L’illusion libérale/01

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Palmé (p. 5-10).
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I

Sentant l’hérésie… J’ai compris, il y a quelques jours, la vérité et la profondeur de cette expression, en écoutant longuement causer un homme, le plus honnête que l’on puisse imaginer, dévot, occupé de bonnes œuvres, érudit, ardent, plein de belles illusions ; plein aussi, hélas ! de lui-même, et, tout à l’heure, plein de mauvaise foi. Il s’était proclamé catholique obéissant, mais surtout catholique « libéral. »

On lui a demandé ce que c’est qu’un catholique libéral, relativement au catholique pur et simple, qui croit et qui pratique ce qu’enseigne l’Église ? Il a répondu ou plutôt il a fait entendre que le catholique pur et simple, qui croit et pratique ce qu’enseigne l’Église, est un catholique peu éclairé. On objecta qu’alors donc, à son avis de catholique libéral, l’Église catholique est peu éclairée ? Il ne voulut point articuler cela, mais on vit qu’il le pensait. Il faisait d’ailleurs des distinctions et des confusions assez louches entre l’Église et la Cour romaine. À propos des brefs, lettres latines et encycliques publiés dans ces derniers temps, la Cour romaine venait sur sa langue bien à point pour le tirer d’affaire ; néanmoins, il n’en résultait rien de net.

Pressé de trouver un mot qualificatif plus clair que ce peu éclairé, il recommença une digression sur la liberté humaine, sur les changements qui se sont opérés dans le monde, sur les époques de transition, sur les abus et les inutilités de la contrainte, sur la nécessité de ne plus employer la force au profit de la vérité. Il appuya sur le péril d’avoir des priviléges et sur la convenance d’y renoncer absolument… Dans ce verbiage, nous reconnûmes divers lambeaux des doctrines révolutionnaires qui se combattent ou plutôt se bousculent depuis 1830. Le fond était du Lamennais, et il y avait jusqu’à du Proudhon. Mais ce qui nous frappa davantage, ce fut l’insistance avec laquelle notre catholique libéral nous qualifiait de catholiques intolérants.

On l’arrêta là-dessus. Oubliant cette fois la « Cour romaine », il avoua que ce qu’il reprochait à l’Église, c’est son intolérance. — Elle a, dit-il, toujours trop gêné l’esprit humain ; elle a constitué sur le principe de l’intolérance un pouvoir séculier encore plus fâcheux. Ce pouvoir a asservi le monde et l’Église elle-même. Les gouvernements se sont ingérés d’imposer la foi ; de là des violences qui ont révolté la conscience humaine et qui l’ont précipitée dans l’incrédulité. L’Église périt par les appuis illégitimes qu’elle s’est voulu donner. Le temps est venu, elle doit changer de maximes ; ses enfants doivent lui en faire sentir l’opportunité. — Il faut qu’elle renonce à tout pouvoir coërcitif sur les consciences, qu’elle nie ce pouvoir aux gouvernements. — Plus d’alliance entre l’Église et l’État : que l’Église n’ait plus rien de commun avec les gouvernements, que les gouvernements n’aient plus rien de commun avec les religions, qu’ils ne se mêlent plus de ces affaires ! — Le particulier professe à sa guise le culte qu’il a choisi suivant son goût : comme membre de l’État, il n’a point de culte propre. — L’État reconnaît tous les cultes, leur assure à tous une égale protection, leur garantit une égale liberté, tel est le régime de la tolérance ; et il nous convient de le proclamer bon, excellent, salutaire, de le maintenir à tout prix, de l’élargir constamment. — L’on peut dire que ce régime est de droit divin : Dieu lui-même l’a établi en créant l’homme libre ; il le pratique en faisant luire son soleil sur les bons et sur les méchants. À l’égard de ceux qui méconnaissent la vérité, Dieu aura son jour de justice, que l’homme n’a pas le droit de devancer. — Chaque Église, libre dans l’État libre, incorporera ses prosélytes, dirigera ses fidèles, excommuniera ses dissidents ; l’État ne tiendra nul compte de ces choses, n’excommuniera personne et ne sera jamais excommunié. — La loi civile ne reconnaîtra aucune immunité ecclésiastique, aucune prohibition religieuse, aucun lien religieux : le temple paiera l’impôt des portes et fenêtres, l’étudiant en théologie fera le service militaire, l’évêque sera juré et garde national, le prêtre se mariera s’il veut, divorcera s’il veut, se remariera s’il veut. D’un autre côté, pas plus d’incapacités et de prohibitions civiles que d’immunités d’un autre genre. Toute religion prêchera, imprimera, processionnera, carillonnera, anathématisera, enterrera suivant sa fantaisie, et les ministres du culte seront tout ce que peut être un citoyen. Rien n’empêchera, du côté de l’État, qu’un évêque commande sa compagnie de garde nationale, tienne boutique, fasse des affaires ; rien n’empêchera non plus que son Église, ou le Concile, ou le Pape puissent le déposer. L’État ne connaît que des faits d’ordre public.