L’Âme bretonne série 4/Une relation inédite de l’explosion du Panayoti

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 183-188).

UNE RELATION INÉDITE
DE L’EXPLOSION DU PANAYOTI.



Qu’il est donc malaisé d’écrire l’histoire ! Tous les historiens le disent et que la certitude historique n’est pas de ce monde. Il faut se contenter d’une vérité approximative. Il faut surtout, autant que possible, remonter aux sources : les événements n’y ont point encore eu le temps de se troubler et de se charger d’incidents apocryphes.

Dans cet épisode de l’explosion du Panayoti, par exemple, qu’on a raconté de tant de façons différentes, il est certain qu’on se fût évité bien des méprises en recourant à la déposition du principal intéressé — avec Bisson — : le quartier-maître pilote Trémintin.

Il paraîtrait, en effet, que dès le 8 novembre 1827, soit trois jours après l’explosion du Panayoti, Trémintin rédigea, « sur la sollicitation du gouverneur » de Stampali, une relation détaillée de l’affaire qui fut envoyée au Consul français de Santorin, lequel la transmit à son collègue de Milo, lequel en informa le gouvernement français. C’est, du moins, le vice-amiral Halgan qui l’affirme. L’amiral Halgan écrivait en 1853. Avait-il vu la relation de Trémintin et qu’est devenue cette relation ? On aurait intérêt à le savoir si tant est qu’elle ait jamais existé. J’en doute personnellement ; mais, enfin, si elle existe, il en doit demeurer trace dans les archives de la marine.

Il me paraît plus probable, étant donné le piteux état où se trouvait Trémintin, que le gouverneur de Stampali se borna tout uniment à recueillir la déposition du blessé. Ou, si l’on veut que celui-ci ait mis lui-même « la main à la plume », ce n’a pu être que pour exposer très sommairement les faits. Plus tard, par exemple, décoré, retraité, promu à la dignité de gloire nationale et locale, il prit sa revanche, sinon de la plume, du moins de la langue, et fournit, à qui voulait l’entendre, autant de détails qu’on en pouvait souhaiter sur cet événement capital de sa carrière maritime. J’aurai l’occasion tout à l’heure de revenir sur ces rapsodies héroïques de Trémintin. Dans l’ensemble, elles concordent avec le récit de l’amiral Halgan, qu’on me permettra de résumer ici, parce que l’amiral, lui, semble bien avoir puisé aux sources.

En 1827, pendant la guerre de l’indépendance hellénique, un navire appartenant à des forbans grecs, le Panayoti, fut capturé par une de nos corvettes, la Lamproie, et le commandement en fut confié à l’enseigne de vaisseau Bisson, de Guéméné (Morbihan), à qui on donna pour second le pilote Trémintin, de l’île de Batz, avec quinze hommes d’équipage, presque tous Bretons. Mais, dans la nuit du 4 au 5 novembre 1827, le Panayoti fut séparé de son convoyeur par le gros temps et dut se réfugier sous le vent de l’île Stampali, dans le petit port de Maltezzana. L’île était infestée de pirates, et Bisson le savait. La journée se passa néanmoins sans incident.

« À la chute du jour, continue l’amiral Halgan, Bisson ordonna à son équipage de prendre un peu de repos, les travaux qui avaient précédé le mouillage ayant été fort pénibles. Puis, accablé lui-même, il se jeta sur son banc de quart, en se concertant avec son pilote, M. Trémintin, sur les mesures à prendre en cas d’attaque nocturne. Bisson fit promettre à son second que, si les Grecs parvenaient à s’emparer du bâtiment et qu’il lui survécût, il ferait sauter la prise plutôt que l’abandonner aux pirates. À dix heures du soir, malgré l’obscurité d’un temps lourd et bas, la vigie signala deux embarcations, deux mistiks, chargées chacune de soixante à soixante-dix hommes, qui, à mesure qu’ils approchaient du brig, poussaient des cris de vengeance. Aussitôt chacun fut à son poste de combat ; Bisson monta sur le beaupré pour mieux observer la manœuvre des deux embarcations et, quand elles furent à petite distance, donna l’ordre à sa mousqueterie de faire feu, déchargeant lui-même son fusil à deux coups sur l’embarcation la plus rapprochée ».

Les pirates ripostèrent par une vigoureuse fusillade, puis se lancèrent à l’abordage. Que pouvaient les dix-sept hommes du Panayoti contre cette ruée de forbans ? « Plusieurs des marins français qui s’étaient présentés à l’avant pour préparer la défense furent tués », dit l’amiral Halgan. Bisson lui-même, blessé et tenu pour mort, ne dut qu’à cette circonstance et aux instincts de pillage des forbans de pouvoir se glisser vers la soute avec une mèche allumée. « Avertissez ce qui reste de nos braves ( ils étaient quatre : Hervé, Le Guillou, Carsoule et Bouyson) de se jeter à la mer », dit-il à Trémintin. Puis, serrant la main de son second : « Adieu, pilote, je vais tout finir. C’est le moment de nous venger. » Quelques secondes après, une effroyable explosion réduisait en miettes le Panayoti et les deux mistiks. Trémintin, qui n’avait pas voulu se jeter par dessus bord, sautait avec son chef, mais, par miracle, il en était quitte pour une jambe cassée et des brûlures un peu partout ; on le retrouvait à la côte, évanoui, mais vivant encore.

