Lénore (Mortemart-Boisse)

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LÉNORE,
conte fantastique
TRADUIT ET IMITÉ DE BURGER.

Les contes fantastiques d’Hoffmann sont maintenant connus ; mais ceux de Burger, son heureux rival, ne le sont pas. Madame de Staël disait de ce dernier : « C’est l’auteur qui a le mieux saisi cette veine de superstition qui conduit si loin dans le cœur. Aussi ses romances et ballades sont-elles connues de toute l’Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lénore, n’est pas, je crois, traduite en français… Il serait difficile qu’on pût en exprimer tous les détails ni par notre prose, ni par nos vers. »

C’est ainsi qu’on jugeait encore il y a quelques années ; c’est ainsi qu’un auteur aussi puissant de moyens que madame de Staël se hasardait avec précaution à traduire quelques fragmens de la tragédie de Faust, que nous possédons aujourd’hui tout entière dans notre langue… Le temps est un grand maître !

Burger semble devoir, sous plusieurs rapports, mériter la préférence sur Hoffmann. Ses compositions ont presque toujours un but moral, ostensible ou caché, et son talent n’est pas, comme celui de son rival, un dévergondage mental sans but, et quelquefois sans méthode. Aujourd’hui il demeure prouvé qu’Hoffmann écrivait sous l’influence continuelle d’un cauchemar, sous le joug d’une idée fixe, et souvent sans savoir ce qu’il voulait. Que de fois ses compositions sont restées à la pensée du lecteur comme une énigme sans mot !

Les sujets que traitait Burger étaient pris au hasard comme ils lui arrivaient, mais avaient presque toujours un but bien déterminé. La ballade de Lénore, si populaire dans toute la Germanie, lui fut inspirée par une jeune fille.

Un soir, par un beau clair de lune, il entendit une jeune paysanne chanter d’une voix altérée ces mots :

« La lune est si claire !
» Les morts vont si vite à cheval !
» Dis, chère amie, ne frissonnes-tu pas ? »

Burger n’eut plus de repos qu’il n’eût composé une histoire fantastique sur ce refrain. Il fit la ballade de Lénore, et la lut à la société littéraire de Goëttingue. Arrivé à ce passage :

« Il s’élance à bride abattue contre une grille de fer… D’un coup de sa houssine légère il frappe… les verroux se brisent, » etc., il frappa contre la cloison de la chambre… les auditeurs tressaillirent, et se levèrent spontanément. Le poète, qui craignait que son ouvrage n’eût pas de succès, vit qu’il avait réussi. La vogue qu’obtint Lénore lui en donna bientôt la certitude.

C’est cette ballade que j’ai essayé de rendre en français ; elle m’avait tristement ému dans mes cantonnemens lors de nos guerres d’Allemagne, et je l’avais retenue presque par cœur, ainsi qu’une autre : « Guter Mond du gehst so stille, » que je chantais en Poméranie, en traversant la nuit au clair de la lune, sur les glaces de la Baltique, le détroit qui sépare Stralsund de l’île de Rugen. Les nuits ainsi passées n’étaient jamais stériles pour moi, et je devenais poète par la pensée et par les émotions que j’éprouvais en présence de ce grand spectacle de la nature.

Lénore.

Le soleil se levait radieux, et Lénore s’éveillait après un songe pénible… Wilhem, où es-tu ? dit-elle. Les plaines de Prague te voient-elles victorieux, ou la cruelle mort t’a-t-elle frappé ?

Du grand Frédéric l’épée est suspendue au temple de la paix. Le soldat revient joyeux, et cherche des yeux le clocher de son village, où l’attend son vieux père… Il va retrouver celle qu’il aime… Tout le monde est heureux, et tu ne viens pas tarir mes larmes !

L’infortunée Lénore soupire, se plaint, attend toujours, mais c’est en vain ; Wilhem ne revient plus ! Désespérée, elle accuse la Providence… Sa mère inutilement la presse sur son cœur. — Ma fille, lui dit-elle, sache supporter les maux que le ciel t’envoie. — Ma mère, laissez-moi, répond la jeune fille égarée, que parlez-vous du ciel ?… Avec Wilhem, oui, toujours le ciel ; sans Wilhem, l’enfer !…

C’est ainsi que, dans son désespoir, elle osait provoquer l’anathème de celui qui peut tout ; elle meurtrissait son sein, et appelait la mort à grands cris…

Cependant la nuit s’avançait. Il était tard, et les astres brillaient aux cieux ; le silence le plus profond régnait… Écoutez… C’est le bruit d’un cavalier… Il s’arrête… Le marteau se lève… Il retombe, et le coup fait tressaillir Lénore… Écoutez… On parle… — « Ouvre-moi, Lénore ; dors-tu, ma fiancée ? Mon absence ne te tient-elle pas éveillée pour gémir ?… »

— C’est Wilhem, dit Lénore, et elle s’élance vers la grande porte du manoir. — C’est toi, mon ami, mon bien, que je t’ai pleuré ! mes jours étaient sans repos, et mes nuits sans sommeil… Mais pourquoi tant tarder et laisser ainsi ta fiancée ?

— Parti de la Bohême, lorsque la cloche de la nuit frappa la première heure, j’arrive près de toi rapide comme la pensée… Il me faut repartir ; le temps presse, viens avec moi, ô ma fiancée.

— Il est si tard, mon ami, dit la jeune fille, le vent est si froid, la feuille des bois s’agite et tombe, et l’orage paraît s’approcher à grands pas ; entre plutôt chez ton amie.

— Enfant, que fait la nuit ? que font les vents ? Je ne puis m’arrêter en ces lieux ; mon noir coursier me presse : entends-tu la terre trembler sous ses pas ? Viens, ne perds aucun instant ; Lénore, monte en croupe, partons, encore cent milles à faire pour te mener à ton lit nuptial. — Quoi ! rien ne peut t’arrêter, et cent milles à franchir, nous n’arriverons jamais ! — Viens, te dis-je, partons ; vois-tu ces vastes plaines qu’il nous faut traverser ?… Partons, je suis rapide comme l’éclair qui déchire la nue ; viens, le lit nuptial t’attend. — Ta demeure est bien éloignée ! Ne peux-tu la laisser pour une autre ?

— Non, elle fut faite pour moi ; elle est petite, à l’abri des frimas, et le sapin du Nord l’entoure dans tous les sens.

— Mais, dis, y tiendrons-nous tous deux ? — oui, tous deux !… Ne tarde donc plus, monte sur mon coursier, arrivons au festin, les convives sont là qui t’attendent, et la demeure tranquille est ouverte pour ma fiancée.

Sur la croupe du destrier, Lénore s’est enfin élancée, et ses blanches mains entourent le corps de son ami. La terre résonne, les ponts fléchissent sous les pas du sombre coursier, qui, de ses pieds poudreux, fait jaillir l’étincelle bleuâtre. Dans leur vélocité, bientôt tout s’efface à leurs yeux ; les plaines, les monts, les déserts silencieux et les cités endormies ; ils franchissent tout comme le nuage poussé par l’ouragan… La jeune fille serre encore plus le cavalier. — As-tu peur, Lénore ? Vois-tu ces grandes ombres qui passent entre nous et la lune ? Hurrah ! les morts vont vite ! Tu trembles, enfant, crains-tu les morts ?… — Non, Wilhem, mais laisse les morts en repos. Écoute plutôt les tristes sons qui se font entendre… Et ces corbeaux avides, que nous veulent-ils ?… Vois ce cercueil et cette procession qui se glissent sous l’ombre de ce nuage, et qui paraissent nous précéder. Vois ces figures vaporeuses qui nous entourent.

Et ces êtres difformes et ondoyans qui semblent effleurer la terre, qui sont-ils ? — Ce sont, dit le noir cavalier, ceux qui ne dorment que lorsque le tonnerre gronde, qui ne rient que lorsque le faucon déchire la fauvette innocente, qui ne chantent et ne dansent que lorsque la timide vierge est entraînée dans la tombe, et qui s’inclinent seulement quand l’enfer rend ses arrêts. — Écoute, dit Lénore, ils chantent : « Quand l’airain sonnera douze fois, tu seras dans la tombe !!! » — Chef de l’hymne des morts, s’écrie Wilhem, célèbre notre hyménée, et bénis la fiancée ; je la conduis au banquet solennel.

— Tout à coup la lune brillante rompt brusquement ce nuage fantastique. Les chants ne se font plus entendre, le cercueil s’évanouit, et le convoi qui précédait la fiancée disparaît dans la vapeur de l’horizon, comme la vision légère qui berce le sommeil du matin.

Le cavalier de ses longs éperons excite le coursier qui effleure la terre… — Hurrah ! la lune éclaire, dit-il, et les morts vont vite. Tu trembles, enfant, crains-tu les morts ? — Non, mon ami, mais laisse les morts dans leurs tombeaux.


— Vois-tu ce coteau, ma fiancée, sur son penchant les fées dansent en rond : « Esprits d’enfer, accourez, escortez la pompe de mes noces ; vous danserez encore quand nous serons sur le lit d’hyménée. » Et de sa houssine le cavalier rapide flagelle l’infatigable coursier. Les astres semblent fuir, et le vent est moins prompt dans sa course…

— Hurrah !… la lune éclaire, et les morts vont vite… Allons, mon noir coursier, redouble d’efforts, le sablier va finir ; je sens l’air qui fraîchit, mes membres se raidissent ; nous voilà près du terme du voyage : allons, la lune éclaire encore, et les morts vont vite !… Arrivons, le lit nuptial est là…

Ils arrivent en effet, mais une énorme grille se présente pour arrêter leur course précipitée.

L’étrange cavalier que rien ne surprend, d’un coup de houssine renverse cet obstacle, qui s’écroule avec fracas. Ils entrent, ils sont au milieu des tombeaux ! C’était là que la mort habitait !… Le premier chant du coq se fait entendre… Quel prodige effrayant !… Le manteau du cavalier tombe sur le sol, et laisse apercevoir un squelette épouvantable. La figure hideuse de la mort se montre décharnée et terrible ; d’une main elle tient un sablier, et de l’autre son inexorable faux. Lénore, pâle, échevelée, respirait à peine. La vie semblait l’entourer encore comme la flamme légère couronne le flambeau qui s’éteint : elle sent son corps trembler et son cœur défaillir.

L’affreux coursier pousse un cri effroyable, la terre s’ébranle et s’entrouvre, tous les esprits infernaux sortent à l’instant de cet abîme… Lénore voit l’enfer, et sent briser sa vie… Elle disparaît aussitôt avec le démon qui la portait, et qui se précipite dans la demeure infernale !…

Et la lune pâle et douteuse éclairait cette scène fatale… et les esprits d’enfer dansaient en voyant s’accroître les âmes condamnées… et les morts debout écoutaient ces mots qui retentissaient menaçans dans le vague des airs :

« Mortels, supportez avec résignation les maux qui vous surviennent, et n’accusez jamais le Tout-Puissant. »

Baron de Mortemart-Boisse.