L’Âne mort et la femme guillotinée/XXIV

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XXIV

LE BAISER


Ma victime m’avait échappé. On l’avait tirée de son cachot pour la renfermer dans une chambre à l’usage des vivants. Depuis que je ne pouvais plus la voir, j’étais sorti de ma prison volontaire, j’étais rentré dans ma vie aventureuse. Je savais bien que son dernier jour sortirait, et bientôt, de l’abîme de ses jours ; mais, pour m’arracher, autant qu’il était en moi, à cette funeste pensée, je me jetai plus que jamais dans mon étude favorite des petits faits de la vie commune, espionnant la nature la plus vulgaire et chaque jour lui dérobant mille secrets innocents, trop simples pour qu’on les étudie, et pourtant si fertiles en émotions ! Ainsi je m’étourdissais sur le temps ; ainsi j’oubliais tout ce que je savais ! Je me figurais que c’était un songe ; je ne m’entourais que de figures riantes ; le printemps était revenu, et avec le printemps ces admirables promenades où votre admiration, éveillée à chaque pas, marche sans jamais se lasser de découvertes en découvertes. Au milieu de ces transports toujours nouveaux, un compagnon invisible parle à votre cœur, une voix mystérieuse chante doucement à votre oreille ; vous n’êtes pas seul, ou plutôt vous êtes mieux que seul. Je passais, un jour, par un petit village de plaisance aux environs de Paris, devant une grande cour remplie de charpentes ; les planches étaient soigneusement rangées contre la muraille. Au fond de la cour, une main habile et capricieuse avait dessiné un petit jardin tout parfumé par de beaux lilas à demi épanouis ; au-dessus du toit, pointait, en roucoulant, un joli pigeonnier recouvert en tuiles rouges ; sur le bord de la planche toute neuve, un beau pigeon au cou changeant, au plumage doré, se promenait fièrement au soleil, battant de l’aile sa coquette et blanche amoureuse ; il y avait autour de cette jolie maison tant de propreté, de bien-être et de bonne grâce, que je ne pus résister au désir d’y jeter au moins un coup d’œil. J’entrai dans la cour, et après avoir respiré de plus près l’odeur de ces lilas embaumés, j’allais continuer ma promenade, quand, au rez-de-chaussée et au milieu d’une vaste salle, j’aperçus, à moitié construite, une large machine. Cette machine étrange se composait d’une longue estrade en bois de chêne ; une légère barrière l’entourait de deux côtés ; sur le derrière s’appuyait un escalier ; sur le devant s’élevaient deux larges poutres menaçantes ; chacune de ces poutres avait une rainure au milieu ; tout au bas de la machine, l’estrade se terminait brusquement par une planche taillée au milieu en forme de collier ; cette planche était mobile ; on voyait pourtant que l’ouvrage était bien près d’être achevé : un jeune homme beau, riant, vigoureux, bien fait, frappait en chantant et de toutes ses forces sur les ais mal joints, ajoutant à son œuvre une dernière cheville ; sur le dernier échelon de l’escalier on voyait une bouteille presque vide et un verre à moitié plein ; de temps à autre le jeune homme se mettait à boire à petits traits, après quoi, il revenait à son ouvrage et à son gai refrain.

Cette machine inconnue et d’un aspect si nouveau m’inquiétait malgré moi : que voulait dire ce théâtre, et à quoi bon ? Je serais resté fixé à la même place, tout un jour, sans pouvoir m’expliquer la chose. J’étais donc debout à cette fenêtre de rez-de-chaussée, muet, inquiet, curieux, écoutant avec un frémissement involontaire les coups du marteau, quand le jeune ouvrier fut interrompu par un joli enfant qui venait pour lui vendre de la ficelle ; cet enfant, c’était mon fabricant de la Salpêtrière ; il apportait le travail de quinze jours, et à son air timide on voyait qu’il tremblait d’être refusé. Le charpentier l’accueillit en bon jeune homme, il reçut sa corde sans trop la regarder, il la paya généreusement, et renvoya cet enfant avec un gros baiser et un verre de ce bon vin qui était sur le pied de l’échelle. Resté seul, le jeune charpentier ne se remit pas à l’ouvrage ; il se promena d’un air soucieux de long en large, l’œil toujours fixé sur la porte ; évidemment il attendait quelqu’un ; ce quelqu’un qui arrive toujours trop tard, qui s’en va toujours trop tôt, qu’on remercie de vous avoir dérobé votre journée, avec qui les heures sont rapides comme la pensée. Arriva à la fin une fille belle et fraîche, naïve et curieuse ; après le premier bonjour à son amant, elle s’occupa, tout comme moi, de la machine. Je n’entendais pas un mot de la conversation, mais elle devait être vive et intéressante. À la fin, le jeune homme, à bout sans doute de toutes ses explications, fit un signe à la jeune fille comme pour l’engager à jouer son rôle sur ce théâtre ; d’abord elle ne voulut pas ; puis elle se fit prier moins fort ; puis elle consentit tout à fait : alors son fiancé, prenant un air grave et sérieux, lui attacha les mains derrière le dos avec la corde de l’enfant ; il la soutint pendant qu’elle montait sur l’estrade ; montée sur l’estrade, il l’attacha sur la planche mobile, de sorte qu’une extrémité de ce bois funeste touchait à la poitrine, pendant que les pieds étaient fixés à l’autre extrémité : je commençais à comprendre cet horrible mécanisme ! J’avais peur de le comprendre, quand tout à coup la planche s’abaisse lentement entre les deux poutres ; tout à coup aussi, et d’un seul bond, le jeune charpentier est par terre, ses deux mains entourent le cou de sa maîtresse ainsi garottée ; lui cependant, jovial exécuteur de la sentence qu’il a portée, il passe sa tête et ses deux lèvres brûlantes sous cette tête ainsi penchée. La victime rose et rieuse avait beau vouloir se défendre, pas un mouvement ne lui était permis.

Eh bien ! ce fut seulement au second baiser que le jeune homme donna à sa maîtresse, que je compris tout à fait à quoi cette machine pouvait servir.