Lélia (1833)/Cinquième Partie/IX

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H. Dupuy et L. Tenré (2p. 229-245).


IX

LES CAMALDULES.



Trenmor, qui aimait à voyager à pied, se procura néanmoins une voiture pour transporter Sténio qui n’aurait pas eu la force de marcher. Ils s’en allèrent à petites journées, contemplant à loisir les lieux magnifiques qu’ils traversaient. Sténio était taciturne et paisible. Il ne demanda pas une seule fois quel était le terme et le but de ce voyage. Il se laissait emmener avec l’apathie d’un prisonnier de guerre, et son indifférence pour l’avenir semblait lui rendre la jouissance du présent. Il regardait souvent avec admiration les beaux sites de ce pays enchanté, et priait Trenmor de faire arrêter les chevaux pour qu’il pût gravir une montagne, ou s’asseoir au bord d’un fleuve. Alors il retrouvait des lueurs d’enthousiasme, des élans de poésie, pour comprendre la nature et pour la célébrer.

Mais, malgré ces instans de réveil et de renaissance, Trenmor put observer dans son jeune ami les irréparables ravages de la débauche. Autrefois, sa pensée active et vigilante s’emparait de toutes choses et donnait la couleur, la forme et la vie à tous les objets extérieurs ; maintenant, Sténio végétait, à l’ordinaire, dans un voluptueux et funeste abrutissement. Il semblait dédaigner de faire emploi de son intelligence ; mais, en réalité, il n’était plus le maître de la gouverner. Souvent, il l’appelait en vain, elle n’obéissait plus. Il affectait alors de mépriser les facultés qu’il avait perdues, mais l’amertume de sa gaieté trahissait sa colère et sa douleur. Il gourmandait en secret sa mémoire rebelle ; il fustigeait son imagination paresseuse ; il enfonçait l’éperon au flanc de son génie insensible et fatigué, mais c’était en vain ; il retombait épuisé dans un chaos de rêves sans but et sans ordre. Ses idées passaient dans son cerveau, incohérentes, fantasques, insaisissables, comme ces étincelles imaginaires que l’œil croit voir danser dans les ténèbres, et qui se suivent et se multiplient pour s’effacer à jamais dans l’éternelle nuit du néant.

Un soir, au coucher du soleil, ils entrèrent dans une vallée couverte de riches forêts ; les plus belles eaux serpentaient en silence à l’ombre des myrtes et des figuiers. De vastes clairières, où paissaient des troupeaux demi-sauvages, entrecoupaient de lisières d’un vert tendre ces masses d’un ton vigoureux. Ce pays était riche et désert. On n’y voyait d’habitations que des chalets épars et presque cachés dans le feuillage. On y pouvait donc jouir à la fois de toutes les grâces, de tous les bienfaits de la nature féconde, et de toutes les grandeurs, de toute la poésie de la nature inculte.

À mi-côte de la colline que nos voyageurs descendaient pour entrer dans cette belle vallée, Trenmor fit mettre pied à terre à son compagnon, et tandis que la chaise et les chevaux les suivaient au pas et avec précaution sur un chemin rapide et dangereux, ils gagnèrent, en marchant, le sol fertile et doucement ondulé de la vallée.

Sténio se sentit un instant rajeuni et consolé par la vue de cette belle contrée.

— Heureux, s’écria-t-il à plusieurs reprises, les pasteurs insoucians et rudes qui dorment à l’ombre de ces bois silencieux, sans autre souci que le soin de leurs troupeaux, sans autre étude que le lever et le coucher des étoiles ! Plus heureux encore les poulains échevelés qui bondissent légèrement dans ces broussailles, et les chèvres farouches qui gravissent sans efforts les roches escarpées ! Heureuses toutes les créatures qui jouissent de la vie sans fatigue et sans excès !

Comme ils tournaient un des angles du chemin, Sténio aperçut dans la brume du soir, qui mangeait insensiblement tous les contours du paysage, une vaste ligne blanche sur le flanc de la montagne qui ceignait la vallée d’un cirque vaste et majestueux.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il à Trenmor. Est-ce une ligne d’architecture splendide, ou bien une muraille de craie, comme il s’en trouve dans ces rochers ? Est-ce une immense cascade, une carrière, ou un palais ?