L’amiral Halgan ajoute qu’il fut transporté et soigné chez le gouverneur de Stampali. Est-ce bien sûr ? En tout cas, de retour en France, Trémintin dut entrer au Val-de-Grâce et prendre une retraite anticipée. Du moins les pouvoirs publics ne lésinèrent pas avec ce héros : on le décora, on lui offrit une épée d’honneur et on lui conféra le grade d’enseigne qui équivalait alors à celui de lieutenant de vaisseau. Trémintin put ainsi « se la couler douce » jusqu’à la fin de sa vie qui se prolongea jusqu’à l’âge respectable de 93 ans. Grâce à quoi, des hommes de ma génération ont pu connaître et entendre, à Roscoff, où il s’était retiré, le dernier survivant du Panayoti.

Un de ces privilégiés fut précisément l’auteur des Amours jaunes, ce fumeux et génial Tristan Corbière qui signait au-dessous de son nom : « poète de mer, à Roscoff ». Héros et poètes sont fait pour sympathiser. À force d’ouïr Trémintin conter dans les cabarets du port « le bastringue de son exploit » du Panayoti et vanter aux camarades le fameux lapin qu’était le commandant Bisson :

Ah ! n’y avait pas comm’lui pour le mat’lot sauté !


Tristan finit par connaître par cœur le sujet et n’eût plus, pour le « mettre en vers » qu’à l’adorner de quelques rimes appropriées.

Ce curieux et savoureux poème est encore inédit. J’en dois la communication à un artiste distingué, M. Ernest Noir, fils du romancier Louis Noir, qui fut un des amis de Tristan à Roscoff et qui hérita d’un des précieux albums où le fantasque auteur des Amours jaunes jetait pêle-mêle des notes, des impressions et des croquis. L’épisode du Panayoti occupe trois grandes pages de cet album. Ah ! dame, ce n’est pas le ton solennel de l’épopée. Les héros — surtout les héros du peuple — ont une manière à eux de narrer leurs exploits qui ne rappelle que de très loin Victor Hugo. Trémintin, même décoré et promu officier de la marine royale, restait le quartier-maître pilote Trémintin. L’histoire, dans sa bouche, était encore de l’histoire ; mais c’était de l’histoire contée à coups de poing, suiffée, salée, goudronnée, de l’histoire au jus de chique. Et, tout de même, l’émotion y était, le je ne sais quoi qui fait passer tout à coup dans les veines un frisson sacré…

Vous entendez bien que je ne vais pas reproduire ici ce poème, assez long d’ailleurs et que M. Ernest Noir se réserve de publier en temps et lieu. Je me borne à y glaner quelques détails assez pittoresques et négligés par l’Histoire, — celle qui prend une majuscule. C’est ainsi que Bisson, paraît-il, se mit en grande tenue, épaulettes, claque à cornes, etc., pour recevoir les pirates. Élégance d’officier français qui aime à se parer pour la mort ! Quant au dialogue qu’il échangea, en cet instant suprême, avec Trémintin, c’est bien, au ton près, plus savoureux chez Corbière, celui que rapporte l’amiral Halgan :

 
Trémintin, q’y me dit, accoste à moi, matelot :
T’as du cœur ? — Moi, du cœur ?… Foi de Dieu ! Plein mon ventre !
— Bon ! Si j’aval’ma gaffe avant toi, faut pas s’rendre.
— J’sais ça-zaussi bien qu’vous. — Oui, mais faut f… le feu
Dans la soute aux poudres et… ta main, gabier, adieu… !


C’est ainsi que parlent les héros… dans la vie réelle. On n’a pas le temps de pomponner ses phrases quand deux cent forbans s’apprêtent à vous tomber dessus. Le plus singulier — mais ce détail demanderait confirmation, bien que je ne le croie pas de l’invention de Corbière, — c’est que lesdits forbans avaient des femmes à leur bord et qu’elles ne furent pas les dernières au pillage. Là-dessus le Panayoti saute : Trémintin voit trente-six chandelles et est lancé en l’air comme un bouchon de Champagne ; son commandant, « en quatre morceaux, sans compter l’uniforme », lui passe « au razibus », si près qu’il « en sent le vent ». Puis tout sombre autour de lui et en lui. Comme chez le personnage de Labiche, il y a une lacune dans son existence. Tout ce que je sais, dit il, — et ceci contredit un peu l’amiral Halgan, —

 
       … C’est qu’un jour j’ouvre l’œil bel et bien,
D’vinez où ? Sauf vot’respect, sous l’nez d’un chirurgien
D’troisième classe…



un chirurgien de la Lamproie, le navire convoyeur du Panayoti, que le bruit de l’explosion avait attiré sur les lieux et qui avait « repêché en dérive » l’infortuné Trémintin.

J’arrête là mes citations. Je ne m’en exagère pas la valeur historique : je sais que les poètes ont droit de beaucoup oser, mais je sais aussi que Corbière était un des auditeurs les plus assidus du brave Trémintin et que, fils de marin et marin lui-même, il se piquait d’une scrupuleuse fidélité dans ses transcriptions de scènes de la vie maritime.