux éprouve quelque prévention contre les morts qui répondent mal à l’appel et font triste figure de combattans. Laissons-les dormir en paix ; une autre génération dont les besoins seront autres saura bien les retrouver et les ressusciter. Mais les enfans, dont les jugemens ne connaissent pas la mesure, et qui n’ont pas le souvenir d’enthousiasmes passés, dictent au maître ses choix, sous la menace de n’être pas compris d’eux. Ils veulent cette littérature dont parlait Renan, — un de ceux qui sont injustement peut-être délaissés, — et qui, transportée dans la vie, la fait noble ; ils veulent cette littérature où ils reconnaissent le produit authentique du terroir, où ils sentent comme le parfum d’une fleur de France. Le même phénomène se produit, nous assure-t-on, en Angleterre. Le centenaire de Shakspeare vient d’y être célébré avec une piété à laquelle les universités françaises se sont d’ailleurs associées. Dans le choix des devoirs aussi, il faut que le maître se défende contre la tentation de faire appel à des sentimens qui, lui-même, l’obsèdent. Quand il cède cependant, l’élève répond de façon à faire croire que le talent courra les rues demain, comme l’héroïsme aujourd’hui. C’est tout simplement qu’il répond avec tout son cœur. Il y a des devoirs d’enfans qu’on a publiés. Il y a les devoirs déjà virils de garçons ; il y a les devoirs charmans de fillettes qui expliquent pourquoi elles tricotent et continueront de tricoter. Interrogées sur la notion de sacrifice, des jeunes filles plus âgées écrivirent des pages à faire frémir par ce qu’elles laissaient deviner d’expérience déjà douloureuse. Ainsi il y a eu entre l’école et le pays un constant unisson.

Elle fut même en liaison avec le front, et les professeurs ou instituteurs soldats ont été les agens naturels de cette liaison. C’est eux qui commencèrent, et dès la rentrée d’octobre 1914. La pensée de la classe abandonnée se présentait mélancolique à eux, et ils écrivirent. Ils écrivirent à des collègues, souvent même directement aux enfans. Ces lettres expriment vraiment, quoique avec simplicité, l’offrande collective que fait d’elle-même une génération à celle qui la suit. « Nous voulons, dit un maître, effacer des jeunes fronts le stigmate des vaincus qui nous a tant brûlés. » Et ils ne demandent aux enfans, pour les payer de leur sang, que de bien faire leur métier d’enfans et d’être de bons élèves, conseils parfois simplement touchans, mais qui prennent parfois aussi l’accent d’une dernière volonté. Les élèves répondirent. Et l’habitude se prit d’une correspondance entre la classe et le maître d’hier qui reste de cette façon le maître d’aujourd’hui. Le ton s’abaisse quelquefois et le maître raconte ce qu’il sait intéresser les enfans, et par exemple les exploits de leurs petits contemporains du front, dédaigneux de l’obus. On devra faire un recueil des plus significatives de ces lettres. Puis il arriva que des naïves réponses qui leur parvinrent, et de cette tendresse admirative qu’ils sentaient comme un flot monter vers eux, les maîtres reçurent, au milieu des dangers qu’ils couraient, comme un rafraîchissement. Le bienfait de leurs lettres à eux leur était rendu. D’autres fois, c’est avec les pères mobilisés que le maître, qui ne l’est pas, organise une correspondance, les tenant au courant du travail de leurs enfans, et excitant le zèle de ceux-ci par l’idée même de ces rapports qui vont si loin. De cette façon encore, la liaison s’établit.

Quand le maître revient du front, quand il revient avec un galon, une citation, les scènes les plus émouvantes ont lieu. L’école attire le maître, en effet. « Le général m’a accordé un congé de trois mois, écrit l’un d’eux à son chef. Je suis arrivé hier soir, et j’ai commencé à faire la classe aujourd’hui. » Il croit dire et faire une chose toute simple. Et s’il est blessé, la scène est plus émouvante encore. Elle est émouvante pour les autres, car le soldat ne « s’en fait pas. » L’un d’eux l’a dit philosophiquement : « Une béquille, ne va pas mal à un maître d’école. » Vue d’avenir sur notre futur recrutement. Il sera bon que la génération heureuse qui grandit ait longtemps sous les yeux ces témoignages du prix que le bonheur dont elle jouira aura coûté. Aussi est-il question d’ouvrir des sections de mutilés dans nos écoles normales primaires. Dès maintenant, on a introduit, autant qu’on l’a pu, des mutilés dans les emplois de surveillans qui ne demandent aucune préparation technique, mais simplement une faculté d’inspirer le respect que la blessure reçue confère. — Souvent le maître n’est pas revenu et ne reviendra plus ; mais quelque chose de lui demeure : au-dessus de la chaire où il enseignait, dans quelques écoles, on lit ceci : « A la mémoire de M… votre maître, mort au champ d’honneur. Faites votre devoir comme il a fait le sien. » Ainsi sa suprême leçon est toujours présente à la mémoire des élèves. Chaque école a eu d’ailleurs sa façon spontanée et différente d’honorer ses morts à elle. Plus tard, l’Université rendra les honneurs définitifs et perpétuera les souvenirs sur le marbre et sur l’airain. Les projets pieux abondent. Attendons que la victoire jette ses rayons sur nos deuils et grandisse encore nos morts.


RAYMOND THAMIN.