— C’est un monastère, répondit Trenmor, c’est le couvent des Camaldules.

Sténio n’avait pas écouté la réponse ; il continua de marcher en sifflant.

La nuit vint. La route à peine tracée devint si sombre que le postillon ne put avancer davantage sans se heurter à tous les arbres. Un chalet lui donna l’hospitalité ; mais les deux voyageurs, trouvant l’heure trop peu avancée pour se livrer au repos, continuèrent à marcher et s’enfoncèrent au hasard dans les bois.

Trenmor connaissait parfaitement le pays ; mais il feignit de s’égarer. Craignant d’éveiller la répugnance de Sténio et de le rappeler au sentiment de sa liberté en le prévenant de son dessein, il affectait d’ignorer où ils passeraient la nuit.

Peu à peu ils se rapprochèrent des montagnes, et Trenmor, voyant Sténio fatigué, lui proposa de regagner, comme ils pourraient, le lieu où ils avaient laissé leur équipage.

— J’aimerais mieux mourir à l’instant que de recommencer le chemin que j’ai fait, répondit Sténio ; je suis accablé, je n’irai pas plus loin.

— Vous ne pouvez, reprit Trenmor, dormir sans danger sur cette herbe humide et dans la brume de ces eaux froides et stagnantes. Faites un effort pour gravir la base de la montagne. Voici un chemin doux et facile. Quand nous aurons atteint une certaine élévation, nous pourrons trouver dans quelque grotte un asile plus sain.

Sténio se laissa entraîner, et quand ils eurent franchi un taillis qui tapissait le pied de la montagne, ils virent, aux premières lueurs de la lune, s’élever devant eux la façade élégante et riche du couvent des Camaldules. Trenmor proposa d’y demander l’hospitalité. Un frère lai vint les recevoir, et, sans répondre un seul mot à leur requête, il les conduisit vers la salle destinée aux pélerins.

Sténio, accablé de lassitude, dormit si profondément qu’il perdit tout-à-fait le sentiment de sa situation, et le lendemain il se trouva debout et vêtu, sans avoir pu ressaisir le souvenir de la veille et se rendre compte du lieu où il se trouvait. Il ne songea même pas à appeler Trenmor ; il avait oublié et Trenmor et son propre départ de Villa-Bambuccj, et son voyage à travers des campagnes dont il n’avait pas demandé le nom. Il lui sembla qu’il venait de passer brusquement d’un séjour bruyant et populeux à une demeure déserte et silencieuse. Il sortit de sa chambre et jeta un regard d’étonnement paresseux et d’indécision insouciante sur les objets qui se présentèrent.

D’abord ce fut une longue galerie, dont la voûte de marbre blanc était soutenue par des colonnes corinthiennes d’un marbre rose veiné de bleu, séparées l’une de l’autre par un vase de malachite où l’aloës dressait ses grandes arêtes épineuses ; et puis d’immenses cours qui se succédaient dans une profondeur vraiment Piranésique et que remplissaient, comme des tapis étendus, de riches parterres bigarrés des plus belles fleurs. La rosée dont toutes ces plantes étaient fraîchement inondées semblait les revêtir encore d’une gaze d’argent. Au centre des ornemens symétriques que ces parterres dessinaient sur le sol, des fontaines, jaillissant dans des bassins de jaspe, élevaient leurs jets transparens dans l’air bleu du matin, et le premier rayon du soleil, qui commençait à dépasser le sommet de l’édifice, tombant sur cette pluie fine et bondissante, couronnait chaque jet d’une aigrette de diamans. De superbes faisans de Chine, qui se dérangeaient à peine sous les pieds de Sténio, promenaient parmi les fleurs leurs panaches de filagramme et leurs flancs de velours. Le paon étalait sur les gazons sa robe de pierreries, et le canard musqué, au poitrail d’émeraude, poursuivait, dans les bassins, les mouches d’or qui tracent sur la surface de l’eau des cercles insaisissables.

Au cri moqueur ou plaintif de ces oiseaux captifs, à leurs allures mélancoliques et fières, se mêlaient les mille voix joyeuses et bruyantes, les mille familiarités curieuses des libres oiseaux du ciel. Le tarin, espiègle et confiant, venait se poser au front immobile des statues. Le moineau insolent et peureux allait dérober la pâture aux oiseaux domestiques et s’envolait épouvanté au moindre gloussement des couveuses ; le chardonneret s’en prenait aux aigrettes des fleurs que le vent lui disputait. Les insectes s’éveillaient aussi et commençaient à bruire sous l’herbe échauffée et fumante aux premiers feux du jour. Les plus beaux papillons de la vallée arrivaient par troupes pour s’abreuver du suc de ces belles plantes exotiques, dont la saveur les enivrait tellement qu’ils se laissaient prendre à la main. Toutes les voix de l’air, tous les parfums du matin montaient au ciel comme un pur encens, comme un naïf cantique, pour remercier Dieu des bienfaits de la création et du travail de l’homme.

Mais parmi toutes ces existences animales et végétales, parmi ces œuvres de l’art et ces splendeurs de la richesse, l’homme seul manquait. Le râteau s’était récemment promené sur le sable de toutes les allées, comme pour effacer le souvenir des pas humains. Sténio eut une sorte de frayeur superstitieuse en y imprimant les siens. Il lui sembla qu’il allait détruire l’harmonie de cette scène magique et faire tomber sur lui les murailles enchantées de son rêve.

Car, dans la confusion de ses idées de poëte et de ses aberrations de malade, il ne voulait point croire à la réalité des choses qu’il voyait. En apercevant au loin, derrière les colonnades transparentes du cloître, les profondeurs désertes de la vallée, il s’imagina volontiers qu’au sein des bois il s’était endormi sous l’arbre favori d’une fée, et qu’à son réveil la coquette reine des prestiges l’avait environné des merveilles impalpables de son palais, pour le rendre amoureux ou fou.

Comme il se laissait mollement aller à cette fantaisie, enivré des suaves odeurs du jasmin et du datura, content d’être seul dans ces beaux lieux et s’y croyant presque roi ou dieu, il se rapprocha d’une haute et longue croisée, dont le vitrage colorié, étincelant au soleil, ressemblait au rideau de soie nuancé d’un harem. Il s’était assis sur les marges d’un bassin rempli de poissons, et s’amusait à suivre, au travers de l’eau limpide, la truite qui porte une souple armure d’argent parsemée de rubis, et la tanche revêtue d’un or pâle nuancé de vert. Il admirait la mollesse de leurs jeux, l’éclat de leurs yeux métalliques, l’agilité inconcevable de leur fuite peureuse lorsqu’il dessinait son ombre mobile sur les eaux. Tout-à-coup, des chants, tels que les saints doivent les faire entendre au pied du trône de Jehovah, partirent du fond de l’édifice mystérieux, et se mêlant aux vibrations de l’orgue et à la grande voix du buccin, remplir toute l’enceinte du monastère. Tout sembla faire silence pour écouter, et Sténio, frappé d’admiration, s’agenouilla instinctivement comme au jour de son enfance.

Des voix d’hommes, graves et pleines, montaient vers Dieu comme une prière fervente et pleine d’espoir ; et des voix d’enfans, pénétrantes et argentines, répondaient à celles-ci comme les promesses lointaines du ciel exprimées par l’organe pur des anges.

Les moines disaient :

« Ange du Seigneur, étends sur nous tes ailes protectrices. Abrite-nous de ta bonté vigilante et de ta consolante pitié. Dieu t’a fait indulgent et doux entre toutes les Vertus, entre toutes les Puissances du ciel ; car il t’a destiné à secourir, à consoler les hommes, à recueillir dans un vase sans souillure les larmes qui sont versées au pied du Christ, et à les présenter en expiation devant ta justice éternelle, ô Très-Saint ! »

Et les enfans répondaient du haut de la nef sonore :

« Espérez dans le Seigneur, ô vous qui travaillez dans les larmes, car l’ange gardien étend ses grandes ailes d’or entre la faiblesse de l’homme et la colère du Seigneur. Louez Dieu. »

Puis, les moines reprirent :

« Ô le plus jeune et le plus pur des anges, c’est toi que Dieu créa le dernier, car il te créa après l’homme, et le mit dans le Paradis pour être son compagnon et son ami. Mais la femme vint et fut plus puissante que toi sur l’esprit de l’homme. L’ange de la colère descendit vers eux pour punir ; toi, tu les suivis dans l’exil et tu pris soin des enfans qu’Ève mit au jour, ô Très-Saint ! »

Les enfans répondirent encore :

« Remerciez à genoux, vous tous qui aimez Dieu, remerciez l’ange gardien, car de son aile puissante, il monte et redescend incessamment de la terre aux cieux, des cieux à la terre, pour porter d’en bas les prières, pour rapporter d’en haut les bienfaits. Louez Dieu. »

La voix mâle d’un jeune frère récita ce couplet :

« C’est toi qui d’une chaude haleine réchauffes, au matin, les plantes engourdies par le froid ; c’est toi qui couvres de ta robe virginale les moissons de l’homme menacées de la grêle ; c’est toi qui d’une main protectrice soutiens la cabane du pêcheur ébranlée par les vents de la mer ; c’est toi qui éveilles les mères endormies, et les appelant d’une voix douce, au milieu des rêves de la nuit, les avertis de donner le sein aux enfans nouveaux nés ; c’est toi qui gardes la pudeur des vierges et poses à leur chevet le rameau d’oranger, invisible talisman qui détourne les mauvais pensers et les songes impurs ; c’est toi qui t’assieds au soleil du midi, dans le sillon où dort l’enfant du moissonneur, et qui détournes de leur chemin la couleuvre et le scorpion prêts à ramper sur son berceau ; c’est toi qui ouvres les feuillets du missel quand nous cherchons dans le texte sacré un remède à nos maux ; c’est toi qui nous fais rencontrer alors le verset qui convient à notre misère, et qui mets sous nos yeux les lignes saintes qui repoussent la tentation. »

« Invoquez l’ange gardien, dirent les voix enfantines car c’est le plus puissant parmi les anges du Seigneur. Le Seigneur, quand il l’envoya sur la terre, lui promit que chaque fois qu’il remonterait vers lui, il lui accorderait la grâce d’un pécheur. Louez Dieu. »

« Invoquons l’ange gardien, reprit une voix plus tremblante que les autres et que Sténio crut ne pas entendre pour la première fois ; demandons-lui d’effacer de nos cœurs la mémoire des choses passées. Prions-le d’étendre un crêpe de deuil, un voile impénétrable sur les séductions d’un monde fallacieux, sur les attraits des idoles menteuses. Prions-le d’allumer en nous le feu des saints désirs et d’éteindre l’ardeur cuisante des désirs coupables. Qu’il donne au front de nos madones un aspect plus sévère ; au marbre de leurs pieds un froid plus sensible, afin qu’en regardant ces traits augustes, en baisant ces pieds sans tache, nous n’ayons pas de pensée impure ou d’illusion funeste. Prions-le aussi, quand il apparaît dans nos songes, de ne pas prendre les traits délicats, le regard tendre, la robe flottante et les longs cheveux d’une femme. »

Le moine s’interrompit brusquement ; un long silence, produit peut-être par l’étonnement et le trouble, succéda dans le chœur à ce couplet inachevé. Enfin, les voix d’enfans achevèrent ce cantique en répétant :

« Invoquez l’ange gardien, louez Dieu. »

Pendant ce temps, Sténio vit un moine, jeune encore, sortir seul de la chapelle et s’enfoncer avec agitation sous les arceaux du cloître. Il lui sembla reconnaître dans la démarche de cet homme, comme dans le son de voix qui l’avait frappé, le prêtre irlandais qu’il avait vu fou, Magnus